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La réflexion sur le droit comporte deux aspects : l’étude du droit comme technique (science ou théorie du droit) et l’étude du droit dans son rapport aux valeurs (ou philosophie du droit au sens strict). Une réflexion philosophique sur le droit ne peut faire l’économie d’une réflexion théorique préalable, car la théorie permet de déterminer les limites de ce que le droit, comme instrument, permet de réaliser. Toute philosophie du droit est donc d’abord une théorie du droit.

La logique propre du droit comme technique est fonction des limites qui affectent l’action de l’homme sur son environnement. Ce qui implique nécessairement qu’une théorie du droit ne peut s’articuler qu’au départ d’une anthropologie. Autrement dit, la réflexion sur le droit ne peut éviter des concessions iusnaturalistes préliminaires. C’est en cela — et non dans l’immédiateté du rapport aux valeurs — que la réflexion sur le droit, même théorique, est nécessairement iusnaturaliste. Mais si elle veut prétendre à l’universalité, la théorie du droit se doit de cantonner ces concessions iusnaturalistes au strict minimum, et le théoricien du droit, ne pas tenter de (se) les occulter, de manière à ce qu’elles puissent être critiquées.

Si elle n’est pas toujours assumée, cette nécessité des prémisses iusnaturalistes est l’un des biens les mieux partagés par les théoriciens du droit. Herbert L. A. Hart les désigne comme elementary truths, natural necessity, salient characteristics [des êtres humains], truisms et encore the minimum content of Natural Law [1]. Parmi ces « truismes », selon H. Hart, figurent la vulnérabilité humaine, les ressources limitées, l’altruisme limité. Randy Barnett parle lui des « données de la nature humaine et de la nature du monde dans lequel les humains vivent [2] ». Selon Lon Fuller, dénoncer par exemple la prétention à l’universalité de l’adage nemo iudex in sua causa comme relevant d’un iusnaturalisme naïf « nous en apprend beaucoup sur notre époque, une époque qui, à certains égards à tout le moins, se pense capable de croire qu’aucune référence à la nature de l’homme, ou à la nature des choses, ne saurait jamais être davantage qu’un masque pour une préférence subjective [3] ». Hans Kelsen lui-même n’échappe pas à la nécessité de concessions iusnaturalistes tout au long de l’exposé de sa théorie pure du droit. Ainsi lorsqu’il écrit que « la possibilité pour le droit de régler positivement la conduite humaine est techniquement limitée [4] » — par quoi, sinon par la nature humaine ? —, que « les actes de contrainte qui jouent le rôle de sanction sont ressentis par leurs sujets passifs comme des maux [5] » ou encore lorsqu’il mobilise les enseignements de la « psychologie empirique [6] ».

Outre ces prémisses iusnaturalistes, il apparaît que toute théorie du droit repose nécessairement sur des élucidations minimales de termes. Sans doute Karl Popper a-t-il raison d’écrire que « nous devrions absolument éviter, comme la peste, de discuter le sens des mots [7] » et de récuser toute question du type « Qu’est-ce que ? » parce que purement linguistique et donc stérile [8]. Les mots sont des conventions. Seule la réalité, leur dénotation, doit nous importer. Mais il n’en reste pas moins que, d’une part, pour conventionnels qu’ils soient, les mots sont notre seul accès à la réalité et que, d’autre part, pour que des mots disputés puissent être qualifiés de « conventions », il faut en préciser les termes. Un dialogue entre deux interlocuteurs incapables de s’entendre sur ne serait-ce qu’une définition partielle des termes utilisés équivaut à un dialogue téléphonique entre un Chinois unilingue et un Luxembourgeois unilingue, c’est-à-dire à une absence de dialogue. Si, dans la réalité, ce type de question ne se pose que rarement c’est précisément parce que nous nous entendons spontanément sur une élucidation minimale des termes utilisés. Encore faut-il se garder de l’écueil contre lequel Emmanuel Kant nous met en garde dans sa première Critique :

en philosophie on ne doit pas imiter la mathématique en commençant par les définitions, à moins que ce ne soit à titre de simples essais. En effet, comme ces définitions ne sont que des analyses de concepts, nous avons d’abord ces concepts, bien qu’ils ne soient encore que confus, et l’exposition imparfaite précède l’exposition parfaite, c’est-à-dire la définition. Donc, en un mot, dans la philosophie, la définition, comme clarté appropriée, doit plutôt terminer que commencer l’ouvrage [9].

Définitions incomplètes, expositions imparfaites, approximations : nous parlerons d’élucidations minimales des termes utilisés.

Au départ des prémisses iusnaturalistes et des élucidations minimales, le théoricien du droit procède par dérivation en appliquant les lois de la logique. Cela ne justifie cependant pas qu’on le condamne à ce redoutable cercle de l’Enfer qu’est le « logicisme » (encore plus proche de Lucifer que le cercle voisin des positivistes). Prétendre renoncer à cet organon de la critique [10] qu’est la logique revient à accepter de prendre à son compte des contradictions.

La théorie du droit construite selon notre schéma sera d’autant plus forte que ses suppositions (prémisses et élucidations) seront faibles [11]. La réfuter oblige le critique à montrer la fausseté des prémisses, l’obscurité des élucidations ou des erreurs de déduction logique.

Arrêtons-nous un bref instant avant que de tenter de dériver quelque contenu à la notion d’État de droit pour nous poser cette question : quel intérêt ? Pourquoi cette démarche ? Pourquoi ne pas plonger plutôt dans le torrent de la factualité, la réalité du droit vécu, puis tenter d’en extraire quelque exemplaire abouti d’ « État de droit » ? Ou, si vraiment il faut en sacrifier à l’esprit théorique, pourquoi ne pas s’essayer à une sorte de synthèse des définitions existantes ?

Il est facile de montrer que ces voies sont sans issue pour qui souhaite étudier avec rigueur la notion d’État de droit : la réalité en tant que telle ne nous apprend rien, sauf si nous l’abordons avec une définition de ce qu’il faut définir [12] ; les définitions existantes sont contradictoires  [13].

Mais je ne voudrais pas tromper mon lecteur : il est certain que la dérivation à laquelle procède le théoricien du droit recèle toujours une part de mise en scène. Je veux dire : nous ne sommes pas dans le champ de la démonstration mathématique, où chaque étape suppose toutes les précédentes. Dans ma dérivation, j’ai distingué, par souci de clarté, l’aspect normatif et l’aspect institutionnel, mais l’ordre de la dérivation n’ a aucune prétention à la nécessité. Il s’agit seulement de mettre en résonance un certain nombre de prémisses iusnaturalistes (l’anomie n’existe pas dans les sociétés humaines, nemo iudex) et des élucidations minimales de termes (comme le couple norme générale/ norme individuelle), et d’en tirer les conséquences.

