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Quelles sont les différentes figures de l’identité dans le cinéma québécois récent[1] ? Notre horizon d’interrogation peut se décliner comme suit : quelles sont les images de la société québécoise véhiculées par le cinéma ? La question identitaire est-elle importante dans l’écriture filmique ? Quelles sont les représentations de l’identité québécoise, de la nation et de la communauté politique ? Quelles sont les représentations collectives du passé, du présent et de l’avenir de la société québécoise ? Il s’agit ici d’examiner comment la question identitaire est posée et exprimée et de quelles façons elle devient un problème formulé par des locuteurs qui, par le traitement ainsi proposé, retravaillent la question.

C’est notamment à partir d’une réflexion sur l’identité que nous avons perçu la fécondité d’une approche permettant l’utilisation du cinéma comme outil d’analyse. L’identité étant – en grande partie mais non totalement – de l’ordre du discours et de la mise en récit, pourquoi ne pas considérer le cinéma sous l’angle d’un discours, d’un texte susceptible d’être analysé ? Le cinéma ne pourrait-il pas être conçu comme une articulation de l’imaginaire de la société et de ses représentations identitaires ? Les films ne sont-ils pas l’expression de la réalité d’une société, une sorte de miroir, un révélateur des tendances sociales, des questions qui la préoccupent, des enjeux qui la dynamisent, des conflits qui la traversent, des contradictions qui l’ébranlent et des aspirations qui l’inspirent ? Les films rejoignent ainsi d’autres pratiques signifiantes et d’autres discours avec lesquels ils forment un réseau. Mais, au-delà de la fonction de miroir, le film n’est-il pas aussi proposition de monde, aspiration à autre chose, remise en question, mise à distance, réaménagement de la mémoire et des utopies d’une société ? Le film possède des capacités propres de remise en question et de recomposition de la réalité. C’est ce qui en fait un outil formidable pour l’analyse : il reflète des tendances de la société, il est imprégné par cette société, mais il propose également des visions concurrentes du social, il critique, bref, il interprète le social et le politique. Le cinéma est à la fois dans la société en même temps qu’à distance de celle-ci ; c’est pourquoi nous suggérons de lui apposer la métaphore de l’écho : une certaine représentation de la réalité, un peu comme un reflet, mais toujours plus ou moins décalée ; ni un miroir ni une abstraction sans attache avec la réalité sociale. Or, il n’existe au Québec aucune étude systématique et globale du contenu identitaire et politique des films.

L’hypothèse générale guidant nos travaux est que l’identité est au coeur du cinéma québécois. Nous posons également que les références temporelles sont au centre de la construction identitaire et, plus particulièrement, que la relation au passé est importante pour comprendre la complexité et les variations de la figure identitaire. En somme, les récits articulés au sein de l’imaginaire filmique – et qui proposent, de la sorte, une expression particulière de la question identitaire –fournissent des clés interprétatives précieuses afin de comprendre les rapports entre l’identité et le politique au Québec.

Sur le plan théorique, nous avons mobilisé les principaux outils d’une analyse herméneutique, principalement celle développée par Paul Ricoeur avec les notions d’identité narrative et de récit, qui permettent de tisser un lien solide entre l’identité, les références temporelles, les relations de pouvoir et le politique (Ricoeur, 1969, 1983, 1985a, 1985b, 1986). L’herméneutique se propose d’étudier les manières dont les sociétés produisent leurs propres interprétations d’elles-mêmes. Il s’agit de voir avant tout dans les sociétés un ensemble de pratiques de l’interprétation (Dumont, 1993, p. 339). Ainsi peut-on comprendre comment se constitue l’imaginaire collectif servant de référence aux sujets sociaux, tout en tenant compte des structures sociales et politiques (institutions, acteurs, relations de pouvoir) qui influencent la production de ces référents discursifs. Trois éléments résument cette perspective : l’attention du chercheur est portée à l’interprétation fournie par les agents et les institutions ; la société est appréhendée comme un ensemble de pratiques interprétatives, c’est-à-dire de représentations collectives, de pratiques sociales et de relations de pouvoir ; il importe d’être sensible à l’évolution des questions et des réponses en tenant compte des effets de sédimentation et d’innovation de sens.

Pour que l’identité devienne un horizon propre à une communauté, il faut l’intervention d’un discours qui instaure ce que P. Ricoeur nomme l’identité narrative. La temporalité est au coeur de la notion d’identité narrative. Cette réciprocité entre narrativité et temporalité est d’ailleurs le thème central de Temps et récit (Ricoeur, 1983, 1985a et 1985b). C’est par la narrativité qu’on en vient, dans le présent, à se représenter le passé et l’avenir. Surtout, le récit exerce – par l’intermédiaire de ce que le philosophe français nomme la mise en intrigue – une fonction de concordance discordante : la sélection et l’arrangement des événements et des actions racontés qui font du récit une histoire entière et complète permettant de représenter les événements divers, disparates, tragiques ou effrayants de façon concordante pour la communauté. C’est le récit qui fait la sélection des événements du passé à retenir ou à oublier et des projets à élaborer[2].

L’identité est ainsi conceptualisée comme une mise en récit par laquelle la société construit sa mémoire collective, articule des thématiques majeures au sein d’un certain nombre d’horizons discursifs et élabore des projets d’avenir. Jocelyn Létourneau définit l’identité d’une façon similaire : « un récit dans lequel une communauté communicationnelle établit ses thématiques de rassemblement, évoque ses origines, rétablit la prééminence de son espace mémoriel et récite ses incantations » (Létourneau, 1995, p. 13). La dimension narrative de l’identité fait donc référence à deux éléments centraux : la continuité temporelle (ce que nous sommes aujourd’hui dépend de ce que nous avons été et de ce que nous projetons) et la capacité de se raconter, de faire récit. Un récit commun peut ainsi être repéré, incluant un récit hégémonique et des mécanismes de mise à distance, des récits alternatifs. C’est dire que les interprètes de la société, incluant les cinéastes, possèdent à des degrés variés le pouvoir de dire la société québécoise et d’imposer une façon de concevoir son identité et de définir les composantes de la communauté politique.

Sur le plan méthodologique, cinq éléments retiennent notre attention et constituent notre grille d’analyse afin d’éclairer les contours de cette identité québécoise. Nous repérons d’abord les parcours identitaires globaux articulés par les films (par exemple de la crise identitaire au début du film à l’accomplissement personnel et / ou collectif à la fin) ainsi que les représentations de l’identité proprement dite exprimées par les personnages. Nous abordons ensuite les références temporelles, élaborées selon trois indicateurs : le temps du film, les références temporelles des personnages et les relations entre les personnages. À chaque période historique correspondent différents types de films utilisant des temporalités particulières dans l’articulation du récit (films sur le passé, films contemporains, films d’anticipation, films avec de nombreux flash-back, films centrés sur le quotidien, etc.). Ces choix sont des révélateurs du climat social et politique. Les personnages sont également les dépositaires de visions positives ou négatives du passé, du présent et de l’avenir. De même, les relations entre les personnages constituent de précieux indicateurs, tout particulièrement les rapports entre parents et enfants, les parents étant, dans toute société, des symboles de la transmission grâce à la continuité intergénérationnelle. Les relations entre générations seront donc particulièrement examinées. La présence d’orphelins, de suicides, l’absence des parents ou leur incompétence seront des signes de rupture temporelle et de crise identitaire. Globalement, il s’agit de repérer comment les personnages gèrent la continuité et la diversité identitaires, leurs multiples appartenances, comment ils opèrent à la fois de l’intégration et de l’adaptation. Quelle est la capacité d’action du sujet, fait-il ou subit-il l’histoire ?

Nous examinons ensuite les représentations des principaux lieux montrés à l’écran ainsi que les déplacements des personnages. Les lieux habités et traversés sont-ils connotés positivement ou négativement ? Constituent-ils des cadres favorisant l’épanouissement des personnages ou, au contraire, sont-ils appréhendés comme une menace ? Les représentations des identités canadienne et nord-américaine sont également abordées. Ces identités sont-elles complémentaires ou antagonistes par rapport à l’identité des personnages québécois d’héritage canadien-français[3] ? Sont enfin examinées les représentations des anglophones, des communautés culturelles et des autochtones.

