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On ne peut jeter qu’un coup d’oeil rétrospectif à la dénomination d’histoire naturelle, aussi bien en regard de la taxinomie scientifique actuelle que de la philosophie et de la littérature. L’espace discursif de l’histoire naturelle est traditionnellement traversé par la philosophie depuis les Petits traités d’histoire naturelle ou Parva naturalia d’Aristote, puis par la poésie, avec le De natura rerum de Lucrèce où la création d’un univers fictif et lyrique se réalise conjointement, et de manière didactique, avec une conception atomiste de l’univers.

À la suite des développements des sciences naturelles qui s’orientent, après Aristote, de plus en plus vers l’observation empirique, chez Pline l’Ancien par exemple et, plus tard, chez Linné et Buffon, vers une méthode de classification, on rejoint le darwinisme et les recherches du xxe siècle en biologie moléculaire, en microbiologie et en génétique. L’histoire naturelle, renommée biologie et science du vivant, a donc pris une place considérable dans notre perception du monde.

Rien d’étonnant si l’on considère que l’humanité a forcément cherché à se définir dans les rapports qu’elle entretenait avec la nature. L’Histoire des sciences occidentales coïncide avec l’histoire de l’affranchissement de l’homme vis-à-vis de la nature, qui se traduit par le passage d’une nature conçue en dehors des hommes, une nature en soi, à une nature pensée par des sujets. Mais à partir du moment où l’idée de nature ne reposait que sur le sujet observant, les hommes se sont ainsi retrouvés face au sentiment qu’éprouvait Pascal devant les « espaces infinis ». Comme le note le physicien Heisenberg, « […] pour la première fois au cours de l’histoire, l’homme se trouve seul avec lui-même sur cette terre, sans partenaire, ni adversaire[1] ».

La réflexion de ce numéro prend sa source dans l’interrogation suivante : comment les textes littéraires ou philosophiques représentent-ils l’un ou l’autre aspect de cette science somme toute protéiforme et constituée d’épisodiques ruptures épistémologiques ? Ces textes deviennent-ils ou proposent-ils, à leur tour, des histoires naturelles ? Les mondes représentés projettent-ils une image significative des savoirs environnants ? À tout le moins, on peut avancer qu’en décalquant les présupposés scientifiques ou philosophiques des investigations de l’histoire naturelle, ces textes révèlent, à l’instar de l’épistémologie, l’historicité de l’idée de nature, comme ils mettent en valeur, par un renversement qui n’a rien de surprenant, l’usage de l’artifice et du mythe pour y arriver. Comme l’écrit Michel Pierssens, « [l]es savoirs que la littérature mobilise appartiennent en effet toujours à un champ épistémique très hétérogène, de telle sorte que les objets qui en relèvent possèdent une organisation qui les rapproche moins de la science au sens strict que du mythe[2] ». Ce numéro s’intéresse donc aussi aux histoires — entendues cette fois comme fictions — naturelles, dont l’objet est susceptible d’apporter un éclairage nouveau sur les rapports entre les sciences du vivant et leur transformation en savoirs philosophiques ou fictifs. Les textes qu’on lira ont comme borne de départ le xviii e siècle et comme point d’arrivée la fin du dernier siècle.

L’article de Thierry Belleguic, qui ouvre le numéro, dépeint les rapports très étroits entre l’avènement d’une science du vivant et son histoire, à partir notamment d’une réflexion qui prend pour objet la météorologie. Cette dernière a été au coeur des préoccupations du xviiie siècle, comme le montrent tout particulièrement les textes que Diderot a consacrés à ce problème qui pose la question cruciale de l’impondérable et du « compliqué » par delà les limites de la mécanique classique. L’histoire de la science météorologique coïncide avec le calcul des probabilités et des aléas que les savants ont eu l’habitude d’appliquer aux objets se rattachant à l’une ou l’autre des dimensions constitutives de la vie sociale de l’époque. C’est dans une série de textes portant sur l’observation des météores, qu’on peut voir à l’oeuvre l’évolution d’un Diderot habité par le rêve d’un savoir conquérant qui laisse place progressivement à une tout autre perspective qui, tournant le dos à un rationalisme interrogeant les choses de l’extérieur, lie la quête de la connaissance à une météorologie du sensible.

Si on voit au siècle des Lumières la naissance de l’intérêt pour les sciences du vivant, quels usages les écrivains du xxe siècle peuvent-ils faire d’une discipline comme l’histoire naturelle ? Jacques Paquin propose une étude comparative entre trois auteurs (Jules Renard, Henri Michaux et Pierre Morency) qui, appartenant à des générations d’écrivains bien distinctes, partagent néanmoins le fait d’avoir coiffé leurs textes de l’appellation « Histoires naturelles ». L’un des traits dominants de ces histoires est qu’elles prennent en quelque sorte le contre-pied de la science en mettant en valeur les singularités de leur objet plutôt que des généralités où le particulier s’efface au profit de la loi. Mais surtout, c’est la mise en discours d’une observation lyrique qui rapproche et distingue chacun des auteurs, lesquels cherchent un moyen terme entre la minutie de leurs descriptions et l’inscription de leur subjectivité.

C’est au sein du corpus de la littérature jeunesse que Lucie Guillemette fait la collecte de fragments de discours scientifiques inspirés notamment du botaniste québécois, le frère Marie-Victorin. Par l’intermédiaire de la figure de l’adolescente que privilégient les romans de Nicole M.-Boisvert, on assiste à une vulgarisation des savoirs écologiques qui ont pour objectif d’amener le jeune lectorat à se familiariser avec les écosystèmes ; par ailleurs, la prise de conscience de la menace qui pèse sur les habitats naturels place le récit dans une perspective éthique qui le confronte à la société technicienne contemporaine.

Enfin, la lecture des Particules élémentaires de Michel Houellebecq oblige, à l’aube du xxie siècle, à reconsidérer le sens à attribuer à ce qu’on a coutume d’appeler « nature » ou « nature humaine ». La nouvelle donne suscitée par l’émergence de la physique des quanta modifie profondément nos rapports avec l’histoire naturelle et, en particulier, avec les théories de l’évolution. À travers le destin des personnages du roman de Houellebecq, Laurence Dahan-Gaida se fait fort de démontrer que l’objet traditionnellement admis de l’histoire naturelle a subi une mutation qui réside désormais dans l’acceptation d’un moment de l’évolution où se trouve évacué de manière radicale et irréversible notre anthropocentrisme. Les particules élémentaires, comme son titre l’indique, donne la clé d’une analogie entre le parcours narratif des personnages et l’un des aspects remarquables de la physique quantique : le caractère indiscernable des particules du même type. Le roman tirerait sa matrice des concepts d’une science qui proclame la mort des sciences naturelles et qui déplace les enjeux vers un savoir méta-naturel.

Les histoires naturelles, si on les prend dans leur double acception (quête d’informations ayant comme objet la nature et fiction mettant au premier plan la nature), génèrent des conceptions du savoir qui suscitent une réflexion quant au rapport institué avec la nature selon l’état des sciences ou des mythes d’une époque. Mais, plus fondamentalement, c’est la question du « naturel » et de son usage par les savants, les philosophes ou les littéraires que pose le choix d’une telle dénomination, dont ce numéro explore les potentialités en répondant au désir de faire à nouveau entendre dans ce mot tout comme dans la chose qu’il désigne l’écho d’une parole qui se fait célébration du monde.