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I. Contexte

Histoire vécue. Une organisation internationale, qui nous a demandé de ne pas mentionner son nom, nous confie la traduction (de l’anglais au français) de sa publication phare : quelques centaines de pages de texte, plus une pléthore de tableaux statistiques. La partie rédactionnelle comporte un grand nombre de tableaux, graphiques et encadrés. Voici un de ces derniers, que nous reprenons tel qu’il nous est parvenu :

Le travail s’effectue dans le cadre suivant :

  • Nous sommes en avril 2000, pour une publication qui doit intervenir fin juin. C’est important pour la traduction de la première phrase : nous sommes en pleine actualité.

  • L’organisation internationale en question s’occupe essentiellement de développement, c’est-à-dire des pays du tiers monde.

  • Outre l’anglais et le français, l’ouvrage en question est publié dans sept langues.

  • Nous avons pour mission d’écrire pour un agent rationnel bien connu des traducteurs de presse : le lecteur moyen du journal Le Monde, avec recommandation d’être, parfois, plus politiques, c’est-à-dire, ici, plus tranchants que ne l’est le texte original, c’est-à-dire d’éviter la langue de bois, fréquente dans les textes produits par les organisations internationales[1]. Dans ce cas précis, c’est le traducteur qui signe le bon à tirer.

  • Les textes de cette nature sont très souvent rédigés (en version originale) dans l’urgence, et s’avèrent donc parfois légèrement imparfaits sur le plan typographique. C’est le cas ici :

    • Il manque des trémas au prénom de M. Haider.

    • Il manque un espace entre former et Yugoslavia à la quatrième phrase.

    • Il y a un espace en trop entre le texte et le point de l’avant-dernière phrase.

    • Le mot source est répété deux fois et suivi d’un numéro car la concordance avec la partie bibliographique n’est sans doute pas encore achevée.

    • L’indication du nombre de mots anglais (d’ailleurs erronée : il y en a 253 et non 251) ne figurera évidemment pas dans la version finale. Sa présence ici s’explique par un souci de composition : calibrage de l’encadré. Nous n’avons donc pas à en tenir compte.

Tout cela est banal. À partir de ces considérations, on pourrait penser qu’il ne reste plus qu’à traduire.

II. Traduction du sens

Comme l’attestent les notes dont nous avons constellé cette proposition de traduction, cette première version française est tout sauf littérale : c’est une traduction du sens.

III. Quelques doutes

Voilà une affaire rondement menée : il n’y a plus, normalement, qu’à passer à autre chose. Pourtant, de légers doutes demeurent quant à la validité de ce texte.

On le sait, le traducteur doit s’attacher à rendre des textes directement utilisables, c’est-à-dire, dans le cas qui nous préoccupe, publiables. Est-ce le cas ici ? A priori, nous avons déminé tous les obstacles linguistiques et fait correctement ressortir le sens qui se dégage du micro-contexte (l’encadré) et du macro-contexte (l’ensemble de la publication). Nous nous sommes également affranchis des quelques problèmes typographiques mentionnés plus haut.

Seulement voilà :

  • Le passage « the remark appeared to ignore the distortions in the election that brought Adolf Hitler to power » est une grossière erreur historique. Hitler est arrivé au pouvoir, le 30 juin 1933, appelé par le Président Hindenburg, dans le respect formel de la constitution de Weimar. C’est ensuite que le processus électoral a été faussé (incendie du Reichstag, suppression des droits fondamentaux et élections législatives excluant notamment le Parti communiste), avec pour effet de donner une majorité au Parti national-socialiste lors des élections de juin. La leçon d’histoire que l’auteur de notre texte semble vouloir donner aux parlementaires israéliens se retourne contre lui.

