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Introduction

Il y a cent cinquante ans, la célèbre expérience du pendule de Léon Foucault marque l’apogée de la mécanique triomphante. Entre la publication des Principia d’Isaac Newton, en 1687, et la deuxième moitié du xixe siècle, le développement des méthodes analytiques dans l’étude du mouvement est prodigieux et culmine dans les travaux de Jean Le Rond d’Alembert, Louis Lagrange, Siméon Denis Poisson, William Rowan Hamilton et Carl Gustav Jacobi. Les fondements de la mécanique ne sont guère discutés pendant cette période. Seuls Gottfried Wilhelm Leibniz et George Berkeley critiquent Newton et son postulat d’existence d’un espace absolu, par rapport auquel tout corps est fixe ou en mouvement. Les lois de la mécanique newtonienne ne sont valables, a priori, que pour les mouvements absolus. Ces critiques pertinentes ont peu d’influence sur le développement de la mécanique rationnelle et de la mécanique analytique. Comme l’écrit Pierre Costabel[1]  :

La relativité du mouvement, c’est-à-dire le fait que le mouvement ne peut recevoir une définition précise que par rapport à un repère bien déterminé, était une notion déjà familière aux savants du xviie siècle. […] Mais les promoteurs de la mécanique classique au xviiie siècle, et les créateurs de la mécanique analytique à la fin du xviiie et au début du xixe siècle, ont été plus préoccupés de développer toutes les conséquences mathématiques des principes posés pour l’analyse dynamique du mouvement que d’instituer une réflexion sur l’incidence que pouvait avoir dans cette analyse l’attention portée au repère de mouvement. […] C’est dans la première moitié du xixe siècle que la lacune considérable que nous venons de signaler dans la loi fondamentale de la mécanique, à savoir l’absence d’attention au système de référence, est comblée par les travaux de Coriol.

Journal de l’Ecole Polytechnique, 1832 et 1835.

La question du système de référence soulevée par les travaux de Gaspard Coriolis est cruciale dans l’expérience de Foucault. À la même époque, Adhémar Barré de Saint-Venant[2], Ferdinand Reech[3], et Gustaf Kirchhoff[4] s’attachent à définir plus clairement les notions de force et de masse.

En Belgique, l’expérience de Foucault suscite immédiatement l’intérêt de Mathias Schaar et Gaspard Pagani. La priorité du principe de la démonstration de la rotation de la Terre à l’aide d’un gyroscope est revendiquée par Ernest Lamarle, tandis que Philippe Gilbert perfectionne l’instrument en créant son barogyroscope et développe la théorie analytique du mouvement relatif.

Un peu plus tard, Ernst Mach et Jean-Marie-Constant Duhamel discutent les concepts d’inertie et de mouvement absolu. Leurs réflexions trouvent un écho dans des écrits d’Henri Poincaré, Pierre Duhem et d’autres mathématiciens, physiciens et philosophes. À la charnière des xixe et xxe siècles, les Annales de la Société scientifique de Bruxelles et la Revue des questions scientifiques abritent de nombreuses et vives discussions sur le bien-fondé des notions d’espace et de mouvement absolus, sous la plume des savants belges Joseph-Marie De Tilly, Paul Mansion et Ernest Pasquier, et de leurs collègues français Eugène Vicaire et Georges Lechalas.

Les nouvelles démonstrations faites à l’aube du xxe siècle, pour le cinquantième anniversaire de l’expérience de Foucault, provoquent une polémique entre les professeurs de mécanique des universités de Bruxelles et de Louvain, Ernest Pasquier et Lucien Anspach. Plus tard, le pendule de Foucault est encore l’objet d’études de professeurs de mécanique analytique à Liège, Louvain ou Mons, comme Henry Janne d’Othée, Charles-Jean de La Vallée Poussin, François Bouny et Florent Bureau.

