Corps de l’article

Depuis une douzaine d’années, le Québec a développé une politique familiale explicite qui n’a pas d’équivalent ailleurs en Amérique du Nord. Dans cette société, située par son histoire au croisement de différentes traditions culturelles, linguistiques et politiques, on trouve en effet une configuration originale de mesures de soutien aux familles, qui emprunte à certains pays européens tout en demeurant reliée au contexte nord-américain. Ainsi, tout en se distinguant très nettement de son voisinage politique immédiat, le Québec constitue un laboratoire privilégié pour saisir la façon dont les politiques nationales s’influencent mutuellement et pour comprendre selon quelles dynamiques en vient à se constituer un tel ensemble de dispositions familiales collectives, issues à la fois d’orientations internes et d’emprunts à d’autres sociétés.

C’est également à partir du tournant des décennies 1980 et 1990 que le traitement comparatif des politiques adressées aux familles s’est largement développé dans les pays occidentaux, en particulier sous l’effet des phénomènes de mondialisation et d’intégration continentale. Bien que ce genre d’études ait d’abord vu le jour en Amérique du Nord (Kamerman et Kahn, 1978), c’est surtout au sein de l’Union européenne que, ces dernières années, on a vu paraître nombre d’écrits et s’organiser plusieurs rencontres, souvent issues de recherches subventionnées par l’Union elle-même, dans le but explicite d’harmoniser aussi bien les politiques sociales que les politiques économiques des pays participants. De ce côté-ci de l’Atlantique, depuis l’instauration de l’ALENA, une telle préoccupation d’harmonisation des politiques sociales de la part des pouvoirs publics canadiens, américains et mexicains n’a encore jamais vu le jour.

Dans cette double conjoncture, il était quasi inévitable que l’étude de la politique familiale québécoise conduise, un jour ou l’autre, à une analyse comparative. C’est ce que nous avons entrepris de faire. Le présent article vise deux objectifs : premièrement, présenter les étapes successives qui ont présidé à l’élaboration de ce projet d’analyse comparative et contextuelle ; deuxièmement, proposer une ébauche d’application de notre schéma d’analyse à l’étude des dispositions actuelles des politiques familiales au Québec.

A. Mise en place d’un projet d’étude comparative

Notre projet a vu le jour en 1996 dans le cadre d’un partenariat de recherche sur la famille réunissant des chercheurs des sciences sociales, des fonctionnaires affectés à l’élaboration et à la planification de politiques, ainsi que des membres d’associations communautaires à vocation familiale[1]. Nos partenaires gouvernementaux montraient un vif intérêt pour les études comparatives et incitaient les chercheurs de l’équipe à s’y engager. Ils connaissaient notamment les travaux de l’Observatoire européen des politiques familiales nationales, mis en place en 1989[2]. C’est sur le type d’approche comparative à privilégier qu’ont porté nos premières discussions.

L’Observatoire européen des politiques familiales nationales avait alors déjà publié plusieurs études, principalement à teneur démographique et économique. Il avait notamment développé une méthode, dite des « familles modèles », qui consistait à comparer la valeur et la structure de l’ensemble des prestations, des impôts, des services et des charges qui tendent à modifier la répartition des revenus marchands dans les différents pays de l’Union européenne (Ditch, Barnes et Bradshaw, 1996, p. 61). Et même s’ils avaient diffusé « de longs listings des dimensions et secteurs d’action publique qui doivent être pris en compte pour entrer dans la comparaison » (Martin, 1998, p. 311), les travaux de cet Observatoire s’étaient attirés de nombreuses critiques, notamment de la part des sociologues qui reprochaient à leurs analyses de ne pas suffisamment tenir compte des contextes présidant à l’élaboration de ces politiques :

Ces politiques publiques sont étroitement encastrées dans des fonctionnements sociaux et des traditions politiques et culturelles très contrastés. Leur convergence spontanée est donc exclue.

Barbier, 1995, p. 93.

Parfois en réaction aux travaux de cet Observatoire, des séminaires et des colloques européens se sont organisés au milieu des années 1990 (notamment Hantrais et Letablier, 1996 ; MIRE[3], 1995, 1996, 1997). Ces rencontres transmettaient un message tout à fait clair : une comparaison « terme à terme » de mesures sociales appartenant à différents pays n’est pas valable ; les études doivent tenir compte de l’ensemble du contexte, social, culturel, politique et pas seulement économique et démographique et, pour ce faire, le grand « défi » consiste à « conceptualiser et rendre opératoire la contextualisation », à se donner un « schéma de contextualisation » satisfaisant (MIRE, 1996, p. 507).

Après avoir convenu avec nos partenaires gouvernementaux de la pertinence d’une approche dite contextuelle, notre projet devait donc, dès le départ, adopter un mode de collecte de la documentation qui, pour chacun des pays, ne porte pas uniquement sur les mesures des politiques mais permette aussi de recueillir des éléments de contexte. Toutefois, il fallait d’abord faire un choix des pays à comparer : là-dessus, l’entente avec nos partenaires gouvernementaux a consisté à choisir en premier lieu les pays les plus susceptibles d’avoir eu et d’avoir encore une influence sur nos politiques familiales. Quels étaient ces pays ?

Les pays à comparer

Les années 1990 ont vu l’élaboration de nombreuses typologies des politiques sociales qui sont aussi, de toute évidence, une forme d’analyse comparative. Les auteurs classent les pays selon leur système de protection sociale (Esping-Andersen, 1990, 1996), en tenant compte parfois d’aspects reliés à la vie familiale, par exemple, en fonction de la division sexuelle et intergénérationnelle du travail reproductif (Lewis, 1992 ; Millar et Warman, 1996). Une chercheure québécoise, Anne-Hélène Gauthier, a aussi dressé une typologie des pays industrialisés selon leurs politiques familiales (Gauthier, 1996). C’est dans cet ouvrage, intitulé The State and the Family (1996), que sont présentés quatre « modèles » de politiques familiales. Ils sont nommés « d’après le pays qui les représente le plus fidèlement » : deux modèles, le « français » et le « suédois » sont caractérisés par une politique familiale explicite, donc par un soutien généreux aux familles, en prestations comme en services. Anne-Hélène Gauthier est parmi les rares auteurs qui donnent une place au Québec dans ce genre de typologie[4] : si, en 1996, elle situe cette province dans le modèle « français », en particulier à cause de son pro-natalisme, l’adoption de nouvelles dispositions de politique familiale par le Québec en 1997 (l’abandon des primes aux bébés et le nouvel accent mis sur l’enfance et sur la conciliation entre famille et emploi) amène cette auteure à considérer que notre province se classerait maintenant dans le modèle « suédois » (Gauthier, 1998). Dès le départ, il ne faut donc pas s’étonner que nous ayons désigné la France et la Suède comme des pays qui avaient des « parentés » évidentes avec la politique familiale du Québec ; comme ces deux pays avaient eu une influence[5] sur nos politiques et étaient susceptibles d’en exercer encore une, ils devaient faire partie de notre analyse comparative.

Il était bien clair par ailleurs que nous ne pouvions écarter l’entourage nord-américain. En particulier dans une conjoncture d’intégration continentale, les États-Unis devaient prendre place dans notre étude comparative. Et même si Anne-Hélène Gauthier situait les États-Unis et le Canada anglophone au sein d’un même modèle, le modèle « britannique », caractérisé par une aide minimale aux familles, nous savions qu’en matière de protection sociale auprès des familles, ces deux pays n’étaient pas sur le même pied[6].

