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Publié dans la collection « Pratiques et politiques sociales » des Presses de l’Université du Québec, l’ouvrage d’Assogba présente le processus d’émergence et d’institutionnalisation de l’initiative locale qui inspira l’implantation du programme québécois des Carrefours jeunesse-emploi. Le travail de l’auteur est construit à partir de quatre grands objectifs qui renvoient autant au développement d’une réflexion théorique, à la reconstruction du contexte socioéconomique entourant la création du Carrefour jeunesse-emploi de l’Outaouais (CJEO), à la présentation d’une analyse soutenue des programmes et des services implantés par ce dernier qu’à la proposition d’un nouveau cadre de régulation sociale.

Destiné prioritairement à un lectorat relativement spécialisé formé d’universitaires, de professionnels et d’intervenants au sein d’institutions ou d’organisations à vocation sociale, l’ouvrage ne manquera pas d’intéresser tout lecteur fasciné par l’histoire récente de la société québécoise. Dans un style clair et limpide, Assogba plonge dans l’univers théorique et pratique nécessaire à la compréhension des conditions de définition de l’usage social lié à l’innovation que représente le Carrefour jeunesse-emploi de l’Outaouais. La page d’histoire mise en lumière par l’auteur s’inscrit dans la lignée des travaux qui ont permis de reconstruire les processus d’implantation de différents modèles d’intervention issus du milieu communautaire, tels les Centres locaux de services communautaires (CLSC) et les Corporations de développement économique communautaire (CDEC).

L’ouvrage d’Assogba s’inscrit aussi dans la lignée des travaux récents portant sur la cohésion sociale. En renouant avec une sociologie du lien social, Assogba réaffirme la primauté du social sur l’économique et le politique. Il le fait directement, sans utiliser les détours permis par le renouvellement, par exemple, de la sociologie économique. La lecture de l’organisation étudiée par l’auteur puise ainsi dans le répertoire classique de la sociologie.

Assogba situe d’ailleurs l’émergence de l’organisation étudiée comme une réponse apportée par des acteurs locaux et nationaux à la crise de l’emploi particulièrement aiguë qui affecte les jeunes au passage de la décennie 1980. En présentant le processus d’exclusion comme un « fléau » qui met en cause la cohésion sociale et donc le devenir des sociétés, il insiste sur l’importance de ce processus en lui accordant l’étiquette de question sociale. L’exclusion est devenue la question sociale des sociétés de la modernité avancée au même titre que l’étaient l’exploitation par le travail et la lutte des classes au siècle dernier. Sur ce point, l’auteur aurait pu développer un peu plus son analyse.

La question ouvrière a permis la production d’organisations de défense des intérêts des travailleurs. Elle a été porteuse d’innovations très structurantes en matière de changement social pour l’amélioration des conditions d’existence des travailleurs, ce qui n’est pas le cas des organisations qui combattent l’exclusion. Elles permettent tout au plus de gérer le social, sans nécessairement mettre en place les conditions pour une réelle amélioration des conditions de vie des personnes condamnées au non-emploi. Il aurait été intéressant que l’auteur élabore sur les différences entre les types de réponses apportées aux questions sociales du début et de la fin du XXe siècle.

Ce travail réflexif aurait remis en question les théories de la cohésion sociale et peut-être l’auteur aurait-il été amené à relativiser la nature de cette cohésion qui demeure, à mon sens, fondamentalement une « aventure » microsociale prenant place dans le monde vécu. Ultérieurement, le système de la domination, donc de la régulation, puise dans ce monde vécu de la cohésion les éléments clés, ou si l’on préfère, les ressources les plus adaptées au projet qu’il nourrit et qui lui sont nécessaires pour assurer sa reproduction et son expansion.

Le système de la domination exigeait une armée de travailleurs industriels à l’aube du fordisme. Une telle masse est moins nécessaire aujourd’hui, d’où la possibilité de voir cohabiter l’inclus et l’exclus au sein des sociétés de la modernité avancée. Dans un tel contexte, le défi ou l’enjeu, pour les organisations et les institutions du social, n’est plus de travailler à une plus grande répartition de l’avoir et du pouvoir, mais bien de permettre ou de maintenir la connection de leurs membres ou de leurs « clientèles » aux lieux de production et d’actualisation de l’avoir et du pouvoir. L’exclusion apparaît sous un jour plus sombre puisque ses solutions logent à l’enseigne de la survie, de la protection des acquis et non de la confrontation. Assogba arrive à cette conclusion sans en tirer toute la richesse.

