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Dans son livre, Christine Tellier présente un portrait de groupe des fondateurs des Éditions de l’Hexagone. Au-delà, c’est toute une génération qui se profile, celle qui parvient à l’âge adulte au début des années 1950. La visée de Tellier n’est pas sans analogie avec celle de Jean-Philippe Warren lorsqu’il débusque les intentions premières de Fernand Dumont (1998) ; il s’agit en effet de saisir la source des engagements, des actions de ceux qui marqueront la décennie de la Révolution tranquille et les suivantes. Tellier se penche ainsi sur les mouvements de jeunesse, le scoutisme (dans sa composante pour jeunes adultes, les Routiers), mais surtout l’Ordre de Bon Temps, et leurs feuilles respectives le Godillot et la Galette ; Gaston Miron, qui fut un temps directeur du Godillot, y acquit sa première expérience d’éditeur.

Depuis les travaux de André J. Bélanger (1977), on a souvent parlé du rôle de l’Action catholique dans la formation de la génération qui allait être à la barre de la modernisation de l’État et de la susmentionnée Révolution tranquille ; celui de l’Ordre de Bon Temps est beaucoup moins connu. En ce début de XXIe siècle, il semble avoir été relégué bien loin dans la mémoire collective et, s’il en surgit, au détour d’une référence ou d’une conversation, c’est à propos du folklore. Or Christine Tellier montre bien qu’au tournant des années 1950, s’intéresser au folklore était une façon de valoriser la culture populaire québécoise, d’affirmer une identité nationale. Aussi, ce livre permet de recoller certains morceaux dans la compréhension des années 1960. Et s’il s’agit bel et bien d’un portrait de génération, cela n’empêche pas que sont bien situées certaines figures emblématiques ; non seulement Gaston Miron ou Gilles Carle, mais surtout l’ubiquitaire Père Ambroise et Roger Varin, lesquels ont encadré ce mouvement de jeunesse… de plus, à la faveur des notes de bas de page et de l’appendice de Guy Messier, on retrouve un grand nombre de figures du monde culturel. (J’ajouterai, entre parenthèses, que quelqu’un qui comme moi a grandi dans les années 1950 et 1960, à l’écoute des émissions pour la jeunesse de Radio-Canada, pourra attacher les fils de ses souvenirs et découvrir comment les artisans de ces émissions, du Pirate Maboul à Fanfreluche en passant par les marionnettistes de Pépinot et Capucine, ont fait leurs premières armes dans les mouvements de jeunesse des années 1940-1950.)

L’exergue du chapitre 1 donne le ton : « En 1954, on disait qu’on était dans la Grande Noirceur. Remarquez qu’on m’a dit ça par après, parce qu’à l’époque, il me semble qu’il faisait clair. » (Gaston Miron, Les outils du poète). Bref, la Révolution tranquille n’est pas survenue comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu.

Pourquoi cette génération, celle de l’Hexagone, entre-t-elle en poésie, comme d’autres, dans les années 1960, entrèrent en chanson, dans les années 1970 en théâtre et dans les années 1990 dans l’écriture de nouvelles ? « L’Ordre [de Bon Temps] avait pour la poésie une considération particulière ; plus qu’un genre littéraire, elle englobait différentes sphères d’activité. Elle n’avait pas le sens de l’exercice d’un genre conventionnel et réservé à une certaine classe sociale ; elle était une façon d’être. » (p. 213). Selon Tellier, ce qui la caractérise le mieux et la distingue de la génération précédente (et, ajouterais-je, préfigure les générations suivantes), c’est qu’il s’agit essentiellement d’une génération engagée. Contrairement à leurs aînés en poésie, non seulement ces jeunes gens sont issus de milieux populaires, mais ils s’engagent de diverses façons. Ils se font « animateurs » culturels, et ont voulu inventer un nouveau rapport à la culture québécoise, qu’ils posent entre la culture de masse et celle de l’élite. Ce travail d’animation se révèle notamment dans la publication du premier recueil de l’Hexagone, Deux Sangs, rendue possible grâce à une souscription des auprès membres de l’Ordre de Bon Temps et du mouvement scout… ce qui a permis à l’entreprise de se solder avec un très léger profit, et de se poursuivre.

Le chapitre final, intitulé « le rayonnement de l’Hexagone », et qui débouche sur la fondation de Liberté, en un sens porte mal son nom, dans la mesure où il ne nous entraîne pas tant dans un rayonnement littéraire ou dans le sillage direct de la maison d’édition, mais aussi à l’Office National du Film, à Radio-Canada, deux écoles (dans les deux sens du terme) pour beaucoup de créateurs de cette génération. En effet, frappante est la mobilité sociale de ces jeunes poètes ; issus de milieux populaires, ils ont connu une mobilité « verticale », devenant la nouvelle élite, mais aussi « horizontale », passant d’une discipline artistique à une autre, des sciences sociales à la culture (Gaston Miron et Olivier Marchand s’étant connus à l’Université de Montréal où ils suivaient tous les deux des cours du soir en sciences sociales). S’ils forment donc une nouvelle élite, ce sera à l’image d’une nouvelle configuration culturelle bien sûr, mais aussi plus large : des jeunes, instruits, qui définiront le Québec moderne.

Avant de terminer, je souligne que le livre de Christine Tellier est tout à fait dans l’esprit du récent numéro de Recherches sociographiques sous la direction de Micheline Cambron, où étaient mis en évidence les chassés-croisés entre sciences sociales et littérature ; y sont mis à l’oeuvre tant une sociologie des réseaux sociaux que les récits de vie.

Somme toute, ce livre aide à comprendre non seulement ce que fut le projet de l’Hexagone, mais comment se fit l’entrée d’une nouvelle génération sur la place publique. Et si son titre met l’accent sur la poésie, sa lecture s’impose à tous ceux qui veulent comprendre le virage des années 1960 au Québec.