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En 1999, la revue Hermès présentait un numéro sur les usages du concept de dispositif dans des disciplines et des champs aussi divers que la politique, la télévision, la communication, Internet, l’école, les salons funéraires, etc. [2]. Si cette publication brassait un ensemble hétérogène étonnant afin d’évaluer la productivité de la notion aujourd’hui, les responsables du numéro déploraient « l’absence d’analyse de “dispositifs” plus classiques (les protocoles politiques ou scientifiques, les organisations muséales ou militaires…) ou plus exotiques (la scène théâtrale ou cinématographique, les “installations” artistiques ou les rites d’initiation) » (Jacquinot-Delaunay et Monnoyer 1999, p. 12).

Afin d’analyser le concept de dispositif dans la théorie du cinéma, je vais présenter mes réflexions en trois temps. Je ferai d’abord la critique de la notion en questionnant ses utilisations théoriques les plus connues dans le champ cinématographique (Baudry et Metz) et je montrerai les liens problématiques qui existent entre ces utilisations et la question de la réception. J’analyserai ensuite les contradictions théoriques entre la théorie du dispositif et ce champ plus spécifique qu’est le cinéma des premier temps, non seulement pour faire une critique de cet outillage conceptuel, mais pour avancer quelques pistes de réflexion et montrer la valeur heuristique de la notion, du moins pour les questions qui m’occupent, soit celle du découpage et celle de la réception du cinéma des débuts. Je proposerai donc les notions de dispositif de réception et de dispositif de production, qui permettent de formuler de nouvelles problématiques sur la transformation du langage cinématographique au cours de la période des premiers temps. Pour terminer je proposerai deux modes de représentation liés à deux modes de réception.

Les critiques de la théorie du dispositif

La première et la plus importante conceptualisation de la notion de dispositif cinématographique nous vient de Jean-Louis Baudry avec deux articles fondateurs (1970, 1975) réunis dans L’Effet cinéma en 1978 [3]. Ces contributions sont, avec les efforts parallèles et complémentaires de Christian Metz pour comprendre le cinéma au risque de la psychanalyse, ce que l’on a appelé la « théorie du dispositif » (apparatus theory chez les anglo-saxons). Si elle a connu une postérité importante, dont ce numéro-ci de Cinémas est un autre exemple, la théorie du dispositif, depuis les gestes inauguraux de Baudry et Metz, fut l’objet de nombreuses critiques. La critique la plus souvent formulée est celle du peu de souci pour l’historicité des faits chez ces théoriciens. Il me semble que l’on peut faire trois autres critiques.

Premièrement, il semble y avoir une contradiction entre la soi-disant passivité du spectateur du dispositif cinématographique décrit par Baudry (qui rappelle l’enchaînement des prisonniers de la caverne chez Platon) et la toute-puissance du regard cinématographique, cet oeil désentravé du corps, doué d’ubiquité, fantasme de la volonté de puissance du sujet :

C’est à volonté que par travelling, zoom, grue, etc., on rapproche, on éloigne, on survole, on pénètre l’objet. Un voeu de maîtrise, de toute puissance [sic] s’y réalise, qui est d’abord celui qui se joue dans la connaissance. Je suis persuadé que la scène du cinéma (comme on parle de scène de l’inconscient) permet une théâtralisation du sujet transcendantal, de l’ego cogito, et qu’elle réalise le fantasme de toute puissance [sic] cognitive du sujet par une maîtrise jouée du temps et de l’espace apparenté à celui qui s’exprimerait dans le cogito des philosophes.

p. 10-11

[L]es mouvements de la caméra semblent réaliser les conditions les plus favorables à la manifestation d’un sujet transcendantal.

p. 20

Selon cette analyse, le monde cadré par la caméra délivre « un objet intentionnel, impliqué par et impliquant l’action du “sujet” qui le vise » (p. 21). Bien sûr, pour Baudry la relation entre la passivité du spectateur et ce regard tout-puissant n’est contradictoire qu’en apparence. Ce qu’il veut dire, paradoxalement, c’est que cette toute-puissance est un « leurre », une construction idéologique, comme le dira également Metz (1984, p. 10 [4]). Si effectivement la caméra est toute-puissante dans le film, le leurre et la tromperie viendraient de ce que le sujet spectatoriel se vit comme la cause et le lieu de cette volonté de puissance, alors qu’il n’en est que le jouet. On le joue ; le pronom indéfini (on éloigne, on pénètre, dit Baudry) connote bien l’idée que je est un autre et qu’il n’est pas sujet de la scène. « C’est faux de dire : Je pense : on devrait dire : on me pense », écrivait Rimbaud dans ses deux lettres dites du « voyant », à propos de l’inspiration poétique, et l’on pourrait en dire autant du sujet spectatoriel. Rimbaud y parle d’ailleurs explicitement du Moi comme d’un spectacle scénique, et nargue les « inconscients, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait », se croyant les auteurs de leur pensée. Il s’agit d’une attaque frontale contre le cogito cartésien (le ergo sum de ceux qui « ergotent »), contre le sujet transcendantal de la raison triomphante. Les considérations de Rimbaud, puis celles de Freud, représentent en quelque sorte l’affirmation d’une nouvelle conception du sujet en Occident, un sujet également rationnel mais divisé, non maîtrisé, soumis aux forces inconscientes, irrationnelles, et plus ancré dans le corps.

Cependant, il me semble que ce constat du sujet leurré n’évacue pas la question problématique de l’activité du spectateur. Pour Baudry et Metz, le spectateur n’est qu’un « rouage » du dispositif, une pièce dont le fonctionnement semble aussi mécanique que le projecteur. Le spectateur doit se conformer à la place que lui donne le film pour assurer la maintenance du dispositif entier. Non sans contradiction, si la théorie du dispositif est bien une théorie du spectateur, elle ne s’intéresse pas à la réception spectatorielle. Ici, aucune velléité du spectateur ne semble enrayer la machine et la spectature ne compterait que pour des clous. Or on sait, notamment depuis les travaux des cognitivistes, l’intense activité du spectateur dans la production de sens. La sémio-pragmatique [5] nous a appris que cette production de sens était en dernier recours l’affaire du spectateur qui pouvait appliquer au film différentes lectures qui ne recoupent pas toujours celles requises par l’institution, de même que les théories féministes nous ont montré les différents regards spectatoriels selon les genres [6]. Ces théories du spectateur recoupent notre expérience d’hommes ordinaires du cinéma pour qui le visionnement d’un film n’est jamais une expérience identique pour deux personnes différentes (s’agirait-t-il de la même personne à deux moments différents de sa vie) : celui-là marche à fond dans un film, tandis que celui-ci le trouve invraisemblable ou risible ; pour un spectateur qui, passant au second degré, ricane devant une scène violente, un autre ferme les yeux de dégoût. Une simple conversation après une séance nous convainc aisément que tout spectateur produit un sens différent de son voisin, et que le sujet spectatoriel n’est donc pas qu’une place vide dans la dispositio générale. Aussi, toute la question serait de se demander quelle est la part de conformisme et de liberté entre le formatage du dispositif et la nécessaire créa(c)tivité du specta(c)teur — sans oublier, à l’inverse, la part de créativité mise en place par le dispositif, et les divers conformismes des spectateurs.

