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Les réflexions et les analyses sur le modèle québécois se sont multipliées depuis quelques années. Ces dernières posent cependant un certain nombre de problèmes, dont le sens donné à l’expression « modèle québécois » n’est pas des moindres. En effet, qu’entend-on par « modèle québécois » ? Pour les uns cela fait référence aux politiques et aux pratiques du gouvernement québécois dans les domaines économique, social et culturel depuis le début des années 1960. En ce sens, pour de nombreux analystes et acteurs, le modèle serait exemplaire ou non et, à ce titre, il sera à conserver, à améliorer ou à abandonner. Pour d’autres, il s’agit davantage du fruit des interactions entre les diverses composantes de la société québécoise et l’on n’a pas à porter un jugement sur ce modèle. Il s’agit plutôt d’un modèle culturel propre à une société et qui, pour cette raison, mérite certes d’être étudié. Par ailleurs, et pour compliquer le tout, on précisera plus ou moins l’appellation et le sens accordé à ce modèle : ainsi on parlera de « modèle québécois de développement », ou encore de « modèle québécois de développement économique ». La nuance est de taille puisque, dans le premier cas, on fait référence à un modèle englobant tous les domaines d’activités (économiques, sociales, culturelles, etc.) tandis que, dans le second, on précise qu’il conserve seulement le domaine économique. Évidemment, plus le sens est vague et large, moins on sait de quoi l’on parle, et l’on risque de tout y mettre. Ce qui arrive malheureusement trop souvent.

Le livre de Gilles L. Bourque exige ce travail de clarification avant d’en examiner plus longuement le contenu. En effet, il porterait, selon son titre, sur le modèle québécois de développement, de son émergence à son renouvellement. Voilà un projet large et ambitieux. Or, il s’avère que Bourque s’attarde plutôt sur le modèle québécois de développement économique tel que construit par l’État québécois depuis les années 1960, plus précisément sur les politiques industrielles du gouvernement du Québec de 1985 à 1994. Cela constitue, on le reconnaîtra sans peine, un rétrécissement pour le moins considérable de l’objet à l’étude. Ce qui n’enlève rien au mérite de l’auteur qui a fait un excellent travail d’analyse de cette période, mais laisse perplexe quant au titre.

Le modèle émerge selon l’auteur sous l’impulsion de l’État québécois durant les premières années de la Révolution tranquille. Il montre par la suite comment il évolue, se transforme, notamment dans les années 1985-1994 sous le régime libéral. Son analyse est intéressante, d’autant plus qu’elle recourt à un modèle d’analyse ouvert - synthèse de diverses approches en économie et en sociologie - qui ne pense pas le rôle de l’État en opposition avec le marché. L’évolution du modèle qu’il présente met l’accent sur trois grandes phases : une première où domine l’État et qui est en rupture avec le laisser-faire du régime duplessiste, une deuxième qui voit une crise et des changements importants dans l’économie mondiale ébranler ce modèle dans les années 1980, suivie d’une dernière phase qui voit le modèle se réorganiser autour d’une concertation entre acteurs et où l’État est plus un accompagnateur qu’un entrepreneur tout-puissant. Dans son analyse, l’auteur montre les continuités et les ruptures d’un modèle qui conserve une certaine consistance depuis les années 1960 malgré la tentative libérale de l’orienter vers une logique essentiellement marchande après l’élection de 1985. Selon lui, plusieurs raisons permettent d’expliquer cette continuité sous le mandat libéral dont la crainte de la part du gouvernement Bourassa d’un conflit social majeur, l’enracinement des anciens arrangements institutionnels parmi les acteurs étatiques administratifs et de nombreux acteurs de la société civile ainsi que l’émergence de nouvelles conventions économiques (qualité, flexibilité, participation, etc.) à l’échelle internationale qui exigent une plus grande coopération entre patrons, syndicats et employés. Le modèle québécois de développement a donc continué, même sous les gouvernements libéraux des années 1985-1994, de développer des arrangements institutionnels favorisant de plus en plus la concertation entre acteurs (patrons, syndicats, coopératives, sociétés d’État, etc.).