Notre corpus est composé de films de long métrage, de fiction et documentaires, produits au Québec, en français, de 1987 à l’an 2000. Ce choix de dates repose sur une périodisation que nous avons effectuée du cinéma québécois de 1934 jusqu’à 2000. Nous avons ainsi repéré cinq périodes particulièrement cohérentes du point de vue temporel et identitaire (1934 à 1957 ; 1958 à 1967 ; 1968 à 1974 ; 1975 à 1986 ; 1987 à l’an 2000)[4]. Pour la période récente à laquelle nous consacrons l’essentiel de cet article, quarante et un films furent soumis à notre grille d’analyse. Nous avons choisi autant des oeuvres de fiction que des films documentaires car la fiction est, souvent, le parent pauvre des analyses de films s’intéressant aux aspects sociaux et politiques. De plus, au Québec, ces deux genres narratifs et esthétiques s’imbriquent parfois de façon fort complexe, des fictions étant tournées à la façon des documentaires et des documentaires étant présentés sous une forme fictive. Nous avons également choisi des oeuvres présentant a priori un fort contenu social et politique, de même que des films jugés plus « commerciaux » et destinés au grand public. La plus grande variété possible de genres a donc été privilégiée, incluant des films typiquement « politiques » comme Le mouton noir de Jacques Godbout (1991) ou des films « sociaux » tel Chronique d’un temps flou de Sylvie Groulx (1988), de même que des productions destinées au grand public et ayant connu des recettes considérables aux guichets (Louis 19, roi des ondes, Les boys, Les boys II). C’est une de nos hypothèses de travail que le politique se retrouve aussi dans les films où on l’attend le moins. Nous avons donc choisi des oeuvres ayant connu un grand succès en salles, d’autres ayant été encensés par la critique, et d’autres encore rejetés tant par les uns que par les autres. Concrètement, les extraits significatifs de chaque film étaient, au fur et à mesure de leur déroulement, insérés dans les cases appropriées de notre grille d’analyse. Quarante et une grilles contenant tous les indicateurs mentionnés plus haut furent ainsi obtenues puis analysées[5].

Enfin, nous avons jumelé notre approche interprétative à une perspective plus quantitative. Cet exercice nous semble justifié pour quatre raisons principales. D’abord, il nous permettra de chiffrer l’occurrence des différentes configurations identitaires et politiques repérées grâce à l’herméneutique. Cette première justification repose ainsi sur un travail de confirmation ou d’infirmation des résultats obtenus. Ensuite, cet exercice nous permettra d’exposer de façon différente notre interprétation filmique. Nous pourrons ainsi mieux « visualiser » certaines tendances de fond repérées dans le cinéma québécois. Une autre raison est liée à la complexité de la période étudiée. Cette complexité s’exprime tant en termes quantitatifs (il se produit beaucoup de films) qu’en termes qualitatifs (diversité des genres et des contenus narratifs). Un travail de spécification plus précis était donc requis pour cette période récente. Enfin, ce travail plus statistique est un des outils habituellement mobilisés pour compléter une approche typiquement interprétative. Les travaux anglo-saxons, en particulier, en font fréquemment usage[6].

Les parcours identitaires

D’un point de vue analytique, posons qu’il existe globalement cinq types de parcours identitaires susceptibles d’être empruntés par le récit cinématographique :

  1. de l’incertitude ou manque identitaire (-) à l’incertitude ou manque identitaire (-), illustré par : - → - (statu quo, le ou les personnages sont aussi incertains d’eux-mêmes à la fin qu’au début du film) ;

  2. de l’incertitude ou manque identitaire (-) à une incertitude plus grave (--), illustré par : - → -- ;

  3. du manque identitaire (-) à la mort (x), illustré par : - → x (la mort prenant le plus fréquemment la forme du suicide, du moins dans les films québécois) ;

  4. de l’incertitude vécue comme manque (-) à l’incertitude assumée pleinement et positivement (+), illustré par : - → + ;

  5. de l’incertitude (-) à l’équilibre identitaire (++), illustré par : - → ++.

Plusieurs déclinaisons et permutations sont possibles à partir de ces cinq types généraux de configuration identitaire, et notamment des articulations inversées de la forme ++ → - (par exemple, un personnage présentant un équilibre identitaire au début d’un film fait face à une épreuve qui trouble ses repères personnels et sociaux). Toutefois, comme nous le verrons, la grande majorité des films québécois présente d’emblée des individus aux prises avec des problèmes identitaires parfois aigus.

Le tableau 1 montre la répartition des quarante et un films soumis à l’analyse selon les grands types de parcours et corrélés en fonction de la classe d’âge des personnages représentés et de l’année de production du film[7]. Relevons d’abord que 38 des 41 parcours présentent une situation marquée au départ par un problème identitaire (une incertitude, un manque, une crise, etc.). 15 de ces parcours proposent une situation de manque identitaire dans laquelle il y a non résolution de la crise (- → -), alors que 15 autres présentent une configuration aggravée, soit 3 pour la configuration - → -- et 12 pour le parcours conduisant à la mort par suicide, meurtre ou accident (- → x). Ces parcours sont particulièrement dominants entre 1987 et 1996 et fortement associés aux jeunes (moins de 30 ans).

Tableau 1

Parcours identitaires des films

Parcours identitaires des films

Légende :

- - Crise identitaire ;

- Incertitude identitaire

+ Incertitude positivement assumée

++ Équilibre identitaire

x Mort

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L’incertitude identitaire des personnages se manifeste dans presque tous les films et prend des formes diverses. Le ton est toutefois nettement plus sombre dans les films de la fin des années 1980, alors que l’environnement social est dominé par le discours économique (gouvernement de Robert Bourassa, Accord de libre-échange) et l’échec de l’Accord du lac Meech. Le sentiment du risque de disparition du peuple québécois est très présent : « Des fois, j’ai l’impression de faire partie d’une des dernières générations d’avant l’engloutissement », déclare le réalisateur Jean Chabot dans Voyage en Amérique avec un cheval emprunté (1987). C’est l’impression que le « je » n’existe pas, qu’il est noyé, atomisé, dans « ce territoire et dans cette ville [Montréal] où, à chaque instant, le peuple dont je suis risque de disparaître » (Voyage…). Le Québec est un « drôle de pays incertain, qui donne souvent l’impression d’avoir été visité par une bombe à neutrons », un pays « qu’on n’est jamais sûr qu’il va rester dans la réalité, et qui plutôt s’efface, perd la mémoire de génération en génération, s’enfonce plus avant dans le silence, la discontinuité, l’oubli, la rouille, la dénatalité » (Voyage…). Apparaît ici une représentation tragique, manquée et empêchée de l’identité, recherchant une essence identitaire.

Charade chinoise de Jacques Leduc (1987) témoigne également, comme le dit une personne dans ce documentaire, de ce « ton crépusculaire de notre environnement culturel ». Les individus s’impliquent à l’échelle internationale parce qu’il est difficile d’agir au Québec : « À 20 ans, nos illusions pis nos rêves, ça mobilisait beaucoup nos énergies, déclare un homme (quarantaine), ça nous orientait vers l’avenir. Aujourd’hui, dans la mesure où tu perds tes illusions, où tu te confrontes au réel, c’est plus laborieux dans une certaine mesure de redéfinir des nouveaux rêves, de te redonner des projets à long terme » (Charade chinoise). Pour un autre, « les gros problèmes qu’on a c’est les problèmes d’angoisse existentielle. On n’a personne à qui parler, dislocation de la famille, on appelle nos parents deux ou trois fois par année [...] ce qui fait qu’on est tous câblés, on a beaucoup beaucoup d’activités pour oublier notre ennui » (Charade chinoise). Même constat chez les femmes : « j’ai questionné et je me questionne encore, mais je n’ai toujours pas de réponses » (Charade chinoise). Le réalisateur se souvient des documentaires d’animation sociale des années 1970 : « Aujourd’hui ce regard me manque. C’était le regard de la transformation possible[8] » (Charade chinoise). Une jeune femme considère que le nationalisme québécois est dorénavant tourné vers l’autodestruction plutôt que la construction. Nous sommes ici au coeur du discours essentialiste recherchant la clôture définitive (« une » réponse) de la question ouverte posée par l’identité.

« Je suis un incapable qui souffre de culpabilité », déclare Claude dans Gaspard et fil$ (François Labonté, 1988) alors que pour une jeune femme « [o]n est des gens très angoissés » (Chronique d’un temps flou, Sylvie Groulx, 1988). Dans Trois pommes à côté du sommeil (Jacques Leduc, 1988), Lui (un homme de 40 ans, sans nom et sans attaches, c’est-à-dire symboliquement sans identité) considère que le « Québec est un pays de passage ». Nous ne sommes qu’un accident de parcours comparé à l’infini de l’Univers et « [à] force de vivre dans un climat d’échec collectif, ça finit par dépeindre sur nous ». La mort de René Lévesque (premier ministre du Québec de 1976 à 1985, décédé en 1987) lui fait dire : « Aujourd’hui on peut même plus rêver », à quoi Madeleine, une amie, répond : « Pourquoi on peut plus rêver ? » et Lui : « Parce que le rêve est passé ». Elle lui offre d’ailleurs (encore symboliquement) une boussole pour ses 40 ans, afin qu’il se retrouve, mais sans succès : « J’analyse pour mieux comprendre et à force d’analyser, la matière que j’analyse finit par perdre son sens ». Un jeune homme qu’il prend en auto-stop le conforte dans son pessimisme : « Si j’avais à choisir je me demande si je reviendrais au monde encore une fois ». Cette incapacité à être prend des conséquences extrêmes dans Léolo (Jean-Claude Lauzon, 1992), à savoir le reniement de son identité québécoise (Léo Lauzon, 10 ans, transforme son nom en Léolo Lozone, il s’invente des origines italiennes, rêve de la Sicile et déclare : « Tout le monde croit que je suis un Canadien français [mais] parce que moi je rêve, moi je ne suis pas ») et de soi-même (« Je ne sens plus ma chair, je n’y suis plus » ; « Je ne veux pas prendre ma place dans le cimetière des morts-vivants » ; « Je sens déjà que je dois quitter cette vie avant de m’étrangler dans ce trou » ; « Y est peut-être temps que je me coince le canon dans la narine et que j’éparpille ma pensée un peu partout »).