Voisin le plus immédiat du Québec, le Canada anglophone devait évidemment être partie de la comparaison. Outre le gouvernement fédéral, qui dispensait déjà à l’ensemble des Canadiens quelques programmes en direction des familles (congés maternels et parentaux, prestation fiscale pour enfants), le niveau provincial ne pouvait être négligé puisque, selon la constitution canadienne, la juridiction sur la famille relève en principe de ce palier de gouvernement. Nous avons opté pour le choix d’une province par région : l’Alberta pour l’ouest du pays, l’Ontario pour le centre et le Nouveau-Brunswick pour l’est.

Ainsi les quatre pays que nous avons choisis pour les comparer au Québec se situaient dans trois des quatre modèles définis par Gauthier (1996)[7]. Cette parenté plus ou moins proche du Québec avec trois modèles de politiques familiales montrait déjà bien le caractère syncrétique et original de l’orientation des politiques québécoises en direction des familles.

Une autre question préalable se posait : comment allions-nous aborder cette comparaison, soit l’examen des ressemblances et différences entre politiques familiales de divers pays, tout en arrivant à considérer le « contexte » des pays examinés ?

Les éléments de contexte à considérer

Si les spécialistes européens de la comparaison de politiques sociales (MIRE, 1996 ; Hantrais et Letablier, 1996) s’entendaient sur la nécessité que l’étude comparative tienne compte du contexte, ils exprimaient par ailleurs…

[…] une frustration [qui] vient d’un décalage entre la reconnaissance répétée de la nécessité de contextualiser et l’absence de schéma de contextualisation satisfaisant.

MIRE, 1996, p. 507.

Néanmoins, ils avaient énuméré les aspects qu’il importait de considérer, sans nécessairement préciser leur articulation ; selon eux, ce schéma devait comprendre une perspective historique et une structuration du contexte en au moins quatre dimensions : les formes institutionnelles ; les formes d’interaction ou d’organisation ; les acteurs, leurs idées et leurs intérêts ; les normes informelles, les perceptions et les significations (MIRE, 1996, p. 509).

En 1996, quand nous avons démarré notre recherche, pour ce qui touche au contexte, c’étaient là les armatures théoriques dont nous disposions pour orienter notre cueillette de données, en somme pour recueillir notre collecte sur la comparaison de politiques familiales entre le Québec d’une part, et la France, la Suède, les États-Unis et le Canada anglophone d’autre part. Nous avons opté pour une recension d’écrits[8] sur deux thèmes : les axes et les enjeux des politiques familiales et la prise en charge des enfants dans chacun des pays et des provinces considérés. Il y aurait donc deux dossiers de documentation pour chaque entité géopolitique et ils auraient les contenus suivants qui, à notre avis, permettraient de reconstituer le contexte :

Sur les politiques familiales (explicites ou implicites), les dossiers ont rassemblé les écrits permettant de connaître la teneur et de comprendre le sens des différentes mesures publiques mises en place dans les pays examinés. Outre la présentation comme telle des mesures en direction des familles, la recension a répertorié les écrits ayant entouré l’élaboration de ces politiques (aspects historique, démographique, économique, politique, acteurs sociaux et institutionnels en cause, etc.), les axes d’intervention publique privilégiés et leur orientation, les enjeux et les débats qu’elles ont soulevés de même que leurs effets à différents égards. Se sont ajoutés également des écrits comparant des politiques du pays concerné avec d’autres.

Sur la prise en charge des enfants, les dossiers ont réuni, pour chaque pays, les écrits permettant de reconstituer le cadre dans lequel vivent les enfants de moins de douze ans, et dans lequel se déploient leur prise en charge privée et publique[9]. Les écrits recensés devaient répondre à la question suivante : par qui et comment s’effectue la prise en charge des enfants dans les pays examinés ? La recension a donc abordé les différents lieux et agents de cette prise en charge : d’une part, la famille restreinte, la famille élargie et l’entourage immédiat des enfants renvoient à ce que nous appelons les lieux et agents de leur prise en charge privée ; d’autre part, les mesures d’aide financière pour les enfants, les services de garde, l’école, les services de santé, de loisirs et les services sociaux constituent les lieux de leur prise en charge publique par des agents qui, à l’instar des parents, exercent auprès des enfants des actions nourricière, pédagogique, sanitaire et régulatrice[10].

Par la suite, en 1998, devant l’importance des questions reliées au droit de la famille, nous avons constitué un cahier pour l’ensemble des pays considérés (voir Daudelin, 1998-1999).

C’est ainsi que les éléments de contexte qu’il convenait d’étudier ont été réunis. Par la suite, à mesure que les dossiers se constituaient et que la complexité des données devenait tout à fait manifeste, nous avons pu constater qu’adopter une démarche contextuelle ne permettait pas nécessairement de procéder à une analyse contextuelle : l’articulation des éléments du contexte était un préalable théorique nécessaire à l’analyse.

B. De la démarche contextuelle à l’analyse contextuelle

En 1996, au début de notre recherche, la plupart des études comparatives portant sur les politiques familiales étaient soit axées sur les données démographiques ou sur les données économiques, soit centrées sur la description des mesures politiques ou des dispositifs politiques qui les généraient ; il existait aussi des typologies qui ont une fonction plus classificatoire que compréhensive ; et enfin, il y avait une volonté de procéder à une démarche plus systémique, plus globale (voir MIRE, 1996), prenant en compte des éléments de contexte.

Ce sont surtout les sociologues et les politologues de tendance néo-institutionnelle qui se sont intéressés à une approche dite contextuelle. Leurs études privilégient plus d’un aspect de contexte et le font selon une articulation qui leur est propre. Il est opportun d’examiner dans certains de ces écrits quels sont les éléments considérés et quel poids leur est accordé dans l’analyse. En d’autres termes, quels sont les angles d’attaque abordés et ceux qui sont privilégiés ?

L’angle historique

Tous les auteurs consultés, de façon plus ou moins approfondie, développent une dimension historique. Pour certains, il s’agit d’un aspect introductif (Kamerman et Kahn, 1997) alors que leur analyse demeure essentiellement synchronique. Pour d’autres, la recherche historique constitue un élément de compréhension fondamental de l’analyse, principalement en ce qui a trait à la variabilité temporelle des options politiques :

La compréhension sociologique des réalités sociales nécessite un retour à l’histoire, nous permettant, comme disait Max Weber de reconstruire l’émergence et la raison d’être de ce qui est observable afin de comprendre un peu mieux ses particularités. […] L’analyse sociohistorique peut nous livrer quelques connaissances en ce qui concerne la logique évolutive des politiques familiales et la diversité des formes et des fonctions sociales qu’elle a pu prendre à travers les décennies passées.

Schultheis, 1998, p. 25.

Claude Martin va plus loin et considère le matériau historique comme la trame même de l’analyse, à laquelle il associe les acteurs sociaux et leurs discours. Il qualifie son approche de la façon suivante :

Une analyse génétique, c’est-à-dire une analyse du processus de construction et de reconstruction des politiques en fonction des représentations sociales en présence et des controverses qu’elles engendrent.

Martin, 1996, p. 59.

Pour plusieurs enfin (Jenson, 1998 ; Jenson et Sineau, 1998 ; Baker et Phipps, 1997), c’est à travers la dimension historique que sont couverts non seulement les processus de mise en oeuvre des politiques familiales mais aussi les conjonctures économique, politique et sociale qui entourent ces processus. Bref, pour ceux-là, l’histoire n’est pas une dimension d’analyse en soi mais elle est présente dans la plupart des éléments de contexte examinés, qu’il s’agisse des tendances familiales répertoriées ou des principaux acteurs à l’origine des politiques.

