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Resté pendant longtemps à l’écart des problématiques de recherche, on assiste depuis peu à une prise de conscience de l’intérêt que le chien, Canis familiaris, pourrait ou devrait avoir comme modèle biologique complémentaire à ceux plus traditionnellement utilisés. Dans cet article, nous faisons le point sur les derniers développements de ces recherches et analysons les raisons de l’importance du modèle canin.

Structure génétique de la population canine

Origine des canidés

Les données actuelles sur l’origine de la domestication du chien sont en parfaite corrélation avec celles déjà énoncées par J. Clutton-Brock sur l’origine commune de tous les chiens à partir de loups domestiqués [1]. En effet, les résultats fondés sur l’analyse de la diversité génétique d’un fragment d’ADN mitochondrial confirment l’hypothèse selon laquelle les chiens anciens et actuels partageraient une origine commune, celle des loups gris de l’Ancien Monde [2, 3]. En revanche, la datation des événements de domestication du chien ne confirme pas d’autres résultats publiés précédemment [4], mais propose de la faire remonter vers 12 000-15 000 ans avant J.-C. Par ailleurs, les travaux de J.A. Leonard et al. [2] et de P. Savolainen et al. [3] montrent que tous les chiens domestiques actuels proviendraient de l’Est asiatique, d’où ils se seraient répandus en Europe, en Asie et vers le Nouveau Monde en accompagnant l’homme dans sa traversée du détroit de Béring, au pléistocène. La construction d’un arbre phylogénique et la répartition géographique des échantillons d’ADN analysés ont amené ces auteurs à proposer que la population des chiens actuels proviendrait d’un nombre restreint de loups femelles, et donc d’un pool limité d’allèles (et non de gènes, comme on le dit trop souvent), en dépit de ce que l’extrême variation morphologique observée actuellement laisserait supposer [3].

De récents travaux sur les capacités cognitives et d’apprentissage du chien [5, 6] montrent l’impact de la domestication et de la sélection de caractères anatomiques ou comportementaux dans le processus de création des quelque 350 races actuellement répertoriées par la fédération cynologique internationale.

Origine de la diversité génétique de l’espèce canine

On s’étonne parfois qu’une diversité morphologique aussi grande que celle observée entre un chihuaha d’à peine un kilogramme et un Saint-Bernard de près de 100 kg, ou entre un grand lévrier et un Cavalier King Charles, puisse être la manifestation d’une seule espèce, et donc d’un seul génome. En réalité, la création de races de chevaux ou d’autres mammifères nains au travers d’une sélection appropriée suggère que, si la race canine est actuellement unique par l’étendue de sa diversité phénotypique et comportementale, les autres mammifères, s’ils avaient été l’objet de la même attention, pourraient très vraisemblablement fournir le même spectacle. En revanche, cette extrême diversité laisse supposer que, à l’inverse du nombre très réduit de femelles à l’origine de l’espèce [3], le nombre de mâles a certainement dû être beaucoup plus grand pour enrichir le pool d’allèles. De ce point de vue, une analyse de phylogénie moléculaire de fragments d’ADN nucléaire serait très informative. Elle devrait d’ailleurs être étendue à toutes les espèces du genre Canis, afin de tester l’hypothèse de l’enrichissement du pool d’allèles mâles par des allèles d’autres espèces comme le loup (C. lupus, C. rufus et C. simensis), le coyote (C. latrans) ou le chacal (C. aureus, C. mesomelas et C. adustus), qui ont toutes le même caryotype (38 paires d’autosomes et X, Y) et semblent pouvoir encore de nos jours donner des croisements interespèces fertiles [7].

De telles analyses permettraient d’enrichir les connaissances sur la domestication et les origines du chien et seraient extrêmement importantes pour évaluer la justesse et la pertinence de la subdivision du genre Canis en autant d’espèces et apprécier la proposition de R. et L. Coppinger de confondre, au contraire, toutes les espèces du genre Canis en une seule et même espèce [8]. Si le pool d’allèles mâles ancêtres se révélait en réalité aussi faible que celui des femelles, on pourrait alors s’interroger sur la dynamique et la plasticité du génome canin. Des résultats préliminaires de comparaison de séquences de 70 fragments d’ADN génomique, représentant 25 kilobases, entre vingt chiens, deux loups et deux renards montrent que la divergence entre le renard et les chiens et loups est de l’ordre de 1 %, alors que la divergence entre le loup et le chien n’est que de 0,1 %, c’est-à-dire de l’ordre de la variation intra-espèce (S. Paget, données non publiées). Par ailleurs, de récentes analyses de la diversité génétique de 85 races, réalisées à l’aide de marqueurs génomiques de type microsatellites, montrent qu’elles peuvent être groupées en 4 classes, en parfaite corrélation avec les origines géographiques, la morphologie et le rôle du chien dans les activités humaines [9].

