Corps de l’article

L’Acadie en voyage et en traduction

Les littératures provenant d’espaces littéraires dominés linguistiquement, celles que François Paré a proposé d’appeler littératures de l’exiguïté, sont inéluctablement confrontées à la question de leur langue d’écriture [1]. Sur ce point, la littérature acadienne est exemplaire, puisque les langues et niveaux de langues aux sources desquelles elle puise sont multiples, sans qu’aucun consensus vienne déterminer les usages devant être faits de cette multiplicité [2]. Dans un ouvrage qui a eu un impact retentissant chez les critiques littéraires acadiens, la Française Pascale Casanova décrit avec beaucoup de perspicacité le dilemme qui se pose aux écrivains originaires de ces espaces dominés. Face à des normes imposées de l’extérieur, les écrivains oscilleront entre deux stratégies : l’assimilation, qui consiste en « une dilution ou un effacement de toute différence originelle », et la différenciation, caractérisée par « l’affirmation d’une différence [3] ». Selon Casanova, l’accès à la reconnaissance littéraire des écrivains dominés nécessite qu’ils adoptent la « bonne distance » linguistique : « S’ils veulent être perçus, il leur faut produire et exhiber une différence, mais ne pas montrer ni revendiquer une distance trop grande qui les rendrait, elle aussi, imperceptibles [4]. »

Pour plusieurs raisons, l’oeuvre récente de France Daigle — il sera question ici de Pas pire, d’Un fin passage et de Petites difficultés d’existence — gagne à être lue depuis une telle perspective. D’abord, on y trouve une multiplicité linguistique chargée d’ambivalence. Au fil de ses derniers romans, Daigle fait une place grandissante à ce qu’Alain Masson a appelé « le grouillement linguistique acadien [5] ». De plus en plus, elle donne à ses personnages l’occasion de s’exprimer en chiac — ce code mêlant le français et l’anglais qui sert de vernaculaire dans la région de Moncton. En fait, plusieurs codes « illégitimes » viennent prendre place dans son oeuvre : le français acadien, variété de la langue française rarement reconnue comme langue littéraire ; le chiac, code hybride qui nie la séparation des langues ; et, par le biais de ce dernier, l’anglais, qui bouscule le présupposé d’unilinguisme dont se nourrissent les littératures [6]. À cet éventail s’ajoute encore une voix narrative mobilisant plusieurs registres de français plus ou moins châtié : d’une version « correcte » de la langue locale jusqu’au français philosophique le plus abstrait et le plus épuré. En outre, pareille multiplicité linguistique s’accompagne d’une réflexion soutenue sur le rôle des langues et sur les conséquences des choix linguistiques opérés. À cette réflexion s’en ajoute une autre qui porte précisément sur la légitimation de la culture et de la littérature acadiennes aux yeux d’un monde de plus en plus marqué par les déplacements et les voyages.

Incidemment, les questions de positionnement linguistique et de légitimation qui, selon Casanova, affectent les littératures minoritaires sont également des questions de traduction. À quelle distance des normes de la littérature-cible la traduction doit-elle se situer afin de pouvoir être accueillie en tant qu’objet légitime dans toute son étrangeté [7] ? Il s’agit là d’un défi inhérent à toute traduction — mais qui se pose de manière particulièrement intense dans la traduction de récits faisant un usage vernaculaire de la langue. À la recherche de « la bonne distance » par rapport aux habitudes de la littérature-cible, le traducteur navigue entre deux écueils. D’un côté, confronté à l’absence d’équivalence immédiate entre les sociolectes de la langue-source et ceux de la langue-cible [8], il risque de détruire les particularités linguistiques qui font la richesse du texte-source. De l’autre, en cherchant à rendre compte de ces particularités dans un système où elles n’ont pas toujours de résonances immédiates, il peut avoir tendance à les exotiser « en soulignant le vernaculaire à partir d’une image stéréotypée de celui-ci [9] ». Entre ces deux écueils, l’équilibre visé ne saurait être que précaire. En traduction, les oeuvres qui, comme celle de Daigle, jouent de leur position langagière non hégémonique se trouvent donc doublement interpellées par cette question du choix de la langue à utiliser. Pour des romans comme Pas pire, Un fin passage et Petites difficultés d’existence, le passage vers l’anglais par le biais d’une traduction entraîne une médiation supplémentaire par rapport à une expérience linguistique déjà marquée par le plurilinguisme. Entre la langue à traduire et celle de la traduction, le contexte acadien où Daigle campe son écriture prévoit d’emblée l’existence d’un rapport tout en proximité et en antagonisme. La traduction vient changer l’équilibre préexistant entre ces langues. Et la médiation s’avère d’autant plus intense que son médium se trouve pris à partie dès le texte-source.

Traducteur de l’oeuvre de France Daigle depuis 1953. Chronique d’une naissance annoncée, Robert Majzels se trouve donc confronté à un défi de taille — défi qu’il persiste à relever, renouvelant ses stratégies d’une traduction à l’autre. Les derniers romans de Daigle s’inspirent abondamment des divers vernaculaires parlés dans la région de Moncton, tout en explorant l’écart qui sépare ces vernaculaires des normes littéraires francophones. Or, comme l’indique Gillian Lane-Mercier : « Les sociolectes traduits démasquent de manière on ne peut plus éloquente les manipulations et les gauchissements inhérents à l’activité traductive en général, de même que le travail d’appropriation sur lequel cette activité repose [10]. » La traduction du vernaculaire et de l’hétérogénéité romanesque prend le traducteur sur le vif, exposant sa vulnérabilité, ses partis pris idéologiques et ses choix stratégiques. Majzels est le premier à reconnaître cette difficulté. Commentant sa traduction de Pas pire — qui lui a valu le prix du Gouverneur général —, il affirme : « It was a challenging task, especially to get the different tones and voices right. I had to invent an English version of Acadian, without making the characters sound like they were speaking poor English, and without losing the musicality of the original French [11]. »