Nous avions l’intention de retenir cette préoccupation.

L’angle démographique

Si la plupart des auteurs considèrent la dimension démographique, ils ne lui donnent pas le même poids. Les aspects démographiques sont un critère premier dans la typologie des politiques familiales de Gauthier (1996, 1998). Kamerman et Kahn donnent aussi aux changements démographiques une place centrale dans leur analyse : selon une perspective quasi fonctionnaliste, ils considèrent que les changements familiaux (family changes) sont susceptibles de générer des politiques familiales (family policies), de la même manière que des problèmes appellent des solutions (Kamerman et Kahn, 1997, p. 3-27).

Claude Martin (1998) et Jane Jenson (1998) insistent pour laisser une place non pas marginale mais secondaire aux changements familiaux dans l’élaboration des politiques dirigées vers les familles :

Notre hypothèse est qu’il ne faut pas chercher dans les changements de pratiques familiales le principal moteur de l’évolution des politiques familiales. L’idée que les politiques familiales sont élaborées d’abord en fonction des besoins nous semble, dans une large mesure une illusion. Elles relèvent beaucoup plus de choix réalisés dans des cadres institutionnels de compromis entre des logiques institutionnelles et des groupes d’intérêts.

Martin, 1998, p. 311-312.

Nous pensons que, sans avoir un rôle premier, la dimension démographique donne des indications précieuses sur la vie des familles, leurs comportements et leurs stratégies et que les pouvoirs politiques ne peuvent pas les ignorer complètement. D’autant plus que depuis les années 1960, dans la plupart des pays occidentaux, la famille a connu des transformations importantes. Il ne fallait pas laisser tomber cet aspect : nous devions trouver le moyen de l’intégrer.

L’angle sociopolitique

Selon cette approche, l’analyste porte une attention première aux acteurs sociaux et institutionnels dans leur contribution à l’implantation et à l’évolution des politiques familiales. Ici sont généralement considérés les acteurs de la société civile, divers groupes de pression aussi bien qu’experts, ainsi que les diverses institutions du pouvoir politique (conseils consultatifs, ministères, partis…) et du pouvoir économique (les associations d’employeurs, les syndicats…).

Certains auteurs accordent une importance primordiale à cette dimension. C’est par exemple le cas de Baker (1995) (voir aussi Baker et Phipps, 1997). C’est également le cas de Martin :

La manière dont ces groupes [d’intérêt] et un certain nombre d’experts et de spécialistes construisent les problèmes publics et hiérarchisent ces problèmes nous semble beaucoup plus déterminante que l’hypothétique poursuite de besoins ressentis par la population et auxquels les politiques chercheraient assez mécaniquement à répondre.

Martin, 1998, p. 312.

Deux autres auteurs majeurs privilégient l’angle sociopolitique : ils considèrent le poids des différents acteurs dans le jeu politique, mais s’intéressent surtout aux idées, aux intérêts, aux normes et valeurs que portent les discours de ces acteurs. C’est le point de vue de Schultheis (1996, 1998) et celui de Jenson (1998) (voir aussi Jenson et Sineau, 1998). Le concept de « représentation » que développent Jenson et Sineau est révélateur de ce double intérêt :

Le concept de représentation, tel qu’il est employé ici se réfère à la fois aux organisations qui, dans les démocraties libérales sont désignées pour assurer une fonction de représentation (assemblées élues, partis, syndicats, associations, mouvements), à la fois aux représentations des rapports sociaux telles qu’elles sont exprimées par les dites organisations. Cette double acception du concept de représentation nous permet de comprendre la façon dont les discours sur les rapports sociaux et les structures sociales, celles de jeune, de famille, de travail en viennent à être fixés à un moment donné dans les politiques familiales et sociales. [Nous soulignons.]

Jenson et Sineau, 1998, p. 16.

L’analyse des positions, des stratégies et des discours des acteurs était pour nous primordiale et introduisait déjà l’angle culturel.

L’angle culturel

Jenson et Sineau proposent d’aller au-delà des « représentations » avec le concept de paradigme sociétal.

Nous posons que l’institutionnalisation des systèmes de représentations, à un moment donné, s’effectue à travers un paradigme sociétal […] Le paradigme sociétal est entendu comme un réseau ramifié de normes, de règlements et de lois qui donnent leur signification aux multiples rapports sociaux, dans la mesure où cet ensemble comporte une série de prémisses qui concernent une vision de rapports d’égalité et de hiérarchie des relations entre les institutions et leurs rôles. Le paradigme sociétal n’est pas un concept invariant de portée universelle. Au contraire, il est propre à chaque pays et varie en fonction des périodes historiques et des compromis qui sont passés entre les acteurs du pays : partis politiques, syndicats, mouvements sociaux mais aussi églises, familles, associations.

Jenson et Sineau, 1998, p. 16-17.

Si le paradigme sociétal est spécifique à chaque société, il a aussi une connotation situationnelle reliée à la dynamique du positionnement des acteurs sociaux. Pour Franz Schultheis, la dimension culturelle apparaît moins passagère et plus déterminante que chez Jenson. Il qualifie d’ailleurs d’interculturelle son approche comparative des politiques familiales. Selon lui, le point d’entrée dans le champ familial d’une société donnée est d’abord celui des normes qui constituent l’armature des coutumes et des lois, celles qui sont issues autant du droit civil que du droit social (voir Schultheis, 1991 et 1996). Cet ensemble d’éléments normatifs est pour lui le révélateur le plus important de la spécificité d’une société. Ce niveau d’analyse culturelle est ainsi relié aux dimensions sociopolitiques :

Toute conception de politique familiale véhicule des prises de position normatives et devient par là elle-même partie prenante des conflits entre camps politiques et groupes idéologiques opposés.

Schultheis, 1998, p. 24

Nous avons retenu la dimension culturelle (sous le vocable de substrat normatif) dans notre schéma d’analyse.

On peut conclure de cette rapide recension d’écrits qu’aucun des auteurs examinés ne privilégie un seul angle d’attaque : en ce sens, on peut dire qu’il s’agit d’approches contextuelles, d’autant plus qu’elles rejoignent la plupart des thématiques proposées par les experts réunis par la MIRE (1995 et 1996). Pour nous, ces angles d’attaque étaient tous indispensables pour comprendre l’élaboration et l’implantation des politiques familiales d’un pays à l’autre. Mais comment fallait-il les articuler les uns aux autres ?

C. Notre schéma d’analyse contextuelle pour la comparaison

Pour nous, l’élaboration, l’implantation et la transformation des politiques familiales représentent un processus qui, dans chaque société, met d’abord en jeu la façon dont est défini et régulé le travail reproductif, qu’on définit généralement comme relié à l’entretien de la vie humaine à tous les âges de l’existence : pour assurer son renouvellement, combien d’enfants chaque société doit-elle mettre au monde ? Qui doit s’occuper des enfants et des personnes âgées ou malades ? La collectivité ou la famille ? Et, dans la famille, la mère ou le père, comme parent biologique ou social ? Selon quelle répartition du travail ? Comment se redistribuent ces responsabilités entre les sphères publique et privée ? Quelle forme de soutien la collectivité doit-elle apporter aux familles ? Et qui dans la collectivité ? Le marché, l’État, les voisinages, les réseaux ou les communautés ? (Dandurand et Ouellette, 1995).

