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Jeanne d’Arc de Témiscouata est le récit des 23 premières années de vie de Jeanne d’Arc Bouchard par sa fille Marie-Ange. Cette dernière a écrit son récit à partir des mémoires de sa mère et de quelques lettres conservées par celle-ci, mais aussi à partir de documents d’archives, et d’une recherche pour retracer la généalogie de sa famille. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un ouvrage didactique, puisqu’on n’y trouve aucune référence aux sources utilisées, Jeanne d’Arc de Témiscouata dépasse le niveau du simple récit de vie fondé uniquement sur les souvenirs de son auteure ; on y trouve une précision dans la narration des faits qui traduit une rigueur certaine. L’ouvrage se lit comme Une soupe aux herbes sauvages d’Émilie Carle ou d’autres récits de vie analogues. Vingt photographies d’époque et deux croquis géographiques illustrent le propos.

La qualité du français est très bonne mais l’auteure aurait eu avantage à se faire relire car elle répète une faute de syntaxe fréquente dont voici un exemple : « Comblée par la joie de porter un enfant, les mois s’écoulent et la déposent sur les rives printanières » (p. 34). De plus, au début du récit, l’auteure a tendance à passer de la première à la troisième personne du singulier d’une manière confondante quant à l’identité de la narratrice.

Le récit compte six chapitres portant sur autant de thèmes. Dans Mes racines, l’auteure retrace les origines de sa famille et des valeurs qui ont guidé ses parents durant leur vie : une foi dogmatique, le courage de traverser des épreuves qui ne manquent pas, la solidarité, le respect de l’autorité. Le chapitre Des souvenirs de mon enfance raconte la vie quotidienne durant le premier quart du XXe siècle dans le Témiscouata. Il ajoute à d’autres ouvrages qui racontent la pauvreté, le poids de l’autorité du clergé, la vie en autarcie sans électricité et les complète par des descriptions détaillées d’événements tels que le rituel funéraire observé dans les années 1920. Dans Le pensionnat, on découvre la vie quotidienne dans un couvent de jeunes filles en région, marquée par l’austérité et l’autorité mais aussi par le dévouement des religieuses. Le chapitre Mes années d’enseignement constitue un témoignage éloquent sur les très dures conditions de travail des enseignantes de la première moitié du XXe siècle : les écoles de rang sans eau courante ni électricité et maintenues ouvertes faute de budget pour les remplacer, la classe unique d’environ 40 élèves répartis en cinq ou six niveaux, le nombre de livres inférieur à celui exigé par le programme, la visite redoutée de l’inspecteur, l’impuissance de l’institutrice devant la calomnie de certains parents, etc., et tout cela pour un salaire annuel de 275 $ ! Dans Un confident privilégié, l’auteure trace un portrait hagiographique d’un oncle de sa mère, seul personnage de ce récit à être sorti des limites de sa région, de sa province et même de son pays, sans toutefois avoir renoncé à ses valeurs catholiques et canadiennes-françaises. Jusque-là, on sent dans Jeanne d’Arc de Témiscouata une sorte de pudeur de la part de l’auteure qui ne semble avoir retenu que le côté bucolique, rassurant et édifiant de cette vie en région au début du siècle. Tout cela bascule dans le dernier chapitre, Mes premières amours, où l’auteure nous dit, pas toujours à demi-mots, la souffrance des femmes de cette époque soumises à une autorité parentale abusive même après l’âge de la maturité. Ce dernier chapitre nous laisse deviner l’amertume qui fut celle de sa mère mariée, par peur de rester « vieille fille enragée » plus que par amour, à un cultivateur pauvre dont elle a eu onze enfants incluant l’auteure du récit. Certains passages sont de véritables cris de douleur : « Le climat familial strict dans lequel nous avons grandi, loin de favoriser la solidarité, la complicité et l’amour fraternel, nous a maintenus éloignés les uns des autres. […] Dans cette atmosphère de sévérité, nous avons réprimé notre capacité de faire notre place en nous confrontant avec l’autre. […] Cette éducation teintera nos rapports sociaux et nous rendra à jamais vulnérables. » (p. 255.) Cette fin de récit abrupte laisse un sentiment de frustration devant une porte entrouverte sur la vie encore jeune de Jeanne d’Arc Bouchard.

De l’ensemble de Jeanne d’Arc de Témiscouata se dégage une atmosphère plutôt suffocante malgré les narrations faites sur un ton léger et factuel, parsemées de poèmes. Ce récit, imprégné de retenue, constitue essentiellement un témoignage d’intérêt pour toutes les personnes qui veulent connaître la vie en milieu rural québécois au début du XXe siècle, en particulier celle des femmes.