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Ce livre écrit par deux chercheures de l’Institut national de la recherche scientifique (INRS) fait partie d’une collection sur les villes mondiales. Montréal y côtoie Paris, Londres, Rome, Beijing, Mexico, Buenos Aires et quelques autres grandes villes d’aujourd’hui. Toutes ou presque sont, ou ont la prétention d’être, des villes d’envergure mondiale. S’il ne fait aucun doute que Londres, Paris, Los Angeles et Beijing sont, pour des raisons différentes, des villes mondiales, d’autres n’ont pas ce qu’il faut pour être un acteur mondial. Qu’en est-il de Montréal : de cette métropole du Québec, qui fut longtemps la métropole du Canada, mais qui a perdu ce statut au cours du XXe siècle ? Montréal, métropole ? Montréal, ville internationale ? Ou Montréal, ville mondiale ?

Montréal n’est plus la métropole du Canada, mais est-ce si important ? N’y a-t-il pas moyen de court-circuiter, dans un contexte de mondialisation, le statut de métropole nationale et devenir une ville mondiale ? Dans la mesure où on peut distinguer ville mondiale et ville internationale, Germain et Rose croient que Montréal a comme défi actuel de se redonner un statut international, de jouer sur la scène internationale, celle des Amériques en particulier, un rôle qu’elle devra toutefois elle-même se composer. Mais comment ? Et le peut-elle ?

La question de savoir comment une ville peut acquérir le statut de ville mondiale, ou internationale, sans être une métropole nationale n’est pas sans intérêt. L’histoire montre que des villes secondaires dans l’espace national ont joué un rôle de premier plan à une échelle internationale dans des domaines qu’elles avaient admirablement bien développés. Florence à la Renaissance a certes été une ville « mondiale », sans avoir le statut de métropole italienne. Manchester a plus ou moins inventé la révolution industrielle fondée sur la mécanisation des textiles, et a exporté ses produits à travers le monde, sans être la métropole britannique. Que dire de Détroit, de Chicago, qui sont loin d’être des métropoles nationales et qui sont devenues des lieux d’innovation dans des secteurs industriels et agricoles clés ? Los Angeles, centre culturel mondial en cinéma et tout ce qui vient avec, n’a pas délogé la métropole new-yorkaise. Se pourrait-il que certains pays, en vertu de leur réseau urbain plus diversifié et d’une culture politique plus décentralisée, possèdent des villes de réputation et d’influence mondiales qui n’occupent pas le sommet de leur hiérarchie urbaine nationale ? Si on répond oui à cette question, il faut alors se demander par quoi une ville peut atteindre ce niveau d’influence et d’attrait.

Germain et Rose se proposent de montrer que Montréal veut renouveler sa présence internationale (p. 3). Les choses ont bien changé depuis le moment où la ville était intégrée à l’Empire britannique et reliée directement à ses centres de décision. La formation d’un état fédéral, l’industrialisation et l’intégration économique continentale, qui se sont mises en place dès la fin du XIXe siècle, ont lié le sort de Montréal à une dynamique plus continentale qu’internationale et, du même coup, lui ont fait perdre son rôle de métropole canadienne : un déclin qui a duré des décennies, comme le montrent les auteures, pour qui le statut de métropole commence à s’effriter dès le début du XXe siècle et est définitivement perdu dans les années 1970. Les enjeux sont maintenant différents et les auteures se demandent si la région urbaine de Montréal peut les relever.

Cet ouvrage est admirable sur plusieurs plans. Il est, d’abord, une remarquable synthèse des recherches effectuées sur Montréal et sa région depuis une bonne quarantaine d’années. Beaucoup de ces recherches ont été produites par l’INRS-Urbanisation, centre de recherche auquel appartiennent les deux auteures. De plus, il combine une variété de points de vue et de perspectives, de regards sur la ville. L’économie et la politique montréalaises y sont présentées dans une perspective historique longue. Cette mise en contexte historique sera fort utile aux lecteurs étrangers qui pourront mieux comprendre certains traits particuliers de la ville. Germain et Rose, respectivement sociologue et géographe, s’attachent à décrire la socio-géographie de la ville et de ses quartiers. Elles ont amassé et analysé une somme considérable de données et d’études qu’elles complètent elles-mêmes au besoin. Enfin, et c’est tout à leur honneur, elles décrivent les caractéristiques physiques et architecturales les plus marquantes des quartiers montréalais. Les photos sont nombreuses et bien choisies. Elles ont réussi en quelque sorte un tour de force : présenter la ville dans ses principaux aspects historiques, politiques, économiques, socio-géographiques et urbanistiques. Et cela en moins de 300 pages !

Après l’introduction, l’ouvrage s’ouvre sur deux chapitres plus historiques. Le premier retrace l’évolution économique de Montréal, surtout après 1760. Il montre ses heures de gloire, le rôle de sa bourgeoisie anglo-protestante, son intégration impériale. Il cherche aussi à comprendre son déclin relatif face à Toronto. Les auteures avancent la thèse que les causes de ce déclin sont en partie à rechercher dans le rôle des élites. En effet, l’élite économique de Montréal était bien adaptée à l’ère commerciale, mais a eu plus de mal à s’intégrer à la nouvelle ère industrielle, qui a débuté dans la seconde partie du XIXe siècle, même si la région montréalaise a joué un rôle capital dans la modernisation des transports canadiens. Les élites économiques ont été plus « conservatrices », relativement à celles de Toronto et du sud de l’Ontario, et n’ont pas su contrer la perte de vitesse de Montréal.