Il semble que cette double potentialité de la notion de dispositif apparaisse davantage depuis quelques années à cause du questionnement sur les nouvelles technologies, notamment par cette possibilité qu’offrent les forums de discussion sur Internet de retourner ce leurre qu’est le sujet pour se créer de nouvelles identités, de nouvelles subjectivités.

Avant de laisser ce débat sur la nature idéologique du cinéma, je crois qu’il importe de rappeler les paroles du cinéaste Benoît Jacquot, interviewé par Baudry dans son livre :

Ce qu’on voit dans le film, c’est exactement la réalité — c’est ce que Lacan appelle la réalité par rapport au réel, c’est-à-dire du semblant. C’est là que le cinéma a quelque chose de fort. Car, pour ce qui est d’épingler comme quoi ce qu’on appelle le réel n’est que du semblant, on n’a pas trouvé mieux jusqu’à présent. […] [J]e tiens beaucoup à cette vertu analogique du cinéma parce que c’est vraiment par là qu’on peut jouer de façon forte. C’est-à-dire cette espèce de force d’identification, de force de représentation d’une idée supposée, c’est quelque chose avec quoi on peut faire des trucs fous, des trucs fous.

p. 115

Ainsi, le cinéma ne serait pas intrinsèquement bourgeois, ni idéaliste, comme le croyait Baudry, ni révolutionnaire comme d’autres on pu le penser aussi. Le potentiel idéologique du dispositif réside plutôt dans le fait qu’il engendre une croyance (aveugle, pourrait-on dire), une créance à la diégèse, et ceci peu importe le discours idéologique proposé (que l’on accepte ou refuse, généralement en bloc et à son insu). Ce sera l’idéalisme bourgeois si les rapports de production vont dans ce sens, mais on peut également faire croire des « trucs fous » comme le rappelle Jacquot. De plus, les films matérialistes d’Eisenstein ont autant ce pouvoir de rendre captif d’une croyance. Il en va de même de tous les effets de distanciation, mise en abyme ou critiques du dispositif dans le cinéma godardien, qui n’aboutissent in fine qu’à une fascination supplémentaire, passant par une troisième identification (tout aussi imaginaire que les deux premières décrites par Metz) : identification cinématographique tertiaire au cinéaste-auteur, autour d’une intentionnalité construite par la réception (la critique en premier lieu).

Deuxièmement, il y a une critique que je ne peux m’empêcher de formuler suite à un agacement que provoque de façon récurrente cette théorie. Outre le fait qu’on puisse avoir des résistances devant la scientificité de la psychanalyse, si l’on considère toutes ces comparaisons entre cinéma et catégories psychanalytiques — avec parfois des emprunts à la philosophie — sans que l’on ne soit jamais certain qu’il s’agisse de simples analogies ou de l’établissement de liens phylogénétiques de cause à effet, on ne peut s’empêcher d’y voir un inventaire à la Prévert : le cinéma serait comme, ou tout comme, le sujet transcendantal, la séance de la caverne, le stade du miroir, l’appareil psychique, la matrice, le rêve, le stade oral, l’écran de rêve, le sein maternel, l’objet petit a, la projection, l’identification, le voyeurisme, le désaveu, le fétichisme, la scène primitive, l’hallucination, le fantasme, alouette… Il me semble que l’on pourrait aussi ajouter l’hypnose, les espaces potentiels de Winnicott, la transe, les drogues, le somnambulisme, les rituels, le jeu, le transport amoureux… Bien sûr, les auteurs marquent les différences et déplacements. Quoi qu’il en soit, il est probable qu’un phénomène socialement et psychologiquement aussi complexe que le cinéma réactive, prolonge ou ait des points en commun avec tous ces phénomènes mis à jour par la psychanalyse, mais la multitude des analogies rend celles-ci un peu suspectes et demande qu’elles soient relativisées. À cet égard, l’analyse de Metz est plus concluante que celle de Baudry, car elle pointe à la fois les différences et les similitudes entre le cinéma et ces objets de comparaison [7].

Dans un recueil de textes anglo-saxons, Noël Carroll fait une critique acerbe et passablement simplificatrice du deuxième article de Baudry. Il utilise souvent Metz pour contredire Baudry sans reconnaître toutefois que les deux chercheurs étaient généralement d’accord l’un avec l’autre, sauf sur des points de détail. Carroll reproche surtout à Baudry son analogie rêve/cinéma puisque, cherche-t-il à prouver en multipliant les contre-exemples, le cinéma et le rêve ne seraient pas la même chose… Pour lui, il faudrait qu’analogie soit identité comme le montre son exemple formel : « [I]f you have a 1964 Saab and I have a 1964 Saab, […] and my Saab can go 55 mph, then we infer that (probably) your car can go 55 mph » (Carroll 1992). On pourrait pourtant inférer plein de choses sur une Saab (le cinéma) en analysant une Ferrari (le rêve)… Au lieu de discréditer, comme le fait Carroll, les analyses productives de Baudry au nom d’une différence de paradigme entre les théories française et américaine, il vaudrait mieux les revisiter afin de construire de nouvelles problématiques.