Ces enjeux concernant le travail reproductif, chacun des pays examinés dans notre recherche en définit une bonne partie dans son droit, ses chartes de droits de la personne et plus largement, ses législations. C’est ce que nous avons nommé le substrat normatif, qui correspond assez bien à l’angle culturel, comme l’a défini Schultheis (1996, 1998) (« l’univers normatif des lois et du droit »). Tel qu’il est ici envisagé, le substrat normatif a une relative stabilité car il est fait de textes législatifs et réglementaires inscrits dans la tradition historique et culturelle et recevant en général l’adhésion d’une majorité de citoyens. Bien qu’il soit assez stable, on observe pourtant une mouvance du substrat normatif. Cette mouvance s’inscrit dans les interprétations divergentes données à ces propositions du substrat normatif, qui font l’objet de stratégies d’adhésion ou de résistance dans la sphère privée et qui, dans la sphère publique, suscitent débats, luttes et coalitions selon les positions et les intérêts des acteurs sociaux.

Les importantes transformations familiales qu’ont connues les sociétés occidentales dans la seconde moitié du XXe siècle ont modifié la nature et la répartition du travail reproductif (Dandurand et Ouellette, 1995). Et même si ces transformations suivent des tendances analogues en Occident, elles comportent aussi des différences selon les pays. Quels sont les comportements des familles (fécondité, mariage, stabilité conjugale, activité professionnelle, etc.), leurs conditions de vie (revenu familial, partage du travail domestique, etc.), leurs sociabilités et leurs échanges ? Notre second niveau d’analyse concerne ces dynamiques familiales et rejoint en bonne partie ce qui a précédemment été désigné comme l’angle démographique. À travers les données sociodémographiques sur la vie familiale, on peut lire l’adhésion ou la résistance des familles concrètes aux idéaux, normes et règles concernant le travail reproductif. En ce sens, on peut dire que les familles sont aussi des acteurs[11]. Précisons cependant que la mobilisation des familles n’a pas, à ce niveau, de visée collective. On sait que « de leur point de vue, les parents consacrent leur temps, leur énergie et leurs ressources d’abord pour leur propre reconstitution et celle de leurs enfants, […] étant généralement animés par des préoccupations affectives et matérielles irréductibles aux intérêts de la société globale » (Dandurand et Ouellette, 1995, p. 111). La mobilisation des acteurs sociaux qui oeuvrent dans la sphère publique est différente.

L’élaboration et la mise en place de politiques familiales supposent la participation de plusieurs acteurs sociaux, regroupés autour du mouvement des femmes, des associations familiales, des syndicats ou des acteurs plus institutionnalisés : les partis politiques, les conseils consultatifs, les instances administrativo-politiques des gouvernements et les experts en provenance de diverses disciplines, en particulier les psychologues, les juristes et les travailleurs sociaux. On rejoint ici la dimension nommée précédemment l’angle sociopolitique. Une visée collective s’introduit dans un mouvement qui s’amorce et s’intensifie : les protagonistes expriment des appuis ou des critiques ; ils s’affrontent ou s’allient en exprimant leur point de vue sur les enjeux du travail reproductif que soulèvent les politiques proposées. Leurs discours permettent de saisir leurs positions, leurs intérêts et l’intensité de leur mobilisation. Ces discours sont repérables dans les écrits de ces acteurs sociaux et, de façon particulière au Québec, dans les avis des conseils consultatifs gouvernementaux et dans les mémoires et débats des commissions d’enquête ou parlementaires. Ce palier d’analyse rejoint les deux sens du concept de représentation formulé par Jenson et Sineau (1998).

C’est au quatrième et dernier niveau que se place l’examen des mesures de politiques familiales adoptées par chaque société, à un moment précis de son histoire. L’examen de ces mesures reçoit son sens des niveaux précédents, qui en constituent le contexte. La comparaison des mesures d’un pays à l’autre peut donc se faire à ce niveau, après avoir restitué le contexte de leur élaboration et de leur mise en place.

Figure

Diagramme illustrant le processus d’application de notre schéma d’analyse

Diagramme illustrant le processus d’application de notre schéma d’analyse

-> Voir la liste des figures

Reste la dimension historique, qui ne correspond pas à un niveau particulier puisqu’elle est considérée comme transversale, au sens d’une application à chacun des éléments de contexte. Elle est particulièrement importante au premier niveau, que nous avons qualifié de substrat normatif. Mais elle a aussi sa place aux deux niveaux qui examinent la position des acteurs, aussi bien des acteurs familiaux de la sphère privée que des différents acteurs sociaux de la sphère publique. Quant au paradigme sociétal défini par Jane Jenson (1989), il pourrait être reconstitué à l’aide du premier niveau (substrat normatif) et du troisième niveau (acteurs sociaux et leurs discours) de notre schéma d’analyse.

Avant d’explorer certains éléments d’application de notre schéma d’analyse contextuelle, il importe de préciser la manière dont nous avons abordé la démarche comparative. Au départ, notre objectif était de fournir un ensemble de points de repère comparatifs afin de situer le Québec par rapport à d’autres provinces canadiennes et à d’autres pays industrialisés en matière de politiques d’aide aux familles ; cette démarche comparative visait au départ à fournir des éléments d’évaluation des interventions actuellement privilégiées par le gouvernement québécois. La cible centrale de notre analyse était donc le Québec, sur lequel nous avions l’intention de faire une étude plus approfondie que pour les autres pays et provinces. Ce que nous avons fait[12]. Le mode de comparaison que nous adoptons maintenant est cohérent avec notre objectif de départ : il s’agit de présenter la politique familiale québécoise dans son contexte et, à chaque niveau de contexte, de signaler les similitudes et les différences entre le Québec et les autres pays et provinces examinés.

D. Une illustration de l’application du schéma d’analyse contextuelle et comparative

Substrat normatif

Plusieurs dimensions définissent le substrat normatif du travail reproductif concerné par les politiques familiales. La première à considérer est la légitimité de l’intervention de l’État dans la vie des familles. Les écrits (notamment Lesemann et Nicol, 1994) proposent de distinguer deux grands pôles de ce rapport entre famille et État dans les pays occidentaux : 1o le pôle privatiste, basé sur les principes du respect de la vie privée et de la non-ingérence de l’État dans la vie des individus et des familles, caractérise les pays de tradition anglo-saxonne, soit, dans notre étude, les États-Unis[13] et le Canada ; 2o le pôle interventionniste (familialiste ou étatiste), où l’État ne craint pas de s’introduire dans la vie des individus et des familles, caractérise des pays comme la France et la Suède.

Le Québec se situe aujourd’hui entre ces deux pôles mais certes plus près du pôle interventionniste que, par exemple, les autres provinces canadiennes. Il n’en a cependant pas toujours été ainsi. Avant les années 1960, sous l’influence notamment de l’Église (qui alors invoquait la nécessité de maintenir le principe de la solidarité familiale), la méfiance envers l’État s’est traduite par le retard ou la réticence du Québec, par rapport aux autres provinces canadiennes, à adopter des mesures touchant les familles (pensions de vieillesse, prestations aux mères nécessiteuses, allocations familiales). Depuis la décennie 1960, l’intervention de l’État auprès des familles s’est fortement intensifiée et a été considérée de plus en plus légitime par les citoyens québécois. À titre indicatif, signalons quelques exemples de l’intervention de l’État dans la vie de famille : Loi de Protection de la Jeunesse en 1977 et, en 1987, implantation d’une politique familiale explicite et d’instances politico-administratives s’y rattachant.

