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David Damas propose un livre essentiel pour comprendre un épisode peu connu de l’histoire récente du Canada dans lequel il aborde la sédentarisation des Inuits de l’Arctique central canadien (territoire qui correspond environ au Nunavut actuel). L’auteur fonde son observation sur les facteurs clés qui ont contribué à la concentration de populations dans des lieux centralisés : la venue des baleiniers et des marchands de fourrures aux XIXe et XXe siècles, l’effondrement de la chasse à la baleine et de la traite des fourrures, la détérioration des conditions sociosanitaires et l’implantation des programmes gouvernementaux de services sociaux et de logement. Se basant sur une impressionnante recherche en archives et sur des matériaux ethnographiques, Damas offre une large fresque qui décrit de façon nuancée la mécanisation progressive des activités de chasse et de trappe des Inuits et leur graduelle acquisition des préférences urbaines. Deux mouvements de concentration de populations sont traités : la « relocalisation » et la « migration ». Le premier mouvement fait référence à une action mise en route et planifiée par un groupe donné et dont la destination est déterminée par une agence extérieure, tandis que le deuxième est mis en route et planifié par un groupe donné sans l’intervention d’une agence extérieure. Cette distinction conceptuelle est reprise dans la discussion présentée en conclusion.

L’approche ethnohistorique de Damas repose sur trois principes : 1) un usage extensif de sources anthropologiques, incluant des sources archéologiques et ethnologiques et des documents d’archives ; 2) l’emploi de concepts anthropologiques pour analyser et comprendre les processus historiques ; 3) la prise en compte des éléments les moins tangibles du développement historique, mais tout aussi déterminants dans une perspective anthropologique. L’auteur accorde donc une importance centrale aux archives gouvernementales et aux archives de la Compagnie de Baie d’Hudson (CBH) puisque c’est par elles que sont révélés les débats et les discussions autour de la centralisation des populations inuites dans cette région de l’Arctique.

L’ouvrage se divise en huit chapitres. L’auteur traite de l’histoire de l’établissement des Inuits dans l’Arctique central jusqu’au XXe siècle (chapitre 1) et de la « politique de la dispersion » qui a suivi l’arrivée des marchands de fourrures (chapitre 2). Il poursuit avec l’analyse des établissements inuits dans les années 1950 (chapitres 3 et 4), et une description de l’instauration de l’État-providence (chapitre 5). Puis, Damas reprend l’analyse des établissements inuits dans les années 1960 (chapitres 6 et 7). Le dernier chapitre est le lieu d’une discussion, peut-être trop succincte, sur les effets de la sédentarisation des Inuits.

Le premier chapitre intitulé Early Settlement in the Central Arctic se fonde sur du matériel historique, archéologique et ethnologique déjà publié. L’auteur y aborde les pratiques inuites liées à la culture matérielle, aux cycles économiques annuels, à la mythologie et à la religion, à la parenté et à l’organisation sociale, ainsi qu’à la langue. Après quelques brefs propos sur l’archéologie de la région, Damas dresse un portrait bien documenté du lien entre les campements inuits et les établissements, temporaires ou plus développés, des baleiniers européens au XIXe siècle. À partir du milieu du XIXe siècle une tendance se dessine peu à peu : les Inuits se regroupent de façon accrue en des endroits connus des baleiniers dans le but de faire des échanges. Cependant, l’effondrement de la chasse à la baleine au cours de la deuxième décennie du XXe siècle changera la base des relations entre Inuits et Européens. Cette période se caractérise par un contact soutenu entre les Inuits et les différents représentants de la société euro-canadienne et par la transformation subséquente de la vie sociale et culturelle inuite. Après avoir présenté les portraits régionaux de l’effet de la traite des fourrures dans l’Arctique central à partir des années 1920, Damas fait ressortir d’importantes variations d’une région à l’autre. Il porte une attention particulière au rôle des marchands de fourrures dans les mouvements de populations autour des postes de traite et aux liens étroits que les marchands ont entretenus avec le gouvernement canadien. Par ailleurs, il montre avec justesse que ce sont davantage les effets indirects de la traite et les changements dans les méthodes de trappe qui ont conduit aux modifications dans les regroupements humains que les effets directs de la traite elle-même. En effet, pendant que les missionnaires tentent d’influencer les aspects moraux et spirituels inuits, et que les agents de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) essayent d’incarner les structures légales du Canada du sud, le plus important contrôle en ce qui concerne le lien entre le territoire et la population demeure tout de même entre les mains des marchands de fourrures et ceux-ci ne cherchent aucunement à sédentariser les Inuits.