Un chapitre sur le patrimoine architectural et urbanistique de Montréal suit. Le double héritage, français et britannique, est présenté, faisant ressortir dans le cadre bâti la dualité de la ville. Les auteures insistent sur le rôle qu’ont joué les élites économiques et sociales dans la naissance de l’urbanisme à Montréal. Elles mettent aussi en évidence que les pouvoirs publics ont été lents à réagir aux exigences de l’urbanisation et ont souvent été à la remorque des acteurs privés. Le mouvement urbanistique, connu sous l’appellation « embellissement urbain », a été amorcé et soutenu autant, sinon plus, par des acteurs privés que par des acteurs publics. L’assainissement des moeurs politiques ne s’est achevé que bien tard dans le XXe siècle avec l’élargissement graduel de l’électorat. La corruption politique et administrative a longtemps empêché la ville de disposer d’une fonction publique municipale moderne, apte à faire face aux problèmes des grandes villes.

Les chapitres 4 et 5 nous plongent dans les réalités contemporaines. Le déclin économique que Montréal a subi dans les années 1970, puis la reprise de son économie dans les années 1990 sont longuement discutés. Les auteures s’appuient sur des enquêtes et des études abondantes, produites souvent par des chercheurs de l’INRS. En effet, la croissance économique des années d’après-guerre qu’a connue la région de Montréal l’a profondément transformée. Elle est devenue plus populeuse, plus étalée et le besoin de coordonner les actions en aménagement du territoire commence à se faire de plus en plus sentir. La création, en 1969, d’une structure supra-municipale sur l’île de Montréal donne le coup d’envoi à une planification régionale des équipements et du développement. Mais les obstacles sont nombreux, la coordination difficile et, de plus, une part importante de la région urbaine échappe à l’administration régionale. Il faudrait maintenant agir et planifier sur un espace habité de plus en plus large, intégrant non seulement les municipalités de l’île de Montréal, mais, éventuellement, celles des deux rives qui la bordent, selon des modalités adaptées aux finalités recherchées (la création de pôles économiques structurants, par exemple) et aux besoins des citadins (mobilité spatiale, qualité de vie, etc.). Il est intéressant d’observer combien cette planification régionale a été souhaitée, sur papier et dans les discours, mais combien aussi elle a été si peu mise en application. À titre d’exemple, le premier schéma d’aménagement de la Communauté urbaine de Montréal, ce qui exclut les couronnes nord et sud, a été adopté 15 ans après la création de la Communauté urbaine.

Le chapitre 6 s’attache à présenter les politiques et pratiques de réaménagement urbain à Montréal, qui, dans ce domaine, a été très active. La gentrification, ou embourgeoisement, de quartiers centraux s’est faite grâce à une combinaison de facteurs : des changements économiques et démographiques, des attitudes nouvelles à l’égard de la centralité urbaine, mais aussi des programmes municipaux visant à reconvertir et améliorer le parc de logements et à attirer des résidants et les entreprises de la nouvelle économie du savoir (le multimédia, par exemple). Comme le notent les auteures, la renaissance urbaine a été une opération assez réussie, même si les actions publiques ont davantage favorisé les groupes plus aisés et plus éduqués. Les auteures s’inquiètent de la polarisation sociale qui s’accroît dans l’espace montréalais.

L’avant-dernier chapitre se penche sur la question de la diversité culturelle à Montréal. Si la ville n’affiche pas une aussi grande diversité culturelle que Toronto et Vancouver, elle a depuis longtemps été très ouverte à l’immigration étrangère. Celle-ci a bien changé au cours du XXe siècle : de massivement européenne, elle est devenue asiatique, latino-américaine et antillaise, bien que l’immigration française soit demeurée importante ces dernières années.

La conclusion reprend le thème du statut de métropole de Montréal avec beaucoup de nuances, voire de doutes. Les auteures n’hésitent pas à dire que Montréal offre une qualité de vie tout à fait enviable, mais de là à lui permettre de retrouver son statut de métropole, c’est une tout autre affaire. Plus modestement, les Germain et Rose plaident pour que Montréal se donne un dynamisme propre, économique, culturel et social. Toutefois, elles ne plaident pas assez, à mes yeux, pour que la région de Montréal profite du nouvel espace des Amériques qui est en train de se construire.

Certes, on pourrait reprocher aux auteures leur regard principalement centré sur la ville de Montréal ou, à la rigueur, sur l’île de Montréal. Cela semblait inévitable pour maintenir la continuité historique de leur récit. On pourrait aussi leur reprocher que les banlieues ne sont vues que dans le reflet de la ville centre et que, aujourd’hui, ceci ne devrait plus avoir cours, car le dynamisme des banlieues n’est plus uniquement à la remorque de celui de la ville centre. Elles donnent beaucoup de place à la rénovation et à l’urbanisme des quartiers centraux, mais elles sont moins éloquentes sur les défis et les particularités de l’aménagement des banlieues. Et pourtant, une majorité des citadins ne vit plus dans la ville centre (Montréal à proprement parler), mais dans ses banlieues et dans ses couronnes.