  • Les Musulmans, à l’époque de la Yougoslavie n’étaient pas considérés – et ne se considéraient pas eux-mêmes – comme une minorité religieuse, mais comme une nationalité. D’où la présence d’une majuscule à la première lettre du substantif les qualifiant. C’est vrai pour les Musulmans de Bosnie-Herzégovine ; cela l’est également pour d’autres musulmans (sans majuscule, ceux-là) que notre auteur pouvait avoir à l’esprit au moment d’écrire son texte : les Albanais du Kosovo (dont au demeurant une partie sont catholiques). Le nationalisme des uns et des autres n’était pas de nature religieuse[17]. De plus, en Bosnie-Herzégovine comme au Kosovo, les Musulmans ne constituaient pas une minorité, mais formaient au contraire une majorité – relative dans le premier cas, absolue dans l’autre. Toutes ces informations ont été répétées à l’envi dans la presse entre 1992 et 1999.

  • Le terme de génocide, au sujet de l’ex-Yougoslavie, a été extrêmement controversé. Non pour nier la réalité des massacres, mais pour des raisons de sens. Le droit international semble s’orienter vers un terme plus restrictif : actes de génocide. Le traducteur doit donc faire preuve, ici, d’une grande circonspection.

  • Le passage « In neither case did neighbouring countries intervene to prevent the killings » laisse un peu perplexe. Faut-il rappeler qu’à la fin du second conflit mondial, la Suisse, la Suède, l’Espagne et le Portugal étaient les seuls pays européens à n’être pas en guerre ? Même la Turquie est entrée en guerre (officiellement) en février 1945. Faut-il rappeler que les forces de l’OTAN étaient présentes en Bosnie-Herzégovine – et y ont effectivement empêché certains massacres, mais pas tous, hélas –, et que c’est leur intervention militaire contre les Serbes de Bosnie, à l’été 1995, qui a précipité la conclusion des accords de Dayton ? Faut-il rappeler, au cas où l’auteur penserait au Kosovo, que l’OTAN est là aussi intervenue, en 1999 ?

  • Ce n’est pas le Front national qui a obtenu 15 % des voix en 1995, mais Jean-Marie Le Pen : depuis 1962 l’édifice politique français repose sur la personnalisation de l’élection présidentielle. Cette erreur est symétrique de celle de la première phrase : Adolf Hitler/Parti national-socialiste d’un côté, Front national/Jean-Marie Le Pen de l’autre. Par ailleurs, rappeler un score vieux de cinq ans n’est pas forcément le meilleur moyen de donner une image fidèle de l’influence d’un parti : aux élections européennes de 1999 (les plus proches de notre texte), l’extrême droite française, divisée, ne rassemblait plus que 7 % des suffrages, et la plupart des observateurs la pensaient durablement à terre. L’élection présidentielle de 2002 a montré qu’ils se trompaient, mais c’est un autre problème. En tout état de cause, la phrase Parties feared by immigrant minorities are gaining ground elsewhere on the continent était erronée au printemps 2000.

  • Enfin, les chiffres du chômage datent quelque peu. C’est vrai pour l’Europe de l’Ouest en général : même s’il y avait effectivement plus de 15 millions de chômeurs dans cette partie du monde fin 1999, la tendance était alors nettement à la baisse, et ce depuis plusieurs années. Cela l’est encore plus pour les nouveaux Länder : s’il est vrai que le chômage y a, par endroits, dépassé 50 % dans les années qui ont suivi la réunification, il était, en 2000, nettement redescendu. Apparemment, cette décrue ne s’est pas accompagnée d’une baisse des agressions contre les immigrés, ce qui ruine le passage Some of this violence comes from growing unemployment.

Quel bonheur, pour un traducteur, de pouvoir s’en prendre, pour une fois, aux erreurs des autres ! Passé ce moment de satisfaction, il y a lieu de se demander comment on en est arrivé à une telle accumulation de maladresses et d’inexactitudes. Pour poser notre diagnostic, il nous faut revenir sur le contexte dans lequel s’inscrit cette traduction : la préoccupation majeure de notre auteur est le développement, c’est-à-dire les pays du tiers monde. L’extrême droite en Europe est donc, a priori, pour lui un sujet exotique, qu’il ne connaît qu’approximativement. De plus, les coquilles et autres imperfections typographiques montrent que ce texte a été écrit à la hâte et attestent une rupture de la chaîne de qualité.