L’État de droit sera successivement examiné comme format normatif (I) et institutionnel (II), et comme instrument (V). Le critère de démarcation normative (III) nous aura entre-temps conduit à distinguer le concept et l’idéal d’État de droit (IV). Les quatre premières sections relèvent de la théorie du droit, la dernière de la philosophie du droit.

L’État de droit du point de vue de la science du droit

Format normatif

Normes générales/Normes individuelles

La norme est le moyen par lequel l’homme vise à imposer une conduite à ses semblables. Elle est individuelle ou générale. Ce couple norme générale/norme individuelle transcende la tradition juridique. Je ne vois pas un seul juriste, théoricien ou philosophe du droit qui n’en fasse usage, qu’il parle de règles et d’ordres, de règles et d’injonctions, de règles et de commandements ou, comme H. Kelsen, de normes générales et de normes individuelles. Le couple se présente comme une opposition et comme une summa divisio : toute norme est soit une règle, soit une injonction ou, pour le dire autrement, soit une norme générale, soit une norme individuelle.

Mais à y regarder de plus près, le couple norme générale/norme individuelle ne reflète, par lui-même, qu’une convention langagière. Dire d’une norme qu’elle est soit générale, soit individuelle, revient à poser qu’elle est soit générale, soit non générale ou encore : soit individuelle, soit non individuelle. Ce qui est une manière de redécouvrir le principe du tiers exclu et ne nous apprend strictement rien sur ce qu’est une norme générale ou individuelle.

Se limiter à poser l’opposition sans la caractériser davantage n’est donc pas satisfaisant. Dans la littérature juridique, le concept d’ordre, d’injonction est tour à tour qualifié de particulier, de concret et de permanent. Particulier (ou individuel) : l’ordre s’adresse à un ou plusieurs individus déterminés (ou déterminables) ; concret : il vise une situation particulière de temps et de lieu ; ponctuel (non permanent) : l’action qu’il commande doit être exécutée immédiatement ou endéans un certain laps de temps. L’ordre est, par exemple, du militaire à son subordonné. La règle est le plus souvent qualifiée de générale, d’abstraite et de permanente. Générale : une règle s’adresse à un ensemble indéterminé d’individus. Abstraite : une règle s’applique à des situations définies sans référence à des réalités concrètes de lieu ou de temps. Permanente : une règle est destinée à durer et n’épuise pas sa pertinence par l’accomplissement d’une action. La règle est, par exemple, le silence imposé au sein d’une communauté religieuse.

Si nous regroupons ces différentes notions dans un tableau, cela donne :

Tableau 1

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Une règle est générale, abstraite et permanente ; une injonction est individuelle, concrète et ponctuelle. Voilà l’affaire réglée ! Pour les normes qui réunissent les trois qualités de la colonne de gauche ou les trois qualités de la colonne de droite, sans doute. « L’obligation de donner emporte celle de livrer la chose et de la conserver jusqu’à la livraison, à peine de dommages et intérêts envers le créancier [14] » est une règle. « Toi, va chercher de l’eau ! » est un ordre, une injonction. Mais quid d’une norme qui est générale, abstraite et ponctuelle ? Ou individuelle, abstraite et permanente ? Bref, où ranger les normes qui réunissent des caractères de la colonne de droite et de la colonne de gauche ?

Convenons simplement, pour la suite immédiate de l’exposé, qu’une norme individuelle s’adresse à un ou plusieurs individus (déterminés ou déterminables) — elle est nominative — et que toutes les autres normes sont générales : ce sont des règles. Nous reprendrons la question du critère de démarcation dans la troisième section.

État et droit

Toute communauté humaine norme le comportement de ses membres : l’anomie n’existe pas dans les sociétés humaines. Telle est probablement la plus fondamentale de ces « prémisses iusnaturalistes » dont j’affirme la nécessaire concession si l’on veut raisonner dans le champ des sciences humaines. Je ne vois pas un seul exemple de société humaine, de la plus petite à la plus vaste, qui ne connaisse le phénomène de la contrainte et de la norme. Cette contrainte prend et a pris des formes multiples, depuis les injonctions du chef de tribu jusqu’aux normes du plus sophistiqué des États modernes. Voilà une proposition qui ne peut être sérieusement contestée, mais qui est aussi « indémontrable ». D’autres parleront d’axiomes, de postulats, peu importe : l’expression de prémisse iusnaturaliste a le mérite de mettre en lumière que la proposition nous dit quelque chose sur la nature de l’homme et les limites d’une réflexion théorique qui veut garder quelque rapport avec la réalité [15].

Les normes qui expriment le pouvoir de contraindre sont générales ou individuelles dans le sens que nous venons d’indiquer. Plusieurs cas de figure sont possibles, qui tous se ramènent à deux hypothèses fondamentales : les normes individuelles qui sont émises dans la communauté considérée se rapportent à des normes générales — ou non [16]. Naturellement, et pour d’évidentes raisons de nécessité pratique, presque toute société humaine connaît le phénomène de la règle, de la norme générale. La question est de savoir si, en dernière analyse, le pouvoir de contraindre s’y exerce conformément à ces normes générales, ou pas. Prenons d’emblée deux exemples qui donneront un peu de chair à ce squelette théorique. L’actualité récente nous a montré que l’État en est venu à s’affaisser dans plusieurs pays africains sous les coups de bandes rebelles. La contrainte s’y exerce au gré de la volonté, des humeurs des chefs de bande. Les normes de contrainte sont alors purement individuelles, elles imposent une conduite, une abstention à celui ou celle qui croise la route d’un quelconque « seigneur de guerre ». Il serait faux de croire que cette forme « pure » de despotisme — comme absence complète de règles de conduite, de normes générales — ne se donne à voir que dans des cas malheureux et sur une petite échelle. Décrivant l’URSS de Staline, Raymond Aron écrit : « Une personne, et une personne seule, décidait du sort de toutes les autres [17]. »

Je qualifierai de droit la communauté où la contrainte s’exerce conformément à des normes générales préexistantes. Je ne prétends pas à la nécessité, seulement à la convention ; mais une convention qui a pour elle l’intuition fondamentale de nombreux auteurs [18] qui se sont intéressés à la notion d’État de droit, de règne de la loi [19], voire de droit tout cours [20].

Les concepts de droit et d’État [21] n’étant pas consubstantiels, quatre figures de diffusion de la contrainte sont dès lors à distinguer :

  1. La figure de la communauté non étatique fonctionnant par le moyen de règles ne relève pas que de la littérature libertarienne, elle a reçu un certain nombre de consécrations historiques, notamment du xe au xiiie siècle en Islande [22]. Il faut se représenter une communauté où la contrainte ne s’exerce pas au gré des humeurs des uns et des autres, mais en conformité avec des règles préexistantes (ne pas tuer, ne pas voler, etc.), encore que les mécanismes de contrainte ne soient pas centralisés. L’absence de centralisation — de monopolisation — de la contrainte paraît condamner un tel système à la plus grande fragilité. L’histoire ne nous en offre d’ailleurs que peu d’exemples. C’est pourtant en faveur de cette décentralisation radicale de la contrainte que plaident des libéraux anarchistes comme Murray Rothbard [23] ou Hans-Hermann Hoppe [24].