En même temps, il n’est pas étonnant que Majzels ait choisi de relever le défi traductionnel posé par l’oeuvre de Daigle. À plusieurs égards, les enjeux de traduction soulevés par cette oeuvre rejoignent ses préoccupations à titre d’écrivain montréalais de langue anglaise. Comme celle de Daigle, l’oeuvre romanesque de Majzels insiste pour faire place aux grouillements linguistiques [12]. Dès Hellman’s Scrapbook, son premier roman, Majzels intégrait à une trame en anglais de nombreux passages en français et dans une variété de langues des Philippines. Et si Daigle fait preuve d’ambivalence à l’endroit de la multiplicité linguistique conflictuelle à laquelle elle donne voix, c’est à l’inconfort de sa position à travers les langues que Majzels attribue la richesse de son style : « Sur un territoire comme le Québec, où les langues se négocient laborieusement, se légifèrent même, l’illusion de la transparence ou du caractère naturel de la langue tient difficilement. Il en résulte un certain inconfort langagier dont on peut dégager […] un style [13]. » En tant qu’écrivains, France Daigle et son traducteur partagent maints procédés stylistiques. De plus, chez les deux auteurs, ces procédés vont dans le sens d’un engagement éthique en faveur du dialogisme comme expression de la diversité et confrontation de points de vue. Certes, les affinités décelables entre les oeuvres de Daigle et de Majzels ne résolvent en rien le « conflit des énonciations [14] » qui opère inévitablement dans la traduction. Une fois narrés en anglais, les romans de Daigle voient par moments leur cohérence narrative mise à rude épreuve. En traduction, le travail de renouvellement de la parole francophone qu’ils effectuent ne peut que perdre de son immédiateté. Néanmoins, il semble que Majzels ait su trouver les ressources nécessaires pour que se poursuive, par-delà les frontières de la francophonie, le voyage de par le monde et à travers les langues auquel les romans de Daigle convoquent leurs lecteurs.

Pas pire, ou l’agoraphobie

Le discours sur la traduction qu’on trouve en filigrane de Pas pire est à la fois névralgique — le roman traite explicitement de voyages et d’ancrages dans l’espace [15] — et chargé d’ambivalence. Variation sur le thème de l’agoraphobie, Pas pire appelle le mouvement, les déplacements tant spatiaux que linguistiques, en même temps qu’il les craint. D’une part, en situant l’action à Dieppe, où elle a grandi, France Daigle territorialise résolument son roman. Elle le peuple de personnages qui s’expriment avec les particularismes de la région, dans une langue oralisée avec sobriété, mais dont l’oralité est d’autant plus frappante qu’elle trouve rarement à s’exprimer de cette manière dans une oeuvre littéraire. Et si elle laisse poindre le chiac dans le discours de ses personnages acadiens, elle n’en tient pas moins à préserver l’altérité de son versant anglais dans la matrice textuelle française : tandis que les marques linguistiques régionales sont le plus souvent introduites sans signalement particulier, la présence de la plupart des termes anglais tend à être soulignée par des italiques — quand ils ne sont pas francisés par une orthographe fantaisiste. « Awn, t’es nice. Pis sais-tu, j’suis manière de proud de toi » (PP, 166), annonce par exemple Chuck Bernard au personnage de l’écrivaine. Tout en revendiquant l’influence de l’anglais, la langue de Pas pire cherche aussi à la tenir à distance. Chez Daigle, l’agencement polyphonique des langues va de pair avec un travail soutenu d’affirmation d’une réalité francophone fragile.

D’autre part, cette territorialisation géographique et linguistique s’accompagne d’un mouvement d’exploration qui déborde les frontières de l’Acadie. Sans cesser de rendre justice à ses ancrages locaux, le roman est loin de s’y confiner. Plusieurs des personnages de Pas pire sont des étrangers et des voyageurs, dont certains parlent une langue soutenue, débarrassée de toute attache. Les amours de passage d’Élizabeth et de Hans, par exemple, s’expriment sans familiarité, sur le mode du vouvoiement [16]. Quant à la narratrice — qui est également un personnage —, sa consécration parisienne lui permet de manipuler les jargons littéraires consacrés tout en élargissant ses horizons linguistiques. De fait, sa palette linguistique exhibe une amplitude impressionnante. Ajustant sa langue aux interlocuteurs variés qu’il lui est donné de rencontrer, la narratrice fait la preuve de sa grande capacité d’adaptation linguistique. Avec son amie Marie, elle fait référence à « une tappe d’eau » (PP, 64). À Bernard Pivot, elle parle plutôt d’un écrivain qui « a la trouille » (PP, 153).

Dans un contexte minoritaire, où l’insécurité linguistique est un phénomène répandu, faire montre d’une telle compétence revêt une importance toute particulière. Dans Pas pire, Terry Thibodeau, découvrant la bande dessinée Astérix, craint de ne pas arriver à en comprendre la langue (PP, 133). Pour lui, les Français parlent une langue étrangère : « On dirait quasiment qu’y parlont une autre langue. » (PP, 135) Et malgré ses prouesses linguistiques, de telles difficultés ne sont pas épargnées à la narratrice, qui s’offusque de ce qu’à Paris, on ne s’adresse à elle qu’en anglais (PP, 146). Les personnages de Pas pire nagent donc en pleine traduction, mais cette traduction se réserve dans la mesure du possible un espace francophone pour terrain privilégié. Just Fine rend d’ailleurs compte de cette préférence en traduisant le constat de Terry par « you’d think they were talking in a different French language » (J, 118 ; je souligne).