IV. Quelles stratégies ?

Il n’en est pas moins destiné à être publié. À partir de là, plusieurs attitudes, avec possibilité de panachage, sont possibles. Le traducteur peut laisser sa première traduction en l’état, s’en tenir à des corrections cosmétiques, réécrire le tout ou faire part de ses doutes et interrogations. Examinons ces différentes possibilités.

1. Ne rien faire

La première solution consiste à s’en tenir à la première traduction, en estimant que l’auteur est responsable de ses propres erreurs et que le traducteur n’y a aucune part : chacun chez soi ! Cette attitude serait tout à fait licite en traduction littéraire, domaine dans lequel tout fait sens, y compris les erreurs (voulues ou non, mais c’est un autre débat) de l’auteur, parce que l’intention (nous reviendrons sur cette notion) est esthétique. Dans la traduction de textes pragmatiques, elle nous semble en revanche procéder d’un double aveuglement :

  • Je refuse de voir que le texte original regorge d’erreurs, et ce refus est déjà un choix. Car tout ce que nous avons dit plus haut, un traducteur francophone le sait : il l’a appris au lycée, en ce qui concerne l’époque nazie (programme de terminale en France), il l’a mille fois lu et entendu dans les médias concernant les événements des dix dernières années. Seulement, il a oublié qu’il le savait, il ne s’est pas servi de ses connaissances (on pourrait dire qu’il n’a pas mobilisé son bagage cognitif) pour confronter mots et réalité. C’est une faute.

  • S’il s’est aperçu de ces erreurs et qu’il n’a rien fait, tentation encore plus fréquente vu la grande timidité qui règne dans la profession, il est encore plus en tort. En effet, il s’aveugle sur la nature profonde des textes pragmatiques, en considérant ceux-ci comme intouchables. Posture oedipienne : je sais qu’il y a un problème dans mon texte de départ et je le reproduis dans mon texte d’arrivée.

Attitudes courantes : il est tentant d’estimer que les autres (les auteurs) ont forcément raison, que la chose imprimée ne peut être erronée ; il est désagréable d’avoir à assumer des responsabilités imprévues. C’est ainsi que prospèrent les contre-vérités. Or, dans un texte traduit, une contre-vérité sera toujours mise au compte du traducteur, puisque le lecteur aussi est naturellement porté à penser que l’auteur ne peut pas se tromper.

Imaginons que ce texte soit publié tel quel et que des journalistes – espèce connue pour avoir la dent dure pour ce qu’écrivent les autres – mettent la main dessus : c’est toute la réputation de l’ouvrage et de l’organisme qui en est à l’origine qui en pâtirait, sans parler de celle du traducteur. Fermer les yeux est donc la pire des solutions.

2. Tenter de rectifier ce qui peut l’être

Le traducteur peut alors tenter de rectifier ce qui peut l’être :

  • Sous-traduire with democratic elections en faisant comme si le mot important n’était pas democratic : on pourrait ainsi choisir « par les urnes ».

  • Faire disparaître le début de la troisième phrase anglaise, qui deviendrait ainsi : The remark was a reminder of how vulnerable minorities have been in Europe.