  2. La communauté non étatique fonctionnant par l’intermédiaire d’ordres est l’état de nature. Le pouvoir de contrainte s’y trouve décentralisé jusqu’aux individus et aux bandes, qui l’exercent selon les nécessités et les humeurs du moment [25].

  3. L’État où le pouvoir s’exerce par l’intermédiaire d’ordres, d’injonctions est despotique. Le pouvoir despotique est arbitraire, c’est-à-dire qu’il s’exerce au gré du bon vouloir du souverain, qui n’est lié par aucune règle préexistante [26]. Nous en avons donné quelques exemples.

  4. État de droit. Définition 1 (D1) : Dans un État de droit, la contrainte ne s’exerce que par des normes individuelles conformes à des normes générales.

Puisque nous avons déjà donné des exemples de despotisme, voyons ce que, concrètement, le règne de la loi [27] implique. C’est fort simple : que je sois arrêté par un officier de police, je ne serai interrogé qu’en vertu de ce que la loi prévoit et permet, et non en fonction de l’humeur de l’officier. Que je sois jugé, je ne le serai qu’en vertu de règles pré-existantes, qui disent comment et pourquoi je puis être jugé : nullum crimen, nulla poena sine lege. D’une formule : dans un État où la contrainte ne s’exerce qu’en fonction de normes générales préexistantes, la contrainte est toute entière prévisible donc évitable.

Pour qu’un État puisse effectivement être régi par des règles, des normes générales, il est bien évident qu’un certain nombre de conditions supplémentaires, qui tiennent à la nature de ces règles, doivent être remplies. Dans son ouvrage The Morality of Law [28], L. Fuller montre que la loi, pour remplir son office de régulation des comportements [29], doit répondre à ces conditions : être une règle publique (connue de ses destinataires), non rétroactive, compréhensible, non contradictoire, permanente et dont l’observance est possible. Il convient également que l’administration respecte les lois.

Nous partageons le point de vue de H. L. A. Hart lorsque celui-ci estime que qualifier ces conditions de « moralité » est une source de confusion, pour L. Fuller comme pour ses lecteurs. L. Fuller se défend de confondre moralité et efficience [30], mais paraît l’admettre lorsqu’il définit ainsi son projet : « nous nous intéressons, non pas aux objectifs substantiels des règles légales, mais à la manière dont un système de règles visant à réguler la conduite humaine doit être construit et administré pour être efficace. [31] » La question de savoir si le respect de ces conditions rejoint certains principes fondamentaux est, certes, pertinente, mais différente.

Dans l’État de droit la contrainte est exercée conformément à des règles. Ces règles s’appliquent aux comportements des sujets de droit. Si les règles sont contradictoires, incompréhensibles ou demandent des comportements qu’il est matériellement impossible d’adopter, l’État ne peut « fonctionner » par leur intermédiaire, au sens le plus élémentaire du terme « fonctionner » : une loi contradictoire, impossible, inconstante ou incompréhensible ne règle rien. Or, si la loi ne règne pas, des hommes le feront : il n’y a pas de tierce option.

La non-contradiction, la possibilité et la compréhensibilité sont à la définition de la règle de droit et appartiennent (de droit) au concept d’État de droit. Par identité de motifs (des règles incertaines ne règlent rien), la certitude est à la définition de la règle de droit.

Un État peut certes « fonctionner » sur la base de règles secrètes et/ou rétroactives. De telles règles secrètes ou systématiquement rétroactives mettent le sujet de droit à la merci du bon vouloir du souverain en le privant de la possibilité de se conformer aux normes. La situation objective d’un individu dans un État dont le droit est secret et rétroactif est identique à celle de l’individu dans un État despotique.

En outre, la règle a vocation non seulement à s’appliquer aux comportements des sujets de droit, mais aussi à les réguler : l’objet de la règle de droit est de normer les comportements des sujets de droit. En tant qu’il n’est pas concevable de conformer son comportement à une règle que l’on ne connaît pas ou qui n’existe pas encore, il est nécessaire d’affirmer que la publicité et la non-rétroactivité sont à la définition de la règle de droit [32].

D2. Dans un État de droit, la contrainte ne s’exerce que par des normes individuelles conformes à des normes générales non contradictoires, possibles, compréhensibles, certaines, publiques et non rétroactives.

Un État ne peut fonctionner exclusivement par le moyen de règles générales et abstraites. La sanction matérielle de sa violation est à la définition de la règle [33]. Peu importe ici qui sanctionne, la sanction est un ordre qui devra être exécuté, ce qui implique d’autres ordres.

Qu’est-ce qui distingue dès lors l’État de droit d’un État despotique qui fonctionne par l’intermédiaire d’ordres et de règles qu’il aura plu au souverain despote de bien vouloir formuler ?

Nous l’avons dit : dans l’État de droit (voir D2), les ordres doivent être conformes aux règles ; les normes doivent être hiérarchisées [34]. Alors et alors seulement, peut-on dire que cet État est régi par des règles, non par des hommes.

L’État de droit se caractérise donc par une pluralité de fonctions : fonction législative d’élaboration des règles, fonction exécutive d’élaboration des ordres, fonction juridictionnelle de contrôle de la conformité des ordres et des comportements des sujets de droit aux règles.

Format institutionnel

Contrôle du respect de la hiérarchie des normes

Partons de l’hypothèse que les fonctions législative et exécutive sont aux mains de la même personne (du même groupe). Pèse sur cette personne, dans un État de droit, l’obligation, lorsqu’elle formule des ordres, de respecter les règles (D3). L’humaine nature étant ce qu’elle est, poser cette obligation oblige à prévoir un mécanisme de contrôle [35]. Accepter que la même personne qui formule les ordres soit chargée de contrôler le respect du principe de la hiérarchie des normes revient à vider le concept même de contrôle (et, partant, celui de la hiérarchie des normes) de toute espèce de substance : nemo iudex in sua causa. (Que l’auteur des règles ne soit pas l’auteur des ordres ne change rien.)

Edward Coke donna de ce principe nemo iudex une formulation célèbre dans le Dr. Bonham’s Case : « The censors […] cannot be judges, ministers and parties ; judges to give sentence or judgment ; ministers to make summons ; and parties to have the moiety of the forfeiture, quia aliquis non debet esse Judes in propria causa, imo iniquum est aliquem suae rai esse judicem ; and one cannot be Judge and attorney for any of the parties. [36] » S’il s’agit bien d’une concession iusnaturaliste du type invoqué dans l’introduction — étant donné la nature humaine, demander à un homme de juger de sa propre cause n’est pas sensé — il ne faut pas y voir une concession aux théories iusnaturalistes de la justice, étrangères au point envisagé.