De cette délimitation d’un territoire francophone résulte sans doute la relégation, dans les marges du texte, des marques — pourtant abondantes — de l’anglicité. Par ailleurs, il est possible de mettre cette relégation en relation avec l’agoraphobie. Le trouble dont la narratrice est affectée ne consiste-t-il pas en une peur panique des grands espaces, des distances à traverser ? En fait, moins que d’une simple résistance aux déplacements, il s’agit d’un conflit entre le désir et la peur (PP, 61), qui résulte en un évitement des situations éveillant l’anxiété. En reléguant aux marges du texte des figures de l’altérité qui pourraient se révéler menaçantes, le roman s’en protège tout en entreprenant de les apprivoiser : c’est la « thérapie d’exposition » (PP, 47) qui donne son titre à la deuxième partie de Pas pire. Dans cette perspective, tant la démonstration d’une vaste compétence en français que la vigilance à l’endroit de l’anglais tiennent en partie de l’agoraphobie, si l’on comprend celle-ci comme la tentative de baliser un territoire familier afin de développer la capacité d’en émerger. L’agoraphobie est une forme défensive d’enfermement, tout comme elle représente l’appel d’un ailleurs à approcher : « Je sentais bien qu’il fallait que je me décolonise, que je m’affranchisse, mais je ne savais pas par où commencer. » (PP, 85)

Just Fine, ou le défi de l’hétérogénéité

En traduction, les réflexions de la narratrice sur sa difficulté à se mouvoir dans l’espace prennent de nouvelles dimensions. Dans le texte anglais, les propos qu’elle énonce sur son rapport à l’espace détournent et intensifient l’inconfort qui est le sien, comme si la traduction se mettait discrètement à parler d’elle-même : « Worst of all, they had me crossing oceans while I was still struggling just to get out of town. » (J, 91) [17] Si Pas pire fait constamment référence à lui-même, l’autoréférentialité se poursuit et se complexifie dans le voyage jusqu’à Just Fine. Telle qu’elle est décrite dans Pas pire, l’agoraphobie s’accompagne de l’inquiétude « de se trouver mal sans pouvoir compter sur l’appui de quelqu’un qui comprendra et qui saura comment réagir » (PP, 55). De quels moyens Robert Majzels dispose-t-il, en entraînant Pas pire sur les rives de l’anglais, pour fournir un tel appui à l’écrivaine ?

Le traducteur, ici, évite l’écueil ethnographique et folklorique qui a souvent été celui des traductions vers l’anglais d’oeuvres canadiennes-françaises [18]. Il traduit le vernaculaire de Pas pire avec retenue, dans une langue au registre modérément familier. Certes, le résultat est aussi que l’éventail sociostylistique de Just Fine est moins étendu que celui de Pas pire. Par endroits, la traduction tend à dévernaculariser le texte, le débarrassant de certaines de ses aspérités grammaticales, syntaxiques ou lexicales. Les particularités de la conjugaison acadienne traditionnelle employée par Terry et Carmen, par exemple, leur « y parlont » et « y s’appelont », deviennent simplement « they were talking » (J, 118) et « they’ll be calling you » (J, 124). Ailleurs encore, c’est le niveau d’abstraction quasi académique adopté par la narration qui se trouve tempéré par la traduction. « Le domaine du perfectible » (PP, 125), titre de la dernière partie du livre, est ainsi rendu par le plus terre à terre « In a less than perfect world » (J, 109). Quant à l’anglais des dialogues de Pas pire, il se trouve absorbé par la langue de la traduction. Dans le passage de Pas pire à Just Fine, « sloop » (PP, 113) devient « sloop » (J, 98) et « [b]elle shotte ! » (PP, 98) devient « [n]ice shot ! » (J, 83).

La transformation d’effet radicale qu’occasionne le passage de l’anglais de Daigle à celui de Majzels montre bien à quel point le rôle des particularismes est affaire de contexte. Outre leur visée d’authenticité, c’est en tant que déviations spécifiques du français que les usages vernaculaires — et notamment la présence de l’anglais — prennent leur sens dans le texte de Daigle. Ce « caractère de nécessité interne [19] » propre aux marques sociolectales du texte-source se trouve nécessairement dissout — ou à tout le moins réorienté — dans la traduction. Entre destruction et exotisation des réseaux langagiers vernaculaires (pour reprendre le vocabulaire du traductologue Antoine Berman), le traducteur marche sur un fil fin et fragile. Les risques d’assimilation ou d’exotisation que Daigle courait déjà, dans Pas pire, en plaçant le parler acadien en contiguïté avec le français normé de la littérarité, s’intensifient dans la traduction. Quoi qu’il en soit, la présence de ce risque est discutée dans le texte, de sorte que ses enjeux ne sauraient être oblitérés. « [T]out est affaire de légitimation » (PP, 107), avance l’écrivaine-narratrice au moment où elle prépare sa consécration par Bernard Pivot à l’émission française Bouillon de culture. L’assertion, cette fois, traverse aisément la barrière des langues. Elle est reprise avec autant de conviction dans Just Fine : « everything’s a matter of legitimization » (J, 93). Et dans la traduction comme dans l’original, la légitimation dépasse le plan thématique pour se charger d’enjeux formels. Selon Raoul Boudreau :

Pas pire établit le français acadien comme une variété à part entière de la langue française à laquelle il appartient de plein droit […]. Cette variété n’est pas ici un objet de folklore ou d’exotisme dont on exalte la différence, mais un moyen de communication dont on souligne la compatibilité et la parenté avec ses variétés soeurs dans l’actualité du parler contemporain [20].

La traduction de ce vernaculaire auquel l’écriture de Daigle fait la part belle en efface les traits les plus surprenants, mais elle conserve le tracé d’une différence par rapport aux autres langages du texte. Ce faisant, elle participe elle aussi au mouvement de légitimation.

