Corps de l’article

Au coeur du processus de définition identitaire propre à tout groupe social on trouve, aussi bien au niveau individuel que collectif, un ancrage mémoriel fondateur, la remémoration des heures emblématiques du passé, mais aussi le refoulement amnésique, ou les stigmates de moments traumatiques. Pour certains la mémoire est culture. Lucien Scubla, soulignant le lien étroit unissant la mémoire à la culture, affirme qu’une « culture est l’ensemble [des] traditions : elle ne peut exister qu’à condition d’être transmise (avec ou sans modifications) de génération en génération. Et cette transmission n’est possible que si les phénomènes culturels peuvent être repérés et mémorisés par les individus. Bref une culture doit pouvoir être apprise pour exister » (Scubla, 1988).

Pour Fernand Dumont, « la culture est à la fois un legs qui nous vient d’une longue histoire et un projet à reprendre ; en un certain sens elle n’est rien d’autre qu’une mémoire » (Dumont, 1995, p. 40). Sans aller aussi loin, nous établissons une corrélation étroite entre mémoire et culture. Dans le langage de Bourdieu, nous dirions que, élément clef du processus cognitif, la mémoire fait partie du capital symbolique (tant social que culturel) de chaque individu, qu’elle est un segment indispensable de l’habitus que l’individu partage avec ses pairs. Aussi, nous pensons tout comme Cliffort Geertz (1973) que la mémoire peut être comparée à un système de significations que les membres d’un groupe connaissent et utilisent dans leurs interactions. L’étude de la mémoire collective constitue ainsi une voie d’approche fructueuse pour la comparaison des sociétés.

Si la mémoire collective peut se saisir à travers des formes microrituelles, nous avons choisi de nous situer à une plus large échelle et de nous pencher sur une pratique emblématique du monde contemporain, à savoir la commémoration, qui connaît depuis les années 1970 un regain d’intérêt entre autres sur les plans institutionnel et gouvernemental[1]. Nous comparerons l’Angleterre et le Québec ; la longue histoire qui les situe dans une relation d’interdépendance et oblige à prendre en compte les lignes de conflit historique inhérentes aux processus de construction de la mémoire collective peut rendre leur confrontation fructueuse. Elle permet aussi de mieux saisir la problématique commémorative ici et là. En outre, si l’Angleterre et le Québec constituent les deux axes majeurs de cette comparaison, notons qu’apparaîtra sans surprise, à plusieurs reprises, la figure de la France, cette dernière ayant dans les deux cas et de façon différente, joué le rôle tantôt de miroir, tantôt de contre-miroir identitaire.

Le rite commémoratif, lieu de production et d’invention de mémoire collective

La commémoration est un lieu de rencontre privilégié entre nation et mémoire. Elle est un espace de création et de transmission de l’idée de nation, permettant idéalement à chacun de s’y embarquer pour regarder se dérouler un spectacle dont il est lui-même à la fois acteur et spectateur[2]. Elle prend des formes multiples et s’incarne dans des personnages, des lieux, des emblèmes, des faits, des dates, autant d’éléments d’un même décor, qui sont à la fois les supports de la mémoire commune et les prétextes d’énonciation d’un discours national, toujours différent mais tendu vers un même idéal politique.

La commémoration est ainsi une forme du discours ou mieux un « genre » se présentant comme lieu d’écriture d’un chapitre de la mémoire collective. Loin d’être figé, ce discours ne prend effet qu’une fois mis en geste, énoncé, voire théâtralisé. Ajoutons enfin que l’énonciation commémorative ne constitue ni une fin en soi, ni un simple instrument de recréation de l’autorité : elle est non seulement expression de pouvoir mais aussi forme de pouvoir. Ce caractère performatif du langage commémoratif sera le tremplin de l’analyse. En d’autres termes la commémoration est « un énoncé qui constitue simultanément l’acte auquel il se réfère »[3]. La forme de l’énonciation est non seulement constitutive du discours commémoratif mais aussi matrice et ordonnatrice de comportements, et de valeurs, et créatrice de frontières d’un territoire tridimensionnel, temporel, spatial et par conséquent identitaire.

Aujourd’hui largement déconstruite par les historiens et les sociologues, la dimension idéologique et propagandiste des commémorations a été largement mise au jour, en particulier dans le contexte des totalitarismes (Todorov, 1995) mais aussi des démocraties occidentales (Nora, 1984 ; Gillis, 1996 ; Thiesse, 1999). Ainsi si nous prenons comme objet d’analyse le discours commémoratif national officiel, ce dernier ne représente pas l’unique discours commémoratif en présence : il n’est donc ni monolithique, issu d’une élite unanime, ni reçu passivement par l’ensemble des citoyens. Lieu de conflit en prise direct avec son contexte d’énonciation, il est au contraire malléable, tiraillé et façonné par des pressions internes et externes : ses changements, ses prises de positions sont toujours, dans une certaine mesure, une réponse implicite, conciliatrice, diplomatique ou autoritaire aux discours populaires, souvent contestataires ou dissidents. Il demeure, dans cette perspective, un outil riche pour l’analyse sociopolitique et sociohistorique.

De même, si l’angle choisi privilégie la dimension nationale des enjeux mémoriels et fait de l’État-nation le cadre premier d’analyse, il ne faut pas oublier qu’existent d’autres scènes d’expression politique : il ne s’agit nullement de réduire l’espace d’expression politique à l’espace étudié, qui n’en constitue qu’une partie. Nous ne nous plaçons pas ainsi dans la perspective jacobine et unitaire du territoire, aujourd’hui largement ébréchée par la sectorisation des politiques publiques ou par les nombreux écheveaux de la multi-levelled governance mais plutôt dans la vision d’un espace public fragmenté dont la dimension nationale continue de représenter un échelon visible.

Lien territorial et « régime de territorialité »

Il est devenu commun d’étudier le rapport à l’histoire construit par les commémorations, le « régime de temporalité » des sociétés (Hartog, 1995). Il apparaît ainsi que les narrations nationales mettent surtout l’accent sur l’intégration du destin de la nation dans un « Grand Calendrier »[4] et que l’inscription collective dans une narration historique se décline a priori sur le mode temporel. Il nous semble cependant tout aussi fondamental de rattacher le sentiment d’appartenance collective à son ancrage géographique ; c’est pourquoi nous avons choisi d’insister sur le « régime de territorialité » que les commémorations instituent. Si nous privilégions cet angle d’attaque, c’est d’une part pour souligner l’importance du lien territorial en cette période de remise en question fréquente de la forme stato-nationale et de reconfiguration des systèmes géopolitiques (Badie, 1996), et d’autre part pour redonner à la mémoire sa dimension spatiale, souvent négligée. Il convient ici de se pencher brièvement sur les notions d’espace et de territoire, leurs possibles articulations et leur rapport à la mémoire pour mieux saisir la portée des concepts de « régime de territorialité » et de « lien territorial » sous-tendant cette étude.

Les études de Jean Gottmann (1973), ou encore de Paul Claval (1978) ont mis en évidence le lien étroit de l’espace avec le pouvoir et ont éclairé l’interdépendance des diverses formes d’État (en particulier Cité-État, État féodal, Empire ou État-nation) et des structures de domestication écologique et économique, de quadrillage administratif et frontalier du territoire, démontrant que la maîtrise de l’espace est au coeur des mécanismes d’institutionnalisation de l’État :

L’État moderne défend[rait] ainsi une certaine conception de l’espace et du temps, les nécessités de gestion, d’administration et de contrôle politique du territoire conduis[ant] à une vision ordonnée et géométrique où le monde se divise comme les pièces d’un puzzle […]. La représentation de l’espace [y] est celle d’un plan continu […] divisé par les frontières du maillage politico-administratif [et] tout individu est précisément situé dans l’espace. Il appartient à une entité et pas à une autre, repéré dans un espace clos, un polygone fermé par des frontières.

Bonnemaison et Cambrezy, 1991, p. 8.

La notion de territoire permet de traduire le passage de l’espace sauvage à sa maîtrise par la délimitation de frontières et la constitution d’entités politiques généralement reconnues intérieurement et extérieurement[5]. Nous partirons avec Marcus Heslinga de l’idée selon laquelle (traduction) « en général la “ nation ” renvoie à un regroupement d’individus associé à un territoire donné ». Si les concepts de nation et de nationalité ne se superposent ainsi pas nécessairement « ils ont en commun d’être clairement associés à un territoire […] aux frontières légitimes ou conceptuelles » (Heslinga, 1978, p. 16).