L’État de droit suppose nécessairement que la fonction du contrôle de la conformité des ordres aux règles soit confiée à un autre pouvoir (une autre institution) que celui (celles) qui exerce (nt) les fonctions d’élaboration des normes. Ce pouvoir juridictionnel doit être indépendant et distinct [37] du pouvoir normatif (et peut être confié à des institutions séparées spécialisées dans un type d’ordres).

D3. Dans un État de droit, la contrainte ne s’exerce que par des normes individuelles conformes à des normes générales non contradictoires, possibles, compréhensibles, certaines, publiques et non rétroactives. La conformité des normes individuelles aux normes générales y est contrôlée par des institutions distinctes et indépendantes du pouvoir normatif.

Dans l’ordre juridique belge, par exemple, il existe deux institutions qui vérifient la conformité des ordres aux règles. Le Conseil d’État (section d’administration) a le pouvoir d’annuler les actes administratifs contraires aux normes supérieures ; la Cour de cassation casse les décisions judiciaires qui violent la loi au sens large.

Séparation des pouvoirs législatif et exécutif ?

Existe-t-il des raisons conceptuelles de confier les fonctions législative et exécutive à des pouvoirs distincts ? Si l’on admet que l’État de droit est un instrument destiné à protéger la liberté des individus, il paraît empiriquement souhaitable de confier les fonctions normatives à des pouvoirs distincts. Montesquieu écrit : « Lorsque dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté parce qu’on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement [38]. »

Montesquieu justifie cette affirmation par deux types de motifs. D’abord l’expérience historique : il mentionne par exemple l’« affreux despotisme » de la Turquie, où le sultan exerce les trois pouvoirs, et la moindre liberté des républiques d’Italie, où les trois pouvoirs sont identiquement réunis. Des motifs qui ressortent à la psychologie humaine ensuite : « c’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser [39]. »

Ces motifs sont purement empiriques et encore supposent-ils que l’on ait préalablement accepté que l’État de droit est un instrument destiné à garantir la liberté individuelle. Étant donné la nature de notre démarche, nous ne les retenons pas. Certes, affirmer « c’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser » ressemble fort au type de prémisses iusnaturalistes dont nous avons dit la nécessaire concession. Mais cette affirmation nous paraît beaucoup trop générale — et contestable — pour être concédée sans affaiblir la théorie.

Tournons-nous vers l’empirie et nous constatons que de nombreux États qui réunissent les caractères jusqu’ici prêtés à l’État de droit sont marqués par une proximité toujours plus grande des fonctions législative et exécutive. (Que ce rapprochement paraisse peu souhaitable, notamment du point de vue de la démocratie, est une question étrangère à la nôtre.)

Toutefois, la fonction exécutive comporte deux aspects : l’édiction de normes générales, et l’édiction de normes individuelles (police, exécution des décisions judiciaires, etc.). Les normes individuelles devant être conformes aux normes générales, il ne paraît pas souhaitable — nemo iudex — de confier à la même personne (ou institution) l’édiction des deux catégories de normes exécutives. Mais la réalité a sur le sujet quelques créances à faire valoir. Dans une société un tant soit peu développée, le volume des normes individuelles exécutives est incommensurablement supérieur à celui des normes judiciaires. En une journée, un policier placé au centre d’un carrefour émettra plus de normes individuelles qu’une juridiction judiciaire ordinaire en une année. D’autre part, les normes exécutives servent souvent à parer au plus pressé. Pour ces deux raisons, il n’est pas envisageable de confier l’édiction des normes exécutives individuelles à des institutions juridictionnelles distinctes du pouvoir normatif général. La seule garantie que possède dès lors les sujets de droit par rapport à ces normes est la possibilité de confier le contrôle a posteriori de leur conformité aux normes générales à une juridiction indépendante (D3).

Indépendance du pouvoir judiciaire

Existe-t-il des raisons conceptuelles de confier les fonctions normative et d’application des normes aux sujets de droit à des pouvoirs distincts ? (C’est-à-dire : isoler cette fonction normative particulière qu’est l’application des normes générales aux sujets de droit.) Montesquieu écrit : « Il n’y a point de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire : car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourroit avoir la force d’un oppresseur [40]. »

Si les principes de D4 (notamment la hiérarchie des normes, son contrôle et la non-rétroactivité des règles) sont respectés, on ne voit pas qu’un législateur-juge soit nécessairement synonyme d’arbitraire. Quant à la figure du gouvernement-juge, le respect de la hiérarchie des normes lui interdit d’être oppresseur.

Mais la sanction matérielle des règles édictées est à la définition du droit. Si l’auteur des règles est aussi celui qui sanctionne leur violation, son impunité sera complète, ses agissements ne seront jamais sanctionnés (nemo iudex). Les motifs de praticabilité qui interdisent de confier l’édiction des normes individuelles exécutives à une juridiction indépendante sont sans pertinence dans le cas des normes judiciaires. Il s’impose dès, lors, du point de vue de l’État de droit, d’instituer un pouvoir judiciaire indépendant :

D4. Dans un État de droit, la contrainte ne s’exerce que par des normes individuelles conformes à des normes générales non contradictoires, possibles, compréhensibles, certaines, publiques et non rétroactives. Les normes individuelles de type judiciaire (application des normes générales) sont édictées par des institutions juridictionnelles distinctes et indépendantes du pouvoir normatif général [41]. La conformité des normes individuelles aux normes générales est contrôlée par des institutions distinctes et indépendantes des précédentes.

Contrôle du respect de la métarègle

La règle selon laquelle les règles doivent être générales n’est pas une simple règle de droit : elle est une règle à propos des règles de droit. La violation de cette métarègle doit-elle nécessairement entraîner une sanction ? Si la violation des règles de droit par les ordres doit être sanctionnée, a fortiori la violation de la metarègle qui définit les caractères de la règle de droit doit-elle l’être. Encore une fois : étant donné l’humaine nature, poser la nécessité du respect, par l’auteur des normes générales, du principe de généralité sans prévoir de mécanisme de contrôle n’est pas satisfaisant.

Convient-il de confier ce pouvoir de sanction à une instance distincte du pouvoir normatif ? De même qu’accepter que le pouvoir normatif soit chargé de contrôler le respect du principe de la hiérarchie des normes reviendrait à vider le concept même de contrôle de toute espèce de substance, confier le contrôle de la métarègle au pouvoir normatif lui-même reviendrait à vider l’idée même de contrôle (et donc la métarègle) de sa substance (nemo iudex).

