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Après avoir été remise en question radicalement par les discours sur la mondialisation et sur la nouvelle gouvernance mondiale, la notion de souveraineté semble refaire surface dans la théorie politique. La publication l’an dernier, en français, du livre de Carl Schmitt sur Hobbes (Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes, Seuil, 2002), la polémique avec Yves-Charles Zarka (Contre Carl Schmitt, Presses universitaires de France, 2003), la nouvelle édition de l’ouvrage de Julien Freund sur l’Essence du politique, que prépare Pierre-André Taguieff, puis la récente traduction en français de l’étude de Giorgio Agamben sur Carl Schmitt, État d’exception, donneront matière à discussion aux philosophes, aux juristes et aux politologues de langue française qui s’intéressent au fondement du politique. Le travail de G. Agamben sur l’état d’exception s’inscrit à la suite de sa réflexion sur l’homo sacer, cette figure romaine méconnue qui met à jour le lien entre le pouvoir politique et la vie nue (voir le premier des trois livres consacrés à cette figure : Homo sacer I, le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, 1997). Soucieux de révéler cette fiction par laquelle le « bio-pouvoir » se joint au langage du droit, G. Agamben adopte une perspective foucaldienne, plus proche de celle adoptée aux États-Unis par des auteurs comme Judith Butler que du travail généalogique poursuivi en France par François Ewald.

Loin d’ignorer l’importance de l’état d’exception ou de chercher à l’absorber dans un discours juridique, le philosophe italien adopte plutôt la thèse polémique selon laquelle nous vivons aujourd’hui dans un état d’exception permanent : « L’état d’exception a même atteint aujourd’hui son plus large déploiement planétaire. L’aspect normatif du droit peut être ainsi impunément oblitéré et contredit par une violence gouvernementale qui, en ignorant à l’extérieur le droit international et en produisant à l’intérieur un état d’exception permanent, prétend cependant appliquer encore le droit. » (p. 146) Les zones d’attente dans les aéroports, où s’entassent les réfugiés et les demandeurs d’asile, les frontières étatiques et les zones protégées à l’intérieur des villes ; voilà les multiples visages de l’état d’exception. S’il s’est manifesté dans sa plus pure nudité à Auschwitz (voir Homo sacer III, Ce qui reste d’Auschwitz : l’archive et le témoin, Rivages, 1999), l’état d’exception migre aujourd’hui vers Guantanamo et prend la figure de l’obsession sécuritaire : « La déclaration de l’état d’exception est progressivement remplacée par une généralisation sans précédent du paradigme de la sécurité comme technique normale de gouvernement. » (p. 29) Dans les deux cas, le lien indicible entre la violence et le droit est soudainement levé. On assiste alors à « la création d’un seuil d’indécidabilité dans lequel factum et jus s’estompent l’un dans l’autre » (p. 51).

Pour le philosophe italien, l’état d’exception n’est plus le geste par lequel on suspend le droit pour sauver le droit, mais précisément le seuil où violence et droit se rejoignent. Ce seuil d’indécidabilité, caractéristique de l’existence politique de l’homme, surgit du fait qu’aucune norme ne peut s’appliquer d’elle-même : « l’application d’une norme n’est en aucune manière contenue en elle, ni ne peut en être déduite, sinon il n’y aurait pas besoin de créer l’imposant édifice du droit judiciaire. De même qu’entre le langage et le monde, entre la norme et son application, il n’existe aucun rapport interne qui permette de faire découler immédiatement l’une de l’autre » (p. 70). Or, C. Schmitt avait cherché à articuler cet écart en faisant la distinction entre « norme de droit » et « norme d’application du droit » (au sujet de la dictature du commissaire, dans La dictature, 1921), puis la distinction entre « norme » et « décision » (dans Théologie politique, 1922), permettant ainsi à la théorie juridique d’expliquer le passage du droit à la factualité. Cette tension entre la norme et son application culmine dans l’État d’exception où le lien originaire entre droit et politique, entre la validité de la norme et la violence de la norme est temporairement révélé : « Nous pouvons alors définir l’état d’exception dans la doctrine schmittienne, comme le lieu où l’opposition entre la norme et sa réalisation atteint sa plus grande intensité. » (p. 64) Puisque l’idée schmittienne proposait une certaine réconciliation entre la norme et son application (à travers les concepts de « norme d’application » et de « décision »), elle doit être elle-même portée au rang des fictions. Pour G. Agamben, il y a fracture et celle-ci est insurmontable, puisque l’application de la norme est toujours « violence pure ».