Le territoire n’est cependant pas une entité rigide aux frontières fixes mais plutôt le socle reconnu ou l’horizon imaginé sur lequel projettent les frontières réelles ou symboliques des collectivités, en l’occurrence des nations. La territorialisation signifie ainsi tout autant l’appropriation matérielle que l’appropriation symbolique du territoire par des acteurs sociaux, ce dernier devant par conséquent être envisagé comme principe politique et culturel d’appartenance, investi de valeurs affectives, spirituelles, voire sacrées ou existentielles : terrain dense et mouvant, le territoire et ses géosymboles sont les témoins d’une histoire, les porteurs d’une mémoire, et des supports identitaires[6]. Le régime de territorialité désigne le rapport entretenu par une communauté – se pensant ici comme nationale – à l’espace géographique de projection qu’elle s’est approprié matériellement et symboliquement et qu’elle a jalonné de marquages politiques, économiques et culturels. Il s’agira ainsi de faire une incursion au coeur des processus d’élaboration de ces représentations collectives par le biais de l’analyse des commémorations nationales, plus précisément du discours commémoratif national officiel. Envisagé comme moyen de délimitation du territoire, ce dernier participe non seulement de l’invention et de la réitération du lien de la communauté à son histoire, de l’institution d’une temporalité collective mais aussi d’une inscription dans l’espace.

1. Mise en place de la comparaison

Heuristique par le nécessaire déplacement du regard qu’elle implique, la méthode comparée enrichit l’analyse, constituant un puissant rempart à l’ethnocentrisme. Ainsi, de par l’interrogation immédiate qu’elle soulève non seulement sur le rapport présupposé de ladite « nation » au territoire qu’elle commémore mais aussi sur la délimitation du territoire – imaginé ou réel – qu’elle projette dans les commémorations, la confrontation des deux espaces choisis oblige à se départir des oeillères monographiques en posant d’emblée la question de la définition de la nation qui sous-tend ici et là l’expression commune de « commémoration nationale ». Sous une apparente uniformité du langage, l’expression est polysémique, ne serait ce qu’en raison de la diversité des objets auxquels elle renvoie : l’emploi commun de l’épithète « national » témoigne en fait de la volonté d’affirmation de projets politiques, historiques nationaux particuliers et exprime des régimes de territorialité spécifiques.

Afin de saisir la manière dont les instances énonciatrices du discours commémoratif officiel tentent d’apporter une réponse renouvelée à la question territoriale et de trouver une adéquation entre réalité, représentation et projet politique, il est possible de poser la question de départ suivante : quel espace commémore-t-on aujourd’hui ici et là quand on parle de « commémoration nationale », et plus précisément quelle représentation du rapport État-nation-territoire y donne-t-on ? Pour y répondre il est en premier lieu souhaitable d’exposer succinctement les caractéristiques de ce rapport en chaque lieu pour ensuite déceler les « ambiguïtés territoriales » propres à chaque cas et observer comment se niche au coeur du discours commémoratif la quête infinie du difficile ajustement entre représentation et réalité territoriale.

Régime de territorialité en Angleterre

En Angleterre, l’État – britannique – dépasse le territoire de la nation, englobant aussi le Pays de Galles, l’Irlande du Nord et l’Écosse. Si citoyenneté britannique il y a, la notion de « nationalité britannique » reste une abstraction politique et celle de « nationalité anglaise » une virtualité politico-culturelle. L’Angleterre demeure cependant sans conteste la nation dominante en Grande-Bretagne et conserve aujourd’hui son statut, acquis sous la dynastie Tudor, de centre de décision et de siège du pouvoir politique, religieux, économique et culturel. C’est pourquoi plutôt que de parler de nationalisme britannique ou anglais, nous aurons parfois recours au terme « anglo-britannique », ce dernier reflétant la prédominance de l’Angleterre au sein du discours officiel britannique. Si en France l’image du territoire national constitua, en particulier au XIXe siècle, un puissant ferment d’unification nationale, ce ne fut pas le cas en Angleterre. Ayant eu depuis de XVIe siècle maille à partir avec des fondations territoriales ambiguës, l’identité nationale semble s’y être construite plus sur le mode de la contre-définition offensive et défensive, reproduisant les images projetées par la construction territoriale du royaume.

Avec la Réforme et le divorce d’Henri VIII et de Catherine d’Aragon, l’Angleterre jusque-là insérée dans les réseaux diplomatiques mais aussi culturels et intellectuels européens rompt délibérément et artificiellement non seulement avec Rome mais aussi avec le reste de l’Europe catholique (Jones, 1998). Après l’Acte d’appel de 1533 et l’Acte de suprématie de 1534, l’histoire nationale est réécrite : l’Angleterre se voit dotée d’un destin unique au sein duquel le protestantisme, dans sa version anglicane, constitue la clef de voûte, devenant du même coup un pilier central du sentiment national anglais. Avec l’accession au trône d’Élizabeth Ire, la fierté isolationniste anglaise se renforce, consacrée par la défaite de l’invincible armada au large des côtes de l’insulaire Albion.

Prolongeant ce premier mouvement d’indépendance nationale, la guerre contre les puissances européennes, l’Espagne, l’Autriche et surtout la France, constituera le deuxième axe de construction identitaire et territorial anglais, en particulier au cours du long XVIIIe siècle s’étendant de l’Acte d’union de 1707 (qui verra l’entrée de l’Écosse dans l’alliance unissant l’Angleterre et le Pays de Galles depuis 1536) à la bataille de Waterloo en 1815. Les recherches de Linda Colley ont très bien mis en évidence le rôle de la guerre dans la formation des identités nationales anglaise et britannique (traduction) : « La Grande-Bretagne, est une invention forgée par la guerre […]. La guerre contre la France rassembla les Britanniques, qu’ils viennent du Pays de Galles, d’Écosse ou d’Angleterre, dans la confrontation avec un Autre hostile et les encouragea à se définir collectivement contre lui » (Colley, 1992, p. 5). La situation géographique de l’Angleterre ne fit qu’accentuer l’obsession craintive d’une invasion ennemie qui restera un leitmotiv de la narration nationale du règne d’Élizabeth Ire jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, au moins.

Masquant la réalité de frontières intérieures difficilement définissables, l’Acte d’union de 1707 est avant tout une union politique : inaugurant une période de renforcement du sentiment national britannique, il peut aussi être vu comme le renforcement de la domination anglaise sur les autres nations de la Grande-Bretagne et comme entérinement d’un processus de « colonialisme interne » (Hechter, 1975) que viendra compléter la formation du Royaume Uni par l’Acte d’union avec l’Irlande en 1800.

Avec l’expansion territoriale impériale du Royaume, à l’image de l’autre extérieur et ennemi comme contre-miroir identitaire, se surajoute celle de l’autre colonisé. En cette période d’essor de la cartographie, impulsé par la vaste entreprise de cartographie nationale (Ordonnance survey) entamée au moment des guerres napoléoniennes, l’image d’un Empire glorieux où le soleil ne se couche jamais est de plus en plus diffusée (Daniels, 1998). L’accord international de 1884, faisant de Greenwich le méridien zéro, sera aussi à la base d’une vaste production de planisphères ornées de frises exotiques, au centre desquelles trône une Grande-Bretagne maîtresse des terres teintées de rouge qui parsèment le globe. C’est ainsi par le biais d’un territoire extérieur dominé, mais largement étranger et fantasmé pour la majorité des Anglais, que se renforce le sentiment national.

Durant la première moitié du XXe siècle, et en particulier pendant l’entre-deux-guerres, la Grande-Bretagne se targue de sa « Splendide Isolation » pour qualifier son attitude sur l’échiquier politique international. Fière d’un empire exhibé aux yeux du monde à l’exposition universelle de Wembley de 1924, elle continuera de jouer la carte de l’autosuffisance quand éclatera la Deuxième Guerre mondiale et Churchill ne manquera pas de reprendre l’image de l’île isolée et forte, résistant envers et contre tout pour coaliser le pays contre l’ennemi nazi (Samuel, 1989, p. xxviii).

Le discours national est certes teinté de patriotisme triomphant mais aussi de doutes et d’incertitudes traduits par la longue « historiographie d’un déclin » (Bédarida, 1998) : dès 1850 Ledru-Rollin publiait en effet La décadence de l’Angleterre. Plus d’un siècle plus tard, « le fiasco de l’équipée de Suez en 1956 [inaugurait à nouveau] une longue crise d’identité nationale » et depuis la parution du Suicide d’une nation d’Arthur Koestler, il semble que « le mode de l’introspection [ait] tourné au sport national » (Bédarida, 1998, p. 10), que l’Angleterre souffre d’un mal bien particulier, l’Englanditis pour reprendre le néologisme de Peter Jay (Jay, 1978). En 1977, Isaac Kramnick posait brutalement la question, « Is Britain dying » ? Est-ce que l’Angleterre se meurt ?