Troisièmement, ce qui m’apparaît mal fondé chez Baudry comme chez d’autres critiques de l’époque, c’est la causalité entre caméra, camera oscura et perspective d’un point de vue idéologique :

[L]’appareil optique, la chambre noire, servira dans le même champ historique à élaborer dans la production picturale un mode nouveau de représentation, la perspectiva artificialis.

p. 13

Fabriquée sur le modèle de la camera oscura, elle [la caméra cinématographique] permet de construire une image analogue aux projections perspectivistes élaborées par la Renaissance italienne

p. 16

Cette image perspective de la Renaissance est le fruit d’une vision monoculaire qui s’organise autour d’un point fixe, « l’oeil du sujet », construction optique qui aménagerait le lieu d’une vision idéale et assurerait la nécessité d’une transcendance. La peinture renaissante présente ainsi, selon Baudry, « un ensemble immobile et sans intervalle, élabore une vision pleine qui répond à la conception idéaliste de la plénitude et de l’homogénéité de l’“être” » (p. 17). C’est ce principe de transcendance qui inspirerait tout le discours idéaliste sur le cinéma [8].

Le premier à défendre cette idée d’une causalité idéologique entre perspective et caméra fut Marcelin Pleynet (1969) :

L’appareil cinématographique est un appareil proprement idéologique, c’est un appareil qui diffuse de l’idéologie bourgeoise, avant même de diffuser quoi que ce soit. […] À savoir une caméra productrice d’un code perspectif directement hérité, construit sur le modèle de la perspective scientifique du Quattrocento.

Nonobstant le fait qu’il soit idéologiquement daté d’affirmer que la perspective est idéologiquement « bourgeoise [9] », on ne peut que remarquer ici le peu de fondement historique solide de la théorie du dispositif dans de telles affirmations : si la caméra découle bien de la camera oscura, cette dernière n’a pas « servi à élaborer » la perspective centrale comme l’affirme Baudry. Les expériences de Brunelleschi avec la tavoletta ne font pas appel à la chambre noire (mais à un miroir), même si leur fondement physique est le même, c’est-à-dire la propagation rectiligne de la lumière. Connue au moins depuis Roger Bacon qui en fit mention (à la suite d’Aristote et d’Alhazen), la camera oscura n’aurait servi au Trecento et au Quattrocento qu’à l’observation du soleil et de ses éclipses. Ce serait Léonard de Vinci qui, le premier, aurait signalé vers 1519 (donc bien après le début du Quattrocento) que l’on peut regarder des objets avec ce dispositif. Mais à cause probablement du secret qui entourait les carnets du maître, il faudra attendre Della Porta en 1558 pour que la chambre noire se popularise [10]. En peinture, il suffit de regarder les oeuvres du Quattrocento pour voir que les peintres n’utilisaient pas la chambre noire [11]. Ce n’est pas avant le milieu du xviie siècle que les peintres hollandais, les premiers, l’utiliseront, notamment Gaspare Vanvitelli [12] pour ses vedutismi (peintures de paysage) et Vermeer de Delft pour ses tableaux d’intérieur et d’extérieur. La pratique ne se généralisera qu’au xviie siècle (avec Canaletto entre autres). D’ailleurs, l’introduction de la chambre noire permettra de créer une nouvelle vision, s’éloignant de la « vision idéale » (Baudry) du Quattrocento (avec son point de fuite unique mettant souvent en valeur une figure à haute valeur symbolique), pour un point de vue instantané, presque quotidien, quelconque, avec ses multiples points de fuite (notamment chez les vedutisti) et une attention aux détails « réalistes ».

Cette nouvelle vision contredit quelque peu l’argument de Baudry sur « l’homogénéité de l’être », dérivé de la perspective et se développant jusqu’au cinéma, et nous permet de réaliser qu’une histoire fine du regard recèlerait des diachronies complexes.

D’autre part, cette erreur sur la chambre noire nous permet de pointer le défaut principal, maintes fois relaté, de cette théorie du dispositif : le peu de souci envers les faits historiques et envers l’historicité de cette métapsychologie (ce qui est un comble pour un penseur matérialiste). Plusieurs auteurs ont fait remarquer que le dispositif « baudryien » ne correspondait qu’au cinéma institutionnel, c’est-à-dire au cinéma narratif-représentatif (et encore, il faudrait montrer les nombreuses exceptions dans ce cinéma-là). Pour lui, le cinéma est l’aboutissement d’un « désir inhérent à la structuration du psychisme » et les seules fois où il parle d’histoire du cinéma, il verse dans la téléologie. Aussi, lorsque Gunning et Gaudreault ont voulu définir, ensemble puis séparément, le cinéma des premiers temps avec leur concept d’« attraction », ils ont proposé des traits spécifiques diamétralement opposés à ceux du dispositif : au spectateur solitaire et silencieux du dispositif, plongé dans le noir et ayant perdu sa motricité, s’opposent les spectateurs chahuteurs du cinéma des premiers temps, pouvant aller et venir pendant la séance, parfois au milieu d’une salle éclairée [13]. Il ne s’agissait pas d’un spectateur passif, rendu à sa solitude, pour qui le voisin est un parfait inconnu (parfait parce que inconnu), mais d’une foule bruyante et active, pouvant enguirlander les acteurs dans l’écran ou le bonimenteur au besoin. Discutant Metz, Gunning rappelle que ce cinéma des attractions n’était pas un cinéma voyeuriste non exhibitionniste, où les regards-caméra sont proscrits comme dans le cinéma classique, mais un cinéma purement exhibitionniste où le personnage s’adresse au public.

Certes, on a bien noté que la théorie ne rendait compte finalement que du cinéma institutionnel, mais a-t-on vraiment tiré toutes les conséquences de cette conclusion ? Mon hypothèse est que la théorie du dispositif ne décrit pas le spectateur classique, mais plutôt le spectateur d’une diégèse narrative, quelle qu’elle soit.

Pour rendre compte des fonctions du langage, Jakobson énumère dans ses Essais de linguistique générale les six « facteurs constitutifs de tout procès linguistique, de tout acte de communication verbale » : destinateur, message, destinataire, contexte, contact et code. Selon l’auteur : « La diversité des messages réside non dans le monopole de l’une ou l’autre fonction, mais dans les différences de hiérarchie entre celles-ci. La structure verbale d’un message dépend avant tout de la fonction prédominante » (Jakobson 1963, p. 213-214). Ces pôles prédominants correspondent donc à un type particulier de fonction du langage (indiquée ci-devant entre parenthèses) :

CONTEXTE (RÉFÉRENTIELLE)
DESTINATEUR (EXPRESSIVE) — MESSAGE (POÉTIQUE) — DESTINATAIRE (CONATIVE)
CONTACT (PHATIQUE)
CODE (MÉTALINGUISTIQUE)

La narration est justement l’exemple type de message où prédomine essentiellement la fonction référentielle, le référent étant l’objet du message, son contenu (le contexte pour Jakobson), ce à quoi on fait référence — ici le monde diégétique.