Intérêt du chien en génétique médicale

Maladies génétiques chez le chien

La domestication du chien et la création par l’homme de très nombreuses races a malheureusement eu un impact extrêmement négatif sur la santé des animaux en concentrant, de façon évidemment involontaire, des allèles morbides ou des combinaisons non adéquates d’allèles [10-16]. Ainsi, plus de 60 races de chiens ont des problèmes auditifs, comme les dalmatiens chez qui près de 30 % des individus sont atteints [17]. Une centaine de races sont sévèrement touchées par les atrophies progressives rétiniennes, équivalentes des rétinites pigmentaires humaines [18, 19].

Chaque race canine constitue un isolat génétique comme on peut en observer dans différentes populations humaines insulaires ou isolées par l’histoire ou la tradition. Cette situation particulière peut permettre de disséquer des maladies, apparemment complexes en raison de la contribution indépendante de plusieurs gènes, en entité nosologiques distinctes dues à un défaut génétique ne portant que sur un seul gène. Un autre atout majeur offert par le modèle canin réside dans la construction de pedigrees particuliers pour étudier de façon incomparablement puissante la ségrégation d’un allèle morbide et de marqueurs génétiques polymorphes. C’est ainsi que sept gènes responsables d’atrophies rétiniennes ont pu être caractérisés dans des races spécifiques (Tableau I), ou que le gène MURR1 et sa mutation, responsable d’une surcharge en cuivre, ont été identifiés chez le Bedlington terrier [20]. De même, l’existence de colonies de Dobermann et de retrievers du Labrador souffrant de narcolepsie à transmission autosomique récessive avec une très forte pénétrance a permis l’identification de deux mutations différentes dans un même gène [21]. Celui-ci code pour le récepteur de l’hypocrétine (HCTR), un neurotransmetteur jusqu’alors connu pour intervenir dans les mécanismes de satiété, mais qui a pu ainsi être impliqué dans les mécanismes du sommeil. Ces données ont également permis de montrer que, dans l’espèce humaine, le gène codant pour le ligand de ce même récepteur était muté dans certains cas familiaux de narcolepsie [22].

Tableau I

Gènes impliqués dans différentes atrophies progressives rétiniennes canines.

Gènes impliqués dans différentes atrophies progressives rétiniennes canines.

CFA : chromosome canin (Canis familiaris).

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L’intérêt majeur du modèle canin, qu’aucun autre modèle animal n’est en mesure d’offrir, réside dans l’analyse génétique des causes des maladies complexes à transmission non mendélienne comme les cancers, le diabète ou encore les maladies auto-immunes et cardiovasculaires, pour lesquelles certaines races présentent des prédispositions particulières, suggérant l’existence d’effets fondateurs [10-16]. Par exemple, la prévalence de l’histiocytose maligne dans l’effectif français de bouviers bernois atteint 8 % à 10 %, et 80 % des histiocytoses malignes sont détectées dans cette race (P. Devauchelle, données non publiées).

Thérapie génique chez le chien

Compte tenu de son métabolisme et de sa taille, le chien, plus proche de l’homme que la souris couramment utilisée, se révèle un modèle très prometteur pour engager des essais de thérapie génique. Ainsi, des études ont été réalisées pour des maladies monogéniques : l’hémophilie B [23], la dystrophie musculaire chez le Golden retriever (équivalent de la dystrophie musculaire de Duchenne) [24], l’atrophie rétinienne CSNB (congenitalstationnary night blindness) chez le Briard (équivalent de l’amaurose congénitale de Leber chez l’enfant) [25] et la mucopolysaccharidose de type VII [26]. Dans ces 4 cas, les essais ont montré une restauration stable de l’activité métabolique, démontrant, s’il en était besoin, toute l’importance que pourrait avoir la thérapie génique dès lors qu’elle serait maîtrisée.