Parallèlement à son travail de légitimation d’une oeuvre existante, la traduction de Majzels entreprend, au nom de Pas pire, des combats qui lui sont propres. Daigle écrivant le récit fictif de sa consécration écrit aussi, et en français, l’Acadie et le monde. Pour Just Fine, rendre ces sonorités francophones dans un texte en anglais représente un défi d’un autre ordre — un défi que Majzels relève en recourant à ses ressources d’écrivain : tout comme il le faisait dans son roman Hellman’s Scrapbook, il refrancise quelque peu sa traduction. Dans le cas de Just Fine, cette refrancisation est facilitée par le fait que l’hétérogénéité linguistique fait, d’entrée de jeu, partie de l’univers de Pas pire. Ainsi, l’Acadie légèrement teintée d’anglais de Daigle prendra sous la plume de Majzels une forme en miroir inversé. Considérons cette longue liste de noms propres par laquelle Daigle introduit la faune dieppoise : « Je parle du Dieppe de mes amies d’école Cyrilla LeBlanc, Gertrude Babin, Debbie Surette […], et du Dieppe des grands gars du coin qui s’appelaient Titi, Tillotte, Pouteau, Pep, Hum, Youma, Lope, Tête de naveau, Hawkeye et Blind Benny » (PP, 16). Dans la version anglaise, seul le surnom « Tête de naveau » est anglicisé, dans une traduction qui fait écho au contenu de l’expression française : « I’m talking about the Dieppe of my school friends Cyrilla LeBlanc, Gertrude Babin, Debbie Surette […] ; and the Dieppe of the older guys who hung out at the corner and had names like Titi, Tillote, Pouteau, Pep, Hum, Youma, Lope, Dunderhead, Hawkeye, and Blind Benny » (J, 9). Les deux versions proposent un collage hybride où prédomine une langue riche de connotations locales. Qu’il s’agisse de poutine rapée, de fricot, d’aboiteaux, de la Coopérative du Coude ou de l’émission de Bernard Pivot, les termes employés dictent des litanies d’évidences qui s’imposent également dans la traduction : « I’m talking of the old Dieppe, of central Dieppe, of the Sainte-Thérèse parish, with its Sainte-Thérèse Church beside Sainte-Thérèse School on Sainte-Thérèse Street » (J, 3) [21].

Un autre aspect de la refrancisation concerne l’explicitation de plusieurs des références francophones de Pas pire. Le vendeur auprès duquel la narratrice se procure son téléphone cellulaire est décrit par Daigle comme « l’un de ces Madawaskayens aguerris » (PP, 52-53). Sous la plume de Majzels, il devient « one of those weathered francophones from the Madawaska region of New Brunswick » (J, 42). De même, Bouillon de culture devient chez Majzels « Bouillon de culture, TV5’s cultural magazine » (J, 39), tandis que « Bernard Pivot lui-même » (PP, 49) devient « [t]he host, Bernard Pivot » (J, 39). Faut-il voir dans ces précisions des exemples de la clarification que Berman dénonçait comme faisant partie des tendances déformantes de la traduction [22] ? En fait, plutôt que de les interpréter comme des déformations du texte original, peut-être peut-on conclure avec Terry que regarder la réalité avec les yeux d’étrangers ajoute à sa compréhension :

En dirigeant le Beausoleil-Broussard vers le second et dernier arrêt de la visite, soit le site de l’aboiteau, Terry réalisa que le fait de voir ce paysage si familier à travers les yeux des délégués étrangers venait ajouter à sa compréhension.

PP, 146-147

Ironiquement, certaines des informations supplémentaires apportées par Majzels sont demandées tout au long du roman par les personnages de Pas pire eux-mêmes. C’est que Daigle entreprend justement d’initier ses personnages à plusieurs des visages de la francophonie auxquels Majzels introduit le lectorat de Just Fine. Par exemple, Terry et Carmen surmontent leur insécurité linguistique en accumulant des informations sur la France, qu’ils visiteront dans Un fin passage. Et quand l’écrivaine parle de Bouillon de culture et de Bernard Pivot à son amie Marie, elle doit lui fournir un contexte qui n’est en rien donné d’emblée :

Il fallut bien sûr que je lui explique de quel bouillon il s’agissait au juste et qui était Bernard Pivot. Bref, comment la gloire elle-même avait courbé l’échine pour ramper jusqu’à moi.

— Tu veux dire que ça serait comme la vieille Saturday Night Live avec David Letterman, ben sans les sketchs pis les annonces ?

PP, 52

Les précisions apportées par Majzels quant à la francophonie et à ses références culturelles ajoutent donc à un réseau d’explications déjà fermement implanté dans Pas pire. Tout comme les écarts et déplacements dont sa traduction se fait complice poursuivent une trajectoire qui implique déjà maints dépassements. Le Dieppe que narre France Daigle est d’abord celui d’une faune locale à qui elle prend soin de rendre hommage. Mais ce même Dieppe, par une homonymie soigneusement cultivée, s’étend bien au-delà :

Je parle du Dieppe de Bruegel l’Ancien, où chacun érige ses propres monuments intérieurs;

PP, 25

I’m talking about the Dieppe of the Census at Bethlehem, of its inhabitants flooding into the Green Crown Inn […];

J, 18

Je parle du Dieppe du Débarquement, de cette désastreuse opération expérimentale, riche seulement en enseignements en vue de futures interventions;

PP, 32

I’m talking about the Dieppe surrounded by fields and marshes that we burned every spring, fields of long grass through which slithered a few snakes and a river, the Petitcodiac, which seemed to cut right through our yards.

J, 3

À partir de ce Dieppe multiple et mouvant, à partir des difficultés posées par les déplacements à travers ses espaces, Daigle et Majzels iront plus loin encore — tant dans la démarche de création des conditions d’une légitimation littéraire que dans celle de traduction.

Un fin passage, A Fine Passage et la traversée

Dans Just Fine comme dans Pas pire, Daigle et Majzels redéfinissent l’agoraphobie comme le besoin de voyager en se posant des questions, suggérant du même coup une méthode de traduction :

Tout cela fait qu’à côté de celles et ceux qui voyagent sans se poser de questions il y a les autres, ceux, et peut-être surtout celles, qui cherchent des causes à leur comportement, et qui se demandent pourquoi elles se sentent touristes — êtres à la fois complexes et complexés — à cinq kilomètres de la maison.

PP, 74

All this means that alongside those who travel unselfconsciously, there are also those, mostly women, who struggle to understand their behaviour and wonder why they feel like tourists — individuals at once complex and suffering from complexes — five kilometres from home.

J, 60

Une fois ces assises posées, l’agoraphobie se transforme en une invitation généralisée au voyage. Déjà, dans Pas pire, Terry Thibodeau et Carmen Després entreprenaient de se débarrasser de leur insécurité linguistique en accumulant des informations sur la France. Le couple qu’on avait rencontré à Moncton dans Pas pire élargit donc ses horizons dans le roman suivant de Daigle, puisque Un fin passage constitue le récit de leur voyage en France.