Deux autres éléments du substrat culturel ont trait aux rapports intrafamiliaux, aux droits et responsabilités des apparentés tels que définis dans les législations à propos de l’équité des sexesdans le couple et des obligations familiales intergénérationnelles. Ici encore, deux modes de définition des rapports familiaux se présentent parmi les pays considérés. Les pays anglo-saxons (Common Law) de même que la Suède disposent d’éléments de droit qui définissent très minimalement les rapports intrafamiliaux ; pour eux, il ne s’agit pas d’énoncer à l’avance tout le droit mais plutôt, par le biais des tribunaux, de régler des litiges quand ils se présentent (Daudelin, 1998-1999, p. 1). Dans ces pays, les tribunaux et certaines lois sur la famille reconnaissent tout de même un devoir de soutien des parents à l’égard de leurs enfants. Et c’est surtout dans le droit social qu’on retrouve un encadrement juridique des rapports familiaux (Daudelin, 1998-1099, p. 8).

Il en est autrement dans les pays de droit civil comme la France et le Québec, où les textes de loi (droit civil, droit social, charte des droits) stipulent des règles régissant les rapports intrafamiliaux. Ces deux pays ont connu depuis les années 1960 des transformations importantes de leur code civil concernant la famille, dûment inscrites dans les codes de loi : au Québec comme en France, l’égalité des époux dans la direction morale et matérielle de la famille a remplacé la puissance maritale alors que l’autorité parentale a succédé à l’autorité paternelle ; globalement, la responsabilitéenvers les enfants (notamment à travers l’obligation d’entretien) a succédé au droit sur les enfants (Joyal, 1987). Ces changements fondamentaux des rapports intrafamiliaux marquent « l’accès des femmes et des enfants au bien culturel qu’est l’identité individuelle, réservée jusqu’alors largement au sexe masculin » (Schultheis, 1991, p. 37). Au Québec, le principe de l’égalité des sexes est aussi confirmé dans la Charte des droits et libertés et celui de l’égalité des époux (au point de vue économique), dans la Loi sur le partage du patrimoine familial. Et depuis les années 1990, les droits et les intérêts de l’enfant s’imposent par l’entremise de plusieurs législations. Il importe cependant de souligner qu’au chapitre de l’équité des sexes et des droits des enfants, la Suède présente encore une bonne longueur d’avance sur le Québec, ces préoccupations étant publiquement affichées depuis les années 1970 : affirmation de l’égalité des sexes dans la famille et au travail ; légitimité du travail féminin ; droits des enfants, quelles que soient les relations des parents entre eux ; responsabilité des enfants assumée de façon analogue par les deux parents ; peu d’obligations familiales intergénérationnelles à l’exception du lien entre parents et enfant mineur (Daudelin, 1998-1999).

La question de la répartition du travail reproductif entre la famille et la collectivité, que celle-ci soit définie comme l’État, le marché ou la communauté locale, est aussi inscrite dans les lois et, de façon particulière, dans le droit social ; mais elle se révèle aussi dans l’évolution des mentalités. Selon les pays, on ne répond pas de la même manière aux questions liées par exemple à la responsabilité de l’éducation des très jeunes enfants, au soin des personnes vulnérables (âgées, malades et handicapées) de la famille, à l’entretien des enfants après la rupture des parents. Ainsi en Suède, c’est à l’État, plutôt qu’à la famille élargie, que revient en bonne partie le « secours » aux personnes âgées ; c’est également un système public d’avance des pensions alimentaires qui vient compléter ou remplacer la contribution monétaire déficiente du parent non gardien (Maintenance Support Act). La France présente un profil assez proche de celui de la Suède. Il importe cependant de souligner l’acuité des débats des dernières années dans ce pays, concernant la partition des « solidarités publiques » et des « solidarités privées » (Pitrou, 1992). Dans les pays à conception privatiste du rôle de l’État (Canada anglais, États-Unis), les familles partagent en partie leurs responsabilités familiales avec le marché ou les instances locales (services sanitaires, de garde, etc.) ; mais dans certains États américains ou dans les provinces canadiennes à conception conservatrice de la famille (Alberta par exemple[14]), des législations fiscales et sociales incitent les mères à demeurer au foyer et exhortent la famille élargie à s’occuper de ses membres vulnérables (Dandurand et Bergeron, à paraître). De plus, en Amérique du Nord, les enfants de parents séparés qui sont privés de pension alimentaire ne reçoivent pas toujours une avance de l’État comme c’est le cas en Suède et en France (Daudelin, 1998-1999).

Au Québec, comme dans plusieurs pays occidentaux, l’implantation de l’État-providence dès les années 1960 a fortement allégé les obligations familiales face aux proches malades ou âgés de la famille. Par ailleurs, les mentalités ont rapidement évolué entre les années 1970 et 1990 pour ce qui est de l’éducation des jeunes enfants, plus volontiers déléguée à des instances publiques de garde avec l’augmentation de l’activité professionnelle des mères. Enfin depuis 1995, l’État s’implique davantage dans la perception des pensions alimentaires impayées (programme de Perception automatique des pensions alimentaires (ou PAPA). Les mentalités et les législations concernant le travail reproductif se situent au Québec entre le pôle suédois et le pôle américain.

Un dernier élément du substrat culturel a trait aux conceptions de la composition de la famille qui se dégagent de l’ensemble des législations. En général, les pays considérés dans cette étude ont une conception pluraliste de la famille, c’est-à-dire qu’ils ne favorisent pas indûment un type de famille par rapport à un autre. Cependant, il est clair que dans certaines législations, les provinces canadiennes à gouvernement conservateur (vg. Alberta, Ontario) privilégient la famille biparentale « intacte » et « normale » et, de ce fait, affichent une conception normative de la famille qui se traduit dans les législations ; par exemple, seul l’enfant légitime ou légitimé peut réclamer une pension alimentaire en Alberta (Daudelin, 1998-1999). Du côté des États-Unis, on trouve aussi cette conception normative de la famille : par exemple, depuis 1996, certains États refusent ou diminuent le montant d’aide sociale à une femme qui n’accepte pas de dévoiler le nom du père de son enfant ou à une mère adolescente qui ne vit pas avec ses parents (Berrick, 1999, p. 711).

Au Québec, les conceptions de la famille ont rapidement évolué depuis le milieu des années 1960, alors que la maternité extraconjugale était l’objet d’une sévère réprobation et que le divorce était à peu près inaccessible. Actuellement une conception pluraliste de la famille domine dans les mesures et législations gouvernementales : aucun type de famille (biparentale, monoparentale, recomposée) n’est moralement dévalorisé même si, en raison de la préoccupation quant à la pauvreté des enfants, les familles monoparentales ont été, ces dernières années, particulièrement ciblées (Kempeneers et Saint-Pierre, 1999).

Les dynamiques familiales

Phénomènes liés à un ensemble de facteurs sociaux (moyens contraceptifs efficaces, généralisation du travail féminin, précarisation de l’emploi, libéralisation des normes juridiques et religieuses, individualisation des modes de vie), les transformations majeures de la vie familiale depuis quarante ans ont passablement ébranlé la vie des Occidentaux. Ces changements témoignent d’un rôle plutôt actif des familles dont les membres, à divers degrés selon l’âge et le sexe, ont élaboré plusieurs stratégies, souvent nouvelles, en dialectique avec les mutations structurelles qui les affectaient.