Après la perte définitive de l’empire et la construction du Commonwealth, après les années Thatcher et les remous provoqués par la guerre des Malouines, et enfin après l’accession récente de Hong Kong à l’indépendance, la définition et le futur de la nation anglaise sont toujours des questions d’actualité. What’s wrong with England ? titrait un récent numéro du Spectator (The Spectator, 01/04/2000). À l’heure de la construction européenne, des débats sur le multiculturalisme et sur la dévolution, la « tension prémillénaire » est venue réinterroger avec force la définition des frontières nationales anglaises. Au coeur de ce processus d’autocritique, le passé tient une place primordiale. S’il apparaît comme miroir déformant, il se transforme aussi souvent en entité malléable où se déversent les fantasmes, se projettent les désirs et s’exorcisent peut-être les maux. Il nous reviendra ainsi plus bas d’observer comment le discours commémoratif tente de s’adapter aux mouvements territoriaux afin de combler les failles et les secousses du discours national.

La configuration québécoise

Au Québec comme en Angleterre, État, nation et territoire ne sont pas superposables et l’État fédéral canadien dépasse largement l’entité québécoise. Cependant, énorme différence, ici non seulement on se trouve dans une situation minoritaire, mais une partie importante de la population a un projet politique national. Pour appréhender le régime de territorialité propre au Québec, il convient de se pencher brièvement sur l’histoire de la province en déplaçant notre regard sur les enjeux territoriaux propres aux « collectivités neuves »[7] (Bouchard, 1999) au sein desquelles « l’appropriation culturelle du territoire » et plus particulièrement « l’établissement d’une relation symbolique avec le territoire » relèvent d’une problématique et d’une configuration particulières. Rappelons en premier lieu avec Jérôme Monnet que, à la différence des vieilles nations européennes, au Québec, comme partout dans le Nouveau Monde :

Le temps fut, au départ ce qui sembl[ait] manquer le plus aux pouvoirs qui dominaient […], l’absence de durée cré[ant] un déficit de légitimité, […] faute d’une inertie temporelle qui l’inscrirait dans l’ordre des choses, le pouvoir ici, c’est d’abord le verbe dans l’espace, le geste dans l’étendue, l’empreinte dans la matière.

Monnet, 1996, p. 12.

Ainsi partirons-nous de cette idée de surinvestissement nécessaire du territoire. L’apprivoiser et se l’approprier signifiait avant tout se définir soi-même, de sorte qu’au Québec :

La représentation imaginaire du territoire a joué un rôle prépondérant dans la culture et l’identité québécoises. Aux caractéristiques physiques considérées comme des traits spécifiques – immensité, richesse, saison froide – se sont ajoutées les victoires de l’humain sur la nature, […] à défaut de pouvoir célébrer son passé, la collectivité francophone aurait valorisé la conquête du territoire.

Mathieu et Lacoursière, 1991, p. 38.

La construction d’une mythologie comblant la rupture spatiale avec l’Ancien Monde et contrecarrant les chocs de la transplantation de l’imaginaire d’un bout à l’autre de l’Atlantique n’était pas sans obstacles. Luc Bureau a bien exposé la relation à la fois conflictuelle et existentielle des Québécois à leur territoire :

Au cours des deux siècles qui s’écoulent depuis la Conquête, le Québécois tente sans cesse de séduire ou d’épouser son territoire au point d’en paraître l’efflorescence ou la germination. « Avoir des racines », « prendre racine » […] et à l’inverse « se sentir déraciné » sont plus que des métaphores littéraires ; ils portent un sens strict rendant compte de la suprématie du lieu sur l’être : avant d’être quelqu’un on doit être quelque part. Lieu de ressourcement et d’enracinement, le territoire donne ainsi au Québécois l’illusion d’une existence concrète, d’une immersion dans le réel, au moment même où la réalité de l’histoire lui échappe.

Bureau, 1984, p. 160.

Inversement, l’on pourrait dire que la force même du projet collectif du Nouveau Monde résidait dans ce néant temporel, dans la conquête du vide, dans la volonté de cartographier ce hors-lieu pour faire de cette terre vierge d’imaginaire un monde nouveau, une utopie. Le rapport des Québécois à leur territoire ne peut donc être saisi sans le rappel de la transplantation fondatrice de la France à la Nouvelle-France, suivie de l’appropriation imaginaire de l’espace de différenciation puis de distanciation de cette « culture fondatrice » de celle de la mère-patrie. Il convient cependant de prendre en compte un deuxième paramètre venu se superposer sans la calquer à la représentation du territoire québécois par ses habitants, à savoir celui des frontières politiques réelles le définissant comme entité reconnue par l’État : faute d’émancipation politique, le Québec[8] a toujours dû jongler avec les structures de domination politique au sein desquelles il était inséré, et ce particulièrement après la Conquête de 1760. Ainsi faut-il rappeler la mouvance des frontières de la province depuis la Nouvelle-France et les différents actes ayant conduit à la délimitation du Québec actuel, soit tout d’abord en 1713 l’abandon par la France à l’Angleterre du bassin de la baie d’Hudson, de ses possessions terre-neuviennes et d’une grande partie de l’Acadie. En 1763 le Traité de Paris met fin à la Nouvelle-France et fait du Canada une colonie britannique ; l’ancien territoire de la Nouvelle-France longeant le Saint-Laurent reçoit le nom de « Province of Quebec ». En 1791 l’Acte constitutionnel vient diviser cette dernière en deux nouvelles provinces : le Haut (soit la partie sud de l’Ontario actuel) et le Bas-Canada (correspondant à la partie sud du Québec actuel), toute la partie située au sud des Grands-Lacs étant laissée aux nouveaux États-Unis d’Amérique. Réunis en 1840 le Haut et le Bas-Canada sont à nouveau distingués sous le règne de la reine Victoria qui sanctionne l’Acte d’Amérique du Nord britannique entrant en vigueur le 1er juillet 1867. Enfin, le Québec est amputé du Labrador en 1927.

Aujourd’hui fier de son fleurdelisé, le Québec possède sa propre Assemblée nationale depuis 1968 et est administrativement autonome depuis la Loi sur l’Assemblée nationale de 1982. Après deux référendums et l’échec des accords du lac Meech, certains militent encore pour son indépendance politique. Quel que soit le camp choisi, force est d’admettre que la province doit encore, en termes territoriaux, jongler avec une représentation territoriale nationale non reconnue par l’État fédéral auquel elle appartient et qui définit la nationalité de ses citoyens. Il s’agit plus qu’ailleurs, de faire coïncider les représentations du territoire national avec une réalité politique conflictuelle. Objet de lutte identitaire, la définition du lien territorial revêt donc au Québec une dimension bien particulière : ce n’est pas comme en Angleterre, la préservation et la défense de frontières nationales qui est en jeu mais la recherche d’un compromis aboutissant à leur reconnaissance si ce n’est à leur légitimation.

Il est évident que les mutations géopolitiques multiples de la province à majorité francophone se sont à chaque étape répercutées sur les représentations territoriales de sa collectivité : par le biais du discours commémoratif officiel nous en saisirons la teneur et éclairerons la mise en place d’une trame narrative commémorative visant à résoudre les conflits issus des incertitudes territoriales.

Choix des discours commémoratifs

On observe donc au Québec et en Angleterre deux modes de territorialité au sein desquels se dessinent des rapports de pouvoir certes distincts mais chacun sous-tendu par des lignes de conflit constitutives et constituantes. Construits dans la longue durée, les rapports des nations au territoire étant en outre, malgré la quête de frontières stables, tout sauf statiques, c’est à travers l’évolution des formes commémoratives que nous tenterons de saisir leurs mouvements. Devant l’immensité du champ offert par ces dernières, nous avons sélectionné deux trames narratives commémoratives emblématiques.

a) En Angleterre : la trame narrative de la Whig history

L’Angleterre présente une situation complexe puisque son panorama commémoratif peut être globalement caractérisé par deux traits distinctifs : d’une part une extrême densité, la présence quasi-obsessionnelle du passé dans toutes les sphères de la vie publique et privée : « le passé pousse autour de nous comme du lierre, constatait dans les années 1980 un spécialiste de l’histoire culturelle anglaise, [il y a] partout des signes de rétroïsme » (Hewison, 1987, p. 30) ; d’autre part l’absence de politique cohérente et claire de commémoration faisant écho à la longue inexistence de ministère de la Culture au sein du gouvernement britannique ou même de structures étatiques vouées directement à la définition du patrimoine national.