Analyse structurale du génome canin

Cartographie du génome canin

Les travaux sur la génétique canine, utilisant les méthodes de la génétique moléculaire, ont en réalité débuté il y a peu de temps [27, 28]. Dès 1995, intéressée par la puissance du modèle, notre équipe a développé les outils moléculaires nécessaires à la construction d’une carte du génome canin par la méthode des hybrides d’irradiation (RH) [29]. C’est ainsi que nous avons construit une collection d’hybrides cellulaires [30] et avons isolé et caractérisé plusieurs centaines de marqueurs canins [31-33]. Ce panel RH constitué de 118 lignées indépendantes résultant de la fusion aléatoire de fibroblastes canins irradiés à 5 000 rads et de cellules de hamster porteuses d’une mutation dans le gène de la thymidine kinase a permis la construction de cartes de plus en plus riches en marqueurs polymorphes (microsatellites) ou en gènes [34-37]. Ce panel RH, distribué à la communauté internationale s’intéressant à la génétique canine, sert actuellement de référence pour la cartographie de ce génome ainsi que pour la localisation de gènes candidats ou impliqués dans des anomalies génétiques spécifiques de races.

La dernière version de la carte RH [37] comporte 3 270 marqueurs (Figure 1). Avec une résolution supérieure à 1 marqueur par mégabase, elle fournit un outil majeur pour la localisation et l’identification des gènes morbides impliqués dans les différentes affections à composantes génétiques. En outre, l’identification précise des régions de conservation ou de rupture de synténie entre les génomes humain et canin offre la possibilité formelle d’enrichir la connaissance mutuelle de chaque génome, mais également d’appliquer à l’autre espèce les résultats d’identification de régions ou de gènes impliqués dans une maladie homologue. L’ensemble de ces données de cartographie est disponibles sur le site web de l’équipe [38].

Figure 1

Cartographie du génome du chien : carte d’hybride d’irradiation du chromosome 15 (CFA15).

Cartographie du génome du chien : carte d’hybride d’irradiation du chromosome 15 (CFA15).

L’idéogramme du chromosome 15 est représenté sur la gauche de la figure. La localisation cytogénétique de marqueurs figurés en bleu et rouge permet d’orienter la carte d’hybride d’irradiation (RH) le long du chromosome. À la gauche de l’idéogramme, les boîtes colorées correspondent aux segments humains conservés au cours de l’évolution (HSA1,12,4) identifiés par coloriage chromosomique réciproque homme/chien. La carte RH est symbolisée par un trait vertical à la droite duquel la position de chaque marqueur est reportée. La longueur des traits correspondant à un pourcentage (en haut) représente le support statistique du positionnement des marqueurs. Les chiffres entre 2 traits indiquent les distances entre 2 marqueurs en unités (voir la correspondance entre U et kilobases dans l’encadré en bas à gauche). Les chiffres entre crochets indiquent les positions des marqueurs et à droite est figuré le nom du marqueur. Les boîtes colorées situées à droite des marqueurs illustrent les régions du génome humain correspondant au chromosome canin, identifiées par la carte RH. À l’intérieur des rectangles sont indiquées les positions des gènes orthologues humains. Les chiffres entre crochets indiquent leur position en mégabase, chez l’homme [37, 38].

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En 2003, a été débutée la réalisation d’une carte à haute densité comprenant plus de 10 000 marqueurs correspondant à des gènes canins identifiés à partir d’un séquençage aléatoire d’une redondance de 1,5X [39] et pour lesquels les gènes orthologues humains sont tous identifiés. Cette carte, actuellement au stade final de sa réalisation, a été construite selon les mêmes méthodes que les cartes précédentes, mais avec un nouveau panel d’hybrides d’irradiation plus résolutif (cellules canines irradiées à 9 000 rads). Cette carte à haute résolution est le fruit d’un travail associant notre laboratoire à trois autres équipes : celle du FHCRC à Seattle, WA (Dr E. Ostrauder), celle du TIGR à Rockville, MA (Dr E. Kirkness) et celle du Sanger Center à Hinxton, GB (Dr P. Deloukas). Au-delà de son utilisation pour des expériences de clonage positionnel, cette nouvelle carte servira de trame pour l’assemblage de la séquence du génome canin actuellement en cours.