À la question « T’es quoi toi ? » que le producteur anglophone du Tekno-Show de Cosmos (collectif, 1996) pose à Maurice, celui-ci répond : « Moi chus perdu ». La perte, le manque, le vide sont posés comme les caractéristiques identitaires fondamentales du sujet québécois. Dans le même film, Jules, parlant des atomes de l’Univers, soutient qu’ « on est fait de rien. C’est complètement absurde ». Il fait d’ailleurs un rêve dans lequel il voit sa propre mort. Philippe déclare à Simone (Un 32 août sur terre, Denis Villeneuve, 1998) : « Plus je sais de choses, plus je doute. J’arrive de moins en moins à comprendre le monde autour. Ça s’effrite ». Dans les toilettes d’un avion, il se répète plusieurs fois son nom, vainement. Pour sa part, l’identité de Rose (Le coeur au poing, Charles Binamé, 1998) est si menacée par la solitude qu’elle en vient à donner une heure gratuitement à toute personne voulant d’elle, et ce au risque de sa propre vie (elle se fait violer par plusieurs hommes). Ce qui est également intéressant à relever est que cette conception négative de l’identité, à la recherche d’un fondement stabilisé, est véhiculée par une partie de la jeune génération de cinéastes (Denis Villeneuve notamment). On peut ainsi observer une transmission intergénérationnelle du récit hégémonique du manque et de l’éclatement.

Les films montrent également toute l’importance de choisir, de prendre des décisions (autrement dit, d’être responsable). Dans Portion d’éternité (Robert Favreau, 1989), Marie et Pierre n’osent pas choisir (il faut éliminer des embryons implantés artificiellement dans l’utérus de Marie), ce qui les conduit tout droit à la mort (accident de la route). Le personnage principal de La vie fantôme (Jacques Leduc, 1992) n’arrive pas à choisir quel chemin doit prendre son coeur, blessant profondément son amante.

Les films de la période considérée sont cependant aussi porteurs de valeurs plus positives. Le parcours positif, - → +, compte pour 15 des 41 films et se manifeste principalement entre 1995 et 1999 : le cinéma présente des individus qui assument de façon plus positive leur incertitude identitaire en faisant de celle-ci un élément positif d’eux-mêmes et de la collectivité québécoise. L’ambiguïté fondamentale, l’ « ambivalence d’êtres » (Jocelyn Létourneau) qui est au coeur du sujet québécois, est assumée plus positivement. Cela se manifeste également par une baisse relative du nombre de suicides dans les films québécois, après 1996. Même si les films demeurent imprégnés par l’incertitude identitaire, il semble que la venue d’une nouvelle génération de cinéastes, porteuse de représentations sensiblement différentes de celles de leurs aînés (c’est-à-dire la génération des baby-boomers, souvent déçue des échecs collectifs comme le référendum de 1980, l’Accord du lac Meech (1987-1990), etc.), apporte une diversification des parcours identitaires. Notons également que les jeunes sont très présents au sein de l’ensemble des parcours.

Le fantôme de Matusalem (Roger Cantin, 1995) prévient le jeune Olivier : « Ne réprime en rien ce que ton imagination manifestera ». Les horloges du village, arrêtées depuis deux cent cinquante ans, se remettent à fonctionner, une fois le fantôme libéré de sa malédiction (donc de son passé). Julie Leduc, une Française, dit à Louis, qui se révoltera à la fin du film (Louis 19, le roi des ondes, Michel Poulette, 1994) : « Laisse pas les autres décider à ta place ». Dans Les boys (Louis Saïa, 1997), Stan, entraîneur d’une équipe de hockey adulte, est menacé de perdre son restaurant-bar s’il ne rembourse pas les cinquante mille dollars qu’il doit à Méo. Peu optimiste au début (un des gars lance une « Brasserie les loosers... » et ils évoquent avec tristesse le référendum manqué de 1980 : « Maudit qu’on est passé proche »), l’équipe (qui présente une panoplie des rôles sociaux québécois : avocat, propriétaire d’une brasserie, cardiologue, producteur de vidéos, garagiste, agent d’immeubles, policier) se mobilise pour aider Stan. Dans Les boys II (Louis Saïa, 1998), Stan déclare : « Un boys, ça abandonne jamais » alors que son équipe va gagner à l’étranger. Dans Aujourd’hui ou jamais (Jean-Pierre Lefebvre, 1998), cela fait quinze ans qu’Abel tente de voler en avion monoplace. « Voler, c’est pourtant l’espoir, aujourd’hui ou jamais », écrit-il sur un tableau. Les huissiers menacent de le saisir s’il ne paie pas ses dettes. « Chus trop vieux pour rêver », dit-il. Il décide toutefois de réaliser son rêve malgré tout, une fois son père revenu de l’étranger après cinquante années d’absence. Il lui dit d’ailleurs : « Je sais pas si tu te souviens mais le Québec c’est mieux ». La représentation du Québec est ici nettement plus positive que dans les films du début de la décennie. Enfin, le père de Gilles déclare à son fils dans Matroni et moi (Jean-Philippe Duval, 1999) : « Peu importe ce que tu feras, fais-le souverainement » et l’invite à poursuivre le travail entrepris par sa génération durant la Révolution tranquille, un travail ne débouchant pas nécessairement sur l’indépendance, mais témoignant d’un effort collectif de création d’un horizon commun de signification (au sens de Charles Taylor).

Les références temporelles

On l’aura deviné, les représentations du présent sont particulièrement sombres : 33 des quarante et un films proposent des références négatives. Ce présent est associé à la menace (Un zoo la nuit, Jean-Claude Lauzon, 1987), à la pollution et aux risques d’homogénéisation culturelle (Voyage en Amérique avec un cheval emprunté). Pour une femme de Charade chinoise, « le temps qui passe est associé plus à des déceptions qu’à des découvertes ». C’est un présent marqué par la nostalgie des années 1960 et 1970 (époque de revendications politiques et de rêves de transformation économique et du socialisme). C’est la réalisation prioritaire des intérêts privés et le capitalisme immodéré. Les graffitis sur les murs de la ville dans Chronique d’un temps flou crient : « La vie rapetisse » ; « La vie est ailleurs » ; « Néo-Néant ». C’est une période de cynisme dominée par l’individualisme et l’absence de mobilisation collective (un autre graffiti sur un mur : « Je n’adhère qu’à moi-même »). C’est un présent coupé d’une mémoire et de projets d’avenir. Il y a accélération et incapacité à maîtriser le temps, à détenir une temporalité à soi. C’est le présent de la drogue, du crime, de la prostitution et des centres de réhabilitation (Love-moi, Marcel Simard, 1991). Ainsi, Winnie (dix-sept ans) dans J’aime, j’aime pas (Sylvie Groulx, 1995), a quitté l’école, elle élève seule son fils et elle pense au suicide. Quant au présent de Régis Savoie, c’est la prison, la surveillance, le harcèlement constant (symboliquement représenté par un anglophone) et l’absence de liberté (Requiem pour un beau sans-coeur, Robert Morin, 1992). Louis 19, le roi des ondes offre un présent monotone, déshumanisé, sans communication réelle entre les gens, la télévision occupant et brouillant tout l’espace public. Jules (Cosmos) affirme qu’il n’y « a plus rien de vrai, tout est artificiel [...] la mode remplace la politique, les machines pensent à notre place, y a aucune morale sociale qui est née depuis la mort des grandes religions ». La crainte du sida s’ajoute à ces inquiétudes. Dans le même film, Aurore (vingt ans) a cette discussion avec Crépuscule (soixante-cinq ans) :

Aurore : « Hé que j’aurais aimé ça vivre à votre époque. »

Crépuscule : « Au fond, rien n’a changé. »

Aurore : « Moi je pense que ça a beaucoup changé au contraire. J’ai toujours su que j’étais pas née au bon moment. Chus pas faite pour la vitesse pis la compétition. »

Observateur étranger, un chauffeur de taxi d’origine haïtienne affirme : « Mais les gens sont beaucoup moins heureux. Ils deviennent conservateurs, ils ne regardent même pas autour d’eux. Personne parle, personne sourit, c’est déprimant, je déprime moi ». Le présent devient même évanescent avec Un 32 août sur terre : une temporalité suspendue, incertaine (32 août). Le présent des jeunes de Quiconque meurt, meurt à douleur (Robert Morin, 1998) est composé de drogue, de misère et de surveillance policière. « Horrible fardeau du temps qui brise nos épaules », dit Rose (Le coeur au poing). C’est l’exploitation accélérée des ressources forestières (L’erreur boréale, Richard Desjardins et Robert Monderie, 1999). C’est un monde dans lequel l’intérêt est roi, fait de répétition, de femmes sur l’assistance sociale et d’hommes travaillant à de petits boulots peu valorisants. Même le jeune Olivier (dix ans) affirme, dans Matusalem : « Maudite vie plate ».