Si la situation a changé depuis la création récente, sous le gouvernement Blair, du Department for Media, Culture and Sport (DMCS), ce traditionnel désengagement direct de l’État des affaires culturelles a laissé des marques profondes sur la culture politique anglaise et sur les commémorations nationales. Leur fonctionnement actuel repose en effet encore essentiellement sur l’Arm length principle, hérité du XIXe siècle et basé sur la délégation de l’action culturelle par l’État à de multiples acteurs privés et publics (Hewison, 1978). Ainsi se trouve-t-on en Angleterre face à un paysage commémoratif non coordonné, avec d’un côté une kyrielle d’associations, de musées privés ou encore d’événements commémoratifs issus d’initiatives locales (tels les spectacles de recréation historique) et de l’autre, des commémorations officiellement nationales : défilés à l’occasion des mariages, couronnements ou deuils royaux, expositions universelles, célébrations ponctuelles d’événements historiques (comme la commémoration de la défaite de l’invincible armada en 1988), célébrations annuelles (en particulier Guy Fawkes Day fêté le 5 novembre) (Cressy, 1992), célébrations religieuses, qui expriment la trinité du pouvoir – anglicanisme, monarchie et institutions parlementaires – et participent toutes de la nébuleuse commémorative nationale, sans pour autant qu’aucune ne parvienne à cristalliser cette dernière. Devant la difficulté, voire l’impossibilité de sélectionner un événement commémoratif récurrent, saisissable dans la longue durée, il semble donc préférable de se situer à un niveau plus englobant : nous prendrons comme fil directeur le discours développé par le courant historiographique de la Whig history et nous chercherons à montrer comment ce dernier a considérablement façonné le discours commémoratif officiel anglais et continue de le sous-tendre malgré sa remise en question par de nombreux historiens. L’historiographie nationale, en particulier depuis le développement de l’histoire orale et du courant history from below, a largement déconstruit les anciennes narrations pour laisser place à des espaces et des voix minoritaires. Cependant ce n’est que très récemment que les commémorations officielles ont commencé à faire écho à cet aspect de la recherche universitaire.

b) Au Québec : panorama commémoratif et fête de la Saint-Jean-Baptiste

La province du Québec fait aussi figure d’exemple en matière de commémoration : il est impossible de se pencher sur son histoire sans aborder la question des rapports complexes de la collectivité avec le passé. La problématique mémorielle est un leitmotiv incontournable de l’historiographie nationale comme si l’arrimage au passé avait été à certaines périodes la condition sine qua non de la survie, ou plutôt de la « survivance », de la société et de la culture québécoises. L’abbé Lionel Groulx, historien des plus influents de sa génération, avait été jusqu’à faire de cette dévotion au passé la ligne de conduite de sa démarche historique (Groulx, 1924). Plus qu’un besoin, le recours à la mémoire et à l’histoire se présente au Québec comme une nécessité, une urgence nous plaçant – chercheur ou acteur social – entre deux extrêmes : d’un côté une tendance à l’amnésie collective, volonté d’oublier le passé pour vivre pleinement le présent, à laquelle répond de l’autre côté du spectre mémoriel une surabondance dont témoignent les innombrables études universitaires, les politiques gouvernementales de sauvegarde et de mise en valeur du patrimoine et le discours permanent des médias sur une identité en quête de racines, le tout chapeauté par la devise officielle de la province : « Je me souviens ».

Cette situation n’est pas récente et semble au contraire constitutive de l’identité québécoise depuis la Nouvelle-France : le 24 juillet 1534 Jacques Cartier fait planter une croix dans la Baie de Gaspé, pour signifier la présence française en territoire canadien et établir symboliquement un lien temporel et religieux entre l’ancien et le nouveau monde. C’est un premier acte commémoratif auquel fera suite une longue série de gestes qui jalonneront l’histoire de la province. Aujourd’hui le Québec est doté d’un important appareil commémoratif qui n’a rien à envier aux grandes nations. À l’échelon provincial, la CCNQ (Commission de la Capitale Nationale du Québec) créée en 1995, soutient et pilote les projets de commémoration et un premier projet de politique de commémoration a été entériné par son conseil d’administration en 1998 (CCNQ, 1998b).

Nous aurions ainsi pu choisir de nous pencher sur les actions relevant de la politique gouvernementale en matière de patrimoine. Il nous a semblé cependant plus fructueux de centrer notre analyse sur le discours des célébrations annuelles de la fête nationale de la Saint-Jean-Baptiste : terrain privilégié d’observation du discours national, en l’occurrence territorial, ses modes de célébration et les grandes étapes de son institutionnalisation sont un moyen de positionnement de la minorité francophone sur l’échiquier politique canadien. Le statut commémoratif de la Saint-Jean est révélateur de la situation d’un Québec qui, en « petite nation », célèbre à l’échelle de ses possibles.

L’ancienneté de ces célébrations, héritées des coutumes européennes, permet tout d’abord de saisir leur portée sur le long terme : fête rituelle de la communauté francophone dès la Nouvelle-France, elle devient fête patronale quand en 1834, Ludger Duvernay, rédacteur en chef du journal La Minerve, organise un banquet patriotique au cours duquel saint Jean-Baptiste est officieusement proclamé patron des Canadiens français, au détriment du patron officiel, saint Joseph. Ce n’est cependant qu’en 1908 que l’Église catholique reconnaît ce choix sous la papauté de Pie X. Enfin, c’est par un arrêté de mai 1977 qu’elle est officiellement décrétée Fête nationale du Québec, sur une proposition du Premier ministre René Lévesque. Nous reviendrons plus loin sur l’évolution de la fête au cours des XIXe et XXe siècles ; pour l’instant, soulignons simplement le lien indissociable unissant la fête et les deux institutions ayant tenu depuis 1842 les rênes liturgiques et idéologiques de sa célébration : l’Église et la SSJB (Société Saint-Jean-Baptiste)[9]. Il faudra attendre les années 1960 pour que la fête dégage lentement de la tutelle ecclésiastique et se sécularise. Le MNQ (Mouvement national des Québécoises et Québécois), organisation politique militant pour l’indépendance du Québec, regroupe aujourd’hui les multiples SSJB réparties sur le territoire du Québec. Il est depuis 1984 le maître d’oeuvre de la Fête nationale, ce mandat lui ayant été confié par le gouvernement du Québec, qui en subventionne les manifestations par le biais d’un programme d’assistance financière.

Après ce bref tour d’horizon, il s’agit à présent de reprendre notre hypothèse de départ et de mettre directement au jour le processus par lequel, ici et là, espace et territoire, nation et commémoration s’imbriquent et se renforcent.

2. Commémoration et territorialité en Angleterre

La réforme, moment fondateur du discours commémoratif et territorial anglais

Pour cerner le régime territorial sous-tendant la narration whig de l’histoire, un retour rapide sur les premiers moments de la Réforme anglicane s’impose : c’est alors que fut mis en oeuvre un vaste travail de réécriture de l’histoire de l’Angleterre venant durablement modifier la version officielle de ses heures passées et la représentation de sa position sur la scène internationale. Si le rôle et la personnalité du roi Henri VIII furent d’une importance majeure, il faut aussi souligner la place de ses conseillers et chroniqueurs, véritables scribes de la refondation du récit de cette nation et de son peuple « élu de Dieu ». En 1530, avant même la proclamation de l’Acte de suprématie, Sir Richard Moryson tente de persuader le roi d’adopter « un triomphe annuel […] tenant lieu de mémorial perpétuel consacré à la bonne fortune du peuple anglais délivré de l’asservissement à la papauté » (Cressy, 1996), et cela afin d’inscrire immédiatement dans la mémoire nationale l’événement fondant la nouvelle situation de l’Angleterre sur l’échiquier européen. C’est sous le règne de la reine vierge que s’est réellement consolidé le mythe providentiel de la nation anglaise, largement renforcé par des ouvrages voués à l’exaltation et la glorification de la monarchie, de la réforme et du nouvel État-nation[10]. Deux événements venant parfaitement s’insérer dans la téléologie anglicane le scellent : la victoire contre l’invincible armada espagnole en 1588 et la découverte, le 5 novembre 1605, du complot monté par un présumé Guy Fawkes et ses acolytes, visant à faire exploser le parlement et à rétablir le pouvoir catholique. Les deux événements, emblématiques de la résistance de l’Angleterre contre l’ennemi catholique, constitueront chacun une date importante du calendrier commémoratif national pour les siècles à venir. Sont ainsi déjà présents sous la plume des serviteurs du pouvoir tudorien certains des axes narratifs de la future Whig history, essentiels pour saisir le lien établi ultérieurement entre glorification nationale et vision territoriale. Relevons à ce stade les leitmotivs que nous retrouverons bientôt : la libération du joug papal et plus largement l’idée d’indépendance face à l’espace européen catholique ; la nécessaire protection du territoire insulaire face à la menace extérieure (on décèle immédiatement l’ambiguïté d’une position refoulant les querelles intestines) ; et enfin la prédominance annoncée de l’Angleterre sur l’espace mondial.