Les deux protagonistes prennent la route en abondante compagnie. Hans, le voyageur de Pas pire, poursuit ses pérégrinations dans Un fin passage : on le retrouve en Californie, puis à Baltimore. Suivant le mouvement amorcé dans Pas pire, il continue de se défaire de ses possessions de manière à alléger constamment « le poids du présent [23] ». Il se débarrasse également de ses appartenances : il lui arrive de se sentir « plutonien, chinois » (FP, 28), tandis que le paysage des Pays-Bas, dont il est originaire, prend un air de nouveauté à ses yeux : « C’était comme si Hans voyait ce paysage pour la première fois. » (FP, 35) Étienne Zablonski — que le roman, s’inspirant de son activité à bord de l’avion menant Terry et Carmen en Europe, nous présente sous l’appellation de « l’homme qui n’avait pas l’air de lire » — se trouve dans une position similaire. Ne lui reproche-t-on pas d’être « trop aérien » (FP, 76) — ou, dans la version anglaise, pas assez « grounded [24] » ? L’homme qui n’avait pas l’air de lire « voyage comme ça, sans but précis » (FP, 91), « incapable […] de s’agripper à quoi que ce soit dans la coulée des événements de la vie » (FP, 18).

Dans l’avion se trouve également un « prêtre générique — un pope grec ayant quelque chose d’un rabbin, et vice-versa » (FP, 9). Ce personnage à la spécificité volontairement brouillée introduit dans le roman le concept de « joie sans repère » (FP, 19). Enfin, à l’extrémité de ce spectre de personnages qui, comme le vent, « balayent de grandes surfaces du globe » (FP, 15), le « suicidé inexact » (FP, 22 et ailleurs) s’adresse à nous d’outre-tombe. De son vivant, il cherchait à sortir de lui-même et à échapper à ses limites (FP, 23). Dans « l’aile des suicidés exacts » (FP, 31 et ailleurs), il envisage la mort comme la possibilité « de me répandre en minceur sur la surface des choses » (FP, 106). Seul narrateur intradiégétique, il se situe en fait à l’extérieur de l’action — n’en observant les mouvements que de très loin. Quant à la voix narrative relatant les déplacements des autres personnages, son statut extradiégétique en fait une figure elle-même aérienne, sise partout et nulle part à la fois. En somme, l’agoraphobie ne fait pas partie des stratégies d’écriture d’Un fin passage. La psychothérapeute de Hans le lui fait remarquer : « Il n’y a plus d’obstruction. » (FP, 89)

Comme le constate Sherry Simon, « As a de-culturalized and de-territorialized code of vehicular international communication, English creates multiple surface connections, leaving the depth of community intercourse to the vernaculars [25]. » En faisant du français la langue d’échange d’un univers qui englobe les Pays-Bas, Israël et la Californie pour déborder au-delà de la vie terrestre, Un fin passage s’inscrit contre cette tendance réservant à l’anglais le rôle de langue de la mondialisation. Or, la traduction en anglais y retourne spontanément — ce qui à la fois assure son à-propos et la situe en porte-à-faux par rapport à l’original [26]. Majzels répond à cette difficulté en éloignant sa traduction des conceptions anglophones de la langue comme simple outil de communication [27]. S’attachant aux racines françaises des mots de Daigle, il étrangéise sa traduction en empruntant à une tradition littéraire francophone qui préfère l’abstraction à la lisibilité des usages courants. Parmi tous les termes disponibles pour traduire le titre du roman, il retient, avec « A Fine Passage », ceux qui se lovent au plus près de l’expression retenue par Daigle. Il ne traduit pas non plus « Le négoce » par Trade, mais par le plus abstrait et plus près du français Negotiation (FP, 77 ; A, 64).

Mais quelles qu’en soient la force et la cohérence, le souffle aérien qui balaie Un fin passage est contrebalancé par des forces terrestres tout aussi puissantes. Et de même, la traduction prend soin de ne pas se limiter à l’abstraction et à la distance. Certes, le suicidé inexact éprouve de la répulsion face à ce qu’il appelle son « besoin de tenir » (FP, 106). Mais il décrit aussi le nulle part où il se trouve comme un enfer (FP, 50). Carmen, pour sa part, a du mal à concilier « les pratiques de l’errance et de l’amour » (FP, 91). À la fin du roman, Terry et elle préparent leur retour, chargés de récits de voyage pour leur enfant à naître. S’inspirant de leur exemple, l’homme qui n’avait pas l’air de lire retourne à Baltimore rejoindre la femme qu’il aime. Quant à Claudia, cette jeune fille ayant quitté Philadelphie pour rendre visite à ses parents en Israël, elle rentre chez elle en ayant besoin « de son propre regard » (FP, 93). Or, ce besoin d’ancrage, la traduction le précise, délaissant pour l’occasion son parti pris d’abstraction. En anglais, le regard que Claudia cherche à s’approprier se fait plus résolu : « From now on, she needs to maintain her own point of view. » (A, 79) Dans un même ordre d’idées, Majzels traduit le « [j]e suis tout le contraire d’une quelconque manière » (FP, 116) du suicidé inexact en mettant l’accent sur l’idée de l’ancrage et de sa perte : « I no longer have any position whatsoever. » (A, 100)

Au plan linguistique, Un fin passage remplace l’hétérogénéité de Pas pire par une opposition. D’un côté, une voix narrative éthérée, qui se tient à distance de personnages eux-mêmes sans attaches. De l’autre, le vernaculaire coloré de Terry et Carmen. À travers ce vernaculaire, les racines acadiennes du jeune couple s’instaurent en principal port d’attache de ce roman de l’errance. La façon de parler de Terry et Carmen désoriente leurs interlocuteurs. Les écoutant dialoguer, l’homme qui n’avait pas l’air de lire se dit « que les jeunes doivent parler le créole » (FP, 73). Cette façon de parler relevée par l’homme qui n’avait pas l’air de lire tranche résolument avec le français aux ancrages quasi abolis des autres personnages, tout en y étant juxtaposée de plain-pied. Comparons ce dialogue :

— Tu sonnais bright pareil.