Prenons comme exemple une histoire racontée par un conteur oral. Paradoxalement, l’histoire ne semble pas avoir de destinateur (elle se raconte toute seule, en quelque sorte) ni de destinataire (l’auditeur doit s’oublier un instant pour plonger dans la diégèse). Il n’y a pas de déictiques (je, tu) entre destinateur et destinataire, mais un il impersonnel (« Il était une fois »). À propos de l’énonciation historique, Benveniste remarquait :

À vrai dire, il n’y a même plus alors de narrateur. Les événements sont posés comme ils se sont produits à mesure qu’ils apparaissent à l’horizon de l’histoire. Personne ne parle ici ; les événements semblent se raconter eux-mêmes.

Benveniste 1976, p. 241

Pour que l’imaginaire fonctionne à plein, il est important de faire oublier le message, comme support ; ce qu’Odin (2000, p. 21) appelle « effacer le support », c’est-à-dire la salle, l’écran et les taches de lumière. Il faut également le faire oublier comme discours signifiant. Ce qui est important avant tout, c’est que la narration devienne transparente à son contenu, à l’histoire, c’est-à-dire aux événements de la diégèse, et donc qu’elle cesse de rappeler qu’elle est message avant tout, pour que le spectateur s’oublie à son tour, comme le suggérait le poète :

Si l’aventure du film vaut la peine qu’on s’identifie à ceux qui la risquent, si à défaut d’aventure attachante, le sourire d’une femme, le regard séduisant d’un assassin suscitent en nous une assez belle histoire, la salle et les spectateurs s’évanouissent.

Desnos, cité dans Odin 2000, p. 7

Que cette histoire soit, ajouterais-je, un film, un conte oral, un livre, une pièce de théâtre, une bande dessinée ou même un tableau (selon bien sûr des degrés divers d’effectivité). Regardez bien un lecteur de roman « classique » : il est immobile et seul au monde, retiré de son environnement immédiat, en état de sous-motricité ; il efface le support, les mots sur la page, pour se concentrer sur l’histoire ; et s’il le pouvait, il lirait dans le noir : particularité du support cinématographique, théâtral et parfois des récits oraux, mais pas des romans pour des raisons matérielles. Ce lecteur est le « rouage » du dispositif de Baudry, ni plus ni moins « leurré » qu’au cinéma par l’imaginaire du livre, bien qu’il le soit moins parfaitement. Les régimes d’identification au monde inventé et aux personnages sont les mêmes, sauf que la focalisation est plus littérale au cinéma. Et lorsqu’on dit que dans le cinéma classique le support discursif est transparent, on ne dit rien d’autre que ce cinéma raconte des histoires.

C’est ce désir de se faire raconter une histoire qui est peut-être « inhérent à la structuration du psychisme ». Le dispositif de Baudry ne décrirait pas seulement le cinéma mais la narration et son régime, même si la narration est bizarrement l’impensé de sa réflexion. D’ailleurs, en y réfléchissant bien, le spectacle antique d’ombres chinoises et de marionnettes auxquelles se référerait Platon pour construire son allégorie de la caverne ne devait pas faire autre chose que raconter des histoires. Bien sûr, en racontant on peut affirmer la place du destinateur. C’est le cas lorsque le conteur rappelle sa présence, bien que s’il se borne à signaler qu’il a vécu lui-même l’histoire, il retombe du côté du référent en devenant personnage-narrateur. Ce conteur peut rappeler qu’il raconte une histoire et même signaler comment il la raconte (fonction métalinguistique) ; il peut attirer l’attention sur la forme indépendamment de l’histoire (fonction poétique) ; demander au public s’il suit toujours (fonction phatique), etc., mais il semble que ce soit toujours au détriment de la fonction référentielle (on « décroche » d’une histoire), dans un jeu continuel et piégé avec le point de rupture.

Là où il y a véritablement idéologie, dans le cinéma institutionnel, c’est dans la dissimulation du dispositif qui doit disparaître pour produire l’effet cinéma : tout ce qui est caché, hors cadre, sur le plateau et dans la salle, pour la mise en valeur du cadre seul (le champ) et de son espace imaginaire (le hors-champ). Le hors-cadre s’avère le lieu du refoulé. Par exemple, la perche est bannie hors du cadre car, par son intrusion dans le cadre, en faisant retour en quelque sorte, elle trouble le hors-champ (imaginaire) d’un hors-cadre (réel) indiscret. C’est ce hors-cadre, espace de réception (la salle) et de production (plateau de tournage), et même de reproduction (dans la salle et à Hollywood, comme nous l’ont montré entre autres Kenneth Anger et David Cronenberg), qui doit disparaître pour laisser place à l’imaginaire.

L’allégorie de la caverne, avec ses prisonniers qui ne peuvent tourner la tête pour voir la machination hors cadre, suggérait cette idée. Chez les premiers commentateurs du cinéma, il y a au contraire la matérialité du projecteur, la présence du bonimenteur et des musiciens, la caméra que regardaient les badauds : le dispositif n’est pas encore refoulé hors cadre.

Pourquoi le concept de dispositif a-t-il toujours une pertinence heuristique ?

Malgré les critiques que l’on peut adresser à la théorie du dispositif, on ne peut sous-estimer le fait que le concept, au prix de quelques réaménagements, peut encore reprendre du service. Comme le soutient Kessler, la notion peut être productive à deux conditions pour l’étude du cinéma des débuts :

[D’une part, il faudrait qu’elle soit] « historicisée » radicalement, en abandonnant l’idée « qu’un même dispositif serait à l’origine de l’invention du cinéma et déjà présent chez Platon », comme le disait Baudry et, d’autre part, [que la notion soit] déplacée du terrain de la métapsychologie du spectateur vers celui d’une pragmatique historique. Dans une telle perspective, il appert que la productivité théorique de la notion du dispositif repose surtout sur la manière dont elle cherche à articuler le fonctionnement de la technologie, le positionnement du spectateur et la forme filmique [14].