Dans les années 1930 et 1940, les marchands de fourrures avaient encouragé la dispersion des Inuits sur le territoire de façon à favoriser les activités de traite. Certains changements sont toutefois précurseurs des bouleversements qui marqueront la société inuite dans les années 1950. Au sein de certains groupes en contact régulier avec les marchands de fourrures, le cycle annuel des activités cynégétiques est modifié ; les Inuits préparent des réserves de viande de phoque durant la saison des eaux libres en prévision de la saison de trappe. Dans le chapitre 2, intitulé The Policy of Dispersal, Damas base son analyse sur les rapports annuels des agents de poste de traite et montre que la dispersion des Inuits sur le territoire répondait alors aux impératifs financiers des activités de traite de la CBH. Grâce à un remarquable travail en archives, l’auteur illustre comment le gouvernement du Canada et la CBH ont favorisé une politique qui visait le maintien d’une population géographiquement dispersée et comment s’est manifestée, au tournant des années 1940, une nette tendance des marchands de fourrures à favoriser le crédit destiné à l’acquisition des outils de travail de la trappe plutôt qu’à l’acquisition de vêtements ou de nourriture. Ces lignes directrices ont contribué au maintien des formes traditionnelles d’organisation dans les regroupements inuits au cours d’une grande partie des années 1940. Subséquemment, les pénuries de gibier et les périodes de famine de plus en plus fréquentes et longues affectent certains groupes et incitent les autorités canadiennes à agir au nom d’une conscience sociale. Cependant aucune intervention gouvernementale sérieuse n’est mise de l’avant avant la fin de la Deuxième Guerre mondiale, particulièrement avec les évacuations médicales.

La politique de dispersion était animée par une philosophie préservationniste et par l’austérité économique. À la fin des années 1940, l’universalité des programmes sociaux au Canada change la donne et projette les Inuits dans le Canada moderne avec la Loi sur les allocations familiales. L’auteur s’attarde au changement de philosophie qui s’opère dans le Canada tout entier, et particulièrement dans l’Arctique, et précise que malgré les changements de mentalité au Canada et leurs effets sur les politiques en vigueur et en devenir, la même tendance à favoriser la dispersion des Inuits sur le territoire demeure une pratique courante pour ceux qui occupent les postes décisionnels clés.

La politique de dispersion continue donc d’être appliquée sinon en faits du moins en principes, notamment en ce qui concerne la relocalisation de groupes inuits de la côte est de la Baie d’Hudson et de l’île de Baffin sur l’île d’Ellesmere et l’île Cornwallis dans le Haut Arctique. Ces épisodes graves de l’histoire du Nord canadien sont traités dans le chapitre 3 intitulé Settlement in the 1950s — I. Damas fonde son analyse sur les rapports de la GRC, pour examiner les conditions de vie lors de l’établissement de Grise Fiord et de Resolute. Il analyse également la volonté du gouvernement du Canada d’affirmer la souveraineté canadienne dans l’Arctique au moment de déplacer des populations, sous prétexte de vouloir diminuer la pression démographique sur l’environnement immédiat de Port Harrison (Inukjuak). L’épisode de la relocalisation dans le Haut Arctique est traité brièvement, l’auteur préférant opposer les constatations favorables des rapports des marchands de fourrures et des agents gouvernementaux et les tensions, décrites sur place par d’autres observateurs, entre les individus originaires de milieux familiaux et géographiques différents. Le propos est repris dans le chapitre 6 où l’auteur conclut que malgré certains succès économiques, notamment par l’implantation des coopératives dans les années 1960, le projet est difficile étant donné les tensions grandissantes au sein des deux communautés et les problèmes sociaux qui en découlent.

