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Depuis quelques années, les éditeurs et les critiques en ont fait un label pour tenter d’attirer des lecteurs curieux de découvrir de nouvelles voix. Au Québec, on a même créé le prix « Robert Cliche » pour honorer l’auteur d’un premier roman. En voici quatre, choisis non seulement pour leur qualité de « premier roman », mais parce qu’ils sont tout simplement parmi les bons romans de la dernière année. À la lumière de ce rapprochement, on serait tenté d’esquisser le portrait de la nouvelle génération d’auteurs et d’indiquer dans quelle direction évolue le roman actuel. Mais ce qui caractérise surtout ces premiers romans, c’est de n’avoir guère de caractéristiques communes, ni par l’écriture, ni par les thèmes, ni par les références géographiques, sociales ou littéraires. Chaque texte crée son monde, souvent à partir d’une expérience personnelle, donc irréductible à des racines collectives. C’est peut-être un trait de notre époque que d’aborder les choses par le petit bout de la lorgnette, comme si toute perspective générale, tout regard en surplomb, toute ambition totalisante étaient forcément suspects et réducteurs.

À force de chercher tout de même le semblable dans le pluriel, on finit pourtant par trouver une sorte de sensibilité comparable dans chacun de ces textes. Tous troquent l’ancienne prétention explicative du roman réaliste au profit d’une vision plus descriptive et surtout plus individuelle et plus intérieure. Il est beaucoup question du corps, de la mémoire intime, de l’expérience amoureuse dans ces premiers romans. Mais il ne s’agit pas d’opposer au monde social inauthentique la vérité de l’expérience vécue en privé : la relation amoureuse devient ici le symbole de toute relation humaine. Loin de marginaliser le personnage en l’isolant des autres, l’amour constitue le moyen de s’engager à nouveau dans le monde, de recréer un lien social dont la fragilité ne cesse d’apparaître au fil de ces romans. Il y a autre chose qui unit chacun de ces textes de façon implicite : l’histoire ne finit généralement pas trop mal, même si l’on est loin des scénarios hollywoodiens. C’est comme si on en avait un peu assez de parler de désastre, quitte à réenchanter un peu le monde. Tout est dans la nuance, dans cet « un peu » qui interdit de se jeter tête baissée dans l’avenir et qui interdit en même temps de se fermer complètement à tout avenir quand ce n’est pas à un certain au-delà. D’où enfin un dernier élément qui affleure plus ou moins nettement dans le roman contemporain : la dimension spirituelle. Ces romans n’y échappent pas, même si, là encore, la question religieuse s’exprime sur des modes très différents. Cela n’en fait pas des romans religieux pour autant, mais la fascination pour le mystère, voire la superstition ou le mysticisme, n’en est pas moins bien réelle chez les personnages rencontrés dans ces romans. Encore là, ce n’est pas une façon de se retirer du monde, mais au contraire un moyen de l’habiter davantage, de s’y engager corps et âme.

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Le plus remarquable de ces premiers romans, Le cercle parfait de Pascale Quiviger [1], fait entendre une véritable voix d’écrivain. C’est un roman exigeant, porté par une écriture magnifique, aussi sensuelle qu’intelligente. D’origine montréalaise, Pascale Quiviger vit en Italie où elle enseigne la peinture. Elle a déjà publié en 2001 un recueil de nouvelles, Ni sols ni ciels (L’instant même), qui avait été remarqué par la critique. Le cercle parfait confirme qu’elle possède une plume superbe, nourrie de son expérience picturale. C’est peu dire qu’elle a le sens de l’image et qu’elle arrive à rendre par les mots le grain d’un paysage ou la présence des choses. Dès le début, elle impose son style, son rythme, dans des phrases comme celle-ci : « Le premier soir : un miel de châtaignes à la saveur si obscure que vous sombrez tout de suite dans l’anxiété habituelle, amplifiée par la peur de sombrer dans l’anxiété habituelle. » (12) On croit avoir mal lu le dernier segment à cause de la répétition, puis on reprend du début et l’effet de cette écriture est encore plus saisissant la seconde fois. Plus loin, les mêmes châtaignes laissent tomber leur fleur et, vidées de leur intérieur, pendent aux arbres comme des boules piquantes : « Les châtaignes ressemblent maintenant à des mines ». La violence de l’image n’a pas besoin d’être appuyée pour rendre terriblement concret le climat d’« anxiété habituelle » évoqué juste avant. Pascale Quiviger fait ainsi vibrer son texte d’une poésie sèche, non lyrique, qui va droit à l’essentiel. Son roman est dense, grave et lumineux tout à la fois.