De plus, ajouterais-je, l’une des principales valeurs heuristiques de la notion est de nous permettre de penser la réception, et partant, le spectateur des premiers temps. On sait combien c’est une entreprise difficile que de faire l’histoire de la réception spectatorielle, dans la mesure où cette réception est à jamais un continent perdu, englouti. L’absence des spectateurs rend obligée, selon moi, la description des dispositifs pour rendre compte de la réception. Arnaud Chelet exprime bien cette réalité lorsqu’il écrit que « Georges Méliès nous a laissé quelques bandes de ses films, les cent ans qui viennent de s’écouler ne nous ont pas gardé un [seul] spectateur » (cité dans Gaudreault 1999, p. 120). Du reste, à moins de faire des recherches sur l’activité cognitive ou de recourir à des enquêtes sociologiques, démarches impossibles pour le passé, la réception spectatorielle ne peut qu’être un déduit ou un construit. Il faut aborder la réception indirectement.

En quoi le concept de dispositif nous permet-il de déduire la réception du cinéma des premiers temps ? Si l’hypothèse que le dispositif est « une métonymie et une métaphore du spectateur » est juste, qu’il est une métaphore en quelque sorte du fonctionnement mental du spectateur en plus d’en être une synecdoque (le spectateur est une partie du dispositif), pourquoi ne pas la prendre au pied de la lettre ? De telle sorte que chaque variation du dispositif soit un indice de la variation de la réception spectatorielle.

Contrairement au cinéma institutionnel, le cinéma des débuts n’est pas encore normalisé, réduit à n’être qu’un dispositif unique, mais présente une concurrence de plusieurs dispositifs, produits de pratiques culturelles antérieures (magie, féerie, vaudeville, panoramas, spectacle forain, etc.). Chacun de ces dispositifs varie diachroniquement, non seulement par ses aspects purement techniques, mais également par ses aspects symboliques (règles de découpage/montage, traitement de la spatio-temporalité, etc.) : c’est l’étude de ces variations, à la fois diachroniques et synchroniques, qui nous permettrait de déduire la réception pour cette période [15].

D’infimes variations des éléments d’un dispositif peuvent suggérer des variations de la réception, dans la mesure où ces changements occasionnent un repositionnement mental entre signifié et réception. Ce repositionnement n’est pas obligé puisque si les dispositifs règlent la réception, c’est le spectateur qui a le dernier mot — le regard spectatoriel n’est pas obligé de se conformer aux dispositifs. À cet égard, toute transformation du langage du cinéma doit être comprise comme le résultat de la double rétroaction entre le dispositif, notamment au niveau du découpage, et la réception : rien ne peut être modifié au niveau du découpage, par exemple, s’il n’y a pas modification de la production de sens chez les spectateurs : on ne peut faire comprendre vraiment un procédé que si le spectateur a la maîtrise de cette forme — avantage décisif, donc, aux formes qui viennent de pratiques culturelles préexistantes. La réception n’est pas un corollaire obligé et mécanique de nos théories sur la forme filmique.

Dans un article récent sur « Le passage de la barre [16] », j’ai essayé de montrer que les « cinématographistes » de l’époque de Méliès plaçaient au sol, devant la caméra, une barre (latte de bois, ficelle, etc.) qui empêchait les acteurs de franchir le cadre pour aboutir dans les « premiers plans », préservant ainsi la « grandeur naturelle » du trompe-l’oeil. On a pu montrer comment cette pratique était devenue conventionnelle et combien cette barre représentait un interdit fort. Les images qui ne respectaient pas cette grandeur naturelle des personnages assurée par la barre étaient jugées incompréhensibles pour les premiers spectateurs. Les personnages cadrés en « premiers plans » — terminologie de l’époque pour désigner ce qui équivaudrait aujourd’hui à toute l’échelle des plans plus rapprochés que le plan moyen (personnages en pied), gros plan inclus — étaient perçus non sans effroi comme des corps tronqués, et les personnages en gros plan, comme des têtes géantes sans corps. À partir de 1908-1912, les cinématographistes cesseront progressivement de se soucier de l’interdit de la barre en tournant des « premiers plans », puis des gros plans, ce qui dénote un changement dans la réception spectatorielle. Donc, les transformations qui surviennent dans le dispositif matériel permettent au théoricien qui veut bien les voir de déduire la réception de l’époque et sa transformation diachronique.

La valeur heuristique du concept de dispositif n’est possible qu’au prix d’un certain nombre de spécifications préalables. D’une part on peut, en plus de faire une distinction entre dispositifs matériel et mental — plus précisément entre le biais matériel et le biais mental d’un même dispositif —, distinguer un dispositif de réception certes, mais également un dispositif de production — et même un dispositif de distribution, dont je ne parlerai pas ici.

Baudry parle de l’appareil de base, qui comprend l’ensemble de l’appareillage et des opérations : les éléments qui relèvent de la production (caméra, développement, montage, selon l’auteur) comme du dispositif de projection. Pour ma part, le dispositif de production comprend tout ce qui sert à produire un film : la caméra certes, mais plus largement l’ensemble du studio de production et toutes les opérations qui s’y effectuent. Donc tout un ensemble matériel et de processus non mentaux qui forment le dispositif de production matériel.

Ce dispositif de production a également un biais mental dans la mesure où les producteurs (soit le metteur en scène, le cameraman, le producteur, les acteurs, etc.) ont non seulement une image de leurs spectateurs, mais également des formes, des règles symboliques, des conventions et des contraintes que ces derniers vont mettre en branle, ou subir, pour produire du sens. Ainsi, le découpage et le montage des producteurs doivent correspondre à des découpage et montage compréhensibles par les spectateurs. On pourrait ainsi définir le cinéma institutionnel comme la coïncidence réglée des dispositifs mentaux de la production et de la réception sur le modèle narratif. De même, le cinéma des débuts, défini par des pratiques culturelles non institutionnelles, pourrait être compris par une absence de coïncidence forcée entre les dispositifs de la production et de la réception. Ce qui ne veut pas dire que des coïncidences ne sont pas possibles ni totalement non réglées, car il ne s’agit pas d’un cinéma an-institutionnel : plusieurs pratiques spectaculaires institutionnalisées (magie, vaudeville, féerie, panorama, lanterne magique, etc.) prennent en charge les nouvelles pratiques ; de même que des récurrences, habitudes et conventions assuraient déjà un certain réglage (comme la règle de la barre).

Dans un article sur la réception du début du cinéma sonore, Rick Altman met en place une nouvelle conception de cette période où il montre les divers rapports causals entre la production, les textes, la technique, la distribution et l’exploitation des salles [17]. Au lieu de penser ces séries comme étant distinctes et séparées l’une de l’autre, Altman propose de créer des « passerelles » entre elles pour suivre des causalités plus complexes que celles auxquelles les études cinématographiques nous ont habituées jusqu’à maintenant. Il prend l’exemple de la multiplication des copies pour chaque film quand la production de nouveaux films a chuté. Cette nouvelle donne poussa les exploitants de salles à développer des stratégies sonores (usage d’un bonimenteur ou d’acteurs derrière l’écran, développement de procédés de sonorisation, recours au bruitage, etc.) pour particulariser leur séance face à leurs concurrents qui présentaient le même film.

