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L’ouvrage d’André Gélinas vient s’ajouter à une série déjà longue de travaux sur le désengagement de l’État au Québec. Il conserve toutefois son originalité, et ceci pour deux raisons principales. En premier lieu, y est étudié l’effet du retrait de l’État sur l’organisation et le fonctionnement de l’appareil administratif, un thème rarement abordé dans les écrits. En effet, les chercheurs qui travaillent sur le retrait de l’État s’intéressent surtout à ses répercussions sur la mise en oeuvre des politiques et des programmes et bien moins à ses conséquences administratives. Autre originalité de l’ouvrage : il retrace l’évolution des interventions gouvernementales sur le long terme, incluant non seulement la période récente de désengagement (1986 à aujourd’hui), mais aussi celle de l’accroissement de l’État qui la précède (1960-1985). Cette juxtaposition de deux époques permet d’effectuer d’intéressantes comparaisons historiques.

La question centrale est de savoir si la croissance puis le désengagement de l’État ont eu des effets inverses sur l’organisation de l’appareil administratif au Québec. Plus précisément, l’hypothèse de recherche pose qu’il y a eu correspondance entre l’intervention accrue de l’État et un accroissement de la décentralisation et de la déconcentration fonctionnelle de l’appareil administratif. À l’inverse, la période de retrait de l’État a correspondu à une centralisation et une concentration accrues de l’administration centrale aux dépens de l’administration territoriale.

Pour tester cette hypothèse, André Gélinas divise son exposé en deux périodes, la première correspondant à l’expansion de l’État québécois entre le début de la Révolution tranquille et la chute du gouvernement de René Levesque ; la deuxième portant sur les années 1986-2002. La deuxième période comprend elle-même quatre phases qui coïncident respectivement avec a) la vague de privatisations et de déréglementations au début du gouvernement libéral de Robert Bourassa ; b) la première initiative de dévolution des charges financières du gouvernement provincial vers les commissions scolaires et les municipalités au début des années 1990 ; c) les réductions dans les dépenses des programmes sociaux et dans les effectifs de la fonction publique comme préalables à l’élimination du déficit budgétaire sous le gouvernement de Lucien Bouchard ; et enfin d) les récentes fusions municipales. Le prétexte invoqué pour inclure les fusions municipales dans le lot est qu’elles diminuent le nombre de municipalités, cette réduction étant elle-même un indicateur de la décroissance de l’État. Il semble cependant que le lien entre le retrait de l’État et les fusions municipales est dû autant à une coïncidence qu’à une volonté délibérée de réduire la taille de l’État.

Chaque phase successive d’intervention et de retrait de l’État est examinée selon une liste de critères empiriques (jusqu’où y a-t-il eu accroissement puis retrait de la présence de l’État ?) et normatifs (qu’est-ce qui justifie l’intervention puis le retrait ?). La méthode consistant à soumettre chaque phase aux mêmes critères a un avantage didactique certain, mais elle rend parfois la présentation répétitive.

Quelle a été l’importance du retrait de l’État québécois après 1985 ? Les chiffres confirment-ils la thèse d’un retranchement profond ? L’ouvrage montre qu’il n’en est rien. Suivant en cela une tradition bien établie, André Gélinas distingue les indicateurs institutionnels (le nombre d’établissements publics de santé et d’éducation ; de commissions scolaires et de municipalités, de directions centrales et de ministères ; les emplois dans la fonction publique) des indicateurs financiers (les dépenses des administrations publiques ; la dette ; les actifs des entreprises publiques). Les séries chronologiques montrent clairement l’absence de changement important dans la plupart des indicateurs tant institutionnels que financiers entre 1985 et 2000. La seule exception notable est la réduction importante du nombre de commissions scolaires et d’établissements de santé publique.

Les compressions dans les dépenses gouvernementales et les réductions d’effectifs de la fonction publique ne permettent pas de conclure à un démantèlement de l’État québécois depuis 1985. Si on étudie dans le détail l’évolution des indicateurs, on constate les choses suivantes. Durant la première phase, les opérations de retrait de l’État, annoncées en grande fanfare dans le programme du Parti libéral du Québec, se sont en fait traduites par un nombre limité d’actions concrètes à part la vente d’actifs correspondant à la privatisation de quelques entreprises publiques. La deuxième phase dont l’objectif était plus limité, n’a quant à elle pas eu le temps d’être mise en oeuvre parce que le Parti libéral a perdu les élections. La troisième phase qui visait principalement à réduire le déficit s’est accompagnée de nombreuses actions financières de réduction des dépenses et des emplois publics, mais les initiatives de réduction des instances institutionnelles n’ont pas été une préoccupation centrale du gouvernement pour atteindre le déficit zéro : à part les commissions scolaires et les établissements publics de santé dont le nombre a été réduit sensiblement, la plupart des instances gouvernementales déconcentrées n’ont pas été touchées (leur nombre a en fait augmenté).

Est-ce que le retrait de l’État après 1985 se justifie sur le plan normatif ? André Gélinas ne le pense pas. La preuve qu’il présente peut se décomposer comme suit. Partant du postulat que les nouveaux organismes ont été créés pendant la période de croissance de l’État pour combler de nouveaux besoins ou remplir de nouvelles fonctions que d’autres organismes ne pouvaient remplir, il s’ensuit logiquement que la réforme ou l’élimination pure et simple de ces mêmes organismes pendant la période de retrait de l’État ne se justifient que s’ils ont échoué dans la réalisation des fonctions qui leur étaient assignées ou si les besoins ayant présidé à leur création ont disparu. Or il n’en est rien. Selon Gélinas, les néo-libéraux et autres partisans du retranchement de l’État n’ont jamais réussi (ni vraiment cherché) à prouver que les organismes d’État appelés à être réformés ou éliminés ne remplissaient pas leurs fonctions. Autrement dit, l’intervention initiale de l’État se justifiait sur le plan normatif, mais pas le retrait qui s’en suivit. L’argument n’est pas entièrement convaincant, car il ne démontre pas que l’élimination des organismes a entraîné des effets néfastes pour la société. Par ailleurs, André Gélinas ne se gêne pas pour remettre en cause les justifications du retrait de l’État, celles qui ont été avancées par les tenants de l’école néo-libérale en particulier. Par contre, les raisons normatives qu’il invoque dans la première partie de l’ouvrage pour justifier les interventions initiales du gouvernement ne sont pas soumises au même examen critique.

Un des points forts réside dans la documentation minutieuse à partir de sources très variées. De nombreux points de détail sont longuement discutés dans les notes de bas de page. On regrette toutefois l’absence d’un index répertoriant les thèmes abordés et les sources citées en fin de volume. Autre bémol : à plusieurs reprises l’auteur a intercalé dans son texte des passages se rapprochant plus du pamphlet de propagande que de l’enquête analytique. La véhémence avec laquelle Gélinas exprime ses opinions personnelles contre l’idéologie néo-libérale et en faveur d’un Québec souverain risquera d’irriter le lecteur habitué aux prudentes analyses académiques. En dépit de cette réserve, la lecture de l’ouvrage signé par un « mandarin » de la fonction publique québécoise ne manque pas d’intérêt, notamment pour les chercheurs spécialistes en administration publique qui se préoccupent des conséquences administratives du retrait de l’État.