Expansions territoriales

C’est au XIXe siècle, en pleine apogée impériale, que des historiens comme Maitland ou Macaulay développent la Whig history. Culminant sous le règne de Victoria, solennellement proclamée Impératrice des Indes en 1877, elle reste dominante jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale[11]. Aujourd’hui largement déboutée par les historiens ayant prolongé les travaux pionniers d’Herbert Butterfield (1931), elle influence encore fortement le discours commémoratif officiel et les institutions commémoratives. Aussi dégagerons-nous rapidement la perspective territoriale nationale construite par la Whig history et ses répercussions sur le paysage commémoratif anglais.

Si lors de la Réforme, l’argument divin vient légitimer la domination de l’Angleterre, ce sera, après l’aboutissement de la Glorious Revolution et de la déclaration du Bill of Rights en 1688, la Constitution non écrite, sacralisée et érigée en emblème national suprême qui servira de justification première de ses ambitions impérialistes. Cependant outre l’appui sur la religion protestante et la constitution, il est important de souligner une autre caractéristique majeure du récit whig : sa dimension historiciste et téléologique. Procédant par intégration progressive du passé à un présent constituant toujours le pic mais non l’aboutissement de l’avancée de la nation, elle laisse ainsi ouvert l’espace des possibles. De fait, plus que le passé, c’est l’enchaînement des événements ayant mené au présent qui est commémoré. Contrairement au modèle commémoratif français axé sur la mémoire de la Révolution française, ce n’est pas la rupture du moment fondateur mais la continuité, le déroulement progressif du temps tout entier dirigé vers un horizon de progrès qui est loué. À travers les cérémonies royales (Cannadine, 1983), piliers commémoratifs essentiels, c’est le rayonnement présent des institutions monarchiques qui est célébré, aboutissement vivant d’un passé glorieux mais tamisé.

Pour résoudre les ambiguïtés et conflits territoriaux issus des modes de domination répressifs des terres du royaume et de l’Empire, la Whig history base le discours de commémoration nationale sur une oblitération de l’espace au profit d’une surenchère temporelle orientée vers la célébration du présent. La narration intègre, sans y insister, les actes d’union successifs ayant mené à la création du Royaume Uni et minore sans vergogne les massacres et la violence perpétrés à cette fin en Irlande (sous Cromwell par exemple) et en Écosse (après l’accession au trône de Guillaume d’Orange) et qui ne seront guère commémorés sauf aux marges du royaume, dans les régions directement concernées.

Cette histoire apologétique du passé national ne projetant ni point final, ni cloisonnement des frontières mais laissant au contraire ouvert l’horizon des conquêtes, permit par la suite d’insérer logiquement l’appétit impérialiste britannique. Aussi, les expositions universelles du XIXe siècle axées sur la célébration du progrès technologique et sur l’exhibition temporaire de morceaux d’empire, commémoraient-elles l’histoire nationale impériale tout en la légitimant et en intégrant superficiellement mais durablement les frontières lointaines de l’empire à l’imaginaire national.

Au sein de ce modèle, une place particulière est accordée à Londres qui, contrairement aux autres parcelles du territoire, est bien identifiée comme centre de pouvoir et de domination, assise dans son rôle de triple capitale d’Angleterre, de Grande-Bretagne et d’Empire. À propos de l’Histoire de Macaulay, Jacques Vernon commente (traduction) :

Tous les chemins dans l’Histoire menaient à Londres. Le voyage triomphal de Guillaume de Torbay jusqu’aux centres de pouvoir londoniens mis en miroir avec la fuite de Jacques du centre vers la périphérie. Londres nous rassure-t-on, était le « bastion du protestantisme et du whighism » […], le centre de « l’esprit public » […][12].

Vernon, 1996, p. 221.

D’une façon générale donc, la vision territoriale nationale officielle anglaise semble longtemps avoir reposé sur les zones obscures des conflits avec le Pays de Galles, l’Écosse et l’Irlande et des exactions impériales. Nous pourrions même avancer que le régime de spatialité national anglais et sa célébration se sont construits sur le double mode de l’illusion et de l’image en négatif, l’image de territoires autres, plus ou moins éloignés des frontières nationales. Or, non seulement dominés mais aussi, et c’est là que loge l’illusion, inconnus et étrange(r)s, ces derniers ont servi de fondement à la définition des frontières d’un territoire du soi et du familier – géographique mais aussi identitaire – au bout du compte, tout aussi flou. Géographiquement confortée par la situation insulaire, l’Angleterre s’est en effet largement définie par son isolationnisme, par le rejet du continent européen et plus particulièrement d’une France incarnant tout d’abord l’hérésie catholique puis la fureur révolutionnaire.

Outre la remémoration d’événements extrêmement sélectifs, la Whig history a aussi façonné la structure institutionnelle du paysage commémoratif anglais et les rapports particuliers entre l’État et le domaine de la culture longtemps regardé avec méfiance et relégué hors des sphères directes de l’action gouvernementale. Les commémorations officielles ne recherchant ni excès, ni effusion extrême font plutôt preuve de modération pour ne pas éveiller d’anciens conflits occultés par une mémoire officielle unificatrice et pacificatrice. Plus que l’esprit de la fête, elles visent certes la légitimation par la liesse populaire mais une liesse contrôlée et sans risque de polémique. En outre ces commémorations ont longtemps été laissées à l’Église ou à des associations privées.

Reconfigurations contemporaines

Les années Thatcher et en particulier la guerre des Malouines ayant définitivement sonné le glas d’un patriotisme depuis longtemps mis à mal, l’Angleterre semble actuellement dans un état d’incertitude dont témoignent de nombreux ouvrages des deux dernières décennies scrutant l’état de la société anglaise ou britannique, lui cherchant des frontières et des définitions (Jones, 1998 ; Grant and Stringer, 1995 ; Samuel, 1989, 1994 ; Schama, 2000). Le territoire de l’Angleterre de la fin du XXe siècle s’est fissuré, portant les marques de la démographie post-impériale, de la perte de valeur des piliers identitaires protestants et monarchiques, des revendications régionales et des pressions européennes, le tout sur fond de mondialisation. Les anciennes représentations territoriales ne fonctionnent plus et l’image du monde organisé à partir de Londres n’est plus opératoire. Les doutes sur le présent entraînant un travail réflexif sur l’histoire nationale, ces remises en question affectent sans surprise les discours commémoratifs. Qu’on le saisisse avec nostalgie ou rigueur critique, le passé fait figure de tremplin permettant de mieux saisir les enjeux actuels mais apparaît surtout comme territoire que l’on cherche à se réapproprier[13].

Au palier gouvernemental, la création en 1993 sous le gouvernement Major du Department of National Heritage refondé en DMCS à l’arrivée de l’équipe travailliste de Blair, est le signe principal du regain d’intérêt que les pouvoirs publics accordent à l’action patrimoniale et d’une façon plus générale à la culture : le gouvernement exprime et affirme de la sorte sa présence dans le champ mémoriel national. Ni État-providence, ni monstre froid, ni instrument du laissez-faire, l’État version New labour se présente comme l’adjuvant de l’accès du plus grand nombre à la culture et au patrimoine (Smith et Jacobs, 1997).

Les actions récentes dans le domaine de la gestion du patrimoine doivent avant tout être comprises comme signe d’un malaise général des rapports de la société anglaise au territoire national. Ainsi, à l’échelon institutionnel, la restructuration du financement chaotique de la culture fait écho aux reconfigurations spatio-nationales et l’on peut relever en particulier la délégation de pouvoirs aux régions (parallèle au processus général de dévolution) ainsi qu’une meilleure articulation entre les gouvernements centraux et locaux (Blair, 1997 ; DMCS, 1998).

Parmi les actions récentes, les célébrations-commémorations du Millennium 2000 nous ont paru particulièrement significatives dès lors qu’on les appréhende comme terrain d’analyse des mutations contemporaines du régime de territorialité anglo-britannique, comme réponse du gouvernement aux incertitudes actuelles sur la délimitation des frontières nationales et comme recherche d’une solution par le recours au discours commémoratif. Bien que censées célébrer l’entrée dans le siècle nouveau, ces festivités peuvent être interprétées comme une gigantesque commémoration du passé national et par conséquent, au vu des analyses précédentes, comme une célébration d’un présent à revivifier. Il s’agit ici d’extraire la vision territoriale d’ensemble qu’elles projettent. Si nous leur accordons ce caractère exemplaire, c’est aussi en raison de l’ampleur étonnante que les célébrations de l’an 2000 ont pris en Angleterre, de la précocité de leur apparition comme projet national sur la scène publique et politique[14], de l’ampleur de leur budget (celui de l’attraction principale, le Millennium Dome, s’élève par exemple à 400 millions de livres sterling), mais aussi et surtout de la mobilisation des acteurs qu’elles ont suscitée : institutions et personnalités politiques, religieuses et monarchiques, mondes des affaires et de la publicité, réseaux associatifs et musées s’y virent tous impliqués pour attirer l’attention du public, largement aidés et relayés par la presse. Malgré cette diversité des acteurs, le gouvernement, par le biais du DMCS et de la Millennium Commission, a toujours gardé un oeil vigilant sur le déroulement et surtout sur le contenu des projets sélectionnés.