C’est ce genre de liens systémiques entre les dispositifs de production et de réception que j’aimerais développer, afin de mieux penser les variations synchroniques et diachroniques sur ces deux plans.

On se représente mal aujourd’hui la correspondance entre les deux dispositifs. Rappelons la symétrie inversée entre la caméra et le projecteur, à l’état premier et sauvage chez Lumière (grâce à la réversibilité du cinématographe). Dans un article [18] où j’analysais le dispositif de représentation scénique chez Méliès, j’essayais de démontrer que ce dernier voulait créer, avec ses films, de parfaits trompe-l’oeil de spectacles scéniques. Pour ce faire, je rappelais que le studio de Méliès, afin de mieux réussir ses trompe-l’oeil, avait rigoureusement les mêmes dimensions que son théâtre Robert-Houdin où il passait ses vues magiques.

Cette distinction entre les dispositifs de production et de réception nous permet de repenser certains liens intermédiatiques. Par exemple, le cinéma des premiers temps fut reçu comme de la photographie animée, mais cette filiation ne peut se rapporter qu’à certains aspects du dispositif de production : à la caméra, à la nature indicielle du message, à la post-production, à plusieurs trucages, au découpage et à certains thèmes de représentation. Elle ne peut se rapporter par contre au dispositif de réception : la photographie est plus proche à cet égard de la peinture (portrait, paysage, etc.) et des illustrations de journaux, qu’elle remplaça progressivement, alors que la réception cinématographique des débuts est, au plan pragmatique, plus proche de celles des spectacles scéniques (magie, féerie, vaudeville), des tableaux vivants, du spectacle forain, de la lanterne magique, des panoramas et des musées de cire. Or le cinéma découle de ces spectacles et leur emprunte formes et contenus.

Autre point important : le souci de comprendre la réception nous oblige à considérer tous les dispositifs et pas seulement ceux qui ont réussi à s’imposer. Dans l’histoire des formes filmiques, le cinéorama peut n’avoir eu aucune influence du fait qu’il n’a jamais été exploité, mais du point de vue de la réception, il possède une importance considérable, car au tournant du vingtième siècle, il cristallise en quelque sorte l’horizon d’attente (Jauss). Cela vaut, dans une mesure moindre, pour toutes les inventions des débuts du cinéma.

Par ailleurs, il est important de faire la distinction entre des différences de style et de dispositif. Ainsi, de fortes différences stylistiques peuvent se rencontrer dans le même dispositif. Par exemple, La Corde (Hitchcock, 1948) est stylistiquement très éloigné de tel autre film institutionnel qui lui est contemporain, mais n’induit pas un dispositif de réception différent, car il n’y a pas de repositionnement mental entre signifié et réception : plusieurs spectateurs ne réalisent pas qu’il s’agit d’un film en un seul plan (ou prétendu tel). En revanche, il y a de nombreuses différences, eu égard à la réception, entre le film de Hitchcock et un film uniponctuel à la Méliès car, bien que s’agissant de deux films en un seul plan (ou presque), leur découpage est on ne peut plus dissemblable. De plus, un même appareillage (dispositif matériel) peut se trouver dans deux dispositifs mentaux très différents. Par exemple, l’ensemble écran-salle-projecteur est sensiblement le même dans le cinéma des premiers temps que dans le cinéma institutionnel, bien que des différences minimes soient cruciales pour l’analyse. Il peut d’ailleurs y avoir divers assemblages entre les différents éléments d’un même dispositif. L’émission Loft Story (Big Brother) constitue à cet égard un bon exemple récent. Elle présente en effet un dispositif de production fort nouveau pour la télévision (filmer 24 heures sur 24 en caméras cachées des personnes enfermées dans un loft), proche de certaines installations de l’art moderne, alors que sur le plan de la réception, elle n’apporte rien de neuf, puisque les téléspectateurs regardent l’émission montée en différé comme un croisement de documentaire et de jeu télévisé. Toutefois, il en va tout autrement pour les internautes qui regardent l’émission sur leur ordinateur, en temps réel, non montée, et qui choisissent de regarder le plateau par le biais d’une caméra plutôt qu’une autre. On voit qu’on a ici des conditions de réception particulièrement nouvelles, empruntant au dispositif de la webcam.

Pour chaque cas de figure, il importe d’analyser les dispositifs comme des phénomènes multidimensionnels soumis à des conditions matérielle, mentale, de représentation, de production et de réception. De plus, ces phénomènes doivent être considérés selon plusieurs rapports de causalité.

Deux régimes de croyance : dispositif en trompe-l’oeil/dispositif identificatoire

On a vu que les descriptions du dispositif de Baudry et de Metz définissent le cinéma institutionnel en ce qui a trait à sa fonction narrative. Cependant, il est bien évident que le cinéma des premiers temps racontait aussi des histoires (voir L’Arroseur arrosé) et qu’il ne présentait pas toujours un spectacle attractionnel. Du reste, des éléments attractionnels se retrouvent également dans le cinéma institutionnel (chez Eisenstein qui les a théorisés, dans la comédie musicale, le cinéma porno, le cinéma d’action, les films à trucages, etc.), toutes les fois où la narration fait place à du pur spectacle. On se doit alors de conclure que l’attraction et la narration ne peuvent pas servir de critères pour distinguer le cinéma des premiers temps et le cinéma institutionnel, et on se voit obligé de chercher une structure plus profonde pour définir ces deux langages. En fait, attraction et narration ne sont que des discours véhiculés par le biais des images animées.

