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Cette compilation ne peut faire l’objet d’un compte rendu exhaustif, tant son contenu est riche en données quantitatives et en conclusions qualitatives. Il s’agit d’une vaste typologie classant à partir d’une taxinomie dynamique les espaces d’innovation technologique et de création de savoirs du secteur industriel canadien. Bien que les données recueillies soient le résultat d’une enquête quantitative et que son traitement analytique tienne de la démarche hypothético-déductive la plus orthodoxe, le défi visant à produire des résultats qualitativement efficients a été relevé par les auteurs. L’oeuvre finale, s’avère d’une pertinence scientifique manifeste. Que ces données remontent à 1993 (données compilées dans le cadre du Canadian Survey of Innovation and Advanced Technology) ne les empêche nullement de rendre compte de l’état d’avancement de l’innovation technologique dans l’industrie canadienne.

Les auteurs notent qu’un objet d’étude comme l’innovation doit être abordé en rupture avec le cadre des analyses managériales dans lequel il est traditionnellement traité. Cela, en raison de l’environnement industriel spécifique à cette économie du savoir dans laquelle se sont concentrés les enjeux en matière de création et de transformations technologiques. L’intérêt de leur recherche est mis en évidence par la rareté des enquêtes sur le phénomène de l’innovation et par l’approche méthodologique choisie dont l’originalité est d’avoir également rompu avec les études de cas.

Sur le plan théorique, les auteurs se tiennent à l’écart du vif débat sur le phénomène de l’innovation et des changements technologiques : une controverse opposant les partisans d’une interprétation fondée sur la « poussée technologique » (J.A. Schumpeter, Théorie sur l’évolution économique : recherche sur le profit, le crédit, l’intérêt et le cycle de la conjoncture, Paris : Dalloz, 1935) à ceux d’une explication basée sur « la traction par la demande » (J. Schmookler, Invention and Economic Growth, Cambridge : Harvard University Press, 1966). Une des références théoriques privilégiées renvoie souvent à N. Rosenberg (Perspectives on Technology, Cambridge : Cambridge University Press, 1976) pour qui ce phénomène de l’innovation ne peut être saisi hors de toute contingence sociale ou historique, s’opposant ainsi à la conception dominante de Schumpeter (1935) dont la théorie des cycles est fondée en partie sur l’idée que les innovations émergent « en grappes ».

Son cadre théorique semble s’être fixé des limites a priori restrictives au regard de son ambition analytique, mais cette lacune est compensée par un recours opportun à des références incontournables, allant des théories schumpetériennes sur la technologie, aux conclusions plus récemment développées en Europe, en passant par le déterminisme technologique relativisé de Rosenberg et de ses condisciples. Dans ce contexte, le jeu d’hypothèses initial aurait gagné à être arrimé à certaines analyses compréhensives et quantitatives développées depuis quelques années, notamment au Québec. Cet ancrage aurait renforcé l’originalité de cette enquête.

Sur le plan méthodologique, les auteurs mettent en valeur leurs résultats en fonction des thématiques relatives à chaque chapitre. La lecture s’en trouve motivée par l’intérêt que suscitent des conclusions qui tranchent avec les idées de sens commun en la matière. Valorisant l’aspect novateur de leur approche compréhensive, les auteurs soulignent son caractère systémique en recourant à la notion de « système d’innovation » : un ensemble de mécanismes dynamisé par des acteurs économiques dont les interactions sont à l’origine des processus d’innovation dans les organisations industrielles. C’est dans l’étude de ces mécanismes que, selon eux, doivent être saisies toute l’étendue et l’hétérogénéité que revêtent l’innovation et les modes de construction des savoirs dans le secteur industriel. Ces mécanismes varient en fonction de caractéristiques comme la taille des organisations, leur propension à l’implantation rapide d’innovations impulsées par d’autres acteurs (institutionnels ou non), les investissements en recherche et développement, ou le développement de qualifications et de compétences transversales.

Plusieurs jeux d’hypothèses sont fondés sur ces mécanismes après des croisements avec différents types d’entreprise échantillonnés. Une hypothèse générale pertinente en résulte qui relie structurellement la capacité d’innovation des entreprises à, d’une part, leur potentiel de création et de développement de savoirs spécialisés, et d’autre part à leur propension à développer les « compétences complémentaires » qui en permettront la concrétisation technologique ou commerciale. C’est là un élément clé qui attribue toute son originalité à cette étude : la recherche et le développement sont certes essentiels mais pas nécessairement fertile sans ces « compétences complémentaires ». D’où l’importance des « stratégies complémentaires » élaborées par les organisations pour construire des espaces d’innovations conséquents.

Le phénomène de l’innovation, selon les auteurs, a ceci de remarquable que son environnement et les facteurs et les acteurs qui l’animent sont variés, ce qui pose un problème méthodologique pour en rendre compte. Cette diversité du phénomène de l’innovation le fait apparaître comme une « nébuleuse indéfinissable », hors de portée d’une intégration typologique. Du coup, l’on apprécie l’objectif des auteurs de faire un état des lieux rigoureux et systématisé de ce phénomène dans le cas de l’industrie canadienne. Le pari semble gagné à en juger par les conclusions qui s’en dégagent.

Dès le troisième chapitre est posée la question du rapport produit/processus et de son impact en termes de création de savoirs. Les auteurs ont contourné le piège posé par la dualité de la définition de ce phénomène puisque ce dernier apparaît non seulement comme un phénomène industriel et commercial, mais également comme un couple moteur tributaire à la fois du produit et du processus de fabrication qui le sous-tend. Sont abordés ensuite les autres caractéristiques de ce phénomène, à savoir la description des acteurs et de leur diversité, de même que les sources nombreuses et hétérogènes où ce phénomène prend naissance. L’ingénierie de fabrication figure encore parmi l’une des sources les plus déterminantes, mais sans endosser de rôle exclusif. C’est ici l’un des principaux indices de la transformation profonde de l’économie industrielle et, partant, de l’organisation du travail avec toutes les conséquences sociologiques qui peuvent en résulter. Même si cette problématique se situe hors de leur cadre d’analyse, ces résultats constituent une source majeure pour des études futures, notamment dans la perspective d’une réflexion sociologique sur les transformations affectant le travail et ses nouvelles formes. Au delà du strict intérêt cognitif suscité par une enquête d’une telle ampleur sur un phénomène toujours en questionnement, c’est dans cette réflexion que se trouve, de mon point de vue, l’un des atouts de cet ouvrage : dans sa capacité à fournir, dans le cadre de l’approche pluridisciplinaire des relations industrielles, des résultats validés par un sérieux niveau de fiabilité et, surtout, des perspectives de recherche propres à produire de substantielles analyses qualitatives.