Aucune société occidentale n’a échappé aux importants changements familiaux désormais bien connus : baisse de la nuptialité et de la fécondité, hausse de la divortialité, propagation des unions libres. La baisse de la fécondité et la fragilité accrue des unions, ont eu pour effet de modifier de façon notable l’environnement familial des enfants. La plupart d’entre eux n’ont plus qu’un seul frère ou soeur et beaucoup d’entre eux font l’expérience de la monoparentalité et de la recomposition familiale à diverses étapes de leur vie. Tous les pays retenus pour notre comparaison se trouvent concernés par ces changements. Cependant les rythmes, l’intensité et les modalités des processus diffèrent d’une société à l’autre, renvoyant à des spécificités contextuelles[15].

Rappelons d’emblée que le Québec se distingue de l’ensemble des autres pays d’abord par la rapidité et l’intensité de l’évolution : jusqu’en 1960 en effet, la société québécoise affichait des taux de nuptialité élevés, de divortialité faibles et de fécondité plus élevés qu’ailleurs malgré une tendance continue à la baisse depuis un siècle (3,07 enfants par femme en 1965 contre 2,85 en France, 2,42 en Suède et 2,91 aux États-Unis, à la même date). Entre 1970 et le début des années 1990, les indices de nuptialité et de fécondité s’effondrent, de telle sorte que le Québec se retrouve bien en deçà des autres pays.

Au chapitre de la fécondité, la baisse des indices observée au Québec au cours des années 1970 existe dans tous les pays qui nous occupent, mais elle y est moins sévère et surtout, pour tous les pays concernés, cette baisse se stabilise à un moment donné pour éventuellement remonter, comme, par exemple, en Suède (remontée notable à partir de 1985) et aux États-Unis (remontée depuis 1990). Au Québec, une remontée a lieu après 1987 (1,6 enfant depuis 1990), mais sans qu’il y ait eu stabilisation au préalable. Le scénario français a la particularité, quant à lui, de reprendre sa descente après une période de stabilisation assez longue (indices stables aux alentours de 1,8 enfant entre 1985 et 1990, baisse ensuite pour atteindre 1,65 enfant par femme en 1993). Pour l’ensemble du Canada, la baisse est beaucoup moins accusée qu’au Québec, n’allant jamais en deçà de 1,58 enfant (plancher atteint en 1987) et les indices se stabilisent aux alentours de 1,7 enfant depuis 1990.

La comparaison des indices de nuptialité, pour l’année 1995, révèle également la spécificité marquée du Québec. En effet, alors que l’indice se situe aux alentours de 350 pour 1 000 mariages au Québec, il avoisine les 500 pour 1 000 dans l’ensemble du Canada et en France, alors qu’il est au-delà de 400 pour 1 000 en Suède. Étant calculés par rapport aux mariages, les indices de divortialité témoignent eux aussi de la singularité du Québec par rapport à l’ensemble du Canada, à la France et aux États-Unis. Ces trois pays affichaient en effet respectivement des indices de 38, 39 et 41 % en 1995, alors que le Québec était à 49 % et la Suède à 54 %.

Au chapitre de l’union libre, le Québec se distingue nettement du reste du Canada, affichant un taux de 20,5 % comparé à une moyenne canadienne de 11,7 %. Là-dessus, c’est de la Suède que se rapproche le plus le Québec. La Suède, où la nuptialité avait commencé à baisser dès le milieu des années 1960, est en effet l’un des pays d’Europe où les modifications au modèle traditionnel de la famille sont apparues le plus tôt et où les nouveaux modèles familiaux et conjugaux se sont le plus rapidement diffusés (refus du mariage, baisse de la fécondité, égalité des conjoints, divorces, recomposition de familles). En 1995, un peu plus de la moitié des enfants suédois et québécois naissent d’une femme non mariée, comparativement à la France, par exemple, où environ 37 % des enfants se trouvent dans cette situation.

Dans tous les pays que nous avons examinés, l’activité professionnelle des mères s’est accrue considérablement entre les années 1960 et 1990. Ce sont les femmes avec enfants à charge qui ont le plus contribué à la hausse du taux global d’activité féminine. Dans l’ensemble, ces taux sont un peu plus élevés en France et en Suède (78 et 85 %) qu’en Amérique du Nord (autour de 76 et 77 %). Pour ce qui est des mères de jeunes enfants, les disparités sont moins grandes et les Québécoises avec jeunes enfants présentent un taux d’activité légèrement plus bas que l’ensemble des Canadiennes, respectivement 66 et 67 %. Mais elles sont davantage employées à plein temps. Des contrastes importants entre différentes provinces canadiennes ont par ailleurs retenu notre attention. Il ressort en effet que si le Québec est un peu en deçà de l’ensemble du Canada en ce qui concerne le taux d’activité des mères d’enfants de 3 à 5 ans (en 1998, au Québec ce taux est de 67,2 % et au Canada, de 70,3 %), les autres provinces s’éloignent sensiblement de ces valeurs puisque l’on trouve, pour cette même année 1998, des taux de 68,2 % au Nouveau-Brunswick, de 71,9 % en Alberta et de 72,5 % en Ontario. Les taux d’activité des mères monoparentales ayant charge d’enfants du même âge (3-5 ans) sont encore plus contrastés (respectivement pour le Canada de 62,8 % ; Québec de 55,8 % ; Nouveau-Brunswick de 64,5 % ; Ontario de 66,4 % et Alberta de 82,8 %.). Ces données obligent à réfléchir sur les décalages plus ou moins prononcés qui existent, d’un contexte à l’autre, entre les besoins (ici, ceux des mères travailleuses) et les « solutions » mises au point pour y répondre. C’est en effet dans les provinces où les taux d’activité des mères sont les plus élevés que les politiques de services de garde sont le moins développées. Des transformations aussi majeures n’ont pas été portées par les seuls acteurs de la sphère privée, elles ont aussi été débattues, prônées ou dénoncées par les acteurs de la sphère publique.

Les acteurs sociaux qui se mobilisent autour des politiques familiales

Dans le processus de développement, d’implantation et de transformation des politiques concernant les familles, plusieurs acteurs sociaux se mobilisent et se manifestent sur la place publique. Selon leurs intérêts et leurs idéologies, ces acteurs tiennent des propos qui soutiennent ou corrigent des éléments du substrat normatif ou formulent des discours qui s’appuient sur les transformations familiales pour proposer ou contester de nouvelles politiques. Les pays que nous avons examinés se distinguent selon le rôle plus ou moins important qu’y jouent les divers types d’acteurs sociaux, qu’ils appartiennent aux instances politico-administratives, à la société civile ou au monde des experts de la famille.

La France s’est préoccupée dès le XIXe siècle de l’équilibre de sa population en relation avec les pays concurrents d’Europe occidentale, l’Angleterre et l’Allemagne ; aussi il n’est pas étonnant que ce soit là, vers 1920 que soit né le vocable de « politique familiale ». En cette matière, la France a donc plusieurs longueurs d’avance sur les autres pays. Les acteurs du politico-administratif y ont joué un rôle pionnier et fondamental ; c’est pourquoi les mesures de solidarité étatique pour les familles y ont « de fortes assises institutionnelles » (Bergeron, 1997a, p. iii), généralement insérées dans l’ensemble du dispositif de Sécurité sociale : une Caisse nationale d’allocations familiales (CNAF) administre la « branche famille » et chapeaute les 125 Caisses d’allocations familiales (CAF) distribuées sur le territoire. Signalons en outre que ces caisses ont des conseils d’administration composés de représentants des syndicats et du patronat, des associations familiales et de l’État (Bergeron, 1997). L’importance des acteurs en provenance des instances politico-administratives trouve un appui dans les institutions publiques d’experts qui, depuis des décennies, scrutent les faits familiaux (par exemple, l’Institut national d’Études démographiques (INED) et l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE). Soulignons enfin l’existence d’associations familiales assez importantes, ayant le « statut publiquement reconnu d’agir au nom des familles françaises » (Schultheis, 1996, p. 208).