Il est nécessaire de confier le contrôle du respect de la métarègle à une instance distincte et indépendante du pouvoir normatif. Cette fonction peut être confiée à l’instance qui contrôle le respect de la hiérarchie des normes et/ou à l’instance qui applique les règles aux sujets de droit et/ou à une instance tierce.

D5. Dans un État de droit, la contrainte ne s’exerce que par des normes individuelles conformes à des normes générales non contradictoires, possibles, compréhensibles, certaines, publiques et non rétroactives. Le respect de la métarègle (généralité des normes) par le pouvoir normatif général est contrôlé par des institutions distinctes et indépendantes de ce pouvoir. Les normes individuelles de type judiciaire sont édictées par des institutions juridictionnelles distinctes et indépendantes du pouvoir normatif général. La conformité des normes individuelles aux normes générales est contrôlée par des institutions distinctes et indépendantes du pouvoir normatif et des institutions judiciaires ordinaires.

Le principe de généralité fait l’objet de consécrations constitutionnelles dans nombre d’États qui se veulent de droit. Le contrôle de son respect échoit, le plus souvent, à une cour constitutionnelle. C’est le cas, notamment, dans les ordres juridiques américain, belge et allemand [42].

Critère de démarcation

Un royaume est créé qui décide de se doter d’un État de droit (par exemple pour attirer les investisseurs étrangers, qui rechignent à investir lorsqu’un État est réputé n’être pas de droit), lequel satisfait à chacun des caractères de D6. Toutefois, le pouvoir normatif échoit à un individu malveillant qui rédige des règles linguistiquement abstraites et générales mais visant en réalité des individus bien déterminés : un législateur malin.

Dans le royaume voisin règne un souverain plus machiavélique encore qui s’investit, par le moyen de règles linguistiquement générales et abstraites, d’un pouvoir discrétionnaire pur (arbitraire) : un législateur très malin.

Les royaumes des législateurs malin et très malin sont-ils des États de droit ? Autrement dit : le concept de règle générale requiert-il davantage que la généralité linguistique (laquelle revient à ne pas utiliser de noms propres) ?

Confronté aux « règles » des législateurs malin et très malin, le théoricien du droit doit choisir entre les deux termes d’une alternative : soit s’en tenir à un formalisme strict qui se limite à détecter la présence de noms propres ; soit analyser le contenu des normes pour vérifier si, au-delà de la généralité linguistique, ne sont pas visés des individus particuliers. Et adapter sa définition de la généralité normative en conséquence de ce choix.

C’est là un choix qui n’est pas de vérité, mais de convention langagière. Rien n’empêche d’accepter de qualifier de juridiquement « générales » toutes les normes qui le sont formellement, y compris celles qui émanent des législateurs malin et très malin. C’est ce que fait H. Kelsen, par exemple, lorsqu’il écrit : « Les normes générales ne sont jamais qu’un cadre à l’intérieur duquel les normes individuelles doivent être créées. Seulement, ce cadre peut être plus étroit ou plus large. Il atteint la largeur maximum lorsque la norme générale positive ne contient que l’habilitation à créer la norme individuelle, sans déterminer par avance son contenu [43]. » Ce choix a une conséquence, qui est d’obliger à qualifier les royaumes des législateurs malin et très malin d’États de droit ; pour le dire autrement : de laisser sombrer la catégorie d’État de droit dans celle du despotisme. Pourquoi pas ? Mais alors il faut cesser d’utiliser l’expression « État de droit » comme si elle avait un contenu spécifique. Or, c’est précisément ce que persiste à faire H. Kelsen lorsqu’il définit l’État de droit comme « système de liaison de la décision des cas concrets à des normes générales qui doivent être créées par avance par un organe de législation central […]. Dans la généralité ainsi obtenue, il représente […] le principe de la sécurité juridique [44] ». Ce qui est, on en conviendra volontiers, une excellente description de l’État de droit, qui n’a qu’un seul défaut : celui de n’avoir strictement aucun sens si, comme H. Kelsen, l’on qualifie de « générales » des normes qui, sous couvert de généralité linguistique, visent des individus particuliers ou, pire encore, des normes qui investissent l’autorité d’un pouvoir arbitraire.

Nous préférons l’autre terme de l’alternative, qui maintient la spécificité de l’État de droit par rapport à tous les despotismes. Dans cette optique, une norme est juridiquement générale si elle ne vise pas un ou plusieurs individus (déterminés ou déterminables) et si elle n’investit pas l’État d’un pouvoir arbitraire. À ce titre, les « règles » des législateurs malin et très malin n’en sont pas, elles sont des normes individuelles dont le concept d’État de droit exige qu’elles s’inscrivent dans un cadre de normes générales préexistantes. Si, par exemple, une règle investit le gouvernement du pouvoir de nommer un fonctionnaire, la règle en tant que telle n’est pas justiciable de la juridiction de contrôle, l’acte de nomination, si.

D6. Dans un État de droit, la contrainte ne s’exerce que par des normes individuelles conformes à des normes générales — ne visant pas un ou plusieurs individus déterminés ou déterminables et n’investissant pas l’État d’un pouvoir arbitraire — non contradictoires, possibles, compréhensibles, certaines, publiques et non rétroactives. Le respect de la métarègle (généralité des normes) par le pouvoir normatif général est contrôlé par des institutions distinctes et indépendantes de ce pouvoir. Les normes individuelles de type judiciaire sont édictées par des institutions juridictionnelles distinctes et indépendantes du pouvoir normatif général. La conformité des normes individuelles aux normes générales est contrôlée par des institutions distinctes et indépendantes du pouvoir normatif et des institutions judiciaires ordinaires.

Traitons à présent de la question de savoir si une norme peut être qualifiée de règle lorsqu’elle est générale dans le sens que nous venons de définir, encore qu’elle ne soit ni « abstraite » ni « permanente ». Si l’on se rapporte au tableau de la première section, l’on se souviendra que les normes qui sont générales, abstraites et permanentes sont universellement reconnues comme règles, tandis que les normes qui sont individuelles, concrètes et non permanentes sont universellement reconnues comme injonctions, ordres. La question ne devient épineuse que lorsque l’on se penche sur le cas des normes qui sont, par exemple, générales et abstraites, mais non permanentes, ou individuelles et concrètes, mais permanentes. Les réponses de la tradition divergent : H. Kelsen accepte de qualifier de « norme générale » une norme qui ne satisfait qu’à l’une quelconque des caractéristiques habituellement prêtées aux règles (générale ou abstraite ou permanente), tandis que Jeremy Bentham, par exemple, réserve la qualification de règle aux normes qui réunissent toutes ces caractéristiques (générales et abstraites et permanentes) [45].