Si l’on jette un regard rétrospectif sur ces célébrations-commémorations, apparaît tout d’abord une claire volonté de réviser la représentation traditionnelle des rapports de pouvoir spatiaux hérités de la Whig history, sans toutefois faire tabula rasa de l’héritage. C’est une fois de plus dans une logique de continuité et non de rupture qu’est pensé ce renouveau. Il s’agit de redéfinir les articulations territoriales nationales : tout d’abord, le Millennium s’afficha britannique et non anglais et les brochures diffusées par la Millennium Commission englobaient tout le territoire de la Grande-Bretagne. Se dessinait de même en page d’accueil du site Internet de la Millennium Commission, une carte de la Grande-Bretagne que l’internaute pouvait explorer région par région.

Le millennium se voulut ensuite multiculturel : le gouvernement lança de nombreux appels aux minorités ethniques, comme en témoigne le communiqué de presse diffusé sur le site de la Millennium Commission le 26 juillet 1999 : « Millennium Commission seeks projects which reflect the aspirations and achievements of the black community »[15].

Le millennium se voulut enfin par-dessus tout oecuménique, preuve en est la vive polémique qui divisa les organisateurs quand se posa la délicate question de la représentation religieuse et de la référence chrétienne : le Dome, attraction principale qui devait au départ se mouler sur le schéma d’une croix, pris finalement la forme neutre d’une structure métallique hémisphérique, recouverte d’une immense toile blanche. Cependant, au-delà du consensus religieux, les têtes pensantes du millennium recherchaient le consensus général, la réunion des citoyens sur un espace commun gommant, le temps de la célébration, les fractures multiples du territoire, comme si la volonté commune de partager cet instant pouvait venir transcender l’espace national tout comme jadis les allégeances politico-religieuses. Une étude plus poussée devrait être consacrée au contenu du Dome, ouvert pour toute l’année 2000. Soulignons simplement ici que les thèmes choisis pour les « zones » qui le composent reflétaient presque caricaturalement cette tentative d’élargir le territoire national tout en cherchant à le préserver : sur les 14 zones du Dome, 11 étaient consacrées à des thèmes universalisants et non localisés comme « le corps », « l’esprit », « la foi », « le travail », « le jeu » ou encore « le voyage ». À l’opposé du spectre spatial, les 3 zones restantes étaient uniquement vouées à la célébration de la « nation britannique », sous le titre de « Living Island », « Shared ground » en enfin « Self Portrait » que la brochure présentait comme (traduction) « une célébration de notre pays, de notre peuple, de nos modes de vie et de nos goûts, tous choisis par notre peuple. Voyez les mille visages de la nation et peut-être même le vôtre, dans ce portrait national géant » (nmec, 2000, p. 28). Il s’agissait donc d’inviter le visiteur britannique à se reconnaître et à se fondre dans cette mosaïque nationale. Ce discours métonymique, cherchant à assimiler la partie au tout, fut aussi utilisé pour l’attraction la plus sollicitée, la « Body zone » : corps géant à explorer organe par organe, elle permettait à chacun d’effectuer un double mouvement de retour au plus intime de l’être humain et de fusion symbolique dans un corps unique partagé avec les autres membres de la communauté.

Il est facile de lire derrière ces discours d’un symbolisme parfois simpliste, la présence à peine voilée des vieilles articulations de pouvoirs territoriaux. Si les activités ont couvert tout le territoire britannique, Londres est restée sans conteste la ville-phare des attractions, monopolisant quasiment toute l’attention médiatique, du début de la préparation des projets à leur aboutissement. De même, malgré les appels à la participation de tous, à la non-distinction des individus, des religions ou des cultures dans la célébration, c’est la reine qui fut chargée d’inaugurer officiellement le Dome. Outre l’énorme investissement consacré à la réalisation de ce dernier, mentionnons aussi que les institutions nationales les plus emblématiques comme le British Museum, l’Imperial War Museum ou encore la Tate Gallery, bénéficièrent des budgets les plus importants pour redorer leur blason à l’occasion de leur entrée dans le nouveau millénaire. Enfin, si le lourd passé impérial semble avoir été oublié, le lieu d’érection du Dome ne pouvait être plus éloquent. Avant d’être le lieu du Dome, Greenwich est en effet celui de l’ancienne école navale royale, du National Maritime Museum et l’emplacement actuel du navire du colonel Nelson… la mémoire de l’Empire n’est pas loin. Mais le choix de Greenwich permettait aussi de remettre judicieusement le méridien zéro sous les projecteurs, comme pour redire avec fierté aux yeux du monde que c’est en Angleterre que se prendra encore pour longtemps la mesure du temps universel.

3. Le Québec : la territorialité imaginée

La Saint-Jean-Baptiste, de la mémoire française au Canada français

Dans le cas du Québec, il apparaît clairement qu’au sein de l’éventail de stratégies d’appropriation et de domestication réelle et symbolique du territoire se logea très tôt, au-delà de la mainmise institutionnelle de l’administration royale, l’amarrage aux croyances religieuses et la perpétuation puis le renouvellement de rites venus d’Europe. Dès la Nouvelle-France, la fête de la Saint-Jean-Baptiste célébrée par des feux de joie et des coups de canon figure parmi les multiples expressions de l’allégeance à la France catholique. Fête commémorative, elle peut aussi être interprétée comme remède aux ambiguïtés fondatrices, aux avatars du présent et aux embûches du territoire, comme justification de la raison d’être de ce morceau de terre jadis « heurté accidentellement » par Jacques Cartier qui, comme Christophe Colomb, avait cru poser le pied aux Indes. Car comment expliquer autrement que par la volonté divine le droit de s’établir sur ces terres déjà peuplées par les Amérindiens qui, forts de leur mythologie, en étaient les véritables autochtones – étymologiquement auto-chtonos : nés de la terre –, comment (re)naître sur cette terre expropriée et y poser la première pierre ? En place et lieu de pierre fondatrice, Jacques Cartier avait planté en 1534 une première croix au nom de la couronne de France pour signifier l’appropriation de cet espace. Plus de soixante-dix ans après ce geste symbolique, à l’heure de la fondation de Québec par Samuel de Champlain en 1608, la religion reste une des assises de l’enracinement territorial des Canadiens français. En célébrant annuellement la fête de la Saint-Jean-Baptiste, ces derniers revivifiaient et réitéraient cycliquement les liens vivants de la communauté imaginée : par l’embrasement de bûchers le long du Saint-Laurent, ils allumaient les frontières symboliques de leur territoire tout en affirmant leur appartenance à ce dernier.

Ainsi, ce n’est progressivement plus le lien avec la France qui est signifié mais la présence vivante de la communauté canadienne-française, à mesure qu’elle se voyait minorisée par le pouvoir anglais et que surgissaient d’autres obstacles au récit des origines auxquels il fallait apporter des réponses : la cession de 1763 tout d’abord, puis la Révolution française. Non seulement l’allégeance à la France s’était vue blessée par l’abandon aux Anglais, mais les événements de 1789 venaient sectionner le lien religieux entre les deux terres, projeter l’idéal de la nation-mère dans un âge d’or révolu et la référence originelle dans les abîmes de la mémoire. De façon plus urgente encore, il s’agissait de préserver les frontières d’un territoire désormais dominé et laissé à lui-même.

Saint populaire associé au renouveau de l’été, saint Jean-Baptiste vint supplanter peu à peu saint Joseph dans son statut de saint patron des Canadiens français. Ce choix permettait entre autres d’apporter des réponses à leurs incertitudes, en particulier après la défaite des patriotes de 1837. Si entre 1834 et 1837, le 24 juin avait brièvement revêtu, sous l’égide de Ludger Duvernay, rédacteur en chef du journal francophone La Minerve, les allures des banquets champêtres révolutionnaires français, désormais l’Église catholique s’impose comme maître d’oeuvre de la célébration. Elle entame une vaste entreprise de récupération idéologique de la figure de saint Jean-Baptiste, père spirituel des Canadiens français investis d’une mission rédemptrice à accomplir loin des terres corrompues de l’Europe, dans cet esprit de pitié rédemptrice, caractéristique du saint commémoré. La rhétorique ultramontaine démontre la filiation directe et naturelle entre le personnage biblique de saint Jean-Baptiste et les Canadiens français. Paul de Malijay, zouave pontifical canadien, publie par exemple en 1874 son éloquent Saint-Jean-Baptiste, l’Évangile et le Canada : Souvenir de la fête nationale du 24 juin 1874 ». Rappelant la mission évangélisatrice du saint, il fait du Canada « le Jourdain de sauvages », la nouvelle terre promise et clame :

Nous sommes réellement une Nation ; notre sol est véritablement une Patrie, […] nous sommes des Missionnaires et des Héritiers […] nous sommes Catholiques et Français […] la France a traité le Canada en marâtre. Mais le père souverain […] veillait sur le Canada. En permettant cette séparation il l’a sauvegardé des grandes calamités qui ont tant accablé […] la France […] Oh ! Que cette mémoire substantielle peut se montrer féconde !

