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Cet ouvrage expose les fondements d’une sociologie historique de la citoyenneté des femmes dans les pays occidentaux, y inclus un certain nombre de pays de l’Europe du Sud ou de l’Amérique latine soumis, jusqu’à récemment, à des régimes dictatoriaux avant de rejoindre le camp des États se réclamant de la démocratie parlementaire. Axée sur le lent procès d’individuation des femmes, l’étude d’un type particulier de rapports de pouvoir, en l’occurrence les rapports sociaux de sexe, retrace les modalités de passage de l’exclusion à l’inclusion politique de la moitié féminine du corps politique dans ces États-nations. Très synthétique, l’ouvrage offre une revue de littérature critique de la pensée aussi bien libérale que féministe portant sur le civisme républicain et la représentation des groupes, menée en parallèle avec l’examen des trajectoires historiques et des débats contemporains qui remettent en question la neutralité de la citoyenneté sous l’angle des rapports de genre.

Le livre est construit en deux parties : la première consacre deux chapitres aux fondements théoriques et à diverses expériences historiques de l’exclusion des femmes ou de leur inclusion partielle dans la citoyenneté ; la seconde, divisée en trois chapitres, aborde les enjeux actuels des revendications qui entourent la capacité des citoyennes à s’affirmer en tant qu’individus dans l’espace public, ce qui suppose que l’étiquette de mère ou d’épouse n’influe pas plus que celle de père ou de mari sur la capacité de s’affirmer comme alter ego dans l’espace public.

Le premier chapitre reprend les arguments qui, depuis la polis grecque jusqu’à la Révolution française, ont relégué les femmes dans l’espace privé et, partant, ont justifié leur exclusion politique. L’auteure réussit ici le tour de force de condenser en une trentaine de pages l’ensemble des discours classiques en analyse politique, qui aboutiront, au mieux, à octroyer aux femmes une citoyenneté passive, en vertu du caractère civique de leurs tâches domestiques et, au pire, à les exclure, en vertu de leur subordination dans le contexte de la famille patrimoniale. Le second chapitre offre un panorama de trajectoires, plus ou moins laborieuses, de l’électorat féminin pour accéder au suffrage dit universel. L’intérêt de ce chapitre réside dans son ouverture, au-delà des cas britannique, nord-américain et français, les plus souvent documentés, au cas des pays nordiques, à l’ajout du cas de la Belgique en contrepoint de celui de la France pour discuter de l’impact du code Napoléon et, enfin, à diverses trajectoires tirées d’expériences latino-américaines (Argentine, Brésil, Chili, Mexique) ou sud-européennes (Espagne, Portugal). Même si le traitement est forcément succinct, la présentation de tableaux synthèses s’inspirant du modèle de Rokkan permet de repérer et de comparer les seuils de légitimation de l’action collective ou individuelle ainsi que de l’inclusion politique et civile des femmes dans chaque région. Politologues ou sociologues y trouveront des données indispensables pour alimenter le débat sur les vertus respectives de l’universalisme égalitaire ou de l’universalisme différentialiste à la recherche d’accommodements aux tensions égalité/différence qui pèsent sur l’octroi aux femmes du statut de citoyenne.

La seconde partie de l’ouvrage est plus stimulante encore pour qui veut comprendre pourquoi l’altérité des femmes fait problème quand il s’agit d’atteindre l’objectif de libre disposition de soi au coeur du dispositif démocratique libéral. Trois chapitres examinent la question : le premier porte sur la construction internationale de l’égalité civile et politique des femmes ; le deuxième est consacré au débat féministe sur genre, citoyenneté et représentation ; et le troisième concerne le débat entourant la revendication de quotas ou de la parité. Rappelons que ces deux mesures ont été proposées pour lever l’inégalité de représentation politique selon le sexe. On saura gré à l’auteure de rassembler une foule de renseignements sur les outils juridiques internationaux de l’émancipation des femmes et de dynamiser sa présentation en interpellant la capacité des instances des Nations unies, du Conseil de l’Europe, de l’Union européenne ou de l’Organisation des États américains à favoriser le passage de l’égalité des chances à l’égalité de résultats en ce qui concerne les citoyennes des démocraties occidentales. Ce sont pourtant les deux derniers chapitres, qui résument les positions théoriques féministes sur les régimes de citoyenneté et les mesures susceptibles de garantir l’autonomie des femmes, et privée et publique, qui retiendront le plus l’attention. C’est là, dans la revue critique de la littérature féministe sur une citoyenneté sensible à la différenciation de l’électorat selon le genre et à propos de la revendication de quotas ou de la parité d’accès des femmes au pouvoir politique, que l’auteure expose sa vision personnelle du dilemme opposant les dimensions individuelle et collective du statut de citoyenne tel qu’il s’inscrit dans les divers dispositifs institutionnels qu’elle évalue comparativement. La reconnaissance d’intérêts propres au groupe des femmes et leur intégration dans le jeu politique à titre d’élément constitutif du genre humain sont ici discutées. L’argumentation en faveur de stratégies contradictoires en vue de contrer la monopolisation masculine du pouvoir politique est reprise à la lumière des trois types de citoyenneté que Bérangère Marques-Pereira retient, marqués respectivement par le républicanisme français, le consociativisme belge et les réseaux corporatistes ou clientélistes caractéristiques de régimes en place au sud de l’Europe ou en Amérique latine. Il va de soi que l’auteure puise dans le registre des expériences politiques qui lui sont familières, et c’est heureux puisque cela vaut maintes notations originales et stimulantes. L’auteure sait manifestement tirer profit de sa position de citoyenne d’un État fédéré, la Belgique, comme de sa longue fréquentation du régime républicain de la France aussi bien que de nombreux terrains effectués en divers points du monde hispanique. Elle dresse ainsi un tableau complexe des apories de la citoyenneté selon que celle-ci est conçue comme un système de pondération des intérêts entre catégories d’ayants droit ou comme un système d’expression de la volonté politique d’autant d’alter ego autonomes.

La clarté de l’ouvrage, sa construction éminemment pédagogique et l’extension du panorama offert le rendent incontournable comme référence de base aussi bien en études féministes que dans un cours d’introduction à l’analyse politique ou aux institutions comparées. Il restera à élargir le cadre de la discussion au-delà de l’Europe occidentale pour examiner pourquoi les femmes votent plus à gauche dans les sociétés industrielles développées, mais non dans les pays postcommunistes ou dans les pays en développement, ce que l’auteure se contente de relever en passant (p. 75), et à recentrer d’autres propos surprenants, où elle assimile, par exemple (p. 83), la seconde vague du féminisme au produit du mouvement de mai 68, sans autre mention de l’impact du féminisme nord-américain. Cependant, on reconnaîtra à l’auteure le mérite de présenter une magistrale saisie de l’état des connaissances dans un champ où les publications en langue française sont plus souvent des traductions que des oeuvres originales. On la remerciera surtout d’avoir bâti sa démonstration sur l’élucidation des liens entre l’émancipation des différentes formes de tutelle pesant sur la représentation des intérêts des femmes dans le domaine public et le processus d’individuation qui commande leur capacité de participer pleinement à une citoyenneté active, à la jonction du privé et du public. Cet ouvrage s’affirme donc, sans conteste, comme une oeuvre majeure, tant du point de vue des études féministes que du point de vue des sciences politiques.