  • Dans la phrase suivante, supprimer le religious et le in parts, et reformuler la notion de génocide dans un langage acceptable par le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie. Résultat en français : « Cinquante ans après la persécution des juifs, ce sont les musulmans qui ont été victimes d’actes de génocide après l’éclatement de la Yougoslavie. »

  • Afin d’éviter l’humour involontaire et macabre de la dernière phrase de ce paragraphe, on peut la réécrire ainsi : « Dans aucun des deux cas, l’action internationale n’a pu empêcher les massacres. »

  • À la deuxième phrase du second paragraphe, il est aisé d’ajouter une notation temporelle et de changer le nom du Front national par celui de son dirigeant : « Rappelons qu’en France, Jean-Marie Le Pen, président du Front national, rassemblait encore 15 % des suffrages sur son nom en 1995. »

  • Enfin, la relation avec la montée du chômage peut devenir un rapport avec le chômage tout court, ce qui conduirait à introduire une nouvelle notation temporelle, à l’avant-dernière phrase : « Dans l’ex-République démocratique allemande, celui-ci a pu toucher, par endroits, plus de 50 % des actifs. Aujourd’hui encore, l’Europe occidentale compte plus de 15 millions de sans-emploi. »

Est-ce encore un travail de traducteur ? Oui, dès lors que celui-ci doit s’attacher à produire des textes directement utilisables et publiables. Rappelons que, dans le cas présent, c’est lui qui signe le bon à tirer.

Est-ce encore le même texte ? Certainement pas : le premier est fautif, le second ne l’est pas (sous réserve de nos propres erreurs et inexactitudes) ; la tonalité n’est pas la même ; l’inscription dans le temps a changé. En revanche, c’est à la même réalité qu’il est fait référence et c’est la même intention qui est respectée. Bref, cette nouvelle version procède d’un travail sur la réception.

3. Communiquer

Mais comme il ne s’agit pas du même texte, il faut se souvenir que la publication en question est multilingue : il ne suffit pas de corriger une erreur dans la traduction française d’un texte anglais pour que cette erreur disparaisse de la surface de la terre. Il faut une cohérence avec la réalité, mais aussi avec les différentes versions de cette réalité présentées dans différentes langues[18]. Plus généralement, il est bien rare qu’une traduction efface un original[19]. Il faut donc impérativement signaler ses doutes et interrogations au demandeur, afin qu’il fasse le nécessaire pour les corriger dans toutes les versions – ou qu’il proclame son intention de les assumer. Cela semble une évidence. Pourtant, le contact quotidien avec des traducteurs et avec des demandeurs de traductions montre, curieusement, que cela n’en est pas une. En l’espèce, l’envoi, par Internet, des quelques remarques mentionnées plus haut a valu à l’encadré en question de disparaître tout bonnement de la version finale du texte. Un cahier des charges différent aurait conduit à une solution différente. L’expérience de nombre de traducteurs regorge ainsi d’anecdotes sur l’absurdité des demandes, implicites ou non, du destinataire. Ne nous est-il pas personnellement arrivé de devoir traduire un compte rendu de réunion littéralement gorgé d’erreurs et de contradictions parce que le demandeur, soupçonnant que quelque chose clochait dans l’original, voulait, avant de le faire circuler, s’en assurer en le faisant traduire (sans évidemment nous donner aucune indication sur ses doutes) ? Il pensait que les erreurs, s’il y en avait effectivement, se verraient mieux en français. Que serait-il arrivé si nous avions tout rectifié de nous-mêmes, sans plus communiquer que notre donneur d’ordres ?

V. Généralisation

Au début des années quatre-vingt-dix, les traducteurs établis en France ont été bombardés d’un publipostage les invitant à se procurer la reproduction d’un vitrail représentant saint Gérôme (patron de la profession) au travail, penché sur un écritoire, au sommet d’une tour pourvue d’une toute petite fenêtre grillagée. De cet ensemble se dégageait un double sentiment de révérence pour le texte initial (il est vrai qu’il s’agissait de la parole divine…) et de clôture : on n’est pas très loin du cliché de la tour d’ivoire. Que suggère cette allégorie maladroitement récupérée à des fins mercantiles ? Que le sens est donné par Dieu et préexiste au monde : le traducteur écrit sous la dictée divine[20]. Dans ces conditions, s’écarter du texte original ou le remettre en question, c’est blasphémer. Cette idée reste profondément ancrée dans l’imaginaire du traducteur : le texte de départ est intouchable et parfait ; c’est une trace de transcendance sur cette terre.