Malijay, 1874, p. 23.

Ainsi se trouvait justifiée l’acceptation de l’obédience politique aux institutions de la couronne britannique protestante, la Saint-Jean-Baptiste devenant alors pour des décennies le lieu de commémoration d’une figure et d’une religion soumises et de réitération des frontières d’un territoire certes commun mais dominé. L’horizon de cette nouvelle Jérusalem était désormais celui de l’attente de la Rédemption prochaine dans la piété, le silence et le souvenir, qui verrait la victoire de l’ordre universel chrétien transcendant l’ordre des nations terrestres. Ce n’est plus tant l’espace réel que célèbre l’Église, ce n’est pas tant la revendication d’une légitimation nationale et territoriale qui s’exprime, mais au-delà de la mémoire de l’héritage européen, l’allégeance à un espace catholique universel. Faute de légitimation territoriale, le discours oblitère alors la question des frontières nationales pour mettre l’accent sur la dimension temporelle de la commémoration, sur la célébration du présent par le souvenir du passé. Jusque dans les années 1960, les thèmes des défilés sont l’expression directe de ces orientations idéologiques : « Ce que l’Amérique doit à la race française » (1924) ; « Visions du passé » (1925) ; « Je me souviens » (1930) ; « Le Canada est resté fidèle » (1939) ; « Notre héritage culturel » (1952). Quand l’espace est fêté, ce n’est pas comme territoire géopolitique mais comme lieu de vie, d’habitation, de survivance. De la même façon, ce ne sont pas ses dimensions politique et nationale qui sont mises de l’avant mais ses beautés naturelles, sa richesse féconde, les marques que le labeur de l’homme y a laissées, à travers des thèmes comme « Glorification du sol » (1932) ; « Le Saint-Laurent et les Grands-Lacs » (1935) ou encore « Leçons d’énergie » (1940).

Un terrain de contestations

Cependant, les formes de la célébration ne sont pas sans susciter contestations et agacements au sein des rangs intellectuels et l’on voit émerger dès le début du XXe siècle des pamphlets en dénonçant les lignes directrices. Olivar Asselin, président de la branche montréalaise de la SSJB, déclare alors dans une interview au journal L’Action :

Les cérémonies religieuses que nous mêlons à la Saint-Jean, ont pour but de marquer le caractère catholique que les événements ont donné chez nous à la langue, à la pensée, à l’action française […]. Ce que je vis[e] c’est l’ineptie de la plupart de nos cortèges historiques. […] L’affaiblissement de la conscience nationale […] a coïncidé avec la période des cortèges et des pétarades. […] l’agneau [est] devenu chez nous, bien moins qu’un symbole religieux, l’emblème de la soumission passive et stupide à toutes les tyrannies […].

Asselin, 1923, p. 80-81.

Il faudra néanmoins attendre la deuxième moitié du XXe siècle pour que change le discours de la célébration et l’on peut noter à partir des années 1950 un recentrage, non sur l’héritage de la province, mais sur la présence vivante de la communauté canadienne-française au Canada et dans le monde avec des thèmes tels que « Le Canada français dans le monde » (1951) ; « Le visage du Canada français » (1956) ; « Champlain, père de la Nouvelle-France et Québec, capitale du Canada français » (1958) ; « La présence canadienne-française » (1960) ; « L’épanouissement du Canada français » (1962) ; « La joie de vivre au Canada français » (1963) ; « Le Canada français, réalité vivante » (1964) ; « Montréal, ville dynamique » (1965) ; « La présence canadienne française dans le monde » (1966) ; « La vocation internationale de Québec » (1967) ; « Québec, mon amour » (1969). Notons parallèlement le passage de l’usage de Canada français et Canadien français à celui de Québec et Québécois, la province cherchant alors à affirmer sa position en tant que nation distincte au sein de la fédération canadienne.

C’est véritablement au cours des années 1960, avec la montée du discours nationaliste, que sont renouvelés les formes et le sens de la fête et qu’est démystifiée la figure du saint patron. Dans Nègres blancs d’Amérique Pierre Vallières lance un appel à la société québécoise, comme si la réalisation du projet politique indépendantiste et la revendication de frontières autonomes passaient par la mise à bas du discours commémoratif traditionnel :

Tuons saint Jean-Baptiste ! Brûlons le carton-pâte des traditions avec lequel on a voulu mythifier notre esclavage. Apprenons l’orgueil d’être libres. Affirmons fortement notre indépendance. Et écrasons de notre liberté robuste le paternalisme compatissant ou méprisant des politiciens, des papas-patrons et des prédicateurs de défaite et de soumission.

Vallières, 1968, p. 58.

En 1967, année de l’exposition universelle de Montréal, à caractère fortement canadien, De Gaulle, dans la lignée de sa politique d’indépendance nationale contre l’impérialisme américain, lance, un an après le discours de Pnom Penh, son fameux « Vive le Québec libre ! » qui trouve un écho retentissant chez les Québécois aspirant à l’indépendance nationale. René Lévesque fonde le Mouvement-Souveraineté-Association. Le 24 juin 1968, à la veille des élections fédérales, le candidat libéral Pierre Trudeau assiste du haut de son estrade au défilé : c’est l’émeute. Les affrontements se multiplient au cours de l’année 1969. En juin, lors de la parade montréalaise, saint Jean apparaît sous un nouveau visage, ce n’est plus un enfant de chair qui défile mais une colossale statue de l’ascète adulte : le char est renversé par la foule, la statue décapitée. Il faudra attendre dix ans pour que commence à se réinstaller, sans troubles, la tradition du défilé. La fête traverse une période creuse pour peu à peu renaître de ses cendres, sous forme de manifestations locales, de fêtes de villages ou de quartier et d’événements culturels, musicaux et patrimoniaux au sein desquels la défense de la langue française et de la culture québécoise restent les thèmes mobilisateurs. Il s’agit de renouer avec le passé et l’histoire mais aussi de reconstruire et remobiliser parcelle après parcelle le territoire national, de ressouder les communautés locales (Chicoineet al., 1982) avant de passer à l’étape suivante qui verra en 1977 l’institutionnalisation du 24 juin en « Fête nationale du Québec ». De par sa dénomination même, le caractère religieux est officiellement effacé au profit de la teneur politique de la célébration. C’est bien la nation comme espace politique qui est commémorée et célébrée par les souverainistes : une nation désormais en quête d’État, de frontières légitimes. En 1978 est organisée à Québec la fête du « Retour aux sources » qui, comme l’explique la brochure commémorative intitulée « Je me souviens », « donnait aux francophones de toute l’Amérique du Nord l’occasion de se retrouver dans la ville mère, dans la capitale de l’Amérique française » (Paulette, 1980) : nous sommes en plein dans ce processus « de (ré)invention de la tradition » tel que théorisé par Hobsbawm et Ranger (1983).

Cependant, après la défaite du premier référendum et les tergiversations constitutionnelles qui marquent la politique intérieure canadienne du début des années 1980, la fête nationale a du mal à garder son rôle fédérateur et mobilisateur : ses organisateurs semblent confrontés au vide de la page blanche. Ce n’est qu’en 1990, après l’échec des accords du lac Meech, que le réinvestissement des symboles et leur réactivation sémantique se font réellement sentir et donnent à la fête nationale du Québec sa dynamique et son visage contemporains : les célébrations du 24 juin ont évidemment toujours pour axe central la défense ou la représentation de l’identité québécoise mais cette dernière évolue et la fête reflète ces changements. Soulignons en particulier la volonté de légitimer les frontières nationales de la province, mais surtout d’ouvrir et d’élargir ces dernières, comme si pour penser politiquement l’espace québécois et commémorer ce dernier, le recours à d’autres formes de spatialisation, à d’autres échelles infranationales et supranationales était désormais nécessaire. Ainsi, le 24 juin 1990, deux jours après l’échec des accords du lac Meech, on estime à 200 000 le nombre de Québécois qui se réunirent dans les rues de Montréal pour participer aux célébrations de la Saint-Jean et assister au défilé (Kröller, 1997). Un char se distingue aisément dans la parade : 24 jeunes saint Jean-Baptiste tirent un énorme mouton à tête noire. Des côtes du gigantesque animal émergent des jeunes gens représentant les minorités ethniques de la ville. Ils distribuent des fleurs de lys cartonnées à la foule. Le public et la presse ne manquèrent pas de remarquer ce symbole ambulant : pour la presse francophone et souverainiste ce mouton noir représentait l’affirmation d’une certaine fierté québécoise, le refus de s’assimiler au reste du « troupeau canadien ». L’intégration de représentants des jeunes d’origines diverses était aussi la preuve de l’adaptation de la société aux changements démographiques : la dynamique multiculturelle venait s’intégrer à la métaphore nationale.

