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Avec près de 700 pages, le dernier livre de Serge Courville est un pavé, mais le volume est non moins imposant que son sujet. Ainsi que Courville nous le rappelle dans son premier chapitre, pas moins de 50 à 60 millions d’Européens, et probablement beaucoup plus, quittent le continent pour de multiples destinations dans les hémisphères nord et sud entre 1815 et 1930. C’est la plus grande migration humaine depuis la chute de l’Empire romain. Dans ce livre, Courville choisit de se pencher sur les discours de la colonisation européenne, discours qu’il analyse grâce à un corpus de plus de 400 ouvrages écrits pour promouvoir le mouvement. Ces discours sont à deux niveaux, qui ne sont pas toujours très bien distingués l’un de l’autre : les idéologies qui structurent la propagande et la rhétorique de la propagande elle-même.

Les idéologies de la propagande s’avèrent fascinantes car elles cons-tituent une fenêtre ouverte sur la société du xixe siècle avec ses angoisses, ses rêves et ses désirs. Dès le début, la colonisation européenne s’allie étroitement au capitalisme, un capitalisme — nous avons peut-être tendance à l’oublier — aux aspirations universelles. Les colonies seront à la fois une panacée aux problèmes de la surpopulation, de la pauvreté et de la criminalité dans le Vieux Monde et un stimulus au dévelop-pement du Nouveau. Elles augmenteront les commerces d’exportation et d’importation et fourniront des investissements profitables, en même temps qu’elles favoriseront des utopies à la Rousseau ou à la Jefferson, des sociétés à petite échelle, agraires, vertueuses.

En ce qui concerne la rhétorique de la propagande, Courville retrace sa naissance dans les îles Britanniques, où l’émigration de masse commence dès le xviie siècle. Il montre l’importance de l’idée de l’empire, cette mystique politique et religieuse qui souligne les traditions et les destinées de la race anglo-saxonne et sa mission de conquête. Il y a ensuite l’apparition d’une variante américaine dans les années qui suivent la Révolution, quand des écrivains comme Franklin et Crèvecoeur donnent un tour nouveau au concept du rêve américain avec leur métaphore du creuset. Au xixe siècle, quand les conseils répétés de « Go West young man » attirent des millions d’immigrants à la république américaine, la Grande Bretagne répond en renouvellant son appel au peuplement des colonies qui lui restent au Canada, en Australasie et en Afrique du Sud. Ces colonies elles-mêmes s’occupent de plus en plus de l’immigration car si les migrations de masse constituent un marché lucratif, près de 30 pour 100 des migrants finissent par repartir, créant ainsi une compétition féroce entre les destinations possibles.

Malgré cette compétition, toutes les colonies britanniques développent un modèle très semblable de propagande : on promet aux immigrants éventuels des paysages magnifiques, un climat favorable (dans mon exemple préféré, le père Paradis explique à ses lecteurs que s’ils coupent les forêts boréales de la baie d’Hudson, le climat se réchauffera et la vigne y poussera aussi bien qu’en France), des ressources naturelles abondantes ainsi que les bénéfices de l’ordre et de la civilisation. Il va de soi que des jugements négatifs sur les autres régions d’immigration sont aussi de rigueur.

Cette propagande émane à la fois de l’entreprise privée et de l’État. C’est dire que l’histoire de la colonisation complique le récit traditionnel, tiré de Marx, de la relation changeante entre la société et l’État en Europe au xixe siècle. Dans la narration marxiste, le début du siècle se caractérise par une séparation complète entre la société civile et la société politique, symbolisée par la révocation des « Corn Laws » en Angleterre en 1846 ; ensuite on assiste à une réinsertion hésitante et limitée de l’État dans les affaires sociales. Mais dans les discours de la colonisation, l’entreprise privée et l’intervention étatique ne sont pas du tout vues comme incompatibles. La colonisation est un corollaire du libre échange, « the very best affair of business » selon J. S. Mill, en même temps qu’elle fait appel à un programme rationnel et systématique de peuplement surveillé par l’État. Il n’en demeure pas moins que la crise des années 1873-1896 coïncide avec l’apogée des discours étatiques en faveur de la colonisation, en même temps qu’avec un regain du protectionnisme et la naissance d’un impérialisme nouveau.

Courville termine par une discussion fascinante du discours québécois de la colonisation interne, souvent décrit dans l’historiographie comme étant profondément réactionnaire, isolationniste, féodal et théocratique, tout le contraire des visions anglaise et américaine. Il montre clairement que cette interprétation n’est pas juste. Tout en évoquant la thèse de Christian Morissonneau et d’André Major, selon laquelle la conquête du Grand Nord par le Québec n’est qu’une variante du rêve américain, il va encore plus loin, rappelant que le discours américain prend modèle sur le discours impérial britannique, qui est lui-même un point de repère important pour l’élite québécoise. Il y a non seulement des Québécois, tel François-Xavier Garneau, qui préfèrent une meilleure intégration à l’économie impériale à la colonisation ; il y a aussi ceux qui, tout en encourageant la colonisation, le font dans des termes modernes. Le curé Labelle, par exemple, reconnaît l’importance du chemin de fer et fait appel aux capitaux étrangers pour développer les régions septentrionales. Les partisans d’une conquête du Nord s’intéressent aux mines, au développement industriel et à l’agriculture commerciale, pas à l’agriculture paysanne de subsistance. De plus, ils cherchent des colons non seulement en France, en Belgique et parmi les émigrants canadiens-français aux États-Unis, mais en Grande-Bretagne également ! C’est un des grands mérites du livre de montrer que l’admiration de la vieille France, celle d’Ancien Régime surtout, que l’on connaît si vive parmi l’élite provinciale, n’est pas du tout incompatible avec une émulation sincère de sa part de la culture et des institutions britanniques.

Malgré sa longueur peut-être excessive — les très nombreuses citations deviennent répétitives à la longue —, le livre ne s’aventure pas au-delà de l’analyse des discours. Courville n’essaie donc pas d’évaluer l’influence concrète de toute cette propagande. Nous apprenons parfois que les efforts de tel entrepreneur, telle compagnie, telle société chari-table, tel gouvernement pour attirer des immigrants n’ont pas été, en dernier lieu, très efficaces. De tous les facteurs qui ont influencé les flux migratoires de l’Europe vers les Amériques, vers l’Australasie et vers l’Afrique du Sud, quelle est la part exacte de la propagande ? Sans aucun doute une étude des discours de la colonisation nous aide à mieux connaître le capitalisme du xixe siècle et l’expansion globale européenne. Ce n’est pas peu. Mais elle est peut-être moins utile pour une compréhension des flux migratoires eux-mêmes, et encore moins pour saisir l’expérience concrète des millions de migrants aux prises avec de nouveaux mondes.