Dans Sociétés et représentations, j’avais présenté un système d’oppositions entre deux modes de représentation en image : le mode de représentation en trompe-l’oeil et le mode de représentation identificatoire [19]. Le mode de représentation en trompe-l’oeil regroupe plusieurs dispositifs différents qui ont pour fonction de créer un espace illusionniste où prend place le spectateur empirique : la tavoletta, de Brunelleschi, certaines fresques illusionnistes de la Renaissance (La Trinité, de Massacio, le Salone delle prospettive, de Peruzzi, etc.), les trompe-l’oeil proprement dits (mouche ou papier sur un tableau de chevalet), les plafonds d’église du Baroque (chez Andrea Pozzo, entre autres), la fantasmagorie de Robertson, les différents panoramas et dioramas, les nouvelles images immersives (le cinéma IMAX, certains jeux vidéo, les simulateurs de vol ou de conduite, les casques virtuels), etc. Ce régime de croyance présente un espace illusionniste, c’est-à-dire une même spatio-temporalité entre ce qui est représenté et son spectateur empirique, sous le règne d’un ici et maintenant. Il n’y a pas de ségrégation des espaces, comme le disait Metz du cinéma institutionnel, mais une présence de l’espace représenté. C’est donc le regard propre du spectateur qui interroge le représenté selon son propre point de vue, et le corps propre est impliqué par la représentation, ce qui cause des réactions haptiques et des effets cénesthésiques liés à la motricité.

Au contraire, le mode de représentation identificatoire se définit par une coupure : il y a des spatio-temporalités différentes entre le représenté et le spectateur : le contenu de la représentation est dans un temps (alors) et un espace (ailleurs) autres que ceux du spectateur. Le spectateur doit oublier son regard et son corps propres pour s’identifier à un regard autre (un point de vue mental codifié par le cadre, avec ses différentes échelles de plan) et à un corps autre (un personnage de la diégèse). Ce mode de représentation est particulièrement adéquat pour narrer une histoire mais peut servir aussi à des fins descriptives, comme par exemple faire visiter virtuellement, mais sans immersion, le Parthénon. On peut donc avoir une diégèse purement descriptive (elle aussi pouvant être documentaire ou fictive), même si c’est rare (par exemple un film touristique non narratif). En fait, la diégèse descriptive cinématographique, correspondant à la description en littérature, est toujours une opération préalable à la narration au cinéma (comme la description est toujours en filigrane dans/sous la narration).

Pour être plus précis, ce que décrit le « dispositif baudryien », c’est un mode de représentation identificatoire qui absorbe diégétiquement le spectateur — l’équivalent en images de la focalisation diégétique en littérature (focalisation encore là descriptive ou narrative). Le passage au cinéma institutionnel est donc affaire avant tout d’absorption diégétique de la réception par la focalisation identificatoire (premier niveau), même si cela fut bien sûr historiquement une intégration narrative (deuxième niveau), car c’est l’absorption diégétique qui a rendu possible la narration.

Bien qu’il s’agisse de deux modes de représentation opposés qui sont corrélatifs de deux régimes de réception antinomiques (le regard propre et le regard autre), certains dispositifs sont ambivalents et présentent plusieurs traits définitionnels des deux modes et une réception ambiguë passant d’un régime à l’autre. Par exemple, plusieurs jeux vidéo sont identificatoires (on s’identifie à un personnage par le biais du regard autre de la caméra), mais l’on doit utiliser une manette pour tirer ou piloter un avion (effets haptiques du corps propre). Même phénomène avec les vues Lumière et le cinéma IMAX. Dans ces cas-là, notre tableau devient une grille où chaque dispositif particulier peut être défini selon un certain nombre de traits définitoires. C’est particulièrement important pour l’analyse du début du cinéma, lorsque l’on va passer graduellement au cinéma institutionnel, passer d’un mode dominant à l’autre donc, d’une réception à l’autre, parce que les dispositifs varient progressivement. Ce qui se perdra graduellement du regard propre au regard autre, c’est précisément le corps propre et sa perception haptique de l’espace, au profit d’une perception visuelle mobilisée, sans corps, immatérielle.

Baudry ne parle pas de perception haptique, mais de motricité — c’est plus ou moins la même idée. Il aborde cette question lorsqu’il rappelle que pour Freud, le rêve est une régression temporelle jusqu’au stade de la satisfaction hallucinatoire des désirs. Grâce à cette régression, les mots du préconscient se transforment en images dans un processus de figuration. Selon l’hypothèse freudienne, le désir est « halluciné » comme c’était le cas au début de la vie psychique de l’enfant. C’est « l’échec répété de cette forme de satisfaction qui entraîne la différenciation entre perception et représentation par l’institution de l’épreuve de réalité. » Et Baudry (1978, p. 39) de souligner que « l’épreuve de réalité est dépendante de la motricité » et que c’est l’empêchement de la motricité dans le rêve, au cinéma et dans la caverne platonicienne qui permettrait la régression au stade primitif et l’impression de réalité — c’est-à-dire le désir halluciné d’un plus-que-réel pour le sujet. Plus-que-réel dans la mesure où, au contraire du sentiment du réel, le sujet est submergé par ses représentations perçues, en parfaite cohésion avec elles, quasi incapable de s’y soustraire.

C’est donc la privation de la perception haptique et de la motricité qui rapproche le cinéma institutionnel du rêve, dans la mesure où c’est cette perte qui permet l’immobilité retrouvée du foetus, de l’enfant naissant, du dormeur ; immobilité qui rend, selon Baudry, « impraticable l’épreuve de réalité ». Dit autrement, il faut oublier son corps propre pour être capturé/captivé par son imaginaire. Le trompe-l’oeil, au contraire, fonctionnerait plus comme une hallucination, extérieure au sujet, n’étant pas reçu comme une image interne [20].

Dans les premiers temps du cinéma, on peut dénombrer plusieurs classes de dispositifs (avec plusieurs sous-classes et hybridations). Seule la dernière des cinq classes ci-devant n’appartient pas au mode de représentation en trompe-l’oeil :

  1. Dispositifs de représentation scénique (Méliès, Film d’Art, etc.) ;

  2. Dispositifs panoramiques et véhiculaires (cinéorama, Hale’s Tours, etc.) ;

  3. Dispositifs mixtes théâtre/cinéma ;

  4. Dispositifs de vues sonores synchronisées (chronophone, kinetophone en 1913, etc.) ;

  5. Dispositifs identificatoires (vues Lumière [21], Griffith, etc.).

On pourrait donc émettre l’hypothèse que le passage du cinéma des premiers temps au cinéma institutionnel fut le résultat du succès du dispositif identificatoire sur les autres dispositifs (ceux du mode de représentation en trompe-l’oeil), et ce, pour faciliter une seule forme de discours, la fiction narrative. Les dispositifs en trompe-l’oeil survivent aujourd’hui dans les expositions universelles, les parcs d’attractions, certaines nouvelles technologies (casque virtuel, simulateur, IMAX, etc.) et au Futuroscope de Poitiers.