Les représentations du passé sont qualifiées de négatives dans 25 des films considérés (tableau 2). Régis Savoie doit, par exemple, se libérer du joug canadien-anglais dans Requiem pour un beau sans-coeur. Il faut se libérer de la Conquête britannique de 1759, de l’échec de la Rébellion des Patriotes de 1837-1838, des entreprises américaines et canadiennes-anglaises qui exploitent les richesses et les travailleurs québécois (Octobre, Pierre Falardeau, 1994). C’est un passé de dettes, de refoulement de soi et d’échecs collectifs.

Tableau 2

Les représentations du passé

Les représentations du passé

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Afin d’examiner plus en profondeur la portée des références au passé, il importe d’évaluer le rôle (positif, négatif ou aucun) joué par ces références sur la suite des actions et des représentations des personnages. En effet, un film présentant une représentation négative du passé (tableau 2) peut lui octroyer un rôle positif dans l’évolution des personnages ou de l’intrigue. Il est donc important de dissocier ces deux éléments. Il apparaît alors que, parmi les films dans lesquels il y a une ou des références au passé, celles-ci jouent un rôle positif dans 18 des 34 des cas. Elles interfèrent de façon négative (c’est-à-dire qu’elles accentuent le questionnement identitaire) dans 5 situations, tandis qu’elles ne jouent aucun rôle dans 11 cas. Ceci confirme nos hypothèses maîtresses concernant l’importance du passé dans l’élaboration des constructions identitaires. Ce retour au passé et à la mémoire (individuelle ou collective) exerce trois fonctions principales au sein des films : une fonction de mémoire de ce que soi-même et / ou les générations précédentes a / ont effectué ou a / ont été dans le passé, l’affrontement d’anciennes blessures identitaires non cicatrisées, un oubli actif (c’est-à-dire un oubli qui n’est pas refoulement mais qui procède par un véritable travail de mémoire et de deuil).

On peut surtout observer que les films présentant des parcours identitaires non résolus (- → -) montrent de façon marquée un non-recours au passé ou ne lui attribuent aucun rôle. Il apparaît très clairement que les « sorties de crise identitaire » (ou propositions de sortie de crise lorsqu’il s’agit du message du film), dans l’imaginaire filmique, passent par une utilisation intensive du passé. Selon les films québécois récents, le Québec souffre d’amnésie et cela expliquerait en grande partie les inquiétudes identitaires, personnelles et collectives. Dans Aujourd’hui ou jamais, le père d’Abel, Napoléon, affirme : « Plus on vieillit, plus on se souvient », à quoi son fils répond : « C’est pour ça, le Québec est trop jeune ». Le conservateur du musée dans Matusalem dit aux deux enfants : « C’est extrêmement édifiant pour un peuple pauvre de connaître son histoire ». Dans J’aime, j’aime pas, l’héroïne, Winnie, joue dans un film étudiant : elle doit traverser une série d’épreuves afin d’accéder à son moi intérieur et doit ouvrir plusieurs portes correspondant à des moments importants de sa vie qu’il lui faut revivre pour se libérer. Dans Souvenirs intimes (Jean Beaudin, 1999), Max est forcé, par Julie, de se souvenir du passé et de demander pardon. Un nécessaire travail de deuil est ainsi perçu comme un moyen de surmonter une représentation tragique et manquée du destin historique.

Les personnages des films attribuent majoritairement (dans 25 cas) une connotation négative à l’avenir, contre une minorité (16 cas) qui lui accorde une valeur positive. L’avenir est nettement perçu comme une répétition du quotidien. Une jeune femme affirme, dans Charade chinoise, que « l’espoir, c’est de me réveiller chaque matin ». L’avenir est associé au sida ou au manque d’emplois (Deux actrices, Micheline Lanctôt, 1993), à la monotonie et au vide (Cosmos). Un jeune homme dit dans Love-moi : « L’avenir. Quand je regarde l’avenir, je vois rien. Tout ce que je vois c’est une corde attachée au plafond pis moé attaché à l’autre boutte ». Ces observations doivent toutefois être nuancées par les propos, nettement plus positifs, de Crépuscule à Aurore dans Cosmos : « Étonnons-nous des soirs mais vivons les matins. Apollinaire avait raison : jamais les crépuscules ne vaincront les aurores ». Il est cependant intéressant de constater, quant au rôle joué ou qui devrait l’être par les représentations de l’avenir dans la résolution des problèmes des personnages, que dix-sept des films ne lui attribuent aucun rôle. Douze films lui accordent un rôle positif et, également 12, un rôle négatif. C’est dire que dans l’esprit des cinéastes, les références au passé sont plus importantes et davantage susceptibles de contribuer au renforcement identitaire, personnel et collectif.

Les relations intergénérationnelles

La façon dont les cinéastes mettent en scène les relations intergénérationnelles (parents / enfants, grands-parents / enfants, plusieurs générations sans liens de parenté) constitue, selon nous, un puissant révélateur de la composition de l’identité québécoise. Le tableau 3 présente la compilation des présences et absences des figures paternelle et maternelle de même que celle des générations (autres que des relations parents / enfants), ainsi que les années dominantes associées à ces variables.

Tableau 3

Présences et absences des figures paternelle, maternelle et générationnelle

Présences et absences des figures paternelle, maternelle et générationnelle

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On constate, d’abord, que les pères sont absents dans 24 cas (ce sont toujours des valeurs relatives puisque plusieurs pères peuvent être absents dans un même film), contre une présence dans 18. Dans Chronique d’un temps flou, on peut lire sur un mur de la ville le graffiti suivant : « Papa où es-tu ? ». Par ailleurs, Daniel Coulombe déclare symboliquement dans Jésus de Montréal (Denys Arcand, 1989) : « Moi, mon père m’a abandonné ». D’autre part, tout le film de Robert Lepage, Le confessionnal, n’est qu’une vaste quête du père de Marc Lamontagne. L’absence se manifeste notamment durant les dernières années (1995-1999), alors que la présence est surtout perceptible de 1987 à 1992. La présence des mères ne compte que 12 cas. Elle se manifeste sur toute la période alors que leur absence est particulièrement sensible entre 1988 et 1989, ainsi qu’entre 1995 et 1999. Les films québécois montrent très majoritairement (12 fois) des parents séparés, surtout en 1988 et 1989. La proportion considérable de mères élevant seules leurs enfants (souvent même en chassant implicitement ou explicitement le père du foyer familial) est d’ailleurs une constante du cinéma québécois. Par exemple, dans Trois pommes à côté du sommeil, le personnage principal ne veut pas d’enfants alors que son amie, Madeleine, est enceinte. Celle-ci déclare : « Vas-tu être là quand y va avoir dix ans c’t’enfant-là ? Probablement pas. T’as jamais dit que t’aimerais ça avoir un enfant. T’as jamais dit ça à moi en tous cas. Ça t’a probablement même jamais passé par la tête. Pourquoi tout à coup tu voudrais être père ? Pourquoi j’aurais pas envie de l’élever toute seule au fond ? [...] Pourquoi faudrait être deux là-dedans ? ». Dans J’aime, j’aime pas, l’amie de Winnie n’a pas dit à son copain qu’elle était enceinte : « Anyway, y finissent toujours par partir. On est aussi bien de s’habituer tout de suite ». En effet, le père de Max, qui est l’enfant de Winnie, est également parti.

Ensuite, on retrouve la présence de plusieurs générations cohabitant au sein des films dans 30 cas sur 41, essentiellement durant les années 1995-1999 (Aujourd’hui ou jamais, 2 secondes, Post Mortem). Ceci constitue une évolution marquante, compte tenu que la plupart des films québécois des années 1970 et 1980 ne mettaient le plus souvent en scène qu’une seule génération (et parfois même une seule personne). En ce qui concerne la qualité des relations présentées, les relations pères / enfants (incluant des adultes dont le père est âgé) sont harmonieuses dans 11 cas sur 21 et tendues dans 10 des 21 cas. Les années dominantes couvrent l’ensemble de la période retenue pour ces deux catégories. La situation est inversée lorsqu’on considère les rapports entre mères et enfants. Ils sont tendus et difficiles dans 8 des 15 situations et harmonieux dans 7 cas. Les années dominantes ne permettent pas de distinguer de période précise. On observe, à ce niveau, une inversion du portrait constaté dans les films québécois des années 1970 et 1980, au sein desquels les rapports problématiques étaient principalement liés aux relations pères / enfants. Par exemple, Fabienne a une relation obsessive et destructrice avec sa mère dans Deux actrices et Winnie déteste la sienne (J’aime, j’aime pas) : « Ma mère est morte », dit-elle.