Les auteures accordent beaucoup d’importance à la dualité linguistique et culturelle de Montréal, qui semble en faire une ville à part. On ne saurait certes en faire l’économie dans un tel ouvrage. Elles montrent toutefois que la dualité, malgré le discours sur les « deux solitudes », n’a pas créé de compartiments étanches et qu’il a existé de vastes zones d’interaction dans l’espace social et physique de Montréal. En revanche, la montée du nationalisme québécois n’a pas été sans effet sur les rapports entre communautés linguistiques et culturelles. La proportion de Montréalais d’origine britannique a fondu comme neige au soleil ; ceux qui restent sont bilingues, bien intégrés, mais se sentent menacés. Et puis, la diversité culturelle s’est élargie. Montréal apprend à composer avec cette pluralité. Reprenant les propos de Jean Remy, les auteures pensent que les villes, comme les individus et les groupes sociaux, peuvent et doivent s’accommoder d’« identités plurielles » (p. 256). Si plusieurs citadins se sentent très à l’aise avec des identités plurielles, les États, eux, ont tendance à pratiquer l’identité unique. Ils concèdent à une partie de leur population des identités particulières, mais à la condition qu’elles n’empiètent pas sur l’identité nationale.

Le caractère cosmopolite de Montréal est une richesse sociale et culturelle. Pour les auteures, Montréal jouit toujours de la capacité à attirer une diversité d’immigrés, qui pourraient, par leur présence et les liens avec leur pays d’origine, faciliter sa reconquête d’un statut international. Je ne saurais les contredire sur ce point, mais la diversité culturelle d’une ville n’est certes pas une condition suffisante à cette internationalisation. D’autres actions doivent être posées, d’autres atouts doivent être réunis. Montréal en possède plusieurs : elle a beaucoup investi dans l’économie du savoir, ses infrastructures se sont améliorées, et elle se dirige vers une administration unifiée sur toute l’île. Mais de profondes tensions demeurent : entre la ville centre et ses couronnes nord et sud ; la paix linguistique est acquise pour les uns, mais au détriment de certains droits pour les autres ; le statut du Québec ne semble pas réglé ; ses universités produisent des diplômés de qualité, attirés de plus en plus par d’autres marchés, d’autres villes ; le chômage, malgré les récents reculs, demeure assez élevé en comparaison avec d’autres grandes villes canadiennes. Le statut particulier que demandent les Montréalais, élus et décideurs économiques, ne leur est pas encore accordé, du moins officiellement. Enfin, on n’est plus tout à fait sûr que, si la région de Montréal est plus tournée vers l’extérieur, ce sera un bienfait sans conteste pour le reste du Québec. Dans le passé, la géographie économique nous a enseigné que les villes avaient besoin d’un hinterland pour prospérer, mais il n’en est plus tout à fait ainsi.

Quant aux bienfaits de la dualité linguistique sur l’économie montréalaise, on peut en douter. La zone des Amériques qui est en voie de construction risque de laisser très peu de place au français. Les langues qui domineront seront l’anglais et l’espagnol. Il n’est même pas sûr que le portugais réussira à se tailler une place au soleil. La préservation et la promotion de la dualité linguistique doivent se faire pour d’autres raisons, qui ne manquent certainement pas, que l’avantage économique.

Devant ces incertitudes, Montréal a du mal à choisir sa voie et à se faire une place dans le réseau des villes « mondiales ». Jane Jacobs faisait récemment remarquer que les grandes villes canadiennes ne disposaient pas de tous les moyens nécessaires pour réaliser leur plein potentiel. Les pouvoirs municipaux sont relativement faibles et très dépendants des politiques des gouvernements provinciaux, qui, eux, doivent veiller à maintenir les équilibres régionaux. La fiscalité municipale qui repose beaucoup sur la taxe foncière est un mode désuet de financement des services urbains. Enfin, les grandes régions urbaines sont encore caractérisées par la fragmentation municipale et ont du mal à étendre leurs interventions et à planifier leur aménagement et leur développement sur tout leur espace économique et territorial.

Les auteures n’ont pas hésité à aborder des questions difficiles. Je loue leur prudence à ne pas proposer des solutions toutes faites. Leur rôle s’est, très justement, limité à présenter les évolutions, les enjeux et, bien sûr, les problèmes d’une grande ville. Elles terminent en se demandant si Montréal sera en mesure de se joindre au concert des villes mondiales dans un système-monde de plus en plus structuré, si on se fie à Saskia Sassen, par les grandes régions urbaines. Pour y arriver, Montréal devra-t-elle tourner le dos à son hinterland économique et politique ? Bien que les auteures n’élaborent pas sur le besoin de repenser, dans ce contexte, les rapports entre la région de Montréal et les autres régions du Québec, la question se pose et mérite qu’on l’examine de près.