Confusion : trompe-l’oeil et fiction narrative

Le premier problème qui se pose, lorsqu’on tente d’établir une distinction heuristique entre trompe-l’oeil et fiction narrative, en est évidemment un de définition, car les deux termes sont souvent définis avec les mêmes mots labiles. On dit par exemple d’une fiction qu’elle est une illusion, un simulacre, parfois même un trompe-l’oeil, au sens où la fiction ferait passer du faux pour du vrai. À l’inverse, le trompe-l’oeil est souvent considéré comme une fiction (ce n’est pas faux, mais ce n’est pas une narration). On dit aussi qu’ils créent une impression de réalité, qu’ils supposent une immersion dans la diégèse. Dans la mesure où les modes de représentation que nous avons définis sont antinomiques et qu’ils induisent des expériences de réception et des contraintes très différentes, il est nécessaire de préciser la définition de ces concepts.

Le trompe-l’oeil crée un espace illusionniste où le corps propre du spectateur est en immersion (caractérisée par des effets haptiques), représentation qui prolonge le réel et se confond avec lui : le spectateur a affaire à une illusion de réel (plus ou moins effective selon le cas), à un simulacre de réel. Au contraire, l’identification (et partant, la narration, fictive ou pas) crée un espace mental dans lequel le spectateur n’est pas immergé, mais par lequel il est absorbé (intégré, dissous) en s’identifiant au regard autre (d’où l’absorption diégétique), ce qui crée une impression de réalité (non pas du réel, mais d’une réalité autre). Même si la « matrice » (Baudry) enveloppante de la salle peut ressembler à l’immersion engendrée par le trompe-l’oeil, à partir d’une même métaphore liquide, il y a dans l’absorption diégétique une disparition de la conscience du corps, similaire à l’indistinction corps/sein de la phase orale selon Baudry, alors que le spectateur immergé éprouve constamment son corps propre dans ses sensations haptiques. Donc de confondre l’immersion d’un participant à un simulateur de vol à l’absorption du spectateur dans Top Gun, ou l’illusion de réel ressentie par les premiers spectateurs effrayés devant les différentes entrées en gare (ou dans les Hale’s Tours) à l’impression de réalité de North by Northwest, ne m’apparaît pas judicieux dans la mesure où l’on ne parle pas de la même chose. Bien sûr, les premiers spectateurs de panoramas ou du cinéma des premiers temps ne parlaient pas de « trompe-l’oeil », terme trop spécialisé, mais d’« illusion complète de la vie », de « vérité absolue » et de « réalisme intégral ». Mais comme illusion et vérité sont des termes trop polysémiques et que réalisme prête à confusion — car les premiers spectateurs trouvaient réaliste ce qui leur donnait la sensation physique du réel, à la différence d’aujourd’hui où le réalisme est associé à une sorte de naturalisme vraisemblable de la fiction —, j’ai senti le besoin de désigner cette catégorie par le terme spécialisé de trompe-l’oeil. Ce n’est pas une simple métaphore, puisque le trompe-l’oeil pictural fait partie de cette catégorie plus générale.

Il est important de faire une distinction entre ces deux modes de représentation, car ceux-ci obligent à des réceptions pragmatiquement très différentes. Pour revenir aux fonctions de Jakobson, un trompe-l’oeil opère en deux temps. Dans un premier temps, le trompe-l’oeil est totalement affaire de contenu (le représenté) et de destinataire (le spectateur). Le pôle du message est totalement absent puisque le spectateur, trompé, ne sait pas qu’il est devant une image. Ce n’est pas un plus-que-réel mais un tout-comme-le-réel, ni plus ni moins. Il n’y a pas de willing suspension of disbelief, comme dans la fiction, puisque la croyance initiale est totale. A fortiori, le destinataire ne sait pas non plus qu’il y a un destinateur. Lorsque le spectateur s’aperçoit qu’il est devant un trompe-l’oeil, le message devient alors le pôle hégémonique : devant la peinture, le spectateur allonge le bras pour toucher et vérifier, il y a une indécision entre la tête (qui doute qu’il s’agit d’un message) et le bras (qui veut toucher la matière pour vérifier la réalité de l’illusion). Les réactions haptiques prouvent l’importance du pôle destinataire ; et comme la fonction du trompe-l’oeil est de tromper puis de stupéfier le spectateur, elle est conative [22]. On loue le savoir-faire du peintre (destinateur) qui nous trompe avec une peinture en se demandant comment est-ce Dieu possible (fonction métalinguistique). Par contre, lorsque l’illusion du trompe-l’oeil est éventée ou lorsque dès le début, le simulacre n’est pas assez réaliste pour assurer une croyance (par exemple, les images de synthèse des simulateurs de vol sont en général plus ou moins schématiques, même si la tendance est d’être de plus en plus réaliste), la réception lit le trompe-l’oeil (qui ne trompe pas ou ne trompe plus) simplement comme une représentation référentielle et conative : les spectateurs des vues de Méliès devaient bien savoir qu’ils n’étaient pas réellement devant l’acteur Méliès qui leur adressait un regard, de la même manière qu’un futur pilote sait bien que la piste schématique devant lui n’est qu’une image de synthèse, mais cela ne les empêche pas de lire ces images comme s’adressant physiquement à eux et les poussant à des réactions motrices (haranguer Méliès, redresser le manche de l’avion).

D’aucuns diront que plusieurs films de Méliès racontent des histoires et ne peuvent donc pas être du mode de représentation en trompe-l’oeil. Mais les vues mélièsiennes sont précisément des trompe-l’oeil de spectacles scéniques, que ceux-ci soient des spectacles attractionnels (magie, gag burlesque) ou narratifs (conte féerique, piécette théâtrale). Les histoires racontées le sont donc par le narrateur théâtral et non par l’énonciateur filmique (celui du trompe-l’oeil, le « trompeur ») : il s’agit d’énonciations de second niveau. Même chose pour les attractions mises en scène par « l’attracteur » (énonciateur de second niveau). Le spectateur d’aujourd’hui ne perçoit plus qu’il s’agit d’un trompe-l’oeil puisque son horizon d’attente est tel qu’il ne produit que du sens narratif (ou attractionnel). Comme on a dit que la narration avait pour modus operandi d’effacer le discours, ceci expliquerait peut-être cela : la narration (second niveau) effacerait le trompe-l’oeil (premier niveau) à nos yeux d’aujourd’hui. D’où l’importance de partir à la recherche du regard perdu des spectateurs de la Belle Époque.