Penser cela, lorsqu’on traduit des textes pragmatiques, c’est se condamner, d’une part, à de cruelles désillusions et, d’autre part, à vouloir l’impossible. L’expression fameuse de Napoléon – Traduttore, traditorre – descend en droite ligne d’une telle conception. Condamné à la finitude, le traducteur ne peut que trahir le texte d’origine, sauf à bénéficier d’une inspiration divine. Il faut au contraire prendre conscience de ce que les auteurs de nos textes ne sont que des hommes, et que ce qu’un être humain a écrit (ou, beaucoup plus souvent, a voulu écrire), un autre être humain peut le traduire. Bref, il faut passer d’une appréhension théologique à une vision laïque du métier.

Cela suppose de briser la clôture qui sépare l’action de traduction du monde extérieur, du référent, et donc d’affronter un double problème de méconnaissance : celle du traducteur et celle de l’auteur. Il faut partir du principe que ce que l’on doit traduire n’est pas contenu dans le sens apparent du texte original. Face aux textes pragmatiques, on ne traduit pas du sens, mais de l’intention.

Le problème devient alors : comment déterminer cette intention ? Car grand serait le risque de substituer ses propres idées à celles que l’on est bien obligé de prêter à l’auteur, ce qui serait faire preuve d’orgueil : je sais mieux que l’auteur ce que lui-même a voulu dire et je m’en vais vous l’exposer[21] ! Tout ce que nous a suggéré ce projet d’encadré mal ficelé et avorté se trouve en germe chez des romanciers tels que Philip K. Dick, spécialiste de la désagrégation des univers sensibles et de l’uchronie[22] ou José Saramago[23]. Il y a certainement des recherches fécondes à mener sur les relations entre traduction pragmatique et traduction littéraire. Mais beaucoup plus immédiate est l’utilité de la littérature à la traduction de textes pragmatiques. C’est là, dans la fiction – dans l’histoire des idées, aussi – que sont stockés les outils intellectuels qui font d’une traduction pragmatique une bonne ou une mauvaise traduction. Cela suppose l’acquisition d’une culture, la prise en compte du cahier des charges et une capacité à raisonner logiquement :

  • Une culture (ici historique) parce qu’on ne naît pas avec la connaissance – fût-elle sommaire – de l’arrivée au pouvoir du nazisme en Allemagne. Pour déterminer que l’auteur se trompe, il faut avoir quelques éléments factuels à lui opposer.

  • La prise en compte d’un cahier des charges parce que, une fois les erreurs et inexactitudes repérées, il faut trouver qu’en faire (voir plus haut). Un traducteur doit toujours déterminer un positionnement, une posture, vis-à-vis du texte qu’il s’apprête à traduire. Car une bonne traduction est avant tout une traduction vendable, et, vu la diversité des besoins, l’expression vendable peut se trouver parée de définitions extrêmement diverses.

  • Une capacité à raisonner logiquement parce que, dans une situation de double imperfection des connaissances, ce sont souvent les branches de la logique qui permettent d’amortir les chutes les plus douloureuses. C’est la logique qui rend possible l’accès du néophyte à une pensée. C’est entre autres choses par ses failles que le traducteur, qui a tout à gagner à se poser, à un moment ou à un autre, en néophyte vis-à-vis d’un texte ou d’un sujet, peut déterminer si la pensée de l’auteur est rigoureuse ou non, ce qui lui donnera une indication de la marge de correction ou de la marge de liberté qui seront les siennes dans son travail.

Dans chacun de ces trois cas, c’est un rapport au monde qui s’instaure. L’existence du monde extérieur est en fait à la fois une source de difficulté et le moyen de surmonter cette difficulté. C’est la notion de congruence, qui vient des mathématiques (relation mathématique entre des nombres congrus, c’est-à-dire ayant un reste identique après division par un autre nombre), et que l’on retrouve en sociologie et en linguistique textuelle. Traduit ou non, un texte pragmatique doit être étalonné, référé au monde.

