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Le livre Entre l’indépendance et le fédéralisme : 1970-1980. La décennie marquante des relations internationales du Québec de Shiro Noda est tiré de la thèse de doctorat que l’auteur a soutenue en histoire à l’Université de Montréal en 1989, sous la direction du professeur René Durocher. Publié en 2001 par les Presses de l’Université Laval, il est accompagné d’une excellente préface de Louis Balthazar, spécialiste reconnu des relations internationales du Québec. L’ouvrage consiste en une étude exhaustive des relations extérieures du Québec pour la décennie 1970-1980, soit de l’arrivée au pouvoir du gouvernement libéral de Robert Bourassa à la fin du premier mandat du gouvernement péquiste de René Lévesque. Noda, aujourd’hui professeur de relations internationales à l’Université Notre Dame Women’s College of Kyoto (Japon), fonde sa recherche sur une fouille d’une ampleur pour le moins impressionnante des archives gouvernementales, dont il effectue une lecture systématique. Il en compile les données avec discernement pour en effectuer une analyse minutieuse sur les plans quantitatif comme qualitatif. Observant essentiellement les trois indicateurs principaux que sont les effectifs et les budgets consacrés aux relations internationales de même que les ententes internationales conclues durant cette période par les gouvernements respectifs, il dresse un portrait quantitatif jusqu’alors inexistant des priorités de la politique internationale du Québec pour la période 1970-1980.

Restée longtemps non publiée, cette étude pourtant toujours originale demeure aujourd’hui très actuelle et conserve sa pertinence même au-delà de l’intérêt particulier pour une période passée de l’histoire du Québec moderne. Déjà au moment où il rédige sa thèse, Noda s’affirme convaincu que la décennie couverte constitue une période unique et cruciale dans l’histoire du Québec et dans l’évolution de sa politique extérieure. Comme le souligne Louis Balthazar dans sa préface à l’ouvrage, « l’élan imprimé au cours des années soixante-dix inspire encore l’essentiel des activités du gouvernement québécois à l’extérieur de ses frontières. Les priorités mises de l’avant à cette époque sont toujours d’actualité » (p. xxiii). Après les événements majeurs et les incidents diplomatiques percutants survenus au cours des années 1960 dans les relations internationales du Québec (la création par exemple de la délégation générale du Québec à Paris en 1961 et le « discours-choc » du général de Gaulle en 1967), la décennie 1970-1980 amène l’institutionnalisation et la diversification de ces relations, elle pose les fondements organisationnels qui permettront dès lors la consolidation et le développement de la politique extérieure québécoise jusqu’à nos jours. C’est d’ailleurs au début de cette période que le Québec obtient le statut international qui est le sien aujourd’hui.

Mais ce qui aux yeux de Noda rend cette période tout à fait unique, c’est qu’elle s’est partagée entre les mandats de deux gouvernements aux allégeances politiques complètement opposées, le fédéralisme avec Robert Bourassa et le Parti libéral dans sa première moitié, et le souverainisme avec René Lévesque et le Parti québécois dans sa seconde moitié. Lévesque et son parti sont élus à la majorité aux élections générales de 1976. C’est la première fois qu’accède au pouvoir un parti dont l’ultime objectif est de réaliser la souveraineté du Québec. Noda s’intéresse donc particulièrement à évaluer la nature non seulement des discontinuités mais également, et peut-être surtout, des continuités dans les politiques de ces deux gouvernements qui semblent aux antipodes. Il cherche à savoir « dans quelle mesure et de quelle façon cette divergence politique de nature interne pouvait se répercuter ou non sur les relations internationales » (p. 1). Il en arrive au constat que malgré les divergences de vue sur la place du Québec au sein de la fédération canadienne, les motivations profondes de la politique extérieure québécoise et la volonté des gouvernants de placer leur province ou « État » sur la carte du monde maintiennent, d’un gouvernement à l’autre, une relative stabilité. Le gouvernement Lévesque, n’ébranlant en rien l’édifice institutionnel du MAI (ministère des Affaires intergouvernementales) hérité de son prédécesseur, le reprend plutôt à son compte et le développe davantage sous la houlette du ministre Claude Morin (ancien conseiller de Bourassa) pour aller chercher à l’extérieur du Québec des appuis à son projet dont celui, non le moindre, des États-Unis. Ainsi, l’étude de Noda tend à servir de modèle pour une meilleure compréhension des enjeux sur le plan extérieur de l’alternance, depuis les années 1970, entre gouvernement libéral et gouvernement péquiste.