L’ouvrage se divise en cinq chapitres, dont les deux premiers sont consacrés à l’analyse du contexte socioéconomique qui a donné naissance au CJEO. La lecture de ce contexte repose premièrement sur une analyse de la crise de la modernité. Une crise qui présage une transition et un passage à une nouvelle période qualifiée par l’auteur de surmodernité. Cette surmodernité succède à la modernité avancée, concept mis de l’avant par Giddens, mais étudié par Assogba à partir des travaux de Voyé. La référence à la surmodernité surprend quelque peu. Au passage du nouveau millénaire, il n’est guère d’articles, de livres ou de travaux de recherche qui évoquent la place centrale du processus de mondialisation dans la définition et l’orientation de notre devenir collectif. Assogba évite cette tentation.

Le deuxième élément du contexte socioéconomique est l’exclusion des jeunes. Ce volet introduit les différents types de réponses développés au Québec par l’État et le secteur communautaire. Assogba regroupe ces réponses sous le chapeau non pas de la société civile mais de « pratiques publiques » d’insertion. L’auteur a décidé d’aborder les thèmes de l’exclusion et de l’insertion en renouant avec quelques théoriciens de la cohésion sociale et du lien social. Le rappel est léger, ce qui permet à Assogba d’aller à l’essentiel et de ne pas plonger dans le débat entourant la notion d’exclusion. Il nous introduit d’ailleurs un nouveau concept, celui de désinsertion. L’idée de désinsertion s’ajoute ainsi aux nombreux concepts déjà mis de l’avant par plusieurs chercheurs (Paugam, Castel et autres) pour décrire le renouvellement continuel des mécanismes sociaux de marginalisation.

La section trois du livre d’Assogba traite de l’initiative sociale étudiée. La présentation des conditions d’émergence et de développement du CJEO permet de suivre le processus d’institutionnalisation et de bureaucratisation de cette innovation sociale. Bien que le titre de l’ouvrage indique que le CJEO constitue l’expérience fondatrice des Carrefours jeunesse-emploi, Assogba n’associe pas l’institutionnalisation et la bureaucratisation du CJEO au programme mis en place par l’État québécois. L’auteur démontre clairement comment ce processus précède le programme public du gouvernement québécois. Il aurait été intéressant qu’Assogba intègre la période récente de développement du programme public provincial, du moins qu’il en fasse une mention plus évidente.

L’avant-dernière section présente les différents programmes élaborés ou utilisés par le CJEO. Cette partie, relativement technique, permet toutefois de donner la parole à des jeunes qui ont vécu l’expérience de l’un ou l’autre de ces programmes. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une évaluation, la présentation des données et l’analyse qu’il en fait permet à Assogba d’affirmer que le CJEO n’intervient pas réellement sur la réalité de l’emploi et ne peut donc faciliter une réelle intégration des jeunes marginalisés au marché des emplois dits typiques (bien rémunérés, qualifiants, syndiqués, à mobilité interne et porteurs de mobilité sociale). Une intégration de données socioéconomiques récentes aurait permis de relativiser quelque peu ce constat puisque la dernière croissance économique a favorisé une importante création d’emplois pour les jeunes adultes.

L’auteur conclut par un épilogue écrit sous la forme d’un appel à insérer autrement. Pourquoi insérer autrement ? Car, malgré le fait que le secteur communautaire réussisse « un partenariat approprié avec l’État », la réforme nécessaire pour mettre fin à l’exclusion des jeunes exige plus qu’un partenariat de ce type. S’inspirant des travaux de Gorz, Assogba présente les quatre conditions gagnantes pour insérer autrement. Il faut, dit-il, reconsidérer l’hégémonie du salariat. Cette reconsidération permet de dissocier le droit au travail du droit social à un revenu décent. Dès lors qu’on accepte cette reconsidération, est posée l’épineuse question de la redistribution des gains de productivité. Il propose alors la création d’un fonds de répartition de l’enrichissement collectif. Lequel fonds s’alimenterait à même une taxe sur les gains de productivité des nouvelles technologies de l’information et de la communication.

Par cet épilogue, Assogba noue en partie avec les grandes propositions retrouvées dans les travaux récents du Groupe de Lisbonne, de Giddens, de Touraine, de Beaud, de Mayor et de Sen. Il y a une certaine urgence à redéfinir notre avenir et les intellectuels participent à cette réflexion d’ensemble. Même dans cet épilogue, Assogba se dissocie de certains des automatismes qui guident le travail de plusieurs intellectuels de la pensée critique. S’il ne dénonce pas la mondialisation, il ne fait pas non plus l’apologie de l’économie sociale. Cette dernière n’est pas perçue comme une voie de sortie à la crise de la modernité. Il n’en fait pas non plus une condition incontournable de la surmodernité. Au contraire, cette surmodernité, pour être effective, exige une révision du paradigme de la bonne socialité : celle qui serait respectueuse de l’individu et non de l’enrichissement de la minorité au détriment de l’appauvrissement de la majorité.