De même, les rapports intergénérationnels (autres que parents / enfants) sont plus harmonieux 17 fois sur 33 que difficiles 16 fois sur 33, ce qui représente également une inversion par rapport au cinéma québécois d’avant 1987. Ils demeurent toutefois grandement problématiques. Dans Love-moi, le copain de la mère d’une fille viole celle-ci alors que dans Sous-sol (Pierre Gang, 1996), René (dix ans), se dispute continuellement avec le nouveau copain de sa mère (il a perdu son père). Ce film est également une reprise, dans le contexte québécois, du complexe d’Oedipe avec l’amour excessif de la mère, la présence du père compétitif, et la sexualité associée à la mort. On pourrait d’ailleurs avancer que la tragédie d’Oedipe hante littéralement l’imaginaire québécois.

Mais ces absences constatées des figures du père et de la mère, ou les absences de dialogues entre les générations, jouent-elles un rôle avéré dans l’incertitude identitaire des personnages ? Ces absences sont la cause d’incertitude identitaire dans 24 cas sur 37, et ce principalement pour les films se situant entre 1994 et 1999. Il n’y a aucune incidence à raison de 13 cas sur 37, surtout entre 1987 et 1992. Ainsi, les relations intergénérationnelles apparaissent de plus en plus importantes dans le cinéma québécois très récent marqué, rappelons-le, par l’arrivée d’une nouvelle génération de cinéastes (Robert Lepage, Manon Briand, Louis Bélanger, etc.).

Un autre élément intéressant à considérer est la présence de tentatives de rapprochement intergénérationnel à un moment ou à un autre du récit filmique. On observe un rapprochement père / fils à onze reprises, surtout entre 1992 et 1999, contre son absence à six occasions (les années ne permettent pas de distinguer). Un Zoo la nuit de Jean-Claude Lauzon marque à cet égard une évolution importante dans le cinéma québécois puisque, pour une des premières fois, on assiste à un véritable rapprochement père / fils. Albert déclare à Marcel, menacé : « Y a pas personne qui va toucher à un cheveu de mon gars ». Et il poursuit : « Non chus pas fou. Chus ton père pis t’es mon gars. Pour moi, ça veut encore dire quequ’chose ». De son côté, Marcel lui tient plus tard les mêmes propos, osant même lui déclarer qu’il l’aime. Il le lave, le peigne et prend soin de lui : les rapports père / fils se soudent au point de s’interchanger. Également, dans Gaspard et fil$, on assiste au rapprochement des deux personnages, jusqu’à ce que Gaspard, dans une même inversion que dans Un zoo la nuit, s’endorme sur l’épaule de son fils. C’est Antoine (douze ans), qui va aider son père à renouer avec son passé et à avoir confiance en lui, dans Les portes tournantes de Francis Mankiewicz (il n’a pas connu sa famille et cherche désespérément sa mère). Antoine refuse d’ailleurs l’invitation que sa mère lui fait de vivre avec elle : « Tu sais bien que je peux pas lui faire ça. Y peut pas rester tout seul. Faut que quelqu’un s’occupe de lui sinon... y mange plus, y dort plus, y se laisse mourir ». Par ailleurs, dans La vie fantôme, Pierre est près de ses enfants, il joue avec eux, discute et essaie de dialoguer avec son fils qui a des problèmes. On ne constate toutefois aucune tentative de rapprochement père / fille. De plus, comme prévu, l’absence de rapprochement mère / fils est plus marquée (sept reprises) que l’inverse (cinq fois). Plus surprenant, il y a absence de rapprochement mère / fille 6 fois sur 7. Les distances entre parents et enfants touchent donc les deux sexes.

En ce qui concerne les générations (autres que parents et enfants), il y a tentative de rapprochement dans 20 cas sur 26, encore une fois, ici, essentiellement au sein des films produits entre 1995 et 1999. Le rapprochement, quel qu’il soit (parents / enfants ou intergénérationnel), contribue à résoudre la crise identitaire à quatorze reprises au sein des quarante et un films étudiés. Pour les cinéastes québécois, les références au passé ainsi que les rapports entre générations constituent des variables majeures de l’équation identitaire. Ainsi, Pierre va voir son père pour obtenir des conseils et de l’aide dans Portion d’éternité. Ce dernier lui dit : « Y a pas de plus belle sensation pour un homme que celle d’être admiré pas son fils ». Sébastien déclare, dans J’aime, j’aime pas : « Quand le père est jamais là pour te servir de modèle, ça te fuck pour la vie ça. Pis surtout quand t’es un gars. C’est pour ça que j’ai des problèmes [...] Je sais pas qui je suis, on dirait que j’ai pas d’identité ». Le film met d’ailleurs en scène le retour du père de Max. Dans Le confessionnal, Manon crie, en faisant allusion à Marc qui ne vient pas souvent voir son fils (Marc reproduit incidemment l’absence du père dont il est lui-même victime) : « Y comprend pas, lui, qu’un petit ça a besoin de connaître son père. Y comprend pas ça, lui, que pour savoir ousse-tu t’en vas dans’vie faut savoir d’où tu viens, crisse ». À la fin du film, Pierre, le frère de Marc qui s’est suicidé, prend en charge l’enfant : « Je te laisserai pas tomber », dit-il.

Dans Le cri de la nuit, Pierre (quarante ans) et Nathaël (dix-neuf ans), qui ne se connaissaient pas auparavant, vivent tous les deux une crise de couple et une crise existentielle. Ils apprennent à se découvrir après une relation au départ tendue : ils s’aident et se sauvent mutuellement de la mort. Dans Cosmos, c’est Crépuscule (soixante-cinq ans) qui redonne confiance dans la vie à Aurore (vingt ans). Dans Le grand silence (1997) le réalisateur Gilles Blais écrit une lettre à son fils qui lie explicitement politique et relation avec les générations précédentes : « Je sais que pour toi la politique c’est pourri. Et pourtant... Je voudrais te parler un peu de ton père ». Le cinéaste remonte jusqu’à son propre père : « Regarde cet homme qui est ton grand-père, jour après jour, année après année, génération après génération, ils ont bâti ce pays. On a oublié ». Et il conclut, reliant les générations et la construction de l’identité québécoise : « C’est à ton tour de prendre en charge la suite du monde ». D’autre part, le film Aujourd’hui ou jamais met en scène le rapprochement entre Napoléon (soixante-dix ans), son fils Abel (cinquante ans) et Monique (vingt ans), la fille du meilleur ami d’Abel décédé dans un accident d’avion. Laurie (vingt-huit ans), du film 2 secondes (Manon Briand, 1998), qui n’a pas de père et dont la mère est internée dans un institut psychiatrique, se rapproche de Lorenzo (cinquante ans), qui l’aide à surmonter sa crise identitaire et qui lui déclare : « Si j’avais eu une fille, ça m’aurait plu qu’elle soit comme toi ». Autre réconciliation dans Souvenirs intimes, entre Laurel (douze ans) et son père Max (trente-cinq ans). Enfin, le père de Gilles dans Matroni et moi se sacrifie symboliquement pour lui, lors d’une fusillade.

Les représentations des lieux et des déplacements

Si la temporalité est une composante essentielle de l’identité, l’espace occupe également une place centrale dans tout dispositif identitaire. Les représentations du territoire et des lieux ainsi que les déplacements (et volontés de déplacement) sont des révélateurs de l’identité personnelle et collective. Les films québécois dégagent une représentation majoritairement négative 23 fois sur 41 des lieux habités et utilisés par les personnages (représentation positive : 7 ; représentation neutre 11). Cette dépréciation se manifeste notamment par la forte présence de lieux anonymes, n’offrant pas de véritables contacts entre les individus et dominés par l’accélération du rythme de vie (Cosmos, Un 32 août sur terre, 2 secondes, entre autres). Le centre-ville de Montréal est d’ailleurs souvent lié à une menace pour les personnages. Le photographe d’À corps perdu de Léa Pool (1988) voit Montréal comme étant bombardé, après l’apocalypse. Notons que cette ville est sur-représentée dans le cinéma québécois, puisque seulement six films dans le corpus ne se déroulent pas dans la métropole québécoise.

