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À titre de juristes-traducteurs, nous avons lu avec beaucoup d’intérêt l’article de Judith Lavoie publié dans le numéro 48-3 et il nous est apparu important de réagir à ce qui nous semble être une perception trop étroite de ce qu’est la traduction juridique. Les conclusions qui y sont énoncées pourraient en effet avoir des conséquences sérieuses sur la formation et les exigences d’emploi dans ce domaine, ainsi que sur la qualité et la fiabilité des textes de nature juridique traduits.

Le titre laisse entendre que l’article porte sur la traduction du droit en général (« traduire le droit »). Or, on constate à la lecture que l’expérience d’enseignement et les exemples qui servent l’argumentation se limitent en grande partie au domaine des valeurs mobilières et des sociétés. Certes, ce domaine du droit occupe une bonne part du marché de la traduction juridique, mais ce n’est qu’un domaine parmi d’autres. Formuler une argumentation sur la formation en traduction juridique en fonction de ce seul domaine équivaut à laisser dans l’ombre tout ce qui touche au droit dans son ensemble et sa réalité, notamment le domaine judiciaire (les décisions des différents tribunaux), contractuel (contrats et traités) et législatif (lois et règlements), ainsi que la doctrine (ouvrages juridiques) et différents textes d’interprétation (opinions juridiques, études, conférences….) dans de nombreux champs de spécialité et dans le contexte du bijuridisme canadien. Il faut par ailleurs noter que, en règle générale, dans ce secteur particulier de la traduction juridique qu’est le droit des valeurs mobilières (où les textes revêtent d’ailleurs un caractère plus financier que juridique), les textes traduits par des traducteurs qui ne sont pas juristes sont révisés par des avocats.

Notre formation et notre pratique de la traduction dans tous les domaines du droit nous amènent à soutenir que la connaissance du droit est essentielle à la traduction juridique, en sus évidemment d’une formation linguistique. Nous reconnaissons volontiers que tout avocat ou notaire n’est pas apte à la traduction juridique du seul fait qu’il possède un diplôme en droit (« ex officio », comme le dit Jean-Claude Gémar) ; il lui faut acquérir la « valeur ajoutée » des connaissances d’ordre linguistique. Inversement, il est certes possible, à partir d’une formation de base en traduction, d’acquérir la « valeur ajoutée » des connaissances d’ordre juridique, dans la mesure où ces connaissances sont substantielles et ne se limitent pas à un seul domaine du droit ou à quelques notions spécialisées. Le traducteur dont les connaissances juridiques se limitent au domaine des valeurs mobilières et à un aperçu du système juridique canadien et québécois est davantage un traducteur spécialisé en valeurs mobilières qu’un traducteur juridique.

Le droit est constitué d’un ensemble complexe de notions et d’éléments puisés à différentes sources (principes de droit, constitution, lois, règlements, traités internationaux, doctrine, jurisprudence, maximes) et dans lequel l’interprétation ne dépend pas que des mots, mais de la portée des mots dans un contexte juridique qu’il importe de bien connaître. En d’autres termes, comment le traducteur pourrait-il soupçonner un autre sens que celui qui lui paraît approprié s’il ignore la possibilité d’une ambiguïté d’ordre juridique ? Comment pourrait-il traduire correctement un raisonnement dont il ignore les fondements ? À titre d’exemple, pourquoi ne pas simplement traduire « contract of services » par « contrat de services » et « contract for services » par « contrat pour services » si on ne connaît pas l’importance fondamentale de cette distinction en droit du travail[1]  ? Pourquoi ne pas traduire simplement « information » par « renseignements » en droit criminel sans évaluer la possibilité qu’il s’agisse plutôt, dans un contexte donné, d’une « dénonciation » ? La notion de « standard of correctness » peut-elle être traduite par « norme du caractère correct », « norme de l’exactitude » ou une autre trouvaille inventive ? Seul un juriste peut savoir qu’il s’agit d’une notion fondamentale en matière de contrôle judiciaire qui, selon la jurisprudence de la Cour suprême, se traduit par « norme de la décision correcte ». Et lorsqu’une entente contient des notions se rapportant à la fois au droit des sociétés et à la propriété intellectuelle, qu’une clause traite de questions fiscales et qu’une autre est rédigée pour respecter une obligation légale ou pour protéger les parties contre une interprétation qui leur serait défavorable, qui d’autre qu’un juriste saura faire en sorte que le libellé dans la langue d’arrivée ait la même rigueur et le même effet que celui dans la langue de départ ? Et qui d’autre qu’un juriste-traducteur pourra certifier la conformité d’un texte de nature juridique ?

Ce ne sont là que quelques exemples démontrant que le droit est un système complexe qu’il faut saisir dans son ensemble pour pouvoir l’exprimer avec les nuances et la rigueur qui s’imposent, particulièrement lorsqu’il s’agit de rendre adéquatement le sens de textes qui ont un effet sur les droits et obligations des personnes. Le droit est la toile de fond qui permet de comprendre un texte juridique dont la rédaction laisse à désirer, de déceler une erreur ou de choisir entre des interprétations possibles. Sans nous prononcer sur la formation requise dans d’autres domaines spécialisés, la comparaison avec la pharmacologie ou la mécanique nous semble boiteuse. Les textes juridiques ont cette particularité de dire la norme et d’établir les règles qui régissent les rapports entre les individus. Ce sont généralement des textes de grande portée parsemés de mots polysémiques que seule une culture juridique permet de reconnaître car le passage d’une langue à une autre doit s’effectuer avec rigueur et justesse. Traduire au mieux de ses connaissances générales risque de semer la confusion dans le milieu juridique.

Il est impossible dans le cadre d’une simple réplique de faire la démonstration complète d’un point de vue qui s’appuie sur la pratique quotidienne de la traduction juridique. À l’heure où les outils informatiques donnent accès à de nombreuses sources de données (lois, règlements, jurisprudence, concordanciers, précédents…), le traducteur juridique doit plus que jamais être un spécialiste compétent apte à juger de la valeur des différentes solutions qui s’offrent à lui.

Dans le numéro de la revue Circuit consacré à la traduction juridique paru à l’été 2000, Betty Cohen disait dans son texte de présentation que « [s]’il est un domaine que seuls les spécialistes peuvent traiter, c’est bien celui de la langue de Thémis, particulièrement au Canada où le bilinguisme et le biculturalisme s’accompagnent d’un bijuridisme ». Dans son ouvrage Langues et langages du droit, Emmanuel Didier disait pour sa part que « [l]a traduction juridique joue un rôle essentiel dans le droit canadien, comme instrument de communication entre juristes mais surtout comme instrument de création et de dissémination de la norme » Didier (1990 : 242). La mise sur pied d’un programme de maîtrise en traduction juridique par l’École de traduction et d’interprétation de l’Université d’Ottawa[2] destiné à des diplômés en droit représente à notre avis une reconnaissance concrète de la valeur et de la nécessité de la formation juridique comme base de la traduction juridique.

La traduction du droit doit à notre avis être confiée à des traducteurs qui ont une solide formation en droit et qui peuvent donc comprendre les tenants et aboutissants des textes qu’ils sont appelés à traduire. Cette question mérite une étude approfondie qui prenne en compte toutes ses dimensions. À cet égard, la consultation des professionnels qui traduisent le droit ainsi que des personnes qui font usage des textes traduits, notamment les membres de la communauté juridique, pourrait apporter un éclairage à la fois réaliste et nécessaire.

Nous espérons que ces réflexions sauront alimenter de manière constructive le débat sur la formation et les exigences de la traduction juridique.