Le reste du chapitre 3 est consacré à l’examen minutieux des conditions de l’établissement des groupes inuits dans des lieux spécifiques du territoire qui sont devenus les communautés actuelles. Se basant sur des rapports gouvernementaux, sur des rapports de la CBH et sur des notes ethnographiques, Damas aborde avec un souci du détail évident et la rigueur des scientifiques expérimentés les premières phases du processus de sédentarisation dans les régions de Sud Baffin et de la Baie de Frobisher, de Est Baffin, de Nord Baffin et de la région d’Igloolik, de la région Netsilik, de Cambridge Bay et de Coppermine. Chaque variation locale et régionale est mise en contexte et appuyée par une recherche documentaire solide et fouillée qui soutient que malgré les changements progressifs qui s’opèrent dans les politiques fédérales, la GRC et les autres responsables gouvernementaux ont découragé l’établissement autour des postes de traite et des divers sites de construction dans la région, favorisant plutôt le maintien de la dispersion géographique.

Le chapitre 4 reprend la forme du chapitre précédent et applique la même méthode aux régions de Keewatin, du Nord-Ouest de la Baie d’Hudson, de la région de l’intérieur (Nord et Sud) et de Rankin Inlet. À nouveau, une recherche documentaire solide montre le rôle joué par chaque acteur, chaque conjoncture : agents gouvernementaux, base aérienne, pénurie de gibier, épidémie, travail salarié et industrie minière locale, notamment dans la région de Rankin Inlet. L’auteur porte une attention particulière aux fluctuations dans les troupeaux de caribous au tournant des années 1950. Sans en faire une cause centrale de la tendance centralisatrice des populations inuites, il note tout de même que des tragédies comme celles de Henik Lake et de Gary Lake ont marqué un revirement spectaculaire dans la politique de dispersion qui fut graduellement abandonnée et remplacée par les nouvelles politiques sociales des années 1960.

La philosophie gouvernementale du laisser-faire, l’austérité économique et la préservation de la culture inuite qui ont caractérisé la politique de dispersion durant les années 1940 et 1950 font progressivement place à une nouvelle approche basée sur l’État-providence et l’universalité des programmes sociaux. Dans le chapitre 5, intitulé The Welfare State Policy, Damas analyse la mise en oeuvre du programme d’allocations familiales et ses effets sur l’organisation sociale et l’économie des Inuits en dressant un portrait substantiel de l’application de la Loi sur les allocations familiales et de l’octroi mensuel des allocations aux familles inuites, en la mettant en rapport avec les politiques subséquentes sur les soins de santé et l’éducation. Par la suite, il accorde une attention particulière à la période 1957-1963 au cours de laquelle s’est propagée la « vision » du Nord et du développement des ressources naturelles de l’Arctique et qui a orienté les interventions du gouvernement conservateur de John Diefenbaker. Cependant, les besoins croissants liés à l’administration publique ont entraîné d’autres besoins d’urbanisation basés sur le principe sous-jacent aux politiques de l’époque qui voulait que les Inuits puissent obtenir les mêmes conditions de vie (ou du moins s’y rapprochant) que les autres Canadiens ; et le gouvernement du Canada pensa que l’effort humanitaire et les considérations démocratiques de l’État-providence devaient se dérouler en des lieux centralisés.