— Faullait dire de quoi. Je savais pas que je connaissais si tant d’artistes que ça;

FP, 107

“Well, weren’t you the brainy-sounding one, then.”

“I had to think up something to say, didn’t I ? I never thought I knew so many artists”;

A, 92

à l’incipit de la voix narrative :

Claudia regarde par le hublot de l’avion qui survole l’étendue ondulée de nuages blancs. Toute la mécanique du monde lui semble lisse en ce moment. Le soleil brille sans entraves au-dessus de cette mer blanche éclatante, et le ciel n’exprime rien d’autre que son immensité essentielle.

FP, 9

Claudia gazes out the airplane’s window at the sea of undulating white clouds below. The entire mechanism of the world seems, at this moment, smooth to her. The sun shines unimpeded over a brilliant white ocean, and the sky is nothing but the pure expression of its essential immensity.

A, 3

L’anglais populaire [28] par lequel Majzels rend le discours de Terry et Carmen est malheureusement débarrassé de l’hétérogénéité du chiac : on passe de « [w]orry pas » (FP, 120) à « [d]on’t you worry one bit » (A, 103). Par contre, Majzels compense cette perte par un ajout d’expressivité. Par rapport aux autres voix se relayant dans le texte, le contraste et la compatibilité du parler de Terry et Carmen continuent donc de s’imposer dans toute leur éloquence. Ce que la narration d’Un fin passage présente comme un créole dont la pureté est mise en doute [29] — et que la traduction rend par « dialect [30] » — trouve, dans ce procédé, sa légitimité. Au fil de leur existence littéraire, les voix de Terry et de Carmen dialoguent avec un nombre grandissant d’autres voix. Cet échange permet à Moncton de s’énoncer aux côtés des San Francisco, Paris, Copenhague et autres destinations internationales à travers lesquelles le récit circule. À cet égard, le manque de descriptions toutes faites dont Un fin passage nous apprend qu’il caractérise Moncton peut même être considéré comme un avantage [31]. Il laisse à Terry et Carmen la liberté d’improviser et d’innover. Il leur donne la possibilité, en faisant le portrait de leur ville comme d’une ville d’artistes fourmillant de peintres acadiens (FP, 101-104), de mettre l’accent sur sa créativité et sa francité.

Peut-être parce qu’elles sont moins nombreuses que dans Pas pire, les références à l’Acadie ne sont pourtant pas le site principal adopté par A Fine Passage pour insérer du français. De fait, la refrancisation s’exprime de façon plus aérée dans A Fine Passage que dans Just Fine. Certains des passages où la langue française se prend elle-même pour objet disparaissent de la version anglaise. C’est le cas des dimanche à dix manches mentionnés par Terry (FP, 122), qui sont remplacés par un jeu de mot sur la messe dominicale : « Sunday Mass, Sunday mess » (A, 105). C’est le cas également (contrairement à ce qui se produit dans Just Fine) d’une référence au tutoiement [A, 107]). Encore que l’absorption du français soit loin d’être complète puisque d’autres de ces plages résistant à la traduction sont chaque fois préservées — tel ce Vent-Couvert, ce « “covered wind” » que l’homme qui n’avait pas l’air de lire entend dans le nom de Vancouver (J, 19 et 122 ; A, 12 et 108).

On ne s’étonnera pas que, loin de l’Acadie, le déroulement d’une partie de la narration à Paris fournisse à A Fine Passage ses plus belles occasions de refrancisation. Tirant profit du séjour de Terry et Carmen dans la métropole française, la traduction de Majzels introduit les mots monsieur, boulangerie, baguette et chocolatine en français dans le texte (A, 71). Encore une fois, là où des lecteurs anglophones ont affaire à une langue étrangère avec laquelle le roman exige qu’ils se familiarisent, le français parisien joue un rôle qui n’est pas si différent pour Terry et Carmen. Déjà présent dans Un fin passage, l’écart entre le parler du couple et le français de Paris ne fait donc que s’accentuer dans la traduction. Non que cette affinité entre Terry, Carmen et leur lectorat anglophone permette de conclure que les affiliations francophones du couple sont négligées dans A Fine Passage. Daigle insiste suffisamment sur l’attachement au français de ses personnages pour que Majzels lui fasse abondamment écho : « Terry gave her […] a collection of seven panties, one for each day of the week. He liked that the days were written in French » (A, 55) [32].

Quant à l’Acadie, elle contribue, à un moindre degré, à donner une couleur française au texte anglais. Après tout, la nomenclature des peintres de Moncton dressée par Terry et Carmen se compose (à une exception près que les personnages commentent aussitôt) de noms francophones. Dans les deux langues, la carte de Moncton dessinée par le jeune couple est pleine d’accents aigus, de Gallant, de Savoie — sans compter qu’elle fait appel à des figures connues du Moncton acadien. De toute façon — fidèle en cela à Un fin passage —, le français d’A Fine Passage ne dépend pas de références spécifiques pour s’énoncer. Tout comme le Hans créé par Daigle s’entretient en français avec sa psychothérapeute de San Francisco, Claudia et l’homme qui n’avait pas l’air de lire, relayés par la voix narrative, échangent un « au revoir » tout aussi français dans la traduction de Majzels (A, 58).

Par rapport à celle de Pas pire, la traduction d’Un fin passage est somme toute d’une lecture aisée. Il est vrai que, de l’aveu même de France Daigle, Un fin passage s’avérait lui aussi plus léger que ses romans précédents [33]. Entre les exigences d’hétérogénéité linguistique et le désir de produire un texte lisible, peut-être faut-il retenir d’A Fine Passage cette oscillation entre les pratiques de l’errance et celles de l’amour, entre le désir de mouvement sans contraintes et la reconnaissance d’appartenances spécifiques. En faisant dans Pas pire le récit fictif de sa consécration comme écrivaine, Daigle y consacrait aussi Moncton, dans son hétérogénéité. Just Fine répondait à ce projet en alternant lui aussi entre les langues et les niveaux de langue, tout en gardant son mode d’énonciation terre à terre de l’exotisme. Dans Un fin passage, il s’agit plutôt de faire advenir l’Acadie à l’universalité d’un monde en mouvement. De la faire voyager avec une légèreté inquiète, tout en gardant ouverte la possibilité — voire la nécessité — d’y retourner. A Fine Passage joint les ressources de l’anglais à celles du français, entraînant le roman plus loin encore dans l’errance. Mais il rend aussi plus explicite l’importance d’un ancrage local que la traduction, parce qu’elle en délocalise le langage, ne peut plus se contenter de mettre en acte. La lecture d’A Fine Passage suggère que Daigle et Majzels — ensemble et de manières différentes — font tous deux rayonner l’Acadie vers des horizons de plus en plus vastes. Aussi, à la parution de Petites difficultés d’existence, la question ne manquait de se poser : comment se présenterait, en traduction, le retour en Acadie savamment orchestré dans ce troisième volet des aventures de Terry et Carmen ?