Le cercle parfait est l’histoire de Marianne, une Québécoise de vingt-sept ans qui choisit de quitter son compagnon pour rejoindre Marco dans son village italien où il s’occupe de plomberie, entouré de ses chiens, de sa mère et de ses nombreux oncles pêcheurs. Marianne abandonne son emploi, son logement et vide son compte bancaire comme si elle partait pour toujours, comme si elle voulait faire sa vie avec cet Italien de trente-sept ans rencontré peu avant. Elle n’est pas sûre qu’il l’attend vraiment, mais quelque chose la pousse à partir malgré l’échec qu’elle pressent. Est-ce pour fuir le cercle trop parfait d’une vie connue d’avance ? Est-ce la force du désir physique que suscite Marco ? Est-ce à cause de l’Italie elle-même, avec ses églises, ses énormes murs de pierre, ses fontaines qui surgissent « à l’exact moment de la soif » (16) ? C’est tout cela à la fois, sans doute, et le roman devient une méditation troublante sur le sens de l’amour, puis sur « l’impossible patience de l’être » (101). Marco, cela devient clair assez rapidement, n’a pas besoin d’elle et ne lui demande rien. Il ne la repousse jamais, mais il ne semble pas non plus l’attendre vraiment. Ce qui arrive lui suffit, et il goûte chacun des moments de la journée avec une facilité si naturelle qu’elle en est subjuguée, comme s’il avait la grâce de s’accorder parfaitement à tout ce qui l’entoure. Marianne attend, elle, que quelque chose se produise, qu’une faille se dessine dans cet univers cruellement serein. Elle compare Marco, à cause de son insupportable plénitude, à un oeuf. Chaque matin, dès cinq heures, il la quitte et s’en va chasser, pêcher ou ne rien faire. Sa vie est un cercle encore plus parfait que celui qu’elle a voulu fuir : tout y est à sa place, comme si les gens et les choses du village avaient été rivés les uns aux autres de toute éternité.

Marianne se rend bien compte qu’il n’y a pas de place pour elle dans ce cercle parfait. Elle cherche à travailler, à se rendre utile, avec une volonté et une force d’adaptation exceptionnelles. Mais c’est de l’obstination : « Son erreur — il n’y a pas d’erreur : elle fait simplement face au danger de vivre un poème. » (130) Par où fuir ? Avant de retourner chez elle, elle fait un voyage à Assise et visite la basilique où se trouve la dépouille de Saint François. Les dernières pages du roman sont presque entièrement écrites sous la forme d’un journal dans lequel Marianne consigne de façon émouvante l’étrange bonheur qu’elle découvre au moment où elle décide de rompre le cercle parfait et de s’abandonner à nouveau à la marche, au jeu du mouvement. Un tremblement de terre fait s’écrouler la basilique d’Assise et, révélant enfin la fragilité des choses qu’elle voyait comme éternelles, dissipe l’attente qui la paralysait jusque-là : « En arrivant dans ton pays, j’avais une confiance inébranlable dans la voûte des églises. La confiance demeure ; fragilisée, elle devient la confiance en l’effort que font, pour résister aux séismes, les voûtes des églises. » (160) La confiance véritable n’est possible, dira-t-elle, qu’au prix de cette fragilité. Les dernières pages développent cette idée d’un dépouillement salvateur, d’une nudité confiante semblable à celle de François d’Assise, et décrivent une expérience religieuse qui tient presque de l’illumination.

Il est difficile de conclure un roman sur l’idée de « grand bonheur », comme le fait ici Pascale Quiviger. La modernité nous a habitués à une ironie et à une négativité dont nous ne pouvons presque plus nous départir à présent. Aussi éprouve-t-on un certain malaise à lire cette extase finale, comme si cela ne pouvait être entièrement vrai, comme si la leçon de bonheur avait quelque chose d’indécent ou de ridicule. Cette impression s’accroît à cause de la solennité et de la certitude avec lesquelles s’exprime le personnage : « Dans le grand bonheur se tient aussi un grand malheur. Il est comme le noyau du bonheur. C’est le malheur de la vie qui bouge et qui fait mal en bougeant. Le bonheur demande de bouger avec la vie, il exige la rupture des cercles parfaits. » (173) Mais un tel élan religieux n’a rien d’exceptionnel dans le paysage littéraire actuel et, au-delà de nos réflexes de lecture, il faut bien constater que la négativité moderne, sans disparaître pour autant, ne va plus toute seule dans le roman actuel.