C’est avec la France que le profil des acteurs sociaux qui oeuvrent autour des politiques familiales au Québec présente le plus de ressemblances (Lemieux et Comeau, 2000). Sur le plan politico-administratif, on observe une préoccupation analogue liée à la population mais dans un autre contexte : société à majorité francophone dans une Amérique du Nord anglophone, le Québec a aussi, depuis le XIXe siècle, développé ce qu’on a appelé une idéologie de la survivance, portée par les élites cléricales surtout, mais qui a eu un impact sur les partis politiques. C’est le cas, en particulier, de la formation indépendantiste du Parti québécois qui, dès 1970, inscrivait à son programme la mise en place d’une politique familiale. Sans disposer d’assises institutionnelles aussi développées que celles de la France, le Québec a tout de même aujourd’hui un ministère de la Famille et de l’Enfance ainsi qu’un conseil consultatif du même nom ; en plus d’avoir une Direction des Statistiques sociodémographiques, ce gouvernement dispose, dans la plupart des ministères, d’un répondant à la politique familiale dont la présence témoigne d’une préoccupation pour la famille dans plusieurs secteurs de la vie gouvernementale.

Autre caractéristique qui rapproche le Québec de la France : des associations familiales actives, ayant représentation au Conseil (consultatif) de la famille et de l’enfance et en lien avec des organismes familiaux internationaux (où se retrouve également la France) (voir Lemieux et Comeau, 2000). Pendant les années 1980, les associations familiales, notamment par la création d’un Regroupement inter-organismes pour une politique familiale au Québec (RIOPFQ), ont sans doute été le plus fort lobby dans la mise en place, en 1987, d’une politique familiale.

Dans ce processus d’implantation ou de transformation des politiques familiales, le mouvement familial n’a cependant pas été le seul acteur de la société civile à se mobiliser. Depuis le milieu des années 1960, le Québec dispose d’un fort mouvement des femmes qui a très tôt revendiqué garderies gratuites et congés parentaux. Ce mouvement est, comme pour les associations familiales, représenté au sein d’un Conseil (consultatif) du statut de la femme, qui s’est à maintes reprises prononcé sur des questions reliées à la famille, qu’il s’agisse de pensions alimentaires, de pauvreté des familles monoparentales, de congés parentaux ou de conciliation entre responsabilités familiales et professionnelles. Cette double action du mouvement familial et du mouvement des femmes, parfois convergente, parfois divergente[16], donne lieu à des débats publics importants et fait de ces acteurs sociaux un lobby puissant autour de la politique familiale, un lobby qui n’a pas son égal dans les autres pays abordés dans notre recherche. Il est clair que les autres pays examinés disposent de groupes de pression mais il ne s’agit pas de « mouvements » au sens d’alliances, sur certains dossiers, de plusieurs groupes ou associations[17].

Ainsi la Suède n’a pas de « mouvement familial », même si, pendant les années 1990, des travailleuses syndiquées et des militantes de différents partis se regroupent pour protester contre les restrictions de fonds sociaux ou encore pour la défense des droits des enfants (Bergeron, 1997b). Au Canada anglais et dans certains États américains, la lutte contre la pauvreté des enfants a mobilisé un puissant lobby depuis les années 1980 ; mais ces groupes de pression ne sont pas voués à la « cause » de la famille ou à celle des femmes dans la famille, comme c’est le cas au Québec.

Une dernière particularité rapproche la France et le Québec : le rôle que jouent les experts dans l’orientation des politiques familiales. Dans les deux cas, les démographes ont été fréquemment consultés sur les aspects de politique liés à la famille, en particulier autour de la fécondité et de l’immigration. Juristes, sociologues et économistes l’ont également été, aussi bien en France qu’au Québec. Mais pendant les années 1990, dans notre province, on observe la montée de nouveaux experts qui ont une influence évidente sur la politique familiale : des psycho-éducateurs et des psychologues[18] qui ont transmis leurs vues aux acteurs du secteur politico-administratif en ce qui concerne la priorité à accorder à la petite enfance. On peut postuler que, avec la convention de l’ONU relative aux droits de l’enfant, cette influence a joué sur la mise en place des nouvelles mesures de politique familiale instaurées en 1997 (Dandurand et Saint-Pierre, 2000).

Aux États-Unis et au Canada anglais, la mobilisation des acteurs sociaux autour d’enjeux reliés à l’implantation de politiques en direction des familles est beaucoup moins forte. La chose n’est pas surprenante si on se rappelle que ces pays ont des vues privatistes en ce qui a trait aux rapports entre la famille et l’État ; qu’ils sont des pays de Common Law, ce qui signifie que les droits et responsabilités concernant les rapports familiaux y sont peu élaborés dans leurs textes de loi. S’il y a « moins d’État » dans la vie des familles, la solidarité collective envers elles s’exprime sans doute moins, mais elle s’exprime aussi sous d’autres formes : importance du secteur bénévole, des organismes communautaires et, évidemment, du marché (assurance-santé privée et services de garde privés, etc.), en particulier aux États-Unis. On observe également que depuis les années 1970, des associations à tendance conservatrice se sont constituées autour des enjeux liés au travail reproductif : par exemple, les groupes Prolife, Pro-Family, Real Women et Promise Keepers préconisent, à divers titres, des retours aux formes familiales du passé. Certains de ces groupes sont également présents en France et au Québec, mais ils y prennent moins de relief, les autres acteurs sociaux ayant une forte visibilité.

Les principales mesures de politique familiale

Les mesures de politique familiale sont, en quelque sorte, le résultat du processus d’élaboration, d’implantation et de transformation mené sous la pression de divers acteurs sociaux, qui eux-mêmes interprètent les données du droit et les résultats de la recherche sur la famille selon leurs valeurs, leurs idéologies et leurs intérêts. Dans les pays et les provinces que nous avons examinés, les mesures en direction des familles sont nombreuses et variées. Il est impossible de les reprendre toutes dans le cadre de cet article. Comme dans les précédentes sections, nous mettrons donc l’accent sur le Québec, en comparaison avec d’autres pays et provinces, tout en privilégiant les principales mesures gouvernementales[19]. Nous demeurons toutefois convaincues que, pour bien saisir chaque mesure, il importe d’examiner l’ensemble des autres dispositions dispensées dans une société donnée en direction des familles (voir pour le Québec Dandurand et Saint-Pierre, 2000).

En 1997, le gouvernement du Québec annonçait des

Nouvelles dispositions de politique familiale » qui se présentaient en trois volets : une nouvelle allocation familiale, sélective et définie selon le modèle des prestations fiscales canadiennes ; une proposition de bonifier les congés maternels et parentaux existants, après discussion avec le palier fédéral ; et un système de garde plus accessible du point de vue des places et des déboursés pour les parents : c’est la « garderie à prix modique (5 $ / jour).

Gouvernement du Québec, 1997.