La représentation éclatée et empêchée de l’identité québécoise a tendance à privilégier les lieux modernes anonymes (gares, hôtels, gratte-ciel...), les intérieurs généralement associés à la génération des baby-boomers (salons, ateliers, lofts), tandis que la représentation positive met l’accent sur les quartiers populaires ou marginalisés. La banlieue est également perçue plus positivement dans les films du récit alternatif.

En ce qui concerne les déplacements, les personnages vont ailleurs (quittent momentanément ou définitivement leur lieu principal de résidence ou le Québec) à raison de 18 cas sur 41 , ils rêvent de partir dans 7 cas et restent ou ne manifestent pas de désir particulier dans 16 cas. Notons, à cet égard, une évolution sensible de l’imaginaire filmique québécois : le besoin manifeste de quitter le Québec dans les films des années 1970 est nettement moins présent durant les années 1990. Le cas extrême se retrouve encore une fois dans Léolo, alors que le jeune garçon déclare, lors d’une promenade sur l’île Sainte-Hélène (située en face de Montréal) : « On s’ennuie près des quais à regarder des bateaux qu’on ne prendra jamais ». Régulièrement, on observe que les films au sein desquels il y a résolution de la crise identitaire (ou du moins atténuation) présentent des personnages quittant Montréal à la fin du film mais demeurant au Québec (Louis 19, le roi des ondes, Le coeur au poing, Post Mortem). Notons enfin que de plus en plus de films manifestent une volonté positive de voyager à travers le monde, sans nécessairement que cela implique un désir de quitter définitivement le Québec. L’exception demeure les films de Denis Villeneuve (Un 32 août sur terre, Maelström), imprégnés d’une représentation extrêmement négative des possibilités de réalisation identitaire du sujet vivant au Québec.

Les représentations des identités canadienne et nord-américaine

L’identité québécoise se situe au croisement des identités canadienne et nord-américaine et s’en nourrit, tout en déployant des stratégies de différenciation. Le cinéma québécois contemporain est marqué par l’absence de références à l’identité canadienne (25 cas). Dans 12 cas, la représentation est négative, surtout entre les années 1992 et 1999, qui est une période suivant les échecs de réforme constitutionnelle (Meech et Charlottetown), marquée par le gouvernement libéral de Jean Chrétien (peu enclin à reconnaître la spécificité québécoise dans l’ensemble canadien) et un deuxième référendum avorté sur la souveraineté (1995). Les représentations positives de l’identité canadienne ne concernent que 4 cas. « Est-ce que ça s’en va le Canada ? D’où me vient cette étrange impression ? », se demande Jean Chabot dans Voyage en Amérique avec un cheval emprunté. Le mouton noir, de Jacques Godbout, montre que pour les Canadiens anglais, le terme « société distincte » signifie « supérieure », d’où leur refus de tout compromis avec le Québec : l’identité canadienne n’inclut pas l’identité québécoise.

Relevons cependant quelques films dans lesquels les personnages assument à la fois une identité québécoise et une identité canadienne. Ainsi, Les boys est fortement marqué par une identité typiquement québécoise alors que dans la suite (Les boys II), on peut lire un immense « CANADA » derrière le banc des joueurs de l’équipe de hockey (le monologue de Ti-Guy sur le problème canadien témoigne également de cette ambivalence) : à la maison on est Québécois, mais à l’étranger on est Canadien.

L’identité nord-américaine est ignorée par les cinéastes à raison de 23 cas. Lorsqu’on y fait référence, c’est surtout négativement, 12 cas, et ce, principalement entre 1993 et 1999. Dans Un 32 août sur terre, Philippe et Simone vont dans le désert près de Salt Lake City mais ont des relations très difficiles avec les Américains[9]. Pour sa part, Abel est forcé de vendre son avion, auquel il tient tant, à un Américain (Aujourd’hui ou jamais). Les représentations positives de l’identité nord-américaine, qui avoisinent les 6 cas, se révèlent surtout entre 1987 et 1992. Dans Un zoo la nuit, l’ami américain de Marcel lui dit : « You’ve always got an American friend », à quoi il répond : « I won’t forget you ». On mentionne explicitement la fin du mythe de l’Amérique (incluant diverses traditions culturelles, des idéaux de grandeur, etc.) dans 2 cas (la chanson de Jacques Brel à la fin d’Un zoo la nuit : « Bien sûr il n’y a plus d’Amérique », et surtout Voyage en Amérique avec un cheval emprunté : « Dans un baril de métal, on brûle tous les drapeaux derrière un McDonald. Amérique, Amérique, c’est plus fort que moi, je m’y perds »). Toutefois, si la plupart des films montrent un Québec résolument ancré en Amérique (les personnages voyagent beaucoup, font souvent référence à l’Amérique, même davantage qu’au Canada), ils s’écartent du modèle dominant que les États-Unis privilégient. On pourrait dire que ces films font la promotion d’une américanité qui se voudrait plurielle.

Les représentations de l’altérité : anglophones, immigrants et autochtones

Au coeur de l’identité collective se retrouve le rapport à l’Autre, à la différence. Cet aspect est d’autant plus important ici que le Québec s’est, historiquement, constitué autour d’une majorité francophone à laquelle s’est greffée, après la Conquête de 1759, une importante minorité anglophone. De plus, le gouvernement québécois a adopté depuis plusieurs années déjà une politique active d’attrait des immigrants et tente de favoriser leur intégration à la société québécoise. Le rapport à l’Autre est donc, aujourd’hui, bien ancré dans le projet identitaire québécois[10].

Concernant les anglophones, il ne leur est fait aucune référence dans 26 cas. Les références négatives sont par ailleurs plus nombreuses (10 cas) que les références positives (5 cas). Par exemple, dans Un zoo la nuit, Marcel est harcelé par un policier anglophone (un Canadien anglais) qui menace aussi son père et sa petite amie ; il n’a d’autres choix que de le tuer. Régis Savoie, de Requiem pour un beau sans-coeur, est également poursuivi par un inspecteur canadien-anglais. Référendum, prise 2 montre une séparation aiguë entre les anglophones et les francophones de Montréal ; les citoyens dans la rue n’arrivent même pas à discuter ensemble. Mêmes constats d’incompréhension mutuelle dans Le grand silence et Le mouton noir.

Le portrait est complètement inversé en ce qui concerne les représentations des immigrants. Même si, dans 19 cas, il n’en est fait aucune mention, les immigrants sont connotés positivement dans 20 cas, contre 2 seulement de façon négative. Pour reprendre l’exemple d’Un zoo la nuit, Marcel et Albert ont des relations tendues et dangereuses avec les anglophones, mais très amicales avec la communauté italienne de Montréal. Quant à Léolo, comme nous l’avons vu précédemment, il s’invente même une identité italienne : « Personne n’a le droit de dire que je ne suis pas Italien ». Le film La sarrasine (Paul Tana, 1992), plaide d’ailleurs pour un dialogue réciproque et constructif entre les Québécois francophones et les communautés immigrées. Matusalem emprunte également ce discours d’ouverture : alors que trois jeunes au début du film parlent « des osties d’immigrés qui viennent encore nous voler nos jobs », ils arrivent, vers la fin du film, dans un village d’enfants multiethniques qui les aident à résoudre leurs problèmes. Ailleurs, c’est une jeune femme française qui aide Louis à gagner confiance en lui-même (Louis 19, le roi des ondes), une autre qui aide le jeune René à s’épanouir (Sous-sol) et c’est encore une Française qui prend en charge le désarroi de Stan (Les boys II). Dans Aujourd’hui ou jamais, Antoine, un Français, aide Abel à réaliser son rêve. C’est encore un immigrant, Lorenzo, qui permet à Laurie de se découvrir et de résoudre sa crise identitaire (2 secondes). C’est un chauffeur d’origine grecque, Cosmos, qui est le témoin de la société québécoise et qui fait le lien entre toutes les histoires du film éponyme. Les immigrants préviennent même les Québécois des risques rattachés à l’oubli du passé : c’est un médecin d’origine indienne qui examine Simone Prévost et lui dit de faire attention car elle va perdre (symboliquement) la mémoire pour un certain temps (Un 32 août sur terre).

Ainsi donc, les communautés immigrées sont ouvertement intégrées à l’identité québécoise alors que les anglophones sont nettement repoussés vers les marges. Manifestement, le poids historique des blessures liées aux relations parfois tendues entre les Québécois anglophones (et les Canadiens anglais) et leurs vis-à-vis francophones, est toujours bien présent. Matroni et moi illustre bien de quelle façon l’identité québécoise intègre l’Autre : on y retrouve une alliance entre les Québécois francophones (Gilles, son père et Ghylaine) et Matroni (dont les parents sont d’origine italienne), contre les anglophones qui menacent de les tuer.

Enfin, les représentations des autochtones sont absentes de l’imaginaire filmique dans 36 cas. Dans les 5 cas restant, les références sont positives et il n’y a aucune connotation négative. Les autochtones sont ainsi présentés comme des alliés des personnages québécois francophones.

Tentons maintenant de dégager quelques éléments de réflexion.