Malgré une attitude volontairement conciliante à l’égard du gouvernement fédéral de Pierre Elliott Trudeau lors de son premier mandat (1970-1974), le gouvernement Bourassa cherche à étendre et à consolider les relations internationales du Québec, avant tout pour des raisons économiques. Bourassa est convaincu qu’en développant des relations commerciales dynamiques vers l’extérieur, il peut influencer dans un sens favorable le développement économique de sa province, ce qui constitue sa première priorité. Il préside pour ce faire à l’institutionnalisation des relations extérieures en réorganisant le MAI, où seront concentrées les activités extérieures du Québec dès 1974, et en élargissant le réseau des représentations du Québec à l’étranger. Lors du deuxième mandat Bourassa (1974-1976), le principe de souveraineté culturelle devient une seconde priorité, qui se traduit par l’accord Bourassa-Chirac en 1974. Mais cette idée de souveraineté culturelle ne remet pas en question le cadre du régime fédéral canadien que Bourassa souhaite sauvegarder, pas plus qu’elle ne compromet sa volonté première de favoriser le développement économique du Québec.

Si on observe une certaine divergence entre la conception du fédéralisme canadien de Bourassa et celle de Trudeau, il existe quand même entre eux un consensus ferme sur la nécessité de préserver ce système comme base de toute discussion sur l’avenir du Québec, et la communication directe entre Québec et Ottawa reste à cette époque chose relativement facile et naturelle. Au nom d’une politique de non-provocation et de non-confrontation avec Ottawa, Bourassa met l’accent dès le départ sur la nature économique de ses priorités, et tend ainsi à dépolitiser les relations internationales du Québec. La période 1970-1976 repose donc sous le signe d’une accalmie et d’une normalité, qui confèrent à Bourassa une relative liberté d’action dans son entreprise de développement et de consolidation des relations extérieures.

En faisant du référendum de 1980 sur la souveraineté sa première priorité et en optant pour l’indépendance éventuelle du Québec, le gouvernement péquiste de René Lévesque rejette ouvertement le régime fédéral canadien et provoque une rupture avec Ottawa. Il y a donc une discontinuité fondamentale quant à l’allégeance politique du nouveau gouvernement, qui se manifeste avant tout en politique intérieure au niveau des relations fédérales-provinciales. Désormais, le pont est coupé entre Ottawa et Québec. « À partir de novembre 1976, tout geste du Québec sur la scène internationale suscite automatiquement une réaction de suspicion et de méfiance d’un gouvernement Trudeau déterminé à empêcher l’expansion de la présence internationale du Québec. » (P. 278.) Le changement le plus perceptible dans la politique internationale du Québec se manifeste dans les relations triangulaires Ottawa-Paris-Québec, Paris s’engageant clairement en faveur du Québec par une complicité active, à l’encontre de l’isolement auquel Trudeau tend à confiner sa « Belle Province ». Lors de sa première visite officielle en 1977, René Lévesque est accueilli à Paris comme un véritable chef d’État. Il reçoit les honneurs comme aucun premier ministre québécois avant lui, ni même après lui, et se voit assuré de l’appui de la France en cas de souveraineté du Québec.

Sous Lévesque, la politique internationale du Québec perd donc le caractère essentiellement économique que lui avait imprimé Bourassa, pour gagner une vocation éminemment politique. Isolé en son pays, le gouvernement Lévesque se sert des leviers extérieurs du MAI que sont les représentations du Québec à l’étranger, établies déjà sous ses prédécesseurs, dont Bourassa, depuis les débuts de la Révolution tranquille, pour aller chercher des appuis à sa cause et préparer l’opinion internationale. À cet égard, la priorité est mise tout particulièrement sur les États-Unis. De 1976 à 1980, l’administration Lévesque déploie une énergie considérable, sous le nom d’Opération Amérique, à intensifier ses relations avec son puissant voisin du Sud, de manière à y faire connaître le véritable enjeu du référendum et d’y rassurer les dirigeants influents pour désamorcer une possible réaction négative de leur part devant l’éventualité de la souveraineté du Québec. La direction États-Unis est créée au MAI au cours de l’exercice 1978-1979, et deux nouvelles représentations voient le jour à Washington (février 1978) et à Atlanta (mars 1978). Ainsi, l’enjeu référendaire hisse les relations internationales du Québec au rang de priorité pour le gouvernement Lévesque. Parce que le résultat du référendum est susceptible d’affecter directement l’équilibre géopolitique nord-américain, il ne peut laisser indifférents les pays étrangers, surtout pas les États-Unis dont l’influence économique sur le Québec est prédominante. La dimension internationale est donc à cette époque directement liée à la problématique référendaire elle-même, et revêt un caractère avant tout politique (p.  279).