Les chapitres 6 et 7, intitulés Settlement in the 1960s — I et Settlement in the 1960s — II, dressent les portraits régional et local des processus de sédentarisation dans les années 1960 dans les différents lieux du territoire. Le chapitre 6 présente les variations régionales et locales selon le même découpage territorial qu’au chapitre 3. Les mêmes éléments d’analyse composent le chapitre 7 qui est entièrement consacré à la région du Keewatin où la centralisation du développement économique et de la sédentarisation des Inuits est particulièrement marquée. L’effet de l’injection d’argent nouveau est significatif dans des régions qui avaient été tenues à l’écart de toutes ressources financières « superflues » aux temps austères de la politique de dispersion. Bien que l’attitude du gouvernement canadien au début des années 1960 favorise une certaine dispersion des Inuits sur le territoire, la détérioration des conditions sociosanitaires entraîne l’implantation d’un programme de logement, intrinsèquement centralisateur, mais très attrayant auprès de la population comme le souligne avec raison Damas.

L’essentiel du propos de l’auteur est présenté dans le chapitre final, intitulé Reflections and Retrospect, dans lequel il pose la question : Les regroupements centralisés inuits résultent-ils d’un processus de relocalisation ou de migration des individus ?

Des cas de relocalisation sont illustrés (comme au Keewatin et dans le Haut Arctique), mais Damas souligne qu’il y eut autant de cas de migration ; il montre comment l’établissement de la Baie de Frobisher, l’actuelle capitale du Nunavut, Iqaluit, ne résulte en rien d’une politique de relocalisation mais du regroupement volontaire de plusieurs groupes familiaux. Sur la base d’une recherche en archives rigoureuse et d’enquêtes de terrain, Damas conclut que la majorité des centres qui se sont développés en communautés permanentes (à l’exception de Grise Fiord et Resolute) sont largement issus d’un processus de migration. Mais pour soutenir son argumentation, il introduit cependant une troisième désignation d’individus en marge des « migrants », aux prises avec les dilemmes humains de la sécurité, de la précarité et du danger : ceux qui, sous la pression ou la persuasion, se sont eux-mêmes établis dans les villages permanents, aidés en cela par l’attrait des services dans les centres et la crainte des risques de maladies et d’épidémie dans les camps. Ainsi, Damas montre à juste escient que les politiques gouvernementales des années 1960 qui ont accéléré la sédentarisation des Inuits ne sont possibles qu’à cause du changement de philosophie et de l’évolution des politiques d’administration publique qui s’est opéré au Canada au début des années 1950 – et qui sont les véritables causes de la fixation permanente de l’habitation inuite.

En épilogue, est abordée succinctement la situation contemporaine des Inuits de l’Arctique central et sont indiqués au passage les défis que devront relever les générations inuites actuelles et futures : poursuite des activités de chasse et de pêche en lien avec l’héritage culturel, croissance démographique, changements sociaux, marché de l’emploi, stratification sociale, expression religieuse, criminalité et problèmes sociaux. Ces défis sont des expressions sociétales propres aux sociétés modernes qui se sont développées dans le cadre de l’État-providence ; et comme l’économie des régions arctiques semble fondamentalement vulnérable et dépendante de la philosophie libérale et des politiques fiscales de l’État canadien, à l’heure qu’il est, il n’y a aucune indication qui annonce un changement à cet égard.

Avec Arctic Migrants / Arctic Villagers, Damas fournit un ouvrage nécessaire pour comprendre de quelle façon se sont forgés les enjeux actuels du développement social, économique et communautaire dans l’Arctique canadien, bien que soient peu développés ces enjeux et encore moins les défis qui attendent les communautés inuites. Cependant, il est prévisible que d’autres chercheurs s’inspireront de cette réflexion ethnohistorique pour proposer une lecture contemporaine nouvelle. Au-delà de l’audience spécialisée des ethnohistoriens, le livre de Damas doit être vu comme ouvrage-témoin et une référence obligée pour quiconque traite des pratiques économiques et politiques, sociales et culturelles qui ont façonné l’Arctique canadien. Ainsi, l’auteur présente ces pratiques comme autant d’éléments de compréhension des processus sociohistoriques apportant l’éclairage nécessaire à la prise en compte des réalités contemporaines dans le monde inuit au Canada.