Des récits identitaires en tension

a) La relation difficile au passé

Le rapport au temps, et plus précisément au passé, est fondamental dans l’élaboration des récits identitaires. Les films composant la trame narrative dominante présentent tous un rapport problématique au passé, que celui-ci soit totalement oublié par les personnages ou que l’on tente de le retrouver dans son essence déviée. De leur côté, les films constituant le récit alternatif de l’identité sont tous animés du souci d’établir des relations harmonieuses avec le passé, leur objectif étant de mieux envisager l’avenir, d’agir sur la réalité et de constituer un horizon commun de signification. La levée d’une hypothèque liée au passé est perçue comme nécessaire dans l’optique d’une transformation des personnages, du statut de victime au statut de responsable de l’action. Un besoin criant de « mise en communauté » est repérable et se manifeste par la nécessité de recoudre les liens entre mémoire collective, présent et projections dans l’avenir, d’une part, et entre les générations, d’autre part[11]. On est à la recherche, dans le cinéma québécois, d’espaces intersubjectifs du discours, de lieux de traduction des visées individuelles en visées groupales. Il y a recherche d’une communauté narrative et d’une communauté de regards.

b) Les récits de l’empêchement et de l’enchantement

Deux récits identitaires traversent l’imaginaire filmique québécois, appréhendant différemment l’hésitation et la pluralité des références : comme un éclatement malheureux des points de vue et des regards, ou comme une source de richesse interprétative. Il y a, d’une part, un récit de l’empêchement d’être, récit hégémonique du manque, du vide, récit tragique recherchant une nation québécoise définitive et une essence identitaire par une fermeture de la question ouverte posée par l’identité ; et, d’autre part, un récit alternatif que nous appelons l’enchantement d’être, récit de l’accomplissement, de la pluralité et de l’ambivalence assumées positivement et permettant d’articuler une figure plus diversifiée de l’identité intégrant, à partir de la langue française, de multiples appartenances (québécoises, canadiennes, nord-américaines, autres origines ethniques) et une représentation plus positive du passé. On peut, de la sorte, cerner une identité conçue comme une essence (associée à un récit nostalgique, avorté du destin collectif, un destin dévié au moment de la Conquête de 1759-1763 et des Rébellions de 1837-1838 et un destin menacé par les identités canadiennes-anglaises et américaines), de même qu’une identité voyant dans son ambiguïté fondamentale et la multiplicité des appartenances une valeur positive.

Le récit du manque, parti à la recherche d’une essence québécoise, prend sa source dans le cinéma direct. Les films de Pierre Perrault, notamment, sont exemplaires de ce type de récit de l’hésitation identitaire perçue comme une aliénation et un manque de maturité. Il s’agit d’une représentation figée, manquée et empêtrée de l’identité québécoise. La condition identitaire, de même que la trame historique qui l’accompagne, sont alors perçues comme une suite de traumatismes et d’échecs, faisant des Québécois des victimes par excellence et demandant, une bonne fois pour toutes, réparation. Dans ce récit, l’hésitation à choisir et l’ambiguïté des positions et des enracinements, ne sont pas conceptualisées comme « lieux d’être » (Jocelyn Létourneau) mais comme paradoxes identitaires.

La condition identitaire québécoise est assimilée à un enfant dont le développement est arrêté et bloqué. Plusieurs cinéastes ont le sentiment qu’il ne se passe rien au Québec, que la collectivité évolue en dehors de l’Histoire. Les personnages sont alors le plus souvent immobiles, cherchant, par exemple, à se ménager un refuge dans la ville, à s’en protéger plutôt que d’en exploiter et explorer les possibilités. Le Québec est décrit de façon négative, les cinéastes souhaitant ainsi dénoncer leurs concitoyens ignorants et les (ra)mener dans le droit chemin de la désambiguïté. À cette fin, le passé est présenté de façon traumatique, il est dévié et meurtri, appelant un devoir de mémoire tragique. Le sentiment victimaire est prépondérant : oublier sa condition de victime correspond à se donner une fausse conscience de soi. Comme si, en dehors de la souffrance – qui correspond à leur « vraie » réalité – les Québécois cessaient d’exister. Le contrat social québécois est basé, dans ces films, sur le partage de souffrances. Les personnages sont ainsi coupables et incapables d’agir. La névrose et la dépression individuelles rejoignent alors la névrose et la dépression collectives. Notamment, les personnages ne veulent ni laisser de traces ni sauver les autres. Ils évitent plutôt la confrontation. Il s’agit d’une représentation mélancolique et avortée de l’être québécois[12].

Les personnages québécois ressentent l’immense poids lié au fait de faire son chemin par soi-même, sans la religion ni les traditions. Chacun a la possibilité de créer par lui-même sa propre histoire, doit assumer son propre récit et cette immense liberté peut alors devenir un terrible fardeau. Les individus du récit de l’éclatement sous-estiment ainsi la valeur de leurs expériences diverses et plurielles et des multiples référents mobilisés quotidiennement dans les interactions sociales et les représentations qu’ils se forgent. Cet aspect est étroitement lié au basculement des modes de constitution des individus. Robert Lepage a très bien saisi les tourments du sujet moderne, en montrant la pluralité des lieux de confession de l’individu souffrant à être et à devenir lui-même. Toutefois, contrairement au récit de l’éclatement, le cinéaste de Québec montre que la solution n’est pas dans l’inaction ou le repli sur soi, mais dans la rencontre vers l’Autre, associée à un travail de deuil et d’intégration du passé. Le cinéma québécois apparaît alors comme un témoin particulièrement éclairant des recompositions du social (et notamment des rapports entre les sphères privée et publique) et de la nouvelle subjectivité qui émerge pleinement durant les années 1980-1990, en Occident.

Cette question du vide, de l’incapacité à agir est liée, soutient Alain Ehrenberg, à la dissolution de l’apport structurant du conflit pour l’identité tant individuelle que collective (Ehrenberg, 2000). Le sujet de l’action est un agent qui se structure de la possibilité de se représenter ses conflits plutôt que de les taire. Une large partie du cinéma québécois est imprégnée de l’utopie d’une société solidaire, sans conflits ni déchirements. Les cinéastes du récit hégémonique de l’éclatement projettent ainsi un monde idéalisé. Il s’agit d’un refus de reconnaître que le conflit est inhérent, non seulement à toute société, mais aussi à la société québécoise. Autrement dit, il y a conflit d’interprétation (P. Ricoeur) sur le sens à donner à la réalité et au monde : il s’agit là d’une caractéristique fondamentale de la vie en société. C’est pourquoi, selon plusieurs cinéastes, la réalité québécoise « n’a pas de bon sens ». Les personnages québécois du récit de la fatigue ne tolèrent pas les différences interprétatives. Il s’agit, très nettement, d’un défaut de symbolisation des conflits. Alors que chez un cinéaste de l’ambivalence assumée, comme Jean Beaudry, le conflit des interprétations est pleinement articulé dans ses dimensions positives. Dans la même veine, les personnages de Gilles Carle et de Francis Mankiewicz ne se plaignent pas d’impuissance, mais constatent plutôt les limites de leur puissance et se structurent dans un rapport à la fois conflictuel et de reconnaissance avec autrui.

Le conflit sert de guide, il remet en mouvement et offre l’occasion d’élaborer et de reconfigurer constamment le récit que chacun construit sur soi et sur la société. Autrement, c’est la fuite, le suicide, la drogue, l’alcool (les scènes de taverne sont légion dans le cinéma québécois). Il s’agit, par l’intermédiaire d’un travail de fiction, de narration de soi et des autres, de prendre acte que les individus n’auront jamais une ferme garantie de l’intégrité absolue de leurs pouvoirs en relation avec les hommes et les choses. Les personnages de G. Carle souffrent, ils ne recherchent pas le bonheur absolu : ils sont libres à l’intérieur de certaines capacités qu’ils reconnaissent comme telles. Ils ont, par conséquent, un pouvoir sur eux-mêmes et sur leur environnement. Reconnaître le conflit, l’écart entre ses représentations et la réalité comme une donnée de l’existence est alors fondamental. L’individu est un être interprétatif et conflictuel. Le cinéma québécois, dans sa version tragique, présente plutôt le refus de l’intersubjectivité et de la rencontre avec l’Autre différent de soi. La victimisation est directement liée à la déconflictualisation du social observée dans plusieurs films québécois.