Disons-le : l’intérêt de cette question est modéré. D’abord parce qu’elle se situe à la marge des systèmes juridiques : la plupart des normes sont purement générales ou purement individuelles. Ensuite parce que la généralité est la soeur notionnelle de l’abstraction : une norme générale est naturellement portée à l’abstraction. Les deux termes sont d’ailleurs régulièrement utilisés l’un pour l’autre. S’il faut choisir, nous préférons le critère de démarcation normative de J. Bentham : tout ce qui n’est pas règle est ordre, plutôt que celui de H. Kelsen : tout ce qui n’est pas ordre est règle. Il y a, dans le critère de H. Kelsen, quelque chose d’artificiel et de trop manifestement contraire à l’usage. Ainsi, par exemple, lorsqu’il qualifie de « générale » la norme contractuelle qui unit deux particuliers [46], ce qui revient à qualifier de générale une norme indubitablement individuelle.

Du concept, l’idéal

Le concept d’État de droit (D6) comporte onze caractères : huit caractères normatifs et trois caractères institutionnels : il faut des règles (1), non contradictoires (2), possibles (3), compréhensibles (4), certaines (5), publiques (6), non rétroactives (7), une hiérarchie des normes (8) ; il faut que soient organisés la sanction matérielle des règles (9), le contrôle de la hiérarchie des normes (10) et de la généralité des règles (11) par un (des) pouvoir(s) distinct(s) et indépendant(s) du pouvoir normatif. Vouloir l’État de droit c’est vouloir la réalisation de ces onze caractères. Cette réalisation est susceptible de degrés.

Du concept d’État de droit l’on peut en effet se faire une représentation idéale : un État dont les règles seraient toujours compréhensibles, certaines, possibles, non contradictoires, où toutes les violations des règles par les sujets de droit seraient effectivement sanctionnées, de même que tout manquement des ordres aux règles ; où le pouvoir chargé de veiller au respect de la métarègle écarterait effectivement toute règle déficiente, etc. La réalisation de cet idéal relève d’une aspiration qui ne sera jamais pleinement satisfaite [47].

Il est en outre possible de distinguer un seuil minimal de réalisation des onze caractères, de manière particulièrement nette pour trois des caractères normatifs (1, 6 et 8) et les trois caractères institutionnels (9, 10 et 11), selon des critères plus souples pour les cinq autres. Ces seuils minimaux sont des exigences absolues du concept d’État de droit ; ils relèvent d’un devoir, qui est satisfait ou pas. Un État qui fonctionne par le moyen d’injonctions individuelles n’est jamais de droit ; l’État n’est pas davantage de droit si les règles ne sont pas publiées ou si le gouvernement est habilité à intervenir, selon sa volonté du moment, au moyen de normes générales ou individuelles. De même, l’État de droit requiert l’existence de mécanismes institutionnels, c’est-à-dire la possibilité de contrôler la hiérarchie des normes et de sanctionner la violation des règles. Un État de droit se situe toujours entre ce seuil minimal, le concept, et l’idéal décrit auparavant.

Deux niveaux de généralité normative

La pierre angulaire de la vision idéale de l’État de droit est la règle comme norme parfaitement générale, abstraite et permanente. Dans sa recherche de la « moralité interne » de la loi, L. Fuller affirme que la loi implique, d’abord et avant tout, l’existence de « règles », mais il ne définit pas ce qu’est une règle. L. Fuller rejette explicitement les définitions communément proposées de la règle comme norme linguistiquement générale et abstraite, et comme norme égale pour tous. Ce rejet est motivé par le fait que cette définition impliquerait, selon L. Fuller, un choix de valeur que sa démarche qui se veut scientifique lui interdit.

Le raisonnement de L. Fuller est doublement problématique. La définition de la règle comme norme linguistiquement générale et abstraite n’implique aucun choix de valeur ; cette définition minimale est nécessaire si l’on veut pouvoir distinguer la règle de l’ordre.

D’abord, L. Fuller admet implicitement cette définition minimale de la règle lorsqu’il écrit que le moyen le plus sûr d’échouer à formuler du droit réside « dans l’échec à formuler des règles, de telle sorte que chaque problème doit être tranché par une mesure ad hoc [48] » (c’est-à-dire une norme individuelle, un ordre).

Ensuite, L. Fuller confond deux définitions : celle de la règle comme norme linguistiquement générale et abstraite, et celle de la règle comme norme égale pour tous. Or, ces deux définitions ne sont nullement identiques.

(P1) : « Les règles doivent être générales, abstraites et permanentes. » (P2) : « Les règles doivent être égales pour tous. » Les propositions (P1) et (P2) ne sont pas équipollentes. Une autre formulation de P2 est : « les règles doivent être parfaitement générales, abstraites et permanentes. » P2 est la version idéale de P1 (P2 implique P1).

Définissant deux niveaux de généralité, P1 et P2 appartiennent à des registres différents : P1 est un seuil, franchi ou non (une norme est nominative ou ne l’est pas) ; P2 relève d’une aspiration, d’une tension vers un idéal normatif de généralité qui ne sera jamais pleinement réalisé.

Soit trois royaumes. Le souverain du premier royaume, Alpha, rechigne à gouverner autrement que par les injonctions nominatives que son bon plaisir lui dicte [49]. (Ces injonctions sont arbitraires en tant qu’elles ne sont pas conformes, par hypothèse, à des règles préexistantes.) Le souverain du deuxième royaume, Beta, est animé des meilleures intentions du monde et ne souhaite certainement pas gouverner selon son bon plaisir. Il entreprend dès lors de rédiger un code normatif ; ses faibles aptitudes à la généralisation le conduisent cependant à concevoir presque autant de normes qu’il y a, dans son royaume, de sujets — tout en se maintenant à l’aide de mille artifices langagiers à un niveau de généralité formelle [50]. Instruit des acquis du droit romain, et notamment de la technique obligataire, le souverain du troisième royaume, Gamma, rédige lui-aussi un code normatif, mais un modèle de concision et de généralité, à peine quelques centaines d’articles suffisamment pensés pour appréhender effectivement la réalité sous ses différentes facettes [51].

Beta s’est péniblement hissé au premier niveau de généralité : celui en deçà duquel il n’y a pas de règles du tout, où règne l’arbitraire d’Alpha. Le contraste entre les codes Beta et Gamma indique que la généralité est aussi affaire d’aspiration et de tension vers un idéal normatif ; le code Gamma s’inscrit dans la perspective du second niveau de généralité.

Tout État de droit se situe quelque part entre les royaumes de Beta et de Gamma. Le royaume de Gamma, quant à lui, est l’État de droit par excellence. Disons-le une dernière fois : il s’agit ici d’un idéal normativo-institutionnel, d’un instrument idéal. Poursuivre la réalisation de cet instrument suppose que l’on poursuive la réalisation des valeurs qu’il permet d’actualiser. C’est à cette question qu’est consacrée la section suivante.