Traduire un texte de réalité, c’est briser l’illusion que je me confonds avec l’univers, c’est devoir prendre en compte l’existence des autres. Sur le plan du langage, ce qui est ici en jeu, c’est la résolution du complexe d’Oedipe : prendre conscience que le langage ne m’appartient pas en propre, pas plus qu’à quiconque, que je participe d’un langage collectif[24], et que ce langage n’est pas neutre.

Celui qui doit être neutre, en revanche, c’est le traducteur : mais cette neutralité s’exerce par rapport à une intention et non par rapport à un sens apparent (et souvent imparfait), alors qu’en traduction littéraire, elle s’établit par rapport à une forme.

Ce souci de congruence comporte néanmoins un point aveugle. Personne – pas même un traducteur – ne peut tout savoir, fût-ce passivement : la culture n’est pas donnée en naissant et elle comporte des limites. Que faire, alors ? Se spécialiser dans un domaine ? Certes, mais cela revient à courir après les vrais spécialistes, sans aucune chance de les rattraper car ils en sauront toujours plus que nous. On peut réduire un différentiel de savoir ; il est illusoire de vouloir l’annuler totalement. En d’autres termes, il y aura toujours une part d’incertitude dans la compréhension fine du texte de départ un tant soit peu élaboré. Pour maintenir celle-ci au minimum – pour se rassurer –, le traducteur est bien obligé de se rabattre sur les critères de la rhétorique : ce texte est-il persuasif ? S’il l’est, je le traduis tel quel. Mais qu’est-ce donc qu’un texte persuasif ? C’est un texte qui fonctionne, en surface, comme un enchaînement d’évidences, qui n’appelle pas de questionnements de la part d’un lecteur raisonnablement averti. S’il est cohérent en apparence, quoique truffé d’erreurs subtiles, ou d’allusions ironiques, celles-ci échapperont à une bonne partie des lecteurs et, potentiellement, au traducteur.

Bien sûr, on peut toujours recourir aux spécialistes, les questionner sur les aspects les plus pointus susceptibles d’échapper à notre science. Mais eux-mêmes ne sont pas forcément immunisés contre les mêmes travers : suggérez trois hypothèses de compréhension à un expert du domaine et il entendra celle qui lui semble a priori (c’est-à-dire hors contexte) familière. Est-ce pour autant une garantie d’exactitude ? Nullement. Un exemple : nous sommes sur le marché des titres de créances hypothécaires (mortgage-backed securities), qui constitue un des compartiments de l’obligataire aux États-Unis. La phrase suivante est extraite d’un rapport mensuel de gestion de portefeuille financier. Elle concerne le mois d’août 2002 :

The continued rally in rates did not spell doom for the mortgage market despite the inevitable refinancing wave that we will see in the upcoming months.

N’importe quel dictionnaire, spécialisé ou non, n’importe quel financier expliquera, hors contexte, que le terme rally signifie – et donc se traduit – normalement redressement, reprise, remontée, hausse, accroissement, progression… Or, ici, il faut le traduire par baisse des taux, à rebours, donc, de ce qu’on pourrait penser. Explication : sur le marché obligataire, toute baisse des taux (sur le marché primaire, celui des émissions) se traduit par une augmentation des cours sur le marché secondaire (celui sur lequel s’échangent les titres émis précédemment, et qui servent normalement un taux d’intérêt supérieur à celui des émissions courantes). Pour l’auteur du texte (analyste financier) et pour ses destinataires (des investisseurs), c’est un phénomène positif, qui appelle un terme optimiste : rally. Néanmoins, parler de redressement des taux serait commettre un contresens : c’est bien une baisse des taux. En cas de doute, on peut toujours se rabattre sur une formulation neutre : mouvement du marché. Pour traduire correctement, il faut donc comprendre (1) le mécanisme financier, (2) la psychologie de l’auteur. Plus fréquemment que sur un contresens, l’erreur due au conformisme mental peut déboucher sur une banalité là où figurait initialement une réalité nouvelle et déconcertante, dont l’auteur aurait précisément l’intention de rendre compte. L’information véritable peut très bien se trouver dans la portion incongrue d’un texte.