« Little Difficulties d’existence » : de retours en révolutions

Au moment où Majzels parachevait A Fine Passage, Daigle travaillait à Petites difficultés d’existence. Les défis rencontrés dans la transposition vers l’anglais d’Un fin passage la laissaient songeuse quant à ce qu’il adviendrait de son dernier roman en traduction [34]. La place grandissante occupée par le chiac dans Petites difficultés d’existence rendait les stratégies adoptées par A Fine Passage peu prometteuses pour la traduction de ce nouveau texte. D’une part, situé à nouveau à Moncton et davantage centré sur le milieu de Terry et Carmen, Petites difficultés d’existence, contrairement à Un fin passage, plaçait le chiac à l’avant-plan. D’autre part, le roman abordait explicitement le caractère plurilingue du chiac, de sorte que la minimisation de cet aspect dans la traduction risquait d’entraîner des distorsions trop importantes pour qu’elle soit envisageable. Petites difficultés d’existence allait exiger un nouvel équilibre entre l’effacement des traces vernaculaires et le risque d’exotisme conféré par l’emploi massif d’une forme non familière. La question de la « bonne distance », celle qui permettrait à l’oeuvre traduite d’être reçue dans un nouvel environnement littéraire — et aux préoccupations du texte-source d’y prendre sens —, se posait donc de manière pressante.

Ce renouvellement des enjeux de la traduction correspondait à une évolution dans l’oeuvre de Daigle elle-même : Petites difficultés d’existence amorçait une nouvelle étape dans une démarche de légitimation d’une grande cohérence. Si l’agoraphobie avait pu ouvrir des pistes pour la traduction de Pas pire, si la tension entre les exigences de l’amour et de l’errance avait pu orienter celle d’Un fin passage, Petites difficultés d’existence propose à son tour un pacte de traduction spécifique — dont Majzels n’a pas manqué de s’inspirer dans Life’s Little Difficulties.

Le pacte que Daigle met en place dans son dernier roman consiste à lâcher un peu la bride de ses personnages quant à l’emploi du chiac et de l’anglais, à condition qu’ils travaillent à parfaire leur français. Ainsi, au fur et à mesure que l’écriture de Daigle s’ouvre à l’anglais de ses personnages, elle leur fournit aussi, dans un jeu misant sur l’équilibre et la réciprocité, des outils pour qu’ils puissent se réapproprier le français. Lorsque Carmen, pensant à la langue dans laquelle ils élèveraient leurs enfants, le met au défi de s’exprimer autrement qu’en chiac, Terry s’interroge : « Je croyais que t’aimais mon chiac ? » Et : « O.K., si on connaît les mots, là ça se comprend. Disons que je minderais pas de dire poêlonne à la place de frying pan. Ben quoi c’qu’arrive quante tu connais pas les mots [35] ? » Cette dernière question de Terry trouve sa réponse dans l’achat de dictionnaires français et bilingues. S’émerveillant de cette nouvelle ressource, Carmen s’exclame : « C’est ça qu’est great. Toutes les affaires qu’on savait pas les noms de. » (PDE, 166)

Tel qu’il s’élabore dans Petites difficultés d’existence, ce pacte de traduction, même s’il permet le développement de nouvelles stratégies d’écriture, n’équivaut en rien à un apaisement du conflit linguistique. Jusqu’à un certain point, sa justification — « [c]’est pas beau un enfant qui parle chiac » (PDE, 144) — l’apparente à une forme de censure. « Ouèrais-tu ça ? Que le chiac serait comme les cigarettes pis la booze ? T’aurais pas le droit de la parler avant d’aouère dix-neuf ans ? » (PDE, 154), commente Zed lorsque Terry lui fait part des nouvelles réticences de Carmen à l’endroit du chiac. Et Terry, malgré son enthousiasme pour les dictionnaires et les nouveaux mots qu’ils lui permettent d’apprendre, ne manque pas de protester contre cet embrigadement de la langue : « Pis anyway, depuis quand c’est qui faut qu’on se force pour parler notre langue ? Je veux dire, c’est notre langue. On peut-ti pas la parler comme qu’on veut ? » (PDE, 150) Quels que soient les accommodements négociés dans le texte, une tension persiste. « Je suis assez tanné de c’t’histoire-là d’Anglais-Français. C’est chavirant. Ça nous oblige tout le temps à être d’un bord ou de l’autre » (PDE, 50), commente l’un des personnages. Entre le chiac et le français des dictionnaires, l’équilibre est source de remises en question autant que d’abondance.

La situation est différente pour la traduction anglaise, où le pacte reliant l’acceptation du chiac à l’extension d’un vocabulaire français semble libérateur. À l’emploi du français dans le texte anglais, il fournit une double justification, puisque ces deux aspects, plutôt que de s’opposer, vont dans la même direction : il faut inclure le français aux côtés de l’anglais pour rendre justice à l’hétérogénéité du chiac ; il faut l’inclure afin de rendre compte du développement de la francité dans le texte. Et cette inclusion, Life’s Little Difficulties s’y adonne sur un mode résolument expérimental, avec une audace rarement égalée en traduction. Aux procédés de refrancisation déjà présents dans Just Fine et dans A Fine Passage, il ajoute des dialogues s’appuyant aussi solidement sur l’alternance codique que ceux de Daigle dans Petites difficultés d’existence. La comparaison entre les deux versions dans ces quelques passages en témoigne :

— C’est great ! C’est just great ! […] Worry pas, ma belle ! Juste worry pas, tout’ va right ben aller ! Tu vas voir.