L’État de droit du point de vue de la philosophie du droit

Instrument

État de droit et liberté négative

L’État de droit est d’abord un concept juridique qu’il revient à la science du droit de définir. Format normatif et institutionnel, l’État de droit ne dit rien du contenu des normes. (L’État de droit est un concept formel.) Substantialiser ce format normatif et institutionnel est acceptable à condition d’en respecter l’intégrité formelle. C’est ce que ne font pas ceux qui s’emparent du concept pour en faire le réceptacle d’idiosyncrasies politiques. Formel, l’État de droit n’est pas une valeur, mais il est l’instrument de réalisation d’une valeur : la liberté individuelle, dite « négative ».

Qu’ont en commun Louis XIV qui envoie chercher pour qu’on l’enferme un sujet dont la mise lui a déplu, tel ministre des Finances qui dispense ses proches de l’impôt, tel maire qui assigne à des fonctionnaires des tâches domestiques, tel policier qui use de techniques d’interrogatoire toutes personnelles, le préposé au recompte des votes en Floride lors de la dernière élection présidentielle américaine qui s’emploie, sans la moindre régulation extérieure, à identifier la volonté de l’électeur au départ de bulletins de vote improprement perforés, le responsable d’une commission étatique qui décide au feeling de financer la réalisation du film A plutôt que du film B et tous les despotes de l’histoire de l’humanité ? Un pouvoir arbitraire.

Est arbitraire ce qui n’est pas conforme à une règle préexistante. (Que cette règle n’existe pas ou qu’on l’enfreigne est indifférent.) L’arbitraire de celui qui veut le bien n’est pas moins arbitraire que l’arbitraire de celui qui poursuit un intérêt particulier : l’arbitraire n’est pas une question morale. Arbitraire et despotique sont synonymes.

Est libre celui qui n’est pas soumis à la contrainte d’autrui. La contrainte qui s’exerce de manière arbitraire est imprévisible et inévitable. La contrainte qui s’exerce conformément à des règles préétablies est prévisible et évitable. En tant qu’il permet d’éviter la contrainte, l’État de droit est l’instrument de réalisation de la liberté individuelle.

Les ordres arbitraires de celui qui veut le bien ne sont-ils pas préférables aux règles d’un souverain malveillant (le législateur malin) ? (Murray Rothbard et les libertariens contre Friedrich A. Hayek et les libéraux classiques [52].)

Du point de vue de la liberté, non. S’il y a des règles, il existe pour leurs destinataires une marge de manoeuvre (d’autant plus large que les règles sont plus générales, abstraites et permanentes). La marge de manoeuvre du destinataire d’un ordre est nulle : l’ordre s’exécute.

Imaginons le cas limite d’une société dont les règles seraient extrêmement précises, réduisant la marge de manoeuvre de leurs destinataires d’autant ; et, par comparaison, une société dont le souverain donnerait très peu d’ordres, où les individus seraient la plupart du temps livrés à eux-mêmes. La seconde n’est-elle pas plus libre que la première ? Non : si le souverain est absent, d’autres sources normatives prennent le relais. L’anomie n’existe pas dans les sociétés humaines.

Du point de vue de la liberté individuelle, la typologie des régimes politiques est binaire. Soit la liberté en blanc et la contrainte en noir. Le point symbolise l’ordre, le segment de droite symbolise la règle. (Il n’y a pas lieu de tenir compte du cadre extérieur.)

Figure 1

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Figure 2

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La première figure est celle de l’état de nature et de l’État despotique ; la seconde, celle de l’État de droit.

Dans l’État de droit, le cadre des règles délimite, du point de vue des sujets de droit, ce qui ne se fait pas ; du point de vue du pouvoir de contraindre, ce qui se fait. (L’État de droit draine la contrainte.)

État de droit et démocratie

Définissons la démocratie parlementaire comme technique de sélection des gouvernants ; la démocratie directe comme technique décisionnelle. Si l’État de droit est l’instrument de la liberté négative, la démocratie est l’instrument de réalisation de ce que l’on appelle parfois la « liberté positive », entendue comme autonomie collective, possibilité pour une communauté de décider de son devenir. (Benjamin Constant parle de « liberté des Modernes » et « liberté des Anciens [53] ».)

L’expression de liberté positive est, en réalité, malheureuse, en cela qu’elle évoque une notion qui est étrangère à la chose qu’elle désigne. Ce que l’on appelle « liberté positive » n’a pas de substrat commun avec la « liberté négative » et désigne simplement la possibilité, pour les membres d’une communauté, de participer, directement ou indirectement, à la détermination des normes de leur vivre en commun. L’usage de l’expression de liberté positive s’étant néanmoins généralisé, nous nous y tiendrons dans la suite de cet exposé.

Quels sont les rapports qu’entretiennent les instruments de la réalisation des libertés négative et positive, l’État de droit et la démocratie ?

L’État de droit est un format normatif et institutionnel, la démocratie une exigence au plan de la source et du contenu des normes. L’État de droit est indifférent à la source des normes et, dans une large mesure, à leur contenu ; la démocratie est indifférente, au moins principiellement, au format des normes.

D’où il suit qu’un État peut être de droit sans être démocratique ; peut être démocratique sans être de droit. D’où il suit également que l’État de droit est théoriquement compatible avec toutes les formes de démocratie, parlementaire aussi bien que directe. Nous allons montrer qu’État de droit et démocratie entretiennent des rapports de renforcement réciproque (A) mais aussi de concurrence potentielle (B).

(A) L’État de droit offre à la démocratie la stabilité ; il lui offre également un supplément de légitimité en permettant la liberté négative. La démocratie offre à l’État de droit la légitimité populaire.

Si l’État de droit exige que les ordres soient conformes aux règles, la démocratie exige que les normes dont décide le Parlement, en tant que dépositaire de la légitimité populaire, soient hiérarchiquement supérieures aux normes dont décide le pouvoir exécutif.

Pour des raisons pratiques qui tiennent à la nécessaire lourdeur de la procédure parlementaire (l’opposition doit être en mesure de s’exprimer), la quantité de normes dont le pouvoir législatif est en mesure de décider est largement inférieure à la quantité de normes produites par le pouvoir exécutif (sous toutes ses formes). Autrement dit, le Parlement vote une partie seulement des règles, le pouvoir exécutif prenant en charge l’autre partie des règles et les ordres.

L’État de droit exige, conceptuellement, que la conformité des ordres aux règles soit contrôlée. La démocratie exige le contrôle de la conformité des actes du pouvoir exécutif — les règlements — aux actes du pouvoir législatif — les lois. La démocratie exige donc, pour des motifs qui lui sont propres, un contrôle plus strict que celui qu’exige l’État de droit, puisque non seulement la conformité des ordres aux règles y sera contrôlée, mais encore la conformité de règles de statut inférieur (émanant du pouvoir exécutif) à des règles de statut supérieur (émanant du pouvoir législatif).