Ainsi, l’erreur apparente n’en était peut-être pas une, mais la bourde du traducteur est ici très difficilement discernable, car son texte présente toutes les caractéristiques de la cohérence. Parlons-nous de cas isolés ? Non. En fait, ce souci de cohérence, qui peut parfois confiner à l’aveuglement, est indissociable de l’activité de traduction, voire de tout ce qui relève de la communication. Sur le plan le plus fondamental du fonctionnement de notre cortex, il y a en nous un logiciel de correction automatique des erreurs apparentes. Chez les traducteurs, cela mène à une déformation professionnelle, qui consiste à trouver ou à admettre une justification, c’est-à-dire une logique interne, à tout. Voilà qui conduit tout droit au conservatisme de pensée. Et c’est ce conformisme de pensée qui, très souvent, nous amène à raboter les angles, à sous-traduire, à remplacer les images fortes par des clichés et les idées un tant soit peu originales par des stéréotypes[25]. C’est un risque consubstantiel – congruent – à la traduction de textes pragmatiques.

Aller à l’encontre de cette tendance, c’est risquer de se tromper. Mais la première erreur serait de se refuser à le faire. Et puis, il y a quelque chose de profondément rassurant dans les bévues des autres – de ceux dont nous traduisons les textes, en particulier. Elles nous dédouanent à bon compte de nos propres et inévitables inexactitudes, travers et glissements de sens. Leur imperfection nous est nécessaire. Puisse-t-elle demeurer longtemps !

Dans l’enseignement de la traduction aussi, l’erreur est un instrument de choix. Car un étudiant (nous en viendrons bien sûr au pédagogue) ne se trompe pas par hasard : c’est pour une raison précise qu’il lui arrive d’écrire des absurdités. Et c’est en l’amenant à exposer les mécanismes de pensée qui l’y ont conduit qu’il est possible de lui faire améliorer durablement ses traductions. L’erreur, tout comme l’ignorance, a sa logique et sa cartographie. En travaillant sur ce plan, on pourra transcender un des problèmes récurrents de l’enseignement de notre discipline : la multiplicité des domaines thématiques. En effet, si la paléontologie, la recherche des arborescences d’eau dans les câbles en polyéthylène ou l’élevage des chèvres naines au Cap-Vert sont a priori des sujets aux points communs limités, les failles de raisonnement qui dégradent la qualité des traductions peuvent très bien y être les mêmes. Selon un dicton, c’est par l’erreur que l’on parvient à se faire une idée de l’infini, car pour une seule réponse juste à une question, il est possible d’en imaginer une infinité de fausses. Nous voyons ici qu’en se détournant du factuel pour se pencher sur les mécanismes, sur les structures, cet argument se retourne : l’erreur peut donner lieu à un partage et mettre en contact des sphères de savoir a priori étanches[26].

Il serait injuste de ne pas conclure avec le caractère salutaire des erreurs, fautes, bévues et inexactitudes commises (le plus rarement possible, certes) par l’enseignant. Y a-t-il un meilleur moyen de décomplexer les étudiants que de se placer ainsi en miroir par rapport à eux, d’être non plus celui qui note et qui juge, mais celui dont on évalue les travaux et les propositions ? Existe-t-il un meilleur moyen de communiquer un savoir que de mettre en commun avec des apprenants les propres limitations de sa capacité à raisonner ? C’est, me semble-t-il, un bon moyen de parvenir à un véritable partage, à une véritable réflexion collective, dans la droite ligne de ce qu’est profondément la traduction.