Cependant, ce glissement n’implique pas une rupture nette avec le gouvernement Bourassa. S’il y a bel et bien un renforcement des relations avec les États-Unis, accompagné d’un changement de priorités de l’économique vers le politique, il n’y a en aucun cas interruption des relations déjà existantes à l’arrivée du PQ au pouvoir en 1976. Certes la cadence et la nature de l’évolution des relations internationales du Québec varient d’un gouvernement à l’autre, et l’expansion de ces relations se traduit par des diversifications géographiques et sectorielles. Mais à défaut de suivre une évolution linéaire et monolithique, l’ensemble des relations internationales de Bourassa à Lévesque est caractérisé par une continuité fondamentale : « aucun des deux gouvernements, Bourassa et Lévesque, ne remet jamais en question la nécessité primordiale de la présence internationale du Québec » (p. 282).

Selon Shiro Noda, cette continuité est en réalité un volet essentiel de l’héritage de la Révolution tranquille qui, dans le domaine des relations internationales, ne se termine pas avec les années soixante (p. 287). Après les événements décisifs et les réformes initiales qui ouvrirent le Québec sur le monde durant les périodes Lesage et Johnson, la décennie 1970-1980 est celle où l’infrastructure administrative de l’action internationale du Québec connaît une expansion et une consolidation impressionnantes, répondant au besoin interne de développement du Québec. Bref, malgré le passage des gouvernements Bourassa et Lévesque, aux idéologies politiques totalement opposées (fédéralisme et souverainisme), le maintien et l’expansion des relations internationales du Québec témoignent d’une continuité fondamentale qui, au-delà des changements conjoncturels (tels que le changement de gouvernement ou le changement des priorités), repose sur la dynamique du développement du Québec. Si les différents gouvernements peuvent déplacer les priorités géographiques et sectorielles en fonction de leurs allégeances, l’expansion de la politique extérieure ne s’en poursuit pas moins à un rythme soutenu. Cette conclusion pouvant être extrapolée jusqu’à aujourd’hui, la thèse de Noda demeure toujours d’actualité.

Deux mises en garde cependant. Primo, la lecture des parties analytiques de l’ouvrage est lourde et ardue, le contenu en est aride ; le lecteur qui, de bon droit, pense à son plaisir littéraire et à son simple besoin d’être informé, peut très bien se contenter de lire d’abord les premiers chapitres des deuxième et troisième parties, pour leur part très bien construites, en plus de la préface et des introduction et conclusion, et se réserver la lecture des deuxièmes chapitres des deuxième et troisième parties pour un moment d’approfondissement ultérieur. Secundo, il faut être bien conscient qu’il s’agit d’un texte datant de 1989, publié en 2001 apparemment sans modification ; autrement, le lecteur attentif aurait du mal à comprendre pourquoi la bibliographie, pourtant extrêmement riche, ne comprend pas les ouvrages sur les relations internationales du Québec publiés au-delà des années 1980. Une bibliographie actualisée n’aurait pas fait tort à cet ouvrage qui se révèle une des meilleures analyses sur une période clé du positionnement international du Québec. Signalons cependant que ce manque d’actualisation (bibliographique) a été compensé par la magistrale préface de Louis Balthazar sur le statut international du Québec, son élargissement autant géographique que fonctionnel ainsi que son administration et ses orientations depuis l’établissement de l’ancien ministère des Affaires intergouvernementales (MAI) en 1974 jusqu’au présent ministère des Relations internationales (MRI), couvrant de façon synthétique toute la période du Québec dans « sa taille adulte » (p. xxxi).

Sur le fond de cette lecture de Shiro Noda et de Louis Balthazar, l’actualité politique nous invite à suivre attentivement la nouvelle (?) orientation internationale du Québec et à observer la répercussion qu’aura la « réingénierie » libérale de l’État québécois sur son réseau international dont les bases furent jetées dans les années 1970-1980 par deux mouvances politiques opposées mais toutes les deux animées par une même ambition : réserver une place mondialement visible à « un Québec qui est grand » (Jean Charest, Lettre aux Québécois, 13 octobre 2003).