Pour appuyer sa thèse, G. Agamben reconstitue le débat entre C. Schmitt et Walter Benjamin au sujet de l’état d’exception, par une relecture de l’essai Critique de la violence, publié par W. Benjamin en 1921, et de la Théologie politique, publiée par C. Schmitt l’année suivante. L’enjeu est la relation entre violence et droit que Schmitt aurait posé de manière un peu trop étroite : « Il ne saurait y avoir, selon Schmitt, de violence pure, c’est-à-dire absolument en dehors du droit, car dans l’état d’exception elle est incluse dans le droit en raison de son exclusion même. » (p. 93) À l’inverse, W. Benjamin prétend cerner cette « violence pure » qui existe de manière autonome, au-delà de toute normativité : « Au geste de Schmitt, qui tente chaque fois de réinscrire la violence dans un contexte juridique, Benjamin répond en cherchant chaque fois à lui assurer — comme violence pure — une existence en dehors du droit. » (p. 101) Reprenant la critique benjamienne de la « norme d’application » chez C. Schmitt, G. Agamben précise que « la violence pure se révèle seulement comme exposition et déposition du rapport entre violence et droit » (p. 106). La désarticulation du rapport entre droit et violence permet de briser toute tentative de distinguer entre deux formes de violence, « entre violence qui fonde le droit et violence qui le conserve » (p. 91), entre ce que C. Schmitt appelait la « dictature du commissaire », qui suspend la constitution pour en défendre l’existence, et la « dictature souveraine », qui fonde l’ordre politique. En reprenant la théorie benjamienne de la « violence pure », G. Agamben écarte l’idée d’une dictature du commissaire. À vrai dire, il brise l’idée d’une « violence d’application du droit » qui se distinguerait de la violence pure et simple : « la violence pure expose et coupe le lien entre droit et violence, et peut ainsi apparaître non comme violence qui gouverne ou exécute, mais comme violence qui, purement, agit et se manifeste » (p. 106). L’état d’exception n’est plus la suspension temporaire du droit par le dictateur, qui souhaite recréer les conditions nécessaires à l’application du droit : « Dans tous les cas, l’état d’exception marque un seuil où logique et praxis s’indéterminent et où une pure violence sans logos prétend réaliser un énoncé sans aucune référence réelle. » (p. 70)

Pour G. Agamben, la violence est toujours « pure ». Or, puisque le droit n’existe pas sans la violence, c’est l’existence du droit elle-même que G. Agamben remet en question : « De l’état d’exception effectif où nous vivons, le retour à l’État de droit n’est pas possible, puisque ce qui est en question maintenant ce sont les concepts mêmes d’“État” et de “droit”. » (p. 146) Contrairement à la théorie libérale des droits, G. Agamben est sensible au fait que l’expression « État de droit » comprend également le terme « État » qui renvoie toujours à une autorité politique. C’est sans doute sur ce point qu’il s’entendrait avec C. Schmitt, mais aussi avec tous ceux qui, malgré une pensée libérale hégémonique, ont continué de penser le politique dans son rapport à la violence et à la contrainte. Face à la factualité de tout ordre légal, G. Agamben choisit d’adopter une position tout à fait conséquente : puisque toute autorité est potentiellement autoritaire, mieux vaut ne prendre aucun risque et se faire anarchiste. Cela implique-t-il le refus du droit ? Non, simplement le refus de la « factualité » du droit, de la « force de loi » et de l’« État de droit » : « Il y a donc encore une figure possible du droit après la déposition de son lien avec la violence et le pouvoir ; mais il s’agit d’un droit sans force ni application, comme celui dans l’étude duquel se plonge le “nouvel avocat” en feuilletant “nos vieux codes” — ou comme celui que pouvait peut-être avoir à l’esprit Foucault quand il parlait “d’un nouveau droit”, affranchi de toute discipline et de tout rapport avec la souveraineté » (p.108). Ce « nouveau droit » auquel nous invite G. Agamben, ce droit non contraignant et sans application, nous permettra de retrouver le véritable sens du politique : « Montrer le droit dans sa non-relation à la vie et la vie dans sa non-relation au droit signifie ouvrir entre eux un espace pour cette action humaine qui autrefois revendiquait pour elle-même le nom de “politique”. […] ce qui est véritablement politique, c’est seulement l’action qui tranche le lien entre violence et droit. » (p. 148)