Cependant ce « mouton de Troie » (Kröller, 1997) fut aussi perçu non pas comme l’achèvement du projet multiculturaliste mais au contraire comme l’expression du paradoxe le plus insurmontable du projet québécois ou la difficile création d’un projet national véritablement civique et non ethnique, c’est-à-dire un projet dans lequel tout habitant du territoire du Québec, anglophone, francophone ou allophone pourrait se reconnaître. Ce char aurait donc été la représentation du projet souverainiste perverti de l’intérieur par les minorités ethniques. Enfin, aux yeux des fédéralistes, la symbolique fut celle du caractère subversif du Québec comme bête noire venant menacer la fédération (The Gazette, 26/06/1990).

Au-delà des polémiques qu’il génère, le discours des fêtes nationales – toujours gérées par les Sociétés Saint-Jean-Baptiste par l’entremise du MNQ – se construit désormais d’une part sur la revendication d’un héritage francophone et d’autre part sur l’intégration des minorités culturelles à l’espace national, tout en restant sous-tendu par l’affirmation de la distinction par rapport au reste du Canada anglophone. Le mouton et le saint tendent à disparaître, remplacés par des symboles plus unificateurs comme la fleur de lys, instituée emblème national en 1948 par l’adoption du fleurdelisé comme drapeau national québécois, lui-même consacré par la récente commémoration de son cinquantenaire en 1998. La vieille symbolique sensualiste de la nation-corps est aussi récupérée. C’est l’image d’un corps-territoire serein que l’on veut représenter, ni homme, ni femme dans une sorte d’androgynie utopique qui harmoniserait dans l’union les mille visages de la société québécoise actuelle mais intégrerait aussi pacifiquement les revendications des groupes féministes et homosexuels[16].

En outre, le discours national est soit transcendé, soit renforcé par les nouvelles solidarités qui se tissent à l’occasion de la Saint-Jean. Ainsi, d’autres minorités francophones du continent nord-américain comme les Manitobains ou les Acadiens ont récemment exprimé leur voeu de rejoindre officiellement les Québécois dans la célébration du 24 juin. Le débat change donc d’échelle : il ne s’agit plus de se représenter comme Québécois face au reste du Canada mais comme francophones sur l’espace nord-américain.

À l’échelle supérieure enfin, les influences de la rhétorique mondialiste se font aussi sentir et l’ouverture du regard ne se fait pas seulement sur les autres intérieurs mais aussi sur l’international et la fête nationale du Québec véhicule la volonté de s’affirmer non plus essentiellement par rapport aux anglophones canadiens mais aussi de trouver une place sur la scène internationale, de se relier à des réseaux internationaux. Comme dernier exemple de moyen d’affirmation culturelle, nous donnerons celui du lien avec le patrimoine mondial. La ville de Québec fait en effet partie depuis 1985 des villes classées par l’UNESCO. On perçoit ici clairement comment, par le biais de la légitimation émanant d’une instance non gouvernementale et universalisante, Québec a pu non seulement réaffirmer son statut de vieille capitale, de coeur historique du Québec et du Canada mais aussi réaffirmer une primauté historique sur le plan national par rapport à Montréal et à Ottawa. De plus en plus, la politique de commémoration et de célébration nationale du gouvernement québécois cherche à jouer la carte de « Québec, capitale nationale, capitale historique ». Faute d’accéder à la souveraineté politique, c’est sur le mode symbolique et mémoriel que passe la reconnaissance légitime du Québec comme entité culturelle et linguistique distincte : le statut de « joyau du patrimoine mondial » ne lui donne certes pas les pleins pouvoirs politique d’Ottawa ni la puissance économique de Montréal, mais elle la conforte dans son rôle de capitale politique et lui confère toute la force symbolique d’une ville devenue elle-même lieu de mémoire (CCNQ, 1997).

Ainsi a-t-on pu voir comment, au sein de deux espaces longtemps rivaux, les processus d’invention des frontières nationales ont eu pour corollaire l’élaboration d’un discours commémoratif les reflétant et les légitimant. Il est aussi possible d’observer comment le Québec, espace englouti outre-Manche par la narration impérialiste de la Whig history, est parvenu, à poser, en marge des espaces dominants, les fondations d’un territoire narratif distinct de celui des puissances européennes. Il devient ainsi possible de saisir dans toute leur complexité les revirements et les orientations contemporaines des mouvements territoriaux par le biais de l’étude des commémorations. En Angleterre, après une longue période de certitude nationale illusoire, basée sur l’idée d’une extra-territorialité impériale mais fragile, les célébrations-commémorations du Millennium se sont faites l’écho de la prise de conscience des réalités démographiques, économiques et territoriales d’une société post-coloniale et post-industrielle. Elles ont par conséquent participé du mouvement contemporain visant la redéfinition de frontières nationales tenant compte des réalités multiculturelles et globales de la société anglo-britannique. Au Québec, le discours commémoratif de la Saint-Jean-Baptiste a longtemps construit l’image d’un territoire distinct mais aliéné et cloisonné. Aujourd’hui, politisé et libéré du joug religieux, toujours en tension face au monde anglophone, ce discours participe de façon renouvelée à la création de la représentation d’un espace national imaginé, légitimé par sa mémoire mais réceptif comme dans le cas de l’Angleterre, aux réalités d’une société multiculturelle, globale. Ainsi, les mouvements sont à la fois parallèles, dépendants et distincts, et finissent par se rejoindre tout en gardant leur singularité.

Dans les deux cas, ambiguïtés et zones d’ombres commémoratives, amnésies et abus de mémoire refont aujourd’hui surface et obligent les instances commémoratives à redéfinir et repenser les frontières des territoires qu’elles dessinent. Pour synthétiser, la territorialité commémorative semble se construire suivant des axes temporels à la fois multiples et superposés et il est possible de distinguer, comme Victor Turner, deux dimensions participant de la dialectique des pôles opposés et complémentaires au coeur du rituel commémoratif : « celui qui organise la vie publique, qui supporte les classifications et modélise la pensée sociale, et celui qui, dans les interstices du premier […] représente le vif de l’expérience de l’interdépendance humaine, soit une dialectique entre le pôle de la “ structure ” et le pôle de la communitas »[17]. Se dégagent ainsi deux axes organisateurs : le premier permet de penser la dimension atemporelle du rite, celle qui transcende le cadre de l’ici et du maintenant, suspend le temps et projette les formes imaginées de la communitas. Dans les commémorations se déploient les invariants mythico-anthropologiques de « l’âge d’or » (Girardet, 1986) et de l’ancrage fondateur, se dessinent les utopies nationales. Ainsi Millennium ou Saint-Jean-Baptiste reflètent chacun une image utopique et uchronique de la communauté de citoyens qu’ils sont censés représenter. Loin d’être uniquement une référence au passé et un enracinement fixe, la mémoire collective peut être aussi porteuse d’espoirs à venir : la rétrospection se fait à la fois introspection cathartique et projection.

Le deuxième axe éclaire la dimension sociopolitique inhérente à la commémoration, celle qui la relie à une société aux structures hiérarchisées et définies et reflète un système d’organisation social, politique et historique. Les deux langages commémoratifs en présence sont ainsi non seulement l’expression de cultures politiques mais aussi de systèmes nationaux particuliers, province d’un état fédéral et monarchie parlementaire.

Un pas de plus nous amène finalement à penser la nation qui commémore comme entité politique et culturelle distincte mais aussi comme élément au sein de l’échiquier plus vaste auquel elle appartient. Il devient ainsi nécessaire, à côté du temps national, de prendre en compte le poids du temps mondial qui se répercute sur les commémorations nationales, ces dernières étant par exemple actuellement modelées par les effets de la mondialisation ou les conséquences géopolitiques de la chute du mur de Berlin.

Somme toute, le temps de l’énonciation commémorative nationale, sa contemporanéité, résident non seulement dans la recherche d’un équilibre entre passé et avenir mais aussi entre ici et ailleurs, entre frontières et ouvertures : un équilibre entre un temps de la localisation et un temps du décloisonnement des espaces nationaux.