Séquençage du génome canin

La communauté scientifique s’intéressant au chien avait produit en juin 2002 un « Livre blanc » à l’intention du National Institute of Health (NIH) plaidant pour l’analyse de la séquence du génome canin [40]. Les arguments développés en faveur de cette analyse étaient de trois ordres : l’interprétation de la séquence du génome humain, maintenant disponible dans sa version définitive (version 34 du 10 mai 2004 [41]), nécessite la réalisation de nombreuses expériences de biologie qui doivent s’appuyer sur des prédictions et des hypothèses de travail que seule la comparaison des séquences de plusieurs génomes de mammifères et d’espèces placées sur des branches phylogéniques différentes peut produire ; par ailleurs, le chien offre une diversité phénotypique et comportementale incomparable, dont il serait extrêmement intéressant de mettre en évidence l’origine en termes de gènes ou d’allèles ; enfin, les chiens payent un très large tribut aux maladies génétiques simples et complexes : de ce point de vue, le modèle canin se positionne de façon différente et complémentaire par rapport aux autres modèles biologiques classiques (levures, mouche, nématode, poisson zèbre, souris ou rat) qui, placés dans des phylums différents, aident davantage à élucider des questions relatives à la fonction des gènes que relatives aux variabilités phénotypiques dépendant des allèles en présence.

Ces arguments et les connaissances accumulées au cours des dernières années sur la carte du génome canin comme sur les modèles considérés comme classiques ont amené le NIH à budgétiser une analyse de la séquence du génome du chien, sous la forme d’un shotgun d’une redondance de 7X. Cette analyse est en cours de réalisation au sein du Whitehead Institute (Cambridge, MA, États-Unis) [42]. Le génome analysé est celui d’un boxer femelle sélectionnée pour son très fort taux d’homozygotie, de façon à réduire le plus possible les problèmes d’assemblage que pourrait créer la présence trop fréquente d’allèles différents. L’acquisition des données brutes de séquence (35 millions de séquences) est terminée et la phase d’assemblage et d’annotation est en cours. La communauté scientifique attend beaucoup de la comparaison de cette séquence avec celle de l’homme, de la souris et du rat pour poursuivre et améliorer l’annotation de la séquence du génome humain, répondre aux questions fondamentales sur l’évolution des génomes et, plus particulièrement, apprécier à terme les éléments clés caractéristiques de chaque espèce.

Conclusions et perspectives

On a vu que la grande richesse du modèle canin réside dans son polymorphisme phénotypique et comportemental, ainsi que dans sa susceptibilité variable vis-à-vis de nombreuses maladies complexes comme le cancer ou les maladies cardiovasculaires, spécifique de chaque race ou groupe de races, et que les chiens dans leur ensemble partagent avec l’homme [43]. On ne peut donc que se réjouir que le chien ait été choisi par le NIH pour être le quatrième mammifère à bénéficier d’un effort massif de séquençage du génome, et de voir l’intérêt du modèle canin reconnu de façon aussi éclatante. Toutefois, pour pouvoir tirer un bénéfice maximal du modèle canin, le seul séquençage de son génome est insuffisant au regard de l’importance de l’étude des relations génotype/phénotype.

Une analyse de la diversité génétique a donc été entreprise par la réalisation d’un million de lectures aléatoires supplémentaires sur 14 échantillons provenant de 9 chiens de races différentes, 4 loups et 1 coyote. Ce travail, en cours d’interprétation, a d’ores et déjà permis d’identifier quelque 500 000 sites génétiques polymorphes (SNP, single nucleotide polymorphisms) qui, ajoutés à ceux déjà identifiés lors du séquençage 1,5X [39], devrait constituer une ressource incomparable. Il conviendra alors de valider cette ressource, en appréciant la fréquence de chaque allèle ainsi identifié dans chaque race, et de réaliser ensuite des analyses de déséquilibre de liaison sur la transmission de caractères phénotypiques normaux particuliers ou pathologiques dans des populations canines bien choisies. Les résultats de ces analyses devraient permettre d’identifier les régions génomiques soumises, au cours de la création des races, à une pression sélective forte résultant de la sélection de certains caractères, phénotypiques ou autres, mais ayant aussi entraîné la cosélection de caractères pathologiques.

L’identification de ces régions chez le chien devrait être directement transférable au génome humain. De fait, si l’on commence à effectuer chez l’homme des analyses de déséquilibre de liaisons capables d’identifier des régions d’intérêt, l’approche y est beaucoup plus lourde et difficile d’interprétation, essentiellement en raison de la structure de la population humaine dans laquelle le brassage des gènes est très important. À l’inverse, la structure morcelée de la population canine, où à chaque race correspond un isolat génétique, constitue une alternative unique propre à ce modèle. En effet, les premiers résultats d’analyse d’un certain nombre d’haplotypes montreraient qu’un SNP en moyenne toutes les 50 kilobases pourrait être suffisant pour effectuer des études génétiques de déséquilibre de liaison, alors qu’une densité en SNP dix fois supérieure serait nécessaire chez l’homme.