L’idée d’un enracinement des anciens arrangements institutionnels des acteurs étatiques administratifs formant la base de réseaux formels et informels avec les acteurs de la société civile est une des idées les plus intéressantes avancées par l’auteur dans son analyse. Elle repose sur une série de signaux lui permettant d’en arriver à cette conclusion : par exemple, après l’élection des libéraux en 1985, Jean Campeau reste à la tête de la Caisse de dépôt et placement du Québec et continue de développer « les réseaux du Québec Inc. » (p. 147) ; de même, malgré la réorganisation de certains ministères et sociétés d’État, les acteurs continuent, ailleurs et autrement au sein de l’appareil d’État, à développer des liens et des collaborations avec les acteurs de la société civile. Bien sûr, on pourrait interpréter tout cela comme le reflet de divisions au sein du Parti libéral lui-même, se traduisant par un manque de volonté politique de transformer en profondeur l’appareil étatique, et l’on n’aurait pas tort. N’empêche que ce faisant on nierait une certaine autonomie et l’exsistence de projets propres aux acteurs étatiques administratifs mis à jour en partie par l’auteur à partir de ces signes qu’ils détectent dans l’appareil d’État. Reste qu’il s’agit davantage d’hypothèses avancées par l’auteur que d’une vraie démonstration reposant sur une analyse des intentions et des motivations des acteurs étatiques administratifs impliqués sur le terrain. Cette dernière reste à faire.

C’est probablement cette absence d’une véritable sociologie des principaux acteurs du modèle – l’auteur a travaillé principalement, voire presque exclusivement à partir de sources documentaires – qui explique qu’il fasse remonter la naissance du modèle à une rupture d’avec le régime Duplessis sans véritablement reconnaître les continuités relevant de cette même époque (et pas nécessairement du régime en place !). Il avance seulement que le « nationalisme culturel de survivance, défensif, [s’est] transformé en un nationalisme politique et économique offensif » (p. 184). Cela est d’autant plus étonnant que l’auteur utilise une perspective privilégiant la reconnaissance des continuités et des ruptures dans son explication de l’évolution du modèle depuis 1960. Pourtant il existait, avant cette époque, des modèles de développement économique plus marginaux jouant depuis les années 1930 au moins, un rôle important dans le développement de l’économie du Québec et de ses régions. Nous pensons notamment au modèle coopératif. Or, une partie des acteurs du monde coopératif vont devenir des joueurs importants de la Révolution tranquille et des politiques industrielles mises de l’avant par le gouvernement du Québec. Pourquoi ne pas le reconnaître, et continuer de faire comme s’il n’existait pas de modèles québécois avant les années 1960 ? On pourrait d’ailleurs se demander si le modèle libéral des Taschereau et Duplessis n’était qu’une simple copie du modèle américain libéral. N’y avait-il pas là une certaine hybridation entre le modèle libéral à l’américaine et une réalité toute québécoise ? Ce nouveau modèle québécois des années 1960 qui résiste contre vents et marées grâce à « son enracinement profond » ne s’appuie-t-il pas justement sur un enracinement communautaire, aux diverses manifestations régionales, coopératives et syndicales, s’inscrivant dans l’histoire bien avant les années 1960 ? Ces questions rendent d’autant plus pertinente l’idée d’une sociologie des acteurs du modèle, ceux d’hier comme d’aujourd’hui, qui scruterait leurs raisons, leurs motivations, leurs idéologies, leurs visions du monde et leurs projets, permettant ainsi de mieux saisir les ruptures et les continuités, tout aussi bien celles précédant les années 1960 que celles qui suivent cette même période. Gilles L. Bourque a ouvert certaines pistes fort intéressantes qu’il faut maintenant explorer plus à fond en allant sur le terrain « étudier » les acteurs, notamment ces acteurs étatiques administratifs.