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La nuit monte de Josée Bilodeau [2] aborde un sujet similaire, la rencontre amoureuse, mais sur un ton plus intime, moins dépaysant, sans passer par l’exil ou le voyage. Une jeune femme observe le corps de son amant endormi et s’imprègne des lieux et de l’atmosphère nocturne. L’écriture n’a pas l’audace ni la profondeur qu’elle a chez Pascale Quiviger et il est plus difficile d’oublier qu’il s’agit ici d’un premier roman. Le ton est volontairement jeune, le souvenir de la famille est encore très frais comme dans un récit d’adolescence. La narratrice se trouve « tellement ordinaire » (24) qu’elle s’étonne que l’homme lui ait dit de rester avec lui pour la nuit. Ce n’est pas sa première expérience amoureuse, mais elle note tout comme s’il s’agissait d’un moment inaugural, l’initiation à l’univers adulte. Elle enregistre les choses avec sobriété, sans jamais forcer le trait, prenant même le risque de la banalité. Le mot « roman » qu’on lit sur la page de couverture paraît exagéré. C’est un récit intime dans lequel le temps semble suspendu et où rien ne fait événement.

Au plus profond de la nuit, elle pense aux êtres qui l’ont marquée jusque-là et qui sont autant de témoins de sa vie. Elle évoque quelques hommes et imagine leurs funérailles : « Peut-être que les émois de la séduction, les petits frissons et les caresses chavirantes ne sont rien, ne veulent rien dire tant que je n’ai pas imaginé les funérailles d’un homme, éprouvé la grandeur de sa perte. » (30) Ces hommes sont toutefois peu nombreux. Il y a un ancien amant, lecteur de Bukowski, d’autres figures masculines plus évanescentes encore. De cette anamnèse émerge toutefois une figure plus forte, celle du père, qui revient tout au long de la nuit. Elle se souvient en particulier de sa dureté : « Une barre de fer » (69). Sa sévérité était telle qu’aucune femme ne voulait de lui. Pour échapper à sa tyrannie quand elle était enfant, la narratrice trouvait refuge chez une voisine, appelée « mamie », qui fut sa grand-mère « empruntée » (64). Mais celle-ci disparaît rapidement, comme sa mère plus tôt, et elle se retrouve dans un monde dépeuplé, seule face à son père. Récit de la réconciliation ? À la fin, elle semble en effet pardonner au père sa rigidité et se souvient d’avoir eu peur de perdre son amour, « ses épaules larges, ses bras forts et l’éternelle inquiétude battant à sa tempe, toutes ces choses qui me laissaient croire qu’il ne pouvait rien m’arriver, jamais, tant que mon père serait encore debout » (109). De temps en temps, la narratrice se rapproche de l’homme qui dort, mais c’est toujours pour mieux se replonger dans le film de ses souvenirs. Au bout de la nuit, « rien, tout reste mortellement calme, rien ne se passe » (97). Mais le matin se pointe, elle sort se promener dans la ville avec son amant et un événement, peut-être, se sera lentement produit dans le silence de la nuit.

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L’univers romanesque est complètement différent dans Le tigre et le loup d’Emmanuelle Brault [3], où les personnages s’appellent Petit Loup, Khaï, Peï, etc. Petit Loup, qui se nommera bientôt tout simplement Lu comme les biscuits, se prépare à quitter l’Occident pour sceller l’alliance entre le pays du Tigre et celui du Loup. Avant de partir, elle se trouve dans un quartier chinois situé au coeur d’une ville occidentale et doit se soumettre à un entraînement sévère en vue de sa mission. Elle passe à travers une série d’épreuves qui tiennent à la fois de l’art martial et du taoïsme et qui visent à raffermir son esprit. Tout cela est raconté sur un ton indéfinissable, mi-sérieux, mi-joyeux, entre le conte philosophique et le conte pour enfants. La fillette s’initie avec docilité aux rituels orientaux, mais il lui arrive de renverser les rôles et de servir à ses maîtres des leçons de vie plus triviales qui lui viennent de son Occident natal. À un certain moment, elle leur enseigne même l’art de manger un Whippet, en y ajoutant une saveur érotique : « Il s’agissait, dans un premier temps, d’aspirer délicatement, du bout des lèvres, le tétin de chocolat pour ensuite introduire la langue entre la guimauve et le revêtement qui, ainsi, se soulevait dans la bouche. » (41) On aura compris que le mélange des genres ne fait pas peur à Emmanuelle Brault.