André Forcier insiste également sur le récit alternatif du bonheur quotidien dans l’adversité, le tragique se transformant en poésie et en éléments positifs pour les personnages. Il ne s’agit pas d’affirmer que tout est beau et que tout va bien : il ne faut surtout pas oublier que l’identité se construit sur le vide aussi, sur les échecs et sur les « ratés ». Simplement, il est important de ne pas y demeurer empêtrer dans un rapport « obligé » à un passé douloureux. Les personnages de Jean Beaudry effectuent tous, à partir d’une situation difficile et tragique, un travail d’intégration et de deuil. Francis Mankiewicz, Robert Lepage, Robert Morin et d’autres explorent aussi cette pluralité, leurs films présentant des univers de sens parfois très différents qui cohabitent ensemble, temporellement, formellement et sur le plan du signifié. Les personnages de G. Carle assument leurs ambiguïtés, explorent de nouvelles voies, reviennent vers leurs enracinements premiers, puis repartent vers d’autres chemins. Le récit alternatif assume ainsi l’ambivalence des Québécois comme étant leur caractéristique centrale, notamment sur le plan historique. Elle n’est pas une tare dont il faudrait se débarrasser une fois pour toutes, mais le signe de l’acceptation et de la reconnaissance du conflit des interprétations concernant la réalité québécoise, plurielle et ambivalente. Les personnages de ce type de récit sont également plus comiques, ce qui est fondamental dans l’imaginaire collectif d’un peuple. Le personnage comique montre bien le pouvoir d’adaptation à des situations sans issue. C’est un individu en décalage par rapport au monde, mais qui s’y adapte tant bien que mal (d’où, justement, le comique). Il passe ainsi du stade d’anti-héros à celui de héros, sans avoir à épouser la figure des héros hollywoodiens. Surtout, ces personnages du récit de l’enchantement d’être font quelque chose pour s’en sortir et présentent la caractéristique d’être ni victimes ni héros-révolutionnaires : ce sont plutôt des rebelles du quotidien, cherchant à rétablir un rapport de force plutôt qu’à se résigner ou à vouloir changer fondamentalement le système. Ils exercent, de la sorte, une sagesse populaire et quotidienne qui est tout le contraire de l’hésitation. Au contraire, dans la lignée d’Aurore (La petite Aurore l’enfant martyre, Jean-Yves Bigras, 1952), les individus du récit de l’éclatement acceptent leur sort sans broncher.

Notre recherche doit être interprétée, nous l’espérons, comme une invitation à explorer le cinéma sous l’angle de la science politique ou d’autres disciplines. À cet égard, la confrontation et la mise en pluralité des regards sur le même objet apparaissent comme des éléments indispensables pour une compréhension toujours plus fine de l’objet étudié. D’autres aspects mériteraient également de plus amples développements et l’attention de la recherche. Notamment, une comparaison systématique entre les imaginaires filmiques québécois et canadien est à faire. Cette question serait non seulement pertinente sur le plan de la recherche, mais serait également susceptible d’enrichir le débat sur la question polémique des rapports Québec-Canada. Or, hormis les films d’Atom Egoyan ou de David Cronenberg, les Québécois connaissent mal l’imaginaire des Canadiens anglophones, ce qui induit des représentations forcément erronées et réductrices de la complexité du récit identitaire de l’Autre (qu’on réduit le plus souvent à la référence américaine). L’inverse est également vrai.

Une analyse plus détaillée des rapports entre les intellectuels et les artistes au Québec, tout en tenant compte du politique, serait également pertinente. Les travaux d’Andrée Fortin, d’inspiration sociologique, constituent, à cet égard, des jalons importants d’une recherche à entreprendre (Fortin, 2000a et Fortin, 2000b).

Nous avons par ailleurs vu, dans cet article, que l’imaginaire filmique québécois récent est marqué par une confrontation entre deux représentations opposées de l’identité : celle, historiquement hégémonique, du manque, du vide, de la fatigue et de l’éclatement et celle, historiquement alternative, de l’incertitude et de l’ambiguïté positivement assumées. Au sein de cette dernière notamment, la culture populaire puise à de multiples référents qui ne sont pas le signe d’une dispersion mais qui composent de façon intrinsèque l’identité d’individus agissant et, globalement, responsables de leurs actions. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’il n’y a plus de projets collectifs à l’échelle de la nation, qu’il n’y a plus de projets à d’autres échelles. Il faut toutefois rappeler que les films composant cette trame narrative ne proposent pas tous une représentation pleinement assumée de l’ambivalence identitaire et peuvent illustrer une certaine incapacité à exprimer son identité, rejoignant ainsi certains des traits fondamentaux du récit de l’empêchement. Ce dernier n’est pas non plus exempt d’aspects positifs. Une représentation « en creux » de l’identité peut être une façon de provoquer chez le spectateur une réflexion critique concernant ses référents identitaires et d’inciter à l’action.

Quoi qu’il en soit, ces deux représentations sont désormais sur le même plan au regard de la présence effective (quantitative) au sein de l’imaginaire filmique. L’avenir nous dira si l’une ou l’autre se transformera en un récit hégémonique de la représentation identitaire québécoise, ou si d’autres références seront déployées. Ce qui fait l’originalité et la richesse du cinéma québécois est justement cette tension entre les deux récits qui parcourt cette cinématographie, des premiers films aux plus récentes productions. Il existe un constant va-et-vient, parfois chez le même cinéaste, entre ces deux trames narratives. Du repli sur soi à son oubli, à son éclatement ou à son accomplissement, les films québécois explorent inlassablement, par un jumelage étroit de l’individuel et du collectif, des territoires identitaires en mouvement.

Cette importance de la fiction et du récit se manifeste également en raison de l’absence d’ « une » réalité stabilisée une fois pour toutes. L’adéquation entre le réel et sa représentation est toujours reportée : l’admettre constitue un point de départ pour une construction plus positive de soi-même et des autres.

Si nous avons ainsi besoin de fiction, ayant rompu avec la référentialité du langage ordinaire, n’est-ce pas justement parce que la réalité est bien autre chose que cette référence encodée dans nos usages ? N’est-ce pas justement parce que la fiction ouvre un autre rapport au réel, et qu’elle travaille notre langage sur les deux bords, pour qu’il puisse exprimer davantage l’intime, le singulier, et davantage ce qui est plus vaste et plus universel ?

Abel, 2000, p. 207

Nous rejoignons, ici, le thème central de Paul Ricoeur : l’identité est une narration qui est un programme de transformation. Il y a intrigue puisqu’il y a plusieurs programmes narratifs possibles, plusieurs manières de rapporter sa vie. L’identité oscille constamment entre la mêmeté – être identique à soi-même – et l’ipséité – intégrer la nouveauté – (Ricoeur, 1990). Recouvrir la question « qui suis-je ? », c’est s’enfermer, se couper de la rencontre avec autrui. Il faut donc accepter l’ouverture du questionnement, ne pas constamment chercher à le fermer. Le cinéma apparaît alors comme une mise à distance de la réalité, l’exploration de territoires imaginaires et de mondes permettant de partager les mêmes questions, tout en différant dans les réponses. Il permet ainsi d’enrichir la communauté, dans la mesure où on conçoit celle-ci sous un angle herméneutique :

La communauté aurait donc avantage à être définie comme l’ensemble de ceux qui partagent la ou les mêmes questions. Une telle communauté peut apporter à cette question des réponses différentes, éventuellement exclusives. Ces diverses réponses sont intelligibles entre elles, dès lors qu’elles reviennent à la commune question. Ce qui est placé au centre de la communauté ce n’est pas une réponse, ni une synthèse de réponses, c’est la question. Et une communauté peut être rassemblée par une interrogation vive et neuve. C’est elle qui nous rend contemporains. C’est par elle que nous nous trouvons les uns les autres animés de la même problématique, dans un partage qui, si partiel soit-il, n’en est pas moins la base du vivre-ensemble.

Abel, 2000, p. 238-239

La société québécoise peut de la sorte être considérée comme une question identitaire assumée comme telle, n’appelant pas de réponse unique. La communauté québécoise est alors perçue comme un espace de multi-appartenance à réinterpréter collectivement.

Nous sommes ainsi renvoyés à la fonction politique du cinéma. Le politique, contrairement à ce qu’on pourrait croire, n’a pas disparu de l’imaginaire filmique contemporain. En fait, les individus et les groupes tendent de plus en plus à vouloir non pas changer la société, mais le regard qui est porté sur elle. Le politique s’est déplacé, dans cette tectonique des échelles. Le cinéma a, certes, voulu contribuer à un changement de société, par les films et par l’implication des cinéastes, notamment durant la première moitié des années 1970. Mais, changer le regard sur le réel, n’est-ce pas, en définitive, ce qu’a toujours voulu faire le cinéma ? Nous retrouvons là, sur le plan politique, son intention première et le lieu de toutes ses propositions de sens. Le cinéma est un outil d’exploration des frontières établies entre le soi, le « nous » et les Autres. Il permet ainsi, dans la confrontation entre un récit de l’éclatement et de l’empêchement identitaires, et un récit alternatif de l’enchantement et de la pluralité assumée, d’ouvrir sur d’autres aspects du réel et d’agir sur le monde. Voilà, nous semble-t-il, l’une des fonctions principales du cinéma, dont cet article se voulait une illustration dans le cadre de la question identitaire québécoise.