Trop lucide pour être libéral, trop sensible pour se faire républicain, G. Agamben prend la voie de contournement et devient anarchiste : « Un jour, l’humanité jouera avec le droit comme les enfants jouent avec les objets hors d’usage, non pour les rendre à leur usage canonique, mais pour les en libérer définitivement. » (p. 109) Ce n’est pas un mouvement au hasard, mais un choix existentiel, celui d’éviter à tout prix la violence et la décision ; en d’autres mots, d’éviter l’existence sociale de l’homme et les exigences de la vie pratique. C’est seulement en évitant la médiation vers l’élément pratique, en évitant tout rapport à la responsabilité, que l’on évite la question de la contrainte, la question de la « pure violence ». Puisque le lien entre la norme et la réalité est nécessairement un rapport violent, un rapport où l’on tranche par la décision la pluralité des interprétations possibles, des normes d’action possibles, des mondes possibles, où l’on décide de ce qui adviendra en détruisant ce qui n’adviendra pas, le refus de la violence débouche nécessairement sur le refus de l’action finalisée, le refus de toute téléologie : « À une parole non contraignante, qui ne commande ni n’interdit rien, mais se dit seulement elle-même, correspondrait une action comme pur moyen s’exposant seulement elle-même, sans relation à un but. Et, entre les deux, non pas un état originaire perdu, mais l’usage et la pratique humaine dont les puissances du droit et du mythe avaient tenté de s’emparer dans l’état d’exception. » (p. 148) C’est une manière élégante de résoudre le problème de l’insociable sociabilité de l’homme : pour éviter que la fin ne justifie les moyens, il suffit de ne plus avoir de fin. L’homme sans violence est un homme sans finalité. Mais G. Agamben ne semble pas trouver le prix trop cher payé pour sortir de l’état permanent d’exception (n’est-ce pas là une finalité ?).

G. Agamben transpose ainsi dans le droit la solution à laquelle était parvenu Roland Barthes au sujet du langage : « La langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire. » (Leçon, Seuil, 1978, p. 14) Cette conclusion permet de résoudre définitivement le problème qui hante les philosophes et les juristes depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : le droit fasciste est-il du toujours du droit ? Oui, dira G. Agamben, parce que le droit est toujours fasciste. Décider, c’est détruire des possibles. C’est décider de ce qui n’adviendra pas. C’est décider en faveur de l’irréversible, c’est imposer un ordre à la matière. Il n’y a donc pas de sortie de secours. Pour G. Agamben, il suffit de jouer avec le droit pour en montrer la désuétude : « Ce jeu studieux est le passage qui permet d’accéder à cette justice qu’un fragment posthume de Benjamin définit comme un état du monde où celui-ci apparaît comme un bien absolument inappropriable et qu’on ne saurait soumettre à l’ordre juridique. » (p. 109) De même que R. Barthes proposait de jouer avec la langue pour faire de la littérature un lieu hors-pouvoir, de même que J. Butler propose de jouer avec les sexes pour démontrer l’arbitraire de toute norme sexuelle. C’est par le jeu que l’on montre la violence qui subsiste derrière tout ordre normatif. Devant la norme qui s’impose par la force, la pensée anarchiste s’impose par la farce. Pourtant, il faut bien l’avouer, l’humour n’est pas une position politique (sauf pour les esthètes et les cyniques).

L’erreur de la pensée anarchiste est peut-être d’oublier que le droit, comme la langue, n’est pas fasciste, mais bien réactionnaire. Il est réactionnaire parce qu’il vient toujours après. Il vient après que quelqu’un ait déjà décidé, après que quelqu’un ait déjà parlé. C’est le paradoxe constitutif du droit et du langage. La nécessité de dire quelque chose, la nécessité de décider quelque chose, n’existe que parce que quelqu’un a déjà dit quelque chose, parce que quelqu’un a déjà décidé quelque chose. La violence pure, ce n’est pas le droit qui la crée, mais bien le temps. Parce que le temps détruit les possibilités non advenues. Il décide que le passé sera irréversible. C’est donc le temps qui est fasciste et non pas le droit, qui survient toujours après. Or, montrer le temps, comme le propose G. Agamben, n’est pas un geste politique, mais un geste contemplatif. Le temps passe et quelqu’un a déjà décidé, c’est la limite insurmontable de toute pensée anarchiste. C’est aussi ce qu’on appelait autrefois la réalité.