(B) Si l’on veut à la fois l’État de droit et la démocratie, ce sont les exigences de l’État de droit qui décident de l’architecture générale du système. L’État de droit impose des contraintes formelles à la démocratie. Si la démocratie décide de la source et du contenu des normes, l’État de droit impose son format normatif et institutionnel : la volonté populaire doit s’exprimer sous la forme de règles générales, abstraites et permanentes.

Il est incontestable que l’État de droit impose également à la démocratie un certain nombre de contraintes sur le fond, par exemple l’exigence que la souveraineté populaire s’impose non seulement sous la forme de règles, mais aussi de règles possibles, non rétroactives, etc. À mesure que l’on se rapproche de l’idéal de l’État de droit, les contraintes qui pèsent sur la démocratie se font plus grandes. Il est clair, par exemple, que si au nom du principe d’égalité devant la loi, l’on décide d’exclure (constitutionnellement) certains critères législatifs (comme la race ou le sexe), l’autonomie collective s’en trouve limitée d’autant.

Il arrive à la démocratie d’entériner des principes, notamment institutionnels, qui ne sont pas compatibles avec l’État de droit. Ainsi du rejet qui a longtemps prévalu, dans de nombreuses démocraties occidentales, du contrôle de légalité des actes administratifs par une juridiction indépendante, dont nous avons montré que le concept d’État de droit le requiert.

Conclusion

L’anomie n’existe pas dans les sociétés humaines ; toute société humaine connaît le phénomène de la contrainte. Cette contrainte s’exprime par des normes individuelles de comportement, des ordres. Normes individuelles qui peuvent être conformes à des normes générales, ou ne pas l’être. De nombreuses sociétés humaines, depuis l’état de nature jusqu’à toutes les formes de despotisme autoritaire et totalitaire, sont fondamentalement régies par des normes individuelles : c’est-à-dire que la contrainte s’y exerce en fonction de la volonté d’un ou plusieurs individus, sans qu’ils se conforment à des normes générales. D’autres sociétés tendent à n’exercer la contrainte qu’en fonction de normes générales, ou règles : c’est-à-dire que les dépositaires du pouvoir de contraindre l’exercent, non en fonction de leur volonté, mais en se conformant à des normes générales. Nous avons montré que pour qu’une telle entreprise puisse être menée à bien, il convient que ces normes générales de comportement satisfassent un certain nombre de conditions formelles. Nous avons montré également que la proposition selon laquelle les dépositaires du pouvoir de contraindre agissent en respectant des normes générales de comportement ne fait sens que si des dispositifs de contrôle sont institués. Finalement, nous avons proposé cette définition du concept d’État de droit :

Dans un État de droit, la contrainte ne s’exerce que par des normes individuelles conformes à des normes générales — ne visant pas un ou plusieurs individus déterminés ou déterminables et n’investissant pas des organes étatiques d’un pouvoir arbitraire — non contradictoires, possibles, compréhensibles, certaines, publiques et non rétroactives. Le respect de la métarègle (généralité des normes) par le pouvoir normatif général est contrôlé par des institutions distinctes et indépendantes de ce pouvoir. Les normes individuelles de type judiciaire sont édictées par des institutions juridictionnelles distinctes et indépendantes du pouvoir normatif général. La conformité des normes individuelles aux normes générales est contrôlée par des institutions distinctes et indépendantes du pouvoir normatif et des institutions judiciaires ordinaires.

Format normatif et institutionnel, l’État de droit est défini par la théorie du droit comme concept et comme idéal, c’est-à-dire que des conditions minimales sont définies en-deçà desquelles un État ne peut être qualifié de droit (concept), et que ces caractères peuvent aussi faire l’objet d’une représentation idéale. Philosophiquement, l’État de droit est l’instrument de réalisation de cette valeur qu’est la liberté individuelle. La liberté se définit comme absence de contrainte. Lorsque l’État monopolise la force, il draine la société de la contrainte qui s’y exerce de manière anarchique et peut ensuite la redéployer en fonction de normes générales, ou ne pas le faire. S’il ne le fait pas, c’est-à-dire si la contrainte étatique s’exerce au gré des humeurs de celui qui la détient et non en fonction de normes générales, alors la contrainte n’est pas plus prévisible ou évitable que dans l’état de nature. Si par contre la contrainte étatique ne s’exerce qu’en fonction de normes générales, elle est prévisible, donc évitable et la liberté devient possible. Cet instrument de liberté qu’est l’État de droit est susceptible de coexister avec d’autres instruments comme la démocratie, instrument de la « liberté positive » ou autonomie collective, avec laquelle il entretient des relations de renforcement réciproque et de concurrence.

La définition qui est l’aboutissement de notre démarche n’a aucune prétention à l’originalité — même si la diversité contradictoire des définitions existantes l’y condamne nécessairement — ni à l’exhaustivité : elle n’identifie que le squelette nécessaire de tout État de droit. C’est à la pratique et au génie de l’évolution qu’il revient de donner à ce squelette théorique des couleurs institutionnelles particulières.

La démarche même de dérivation paraîtra originale — vaine aussi, du point de vue de ceux qui estiment que la théorie du droit n’existe pas, qu’elle est un leurre réservé aux esprit qui aiment à se perdre dans l’abstraction, et qu’il n’y a de réflexion sur le droit qu’incarné dans des expériences historiques particulières [54]. Originale, cette démarche l’est : c’est que la science du droit est une discipline encore jeune, qui ne naît réellement qu’avec H. Kelsen et qui, pour beaucoup, meurt avec lui. L’échec du trop ambitieux projet kelsénien parut justifier derechef toutes les concessions à la nature des choses, aux valeurs et à l’esprit du temps [55] auxquelles étaient accoutumés les philosophes du droits pré-kelséniens.

Il est temps que la réflexion théorique sur le droit, concédant ce qui doit l’être à la nature des choses mais se tenant à bonne distance des valeurs, présente ses lettres de créance aux autres sciences humaines. Il lui appartient en propre de définir tous les concepts dont le substrat est juridique [56]. Sa compétence est limitée au phénomène normatif : elle est donc immense, et transcende les autres sciences de l’homme. Certes, la théorie du droit ne pourra jamais définir le règne de la loi, par exemple, que comme le réceptacle (théorique) et l’instrument (pratique) de valeurs dont le choix lui échappe, mais il lui incombe de montrer que ce réceptacle, cet instrument, n’est pas élastique à l’infini. Que l’instrument a une intégrité, des exigences. Science de l’ossature, du squelette, de l’infrastructure, la théorie du droit observe avec intérêt la coloration de ses concepts par les valeurs de telle ou telle idéologie : cela n’est plus de son ressort. Mais lorsque l’appropriation politique méconnaît l’essence juridique du concept, le théoricien du droit doit être armé pour le montrer.