À l’image du reste du Canada, qui l’avait fait graduellement depuis 1979, le Québec s’est résolu, en 1997, à éroder l’universalité de son programme d’allocations familiales, transformant celles-ci en prestations ciblées davantage sur les familles de travailleurs à faibles revenus afin de les inciter à se maintenir en emploi. Certains pays, tels que la France et la Suède, ont résisté à cette tendance à la sélectivité mais ils ont dû redéfinir à la baisse certaines de leurs allocations : c’est notamment le cas de la Suède qui, en 1996, réduit son allocation pour enfant de 9 000 à 7 680 couronnes suédoises (Arve-Parès, 1996, p. 47). C’est là une décision que les États-Unis n’ont pas eu à prendre puisqu’ils n’ont jamais disposé d’un programme d’allocations familiales.

La question des congés maternels et parentaux relève également, au Canada, des paliers fédéral et provincial. C’est le gouvernement canadien qui, dans le cadre de son programme d’assurance-emploi, dispense les indemnités : 55 % du salaire pendant 15 semaines pour la mère, et 35 semaines de congé parental. Mais chaque gouvernement provincial peut autoriser des congés (non payés) dans le cadre de ses lois du travail. Le Québec est de loin la plus généreuse des provinces canadiennes à ce chapitre : en plus de payer les 2 semaines de carence du congé canadien, il autorise au total des congés de 52 semaines (sans solde), dont 18 à titre de congé maternel et 34, de congé parental ; le père a droit à 5 jours de congé après les naissances et les parents, à 5 jours par an d’absence pour responsabilités familiales (maladies d’enfants, par exemple). L’Ontario et le Nouveau-Brunswick ont prévu des législations analogues mais bien moins avantageuses que celles du Québec, alors que l’Alberta est la seule province canadienne qui n’a aucune loi de ce genre (Jenson et Thompson, 1999). À ce chapitre, les États-Unis ont fait un léger effort : depuis 1993, à l’instigation des groupes féministes, le Family Medical Leave Act enjoint les entreprises qui comptent 50 employés et plus à accorder un congé sans solde pour prodiguer des soins à un enfant ou à un parent dépendant ; mais le congé de maternité permis n’est que de 12 semaines. Dans ce pays par ailleurs, des grandes entreprises offrent des congés de maternité payés à leurs employées.

Cependant, on est ici bien loin des mesures dispensées dans des pays comme la France et, surtout, la Suède. Depuis 1974 en effet, la Suède a mis en place une assurance parentale qui, malgré les compressions, demeure extrêmement généreuse : allocation maternelle rémunérée à 75 % du salaire pendant 450 jours (à répartir de la naissance à la huitième année de l’enfant et dont un mois est réservé à l’usage exclusif de chaque parent sans possibilité de transfert) ; 10 jours de congé sont offerts au père dans les 60 jours suivant la naissance ; une allocation de congé temporaire rémunéré de 60 jours par an pour responsabilités familiales (Bergeron, 1997b). Dans son nouveau projet d’assurance parentale (indemnités fixées à 75 % du salaire sur 43 semaines avec portion exclusive pour les pères), le Québec cherche à se rapprocher de la politique suédoise. De plus, la proposition québécoise d’accès à l’assurance parentale est beaucoup plus ouverte que dans le programme canadien de niveau fédéral.

La mesure vedette des « Nouvelles dispositions de politique familiale » québécoise est certainement la « garderie à 5 $ / jour ». Si des services de garde à prix modique (ou même gratuits) sont une réalité courante dans des pays comme la France et la Suède, en Amérique du Nord une telle mesure est unique et fait l’envie de plusieurs provinces canadiennes et de certains États américains. Ainsi, à l’automne 2000, la Colombie-Britannique a mis en place un système de garde analogue à celui du Québec, avec des places à 7 $ / jour. Mais il en est autrement dans une province comme l’Alberta, où les allocations d’opération versées aux centres de garde pour chaque enfant, qui étaient de 69 $ en 1997, ont été entièrement coupées en 2000 (Dandurand et Bergeron, à paraître). D’autre part, un article récent du journal Le Devoir (17-8-00) indiquait en titre que « Les Américains s’intéressent au programme de garderie à 5 $ ». Les services de garde aux États-Unis sont d’ailleurs les plus déficients de tous les pays examinés dans le cadre de cette recherche. Ne disposant d’aucun programme public s’adressant à toutes les familles, les modes de garde sont aux États-Unis extrêmement diversifiés : officiels (48 %) ou non officiels (52 %) ; publics (gouvernement fédéral, d’État ou local) ou privés (propriété privée, d’églises ou de coopératives de parents) ; à but lucratif ou non ; à vocation éducative ou axés seulement sur la garde ; réglementés ou non (Saint-Pierre, 1998).

Une telle fragmentation ne se retrouve pas dans les systèmes de garde de la France, pays qui a une longue tradition de services d’accueil aux jeunes parents, ayant reconnu, depuis la fin du XIXe siècle, l’importance de favoriser à la fois ses taux de fécondité et d’activité professionnelle des femmes. Mais depuis la crise de l’emploi des années 1980, la France a diversifié ses modes de garde : à côté des équipements collectifs jusque-là prépondérants, se sont développés des modes plus individualisés, la garde par les assistantes maternelles (Bergeron et Saint-Pierre, 1998). Ajoutons que l’offre privée d’assistantes maternelles se développe également à la faveur d’exonérations fiscales importantes et que la garde par les grands-parents demeure un complément relativement important pour les familles (Saint-Pierre, 1997a).

Les systèmes de garde européens que nous avons examinés présentent plusieurs analogies avec celui du Québec : la double formule dominante, en France et en Suède, de la crèche collective et de la crèche familiale rejoint ce qu’ici on appelle couramment la garderie et la garde en milieu familial. La création au Québec de Centres de la petite enfance, soit d’un regroupement plus local de services, rappelle la formule suédoise décentralisée où ce sont les municipalités qui font la mise en place et la gestion des services (Saint-Pierre, 1997b). La garderie à prix modique est donc la mesure de politique familiale la moins « américaine » et la plus « européenne » de toutes celles que nous avons examinées. Il en sera de même pour l’assurance parentale si la proposition du Québec est un jour réalisée.

Que conclure à ce stade encore préliminaire ? Que nous indiquent ces éléments partiels ? Rappelons avant tout que le propos ici n’était pas d’établir une démonstration achevée mais plutôt d’esquisser une première application de notre méthode comparative et contextuelle et ainsi d’ouvrir à de nouvelles analyses et interrogations. Nous pensons à tout le moins avoir illustré l’intérêt et le potentiel que peut offrir notre approche dans le domaine des politiques sociales et dans le cas du Québec en particulier. Notre objet, la politique familiale québécoise comparée à celles du Canada, des États-Unis, de la France et de la Suède, permet en effet de réfléchir à la façon dont les politiques nationales s’influencent mutuellement et aux dynamiques porteuses de dispositions collectives, issues à la fois d’orientations internes et d’emprunts à d’autres sociétés. Cet objet nous est apparu devoir être saisi dans son articulation avec quatre niveaux de contexte. Nous avons ainsi pu proposer que les mesures de politique sont le résultat d’un processus d’élaboration, d’implantation et de transformation mené par divers acteurs sociaux, qu’ils appartiennent aux instances politico-administratives, à la société civile ou au monde des experts de la famille. Conformément à leurs intérêts et à leurs valeurs, ces acteurs sociaux ont eux-mêmes puisé leurs orientations normative et idéologique à leur vision des dynamiques familiales observables dans leur société ainsi qu’à leurs interprétations de ce que nous avons appelé un substrat normatif, soit un niveau d’analyse qui correspond aux traditions législatives du pays concerné. Selon nous, toute comparaison mais aussi tout emprunt de politique d’un pays à un autre devraient être soumis à une telle analyse.