Corps de l’article

Après avoir dirigé un ouvrage collectif publié sous le titre « Maîtriser la mondialisation » (Paris, Presses de sciences Po, 2000), voilà que Pierre de Senarclens, professeur de relations internationales à l’Université de Lausanne, récidive par un petit essai intitulé cette fois « Critique de la mondialisation ».

Dans cet essai dense, particulièrement riche et écrit dans un langage clair et accessible à tous, l’auteur rompt avec une idée reçue : la mondialisation serait associée à des changements matériels irrépressibles. Il souligne au contraire les dimensions politiques de cette dynamique, de ses origines et de ses conséquences sociales.

Dans le premier chapitre, Pierre de Senarclens s’interroge sur les enjeux de la mondialisation. Il montre d’emblée que pour la comprendre, il faut reconnaître la primauté du politique dans l’évolution des sociétés. Il convient, en effet, selon l’auteur, d’analyser la configuration du rapport de forces politiques qui détermine la libéralisation des échanges et les progrès scientifiques et techniques. Les marchés, les évolutions matérielles qui leur sont liées n’ont pas d’existence propre, mais sont façonnés par l’emprise des institutions et reflètent des réalités sociales et culturelles qui sont incompréhensibles sans référence au champ de la politique. Ils doivent être de surcroît étudiés dans les circonstances historiques qui président à leur développement. À partir de cette constatation, l’auteur analyse à la fois l’essence du politique et la notion de souveraineté. Il étudie l’évolution de l’État social depuis la Seconde Guerre mondiale et l’impact des causes économiques et sociales sur la politique internationale, avant de s’interroger sur les heurs et malheurs de la croissance et du développement.

Dans le deuxième chapitre, Pierre de Sernaclens analyse longuement l’essor du néolibéralisme spécialement dans le monde anglo-saxon. Il montre comment les conceptions néolibérales vont jouir d’un crédit grandissant favorisé par la faillite du modèle communiste et des gouvernements autoritaires du « Tiers monde ». L’auteur insiste particulièrement sur l’hégémonie des États-Unis et l’influence prépondérante exercée par ceux-ci sur l’expansion internationale des modes de production et d’échange. Il analyse également le tournant libéral de l’Amérique latine et l’expansion planétaire du modèle néolibéral. Dans le même chapitre, l’auteur montre une fois de plus que les marchés sont une construction politique et que les entreprises ont besoin des États pour prospérer. Il montre également combien les sociétés transnationales (65 000 dont 850 000 filiales à l’étranger) dominent aujourd’hui l’économie mondiale et constituent un aspect central de la mondialisation.

Dans le troisième chapitre, l’auteur analyse les conséquences sociales de la mondialisation. Il commence par les bénéfices de la libéralisation. La mondialisation est, selon lui, un processus complexe et multiforme qui se dérobe à toute explication simple. Il constate que le phénomène a déjà engendré beaucoup de richesses et que de très nombreux pays ont connu des progrès économiques et sociaux manifestes. Mais il relève que dans le même temps les changements dans les modes de production contribuent au phénomène des inégalités sociales. La croissance des polarisations sociales est l’un des effets de la mondialisation. L’auteur écrit d’ailleurs (p. 58) que la notion de mondialisation est en partie illusoire parce qu’on constate des processus de régionalisation de l’économie mondiale. Il relève notamment le fait que les pays de l’Europe occidentale commercent de plus en plus entre eux tandis que leurs échanges avec le reste du monde, surtout avec les pays en voie de développement, ont tendance à décliner. Les conséquences sur l’emploi et la vulnérabilité des marchés du travail, les turbulences financières et monétaires, sont longuement évoquées.

Le quatrième chapitre est consacré aux enjeux politiques. Pierre de Sernaclens montre très bien dans ce chapitre que les inégalités économiques et sociales ont des causes multiples mais qu’elles traduisent également des réalités politiques. Les États ne sont pas ici seuls en cause, puisqu’ils sont enserrés dans un maillage toujours plus étroit de rapports d’interdépendance et de dépendance affectant leurs politiques publiques. L’auteur insiste sur les interactions entre sociétés nationales et montre notamment la puissance extraordinaire des interactions et des informations offertes par le réseau internet. À partir de cette constatation, l’auteur s’interroge sur les nouveaux régimes de souveraineté. Il analyse très bien le jeu d’interactions entre les États et les institutions internationales, l’érosion relative de la souveraineté des États, mais insiste également sur le fait que le rôle des gouvernements nationaux, surtout ceux des pays les plus puissants, sur l’évolution économique et sociale des pays industrialisés n’a pas diminué, bien au contraire. Dans les pays pauvres, en revanche, les systèmes d’intégration politique et sociale sont fragiles et la mondialisation, telle qu’elle se déploie aujourd’hui, affaiblit encore la capacité des gouvernements d’assumer leur rôle à cet égard, ce qui entretient le cercle vicieux de la pauvreté et de la violence. L’auteur termine ce chapitre dense et intéressant, par une réflexion sur la montée des ethnonationalismes notamment en Inde, en Amérique latine, au Moyen-Orient et dans l’ensemble de l’Afrique.

L’ouvrage s’achève sur une série de constats : défaillance des mécanismes de régulation internationale ; manque de ressources des organisations internationales, notamment les Nations Unies ; l’incohérence des stratégies contre la pauvreté ; rôle équivoque des institutions de Bretton Woods ; problématique de l’omc. L’auteur ne se limite pas à ces constats. Il propose une analyse prospective des réformes institutionnelles à entreprendre au niveau international, et surtout des procédures à inventer, pour redonner aux détenteurs de la souveraineté, à savoir les peuples, de nouveaux mécanismes de participation politique.

Convenons-en, Pierre de Sernaclens démontre à nouveau, dans cet essai particulièrement bien écrit et documenté, sa capacité de rendre compte, de manière critique et dégagée de tout engagement partisan, de la complexité des relations internationales dans un monde en plein bouleversement. On ne saurait donc que recommander vivement la lecture de ce petit ouvrage publié dans une collection qui continue à nous offrir d’excellents essais sur les problématiques contemporaines.