PDE, 64

C’est great ! C’est just great ! […] Don’t you worry, Belle ! Just worry pas, everything is going to turn out fine ! You’ll see [36].”

L, 48

— Non ben, regarde, y’est at least aussi beau que John Cassavetes.

Well, ça sparkle icitte !

— C’est Nouël. C’est normal que ça sparkle.

PDE, 128

“No, but look, he’s au moins as handsome as John Cassavetes.”

“I tell you, ça sparkle big time à soir.”

“Well, c’est Noël, non ? It’s normal que ça sparkle.”

L, 103

De cet usage des langues en alternance qui a cours tout au long de la traduction, on remarque d’abord que la forme du miroir inversé, par laquelle le français de Pas pire s’immisçait dans Just Fine, déborde à présent la question des seules références locales pour s’imposer de manière beaucoup plus substantielle. Bien entendu, la création aux fins de la traduction d’un nouveau chiac, aux proportions d’anglais et de français inversées par rapport à celui de Daigle, n’est pas affaire de pure authenticité. Le chiac de Majzels est dirigé vers une nouvelle communauté, dont les compétences en français sont présumées être autrement plus limitées que celles des lecteurs de Petites difficultés d’existence. Aussi, il arrive que Majzels modifie le français de l’original, de façon à en proposer une version plus aisée à déchiffrer pour un lectorat anglophone : tout en demeurant presque plausible en tant que formulation chiac, « how am I supposed to agree si j’agree pas » (L, 68) est plus lisible depuis l’anglais que le « comment-ce que tu veux que je pense comme toi si j’pense pas comme toi » (PDE, 88 ; je souligne). Incidemment, de telles transformations affectent également l’anglais de Daigle, montrant a contrario ce que l’anglais chiac possède d’identité propre.

Autrement dit, Majzels, dans Life’s Little Difficulties, ne fait pas que traduire la langue hybride de Daigle ; il l’invente également. Encore que l’invention se situe souvent en synchronie par rapport au vernaculaire dont elle propose la reformulation : traduisant « [c]’est obvious juste dans la manière que tu danses » (PDE, 168), la version « anglaise » « [i]t’s obvious just à voir la way que tu danses » (L, 137) pourrait bel et bien avoir été proféré par Zed, à Moncton. Encore une fois, bien qu’elle radicalise la présence d’une langue étrangère par rapport aux traductions précédentes, la quête de la bonne distance repose sur un équilibre entre deux tendances opposées. En traduction, le chiac de Daigle doit être anglicisé ; c’est la condition de sa transmission. Soucieux du lectorat francophone, l’anglais ornemental de Daigle permet à la traduction de procéder par inversion. Mais en même temps, la traduction remplit plus que jamais ici son rôle d’introduire des éléments étrangers dans la culture d’accueil. Life’s Little Difficulties exige de son lectorat qu’il se familiarise avec le français en tant que langue vivante, porteuse non seulement de marques identitaires mais de significations multiples. Une lectrice de la traduction devra découvrir ce que signifie le mot grand si elle veut comprendre pourquoi le nom de Grand-Barachois « [s]ure does make it sound bigger » (L, 62) [37].

Dans une perspective acadienne, il pourrait y avoir quelque chose d’ironique et de jubilatoire à ce que la refrancisation d’une traduction s’effectue principalement par le biais d’un nouveau chiac. Ne peut-on pas en conclure que si France Daigle, avec Pas pire, établissait « le français acadien comme une variété à part entière de la langue française [38] », Majzels fait de même avec le chiac dans Life’s Little Difficulties ? La présence du chiac — fût-il réinventé — dans une traduction anglaise ne contribue-t-elle pas à légitimer cette langue hybride que les dictionnaires méconnaissent ? Si tel est le cas, c’est sans doute que la traduction prolonge le projet qui distingue Petites difficultés d’existence des romans précédents de France Daigle.

Étant advenu au monde et l’ayant traversé dans Pas pire et dans Un fin passage, Moncton devient à son tour une destination de l’errance dans Petites difficultés d’existence. L’homme qui n’avait pas l’air de lire et la femme qui ne fume qu’en public, Étienne et Ludmilla Zablonski, choisissent de venir s’y établir, répondant « à l’espèce de sollicitation naturelle qui se dégageait de cette ville et de ses habitants » (PDE, 143). Comme le remarque l’un des personnages de Petites difficultés d’existence, « [c]’est comme si tout le monde savait où c’est qu’est Moncton. […] Comme si c’était une grande ville ou une place right connue » (PDE, 137). À leur retour de voyage, Terry et Carmen trouvent à Moncton un chez-soi qui prend place dans le monde. Traducteur de Petites difficultés d’existence, Majzels s’y installe lui aussi, en quelque sorte, puisqu’il répond dans sa traduction à l’interpellation sous le charme de laquelle on voit succomber les Zablonski. En ce sens, le souhait formulé par Daigle dans Pas pire, qu’un auteur québécois s’intéresse à sa démarche « au point de vouloir venir travailler avec moi à Moncton » (J, 49), se réalise un peu dans Life’s Little Difficulties.

Dans la version actuelle (et toujours inédite [39]) du texte, le récit en anglais du retour à Moncton de Terry et Carmen accomplit une véritable révolution traductionnelle. Il développe des possibilités littéraires peu exploitées au Canada anglais — un privilège d’innovation rarement octroyé à la traduction. Reste à voir dans quelle mesure cette posture audacieuse affectera la réception de Life’s Little Difficulties. Jusqu’où les lettres canadiennes d’expression anglaise — des éditeurs [40] aux lecteurs en passant par les critiques — accepteront-elles de faire voyager leurs habitudes de lecture ? Agissant à titre de nouvelle instance de légitimation, la littérature d’accueil aura à déterminer si la distance franchie par rapport à ses attentes n’était pas trop grande. France Daigle pourra, dans cet anglais résolument francisé, continuer de rayonner.