La gravité et la légèreté se côtoient tout au long de ce long récit étourdissant qui fait se rencontrer l’Occident et l’Orient, l’archaïque et le nouveau, le réalisme et le fantastique, le langage de l’esprit et le langage du corps, etc. Le style lui-même varie constamment, passant du niveau familier au niveau soutenu, de la phrase nominale très saccadée à des séquences plus fluides. Lu est tantôt « tristounette » (43), tantôt symbole de l’Impondérable (19). C’est une enfant, mais elle a la force mentale d’une adulte et se promène dans la forêt des symboles comme si elle était elle-même une divinité orientale. Lu semble infiniment adaptable et accomplit sa mission salvatrice avec autant de passion que si c’était elle-même qu’elle cherchait à sauver. Elle ne renie d’ailleurs aucunement ses racines : l’Orient est dans sa nature pour ainsi dire. L’effort d’adaptation lui est essentiel et elle ne se sentirait probablement pas elle-même sans cette intégration dans ce monde apparemment si éloigné du sien. L’intention du roman est assez claire : l’ouverture à d’autres cultures n’est plus simplement un voeu pieux. La culture orientale semble aussi nécessaire à Lu que la culture occidentale. En ce sens, Le tigre et le loup est le roman par excellence de la déterritorialisation, et revêt une portée éthique, sinon carrément politique.

Au coeur de l’aventure de Lu, il y a un immense désir de réparation qui passe par la nécessité d’un engagement personnel dans le monde. Le terme d’engagement n’a pas du tout le sens que lui donnait Jean-Paul Sartre et ressemble davantage à un acte de foi. Il s’agit de s’engager « sans attente de retour » (108), au nom de l’humanité tout entière et non plus d’un groupe en particulier. Comme chez Pascale Quiviger, le roman ne craint pas d’expliciter le sens de certains actes et de donner une profondeur philosophique et spirituelle à ceux-ci :

Pas d’engagement sans compassion. Nous sommes tous liés, nous formons une chaîne humaine au-delà de l’espace et du temps, et en ce sens, nous sommes tous responsables. Tenus de demander pardon et de réparer, c’est-à-dire de nous réconcilier et de reconstruire ce qui aura été détruit. Tel devait être notre engagement, celui de l’humanité.

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Un tel humanisme est à l’opposé de l’ironie du roman moderne et plusieurs diront sans doute que ce n’est pas le rôle du roman, ni même de la littérature, de plaider ainsi la cause de la vertu. Mais ce premier roman touffu a tout de même le mérite d’échapper à un certain cynisme contemporain et de parler de l’Orient comme s’il faisait pleinement partie de l’expérience de ce personnage occidental.

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La folle de Warshaw de Danielle Phaneuf [4] est à la fois le tableau de la société de consommation actuelle et le portrait d’une femme de quarante-six ans qui passe pour « folle ». C’est du Michel Tremblay, mais en plus acide. Depuis vingt-cinq ans, le dossier psychiatrique de la folle n’a cessé d’épaissir au point qu’elle a acquis le statut d’invalide. « Quand elle est triste, et elle est souvent triste, elle se précipite chez Warshaw » (9), une célèbre épicerie-bazar polonaise située au coeur de Montréal, sur la Main. On y vend de tout à bas prix, ce qui en fait le microcosme de la société multiculturelle et boulimique d’aujourd’hui. La folle y promène son panier de provisions à la recherche d’objets en solde, principalement des kits. Elle fréquente aussi tous les magasins à un dollar de la rue Mont-Royal et d’autres « solderies » de la ville. Quand elle n’en peut plus d’être seule et d’accumuler ainsi sans fin des biens inutiles, elle se remet à faire du bénévolat : « Si aucun homme ne veut de moi, peut-être que la partie souffrante de l’Humanité appréciera ce que je peux lui offrir. » (94)

Son engagement communautaire au sein d’une équipe de bénévoles donne lieu à quelques scènes particulièrement comiques. Dans l’une d’elles, le Conseil d’administration d’une Coop doit voter pour répondre à la requête de la Ville, qui souhaite héberger quelques nouveaux réfugiés dans des logements sociaux. La première intervenante s’insurge qu’on puisse penser ainsi donner un toit à des « étrangers » alors qu’il y a « une liste d’attente de vingt-six familles monoparentales québécoises pure laine » (114). Les autres sont plus conciliants : « On garde le 5 et demi pour ceux de notre race. Mais on pourrait louer le studio aux trois frères algériens, seulement s’ils n’ont pas de barbe. » À la fin de la discussion, le Président du comité se tourne vers la folle qui, passant outre aux logiques familiales, nationales et politiques, propose de donner le studio à un journaliste haïtien et le 5 et demi en co-location pour les frères algériens et deux soldats américains opposés à la guerre en Irak. Elle se dit même prête à accueillir un des Algériens chez elle, ce qui éveille aussitôt la suspicion du Président, qui l’accuse de vouloir ainsi se trouver un amant. Il ne lui en faut pas davantage pour remettre sa démission.

Tel est le ton de ce court récit caustique qui n’aurait été qu’une pochade si le personnage de la folle n’était aussi tendrement désespéré. Au coeur de la misère urbaine et sociale, au milieu du kitsch absolu, elle introduit une misère supplémentaire, qui dépasse le malheur collectif. On est touché par sa folie, qui a même quelque chose de bouleversant dans la scène finale, alors qu’elle discute au téléphone avec un « aidant » qui tente de la dissuader de se jeter contre une rame de métro. Derrière l’humour et le caractère trivial de son magasinage forcené, ce personnage incarne une détresse humaine qui ne porte pas vraiment de nom. La liste de ses problèmes de santé est interminable. Les médecins ont renoncé à la guérir, elle-même n’éprouve plus, à la fin, qu’une immense fatigue : « J’suis trop fatiguée, fatiguée d’essayer, de me tromper, d’être moi… » (190) On la croit sans difficulté. Il n’y a pas de beauté et de paix dans ce monde où tout est jetable, y compris le corps. La seule expérience de beauté, dans ce roman infiniment sombre malgré sa drôlerie apparente, c’est quand la folle se réfugie à l’église, munie de son baladeur de poche dans lequel joue le Requiem de Mozart. C’est d’ailleurs le prêtre de cette église qui réussira à la convaincre de ne pas se tuer.

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Que conclure de ce rapide examen de quatre premiers romans ? L’échantillon est probablement trop petit et trop arbitraire pour qu’on puisse proposer des remarques plus générales. Le fait qu’il s’agit de quatre romans écrits par des femmes signifie-t-il quelque chose ? Il est permis d’en douter, sauf pour constater qu’ils sont tous centrés autour d’un personnage féminin. Sur le plan formel, il ne semble rien y avoir de commun entre ces écritures, qui pointent toutes dans des directions différentes. De même, chacun de ces romans décrit des univers référentiels très éloignés les uns des autres : le village italien chez Pascale Quiviger, la ville chez Josée Bilodeau, les vastes territoires de l’Orient chez Emmanuelle Brault et le quart monde chez Danielle Phaneuf. Dans chacun des cas, il y a pourtant quelque chose qui revient sans cesse : le personnage se sent séparé du monde malgré lui. Il ne le fait pas exprès et la cause de sa solitude n’est jamais nette. Il n’y a pas de barrière avouable entre lui et le monde : les frontières sociales et politiques semblent avoir disparu ou être devenues suffisamment poreuses pour qu’on puisse circuler d’un groupe à un autre, d’un pays à un autre. Mais un mur d’un autre type s’est élevé entre l’individu et le monde, et le personnage étouffe ou a des accès de colère qu’il ne s’explique pas. En apparence, tout va bien ou, du moins, tout devrait bien aller. Or, ça ne va pas. Ce que ces personnages ont en commun, c’est peut-être finalement une colère rentrée qui donne à leur regard une inquiétude d’autant plus troublante qu’il ne se passe à peu près rien autour d’eux, que le monde ne réagit plus. Disons-le autrement : ces romans habitent des lieux extrêmement diversifiés, mais ils partagent tous le même temps suspendu, à l’intérieur duquel rien jamais ne peut advenir sauf dans les souvenirs ou dans l’imaginaire. En cela, ce sont bien des romans contemporains au sens le plus fort du terme : les personnages y sont soumis à une simultanéité qui exclut d’avance tout espoir de durée. Ils ne font pas que marcher tranquillement avec leur temps : ils sont littéralement enchaînés à ce temps trop présent, épais comme un mur.