Ainsi, bien avant d’inspirer à un célèbre sémiologue un thriller érudit et passionnant[5], le pendule de Foucault a exercé sur les savants belges une fascination durable, dont nous allons retracer les principaux épisodes. Ils montrent le rôle important joué dans ces débats par les idées d’Henri Poincaré sur les fondements de la mécanique.

L’expérience de Foucault

En janvier 1851, le physicien français Léon Foucault (1819-1868)[6]suspend dans la cave de sa maison, au 34 de la rue d’Assas à Paris, un pendule de deux mètres de long, et observe le mouvement de rotation de son plan d’oscillation. Le mercredi 8 janvier à deux heures du matin, Foucault note dans ses carnets :

[…] le pendule a tourné dans le sens du mouvement diurne de la sphère céleste. […] Le phénomène se développe avec calme, il est fatal, irrésistible. On sent, en le voyant naître et grandir, qu’il n’est pas au pouvoir de l’expérimentateur d’en hâter ni d’en retarder la manifestation.

Un peu plus tard, Foucault transpose son expérience à l’Observatoire de Paris. Ayant installé un pendule de 11 mètres de long, il convie, en termes aguichants, les académiciens à assister à sa démonstration, le 3 février 1851 :

Vous êtes invités à venir voir tourner la Terre, dans la salle méridienne de l’Observatoire de Paris.

Comme l’écrit l’astronome et physicien français Jacques Babinet (1794-1872)[7]  :

Ce fut une séance académique bien remarquable que celle où M. Arago apporta cette brillante découverte à l’Institut et en établit les importantes déductions. La rotation de la Terre est ici manifestée sans prendre pour point de mire les objets étrangers, comme les corps célestes ou les rayons du Soleil qui tracent l’heure sur un cadran. C’était une observation à domicile et ce fut même dans une cave que l’appareil pendulaire de M. Foucault, si ingénieux et si simple, fonctionna pour la première fois.

Grâce à l’intervention et à la générosité du prince-président Louis Bonaparte, un pendule de 67 mètres de long est construit au Panthéon en mars 1851, et cette fois, tous les Parisiens sont invités à venir le voir :

Avez-vous vu tourner la Terre ? Voudriez-vous la voir tourner ? Allez jeudi, et jusqu’à nouvel ordre, tous les jeudis suivants, de dix heures à midi, au Panthéon.

Ainsi s’exprime un chroniqueur scientifique à la une du National, le 26 mars 1851, en des termes qui rappellent l’invitation envoyée par Foucault aux académiciens. Si le succès de foule est incontestable, la portée pédagogique de la leçon est moins évidente. La correspondance qu’elle suscite contient cette surprenante requête :

Je serais désireux d’avoir une de vos pendules marchant par le mouvement de la Terre. Où pourrais-je me la procurer ?

Les théoriciens de la mécanique, vexés sans doute de n’avoir pas prévu le principe de l’expérience, redoublent d’énergie pour en expliquer, a posteriori, le résultat. À la suite de la communication de Foucault à l’Académie des sciences, les Comptes rendus de 1851 contiennent vingt-six notes sur le pendule, avec des signatures aussi prestigieuses que celles de Binet, Sturm, Poncelet, Bravais, Quet, Plana et Hansteen. L’explication théorique du résultat de Foucault (dans le cas des petites oscillations) est reproduite dans le traité de mécanique de l’astronome français Charles Delaunay (1816-1878), publié en 1857[8].

Les retombées belges de l’expérience de Foucault : Schaar, Houzeau de Lehaye, Pagani, Lamarle, Gilbert

L’expérience de Foucault exerce aussitôt une attraction particulière sur les savants belges. Dès 1851, le mathématicien d’origine luxembourgeoise Mathias Schaar (1817-1867)[9], alors professeur de mathématiques à l’athénée de Gand et répétiteur à l’université de la même ville, publie une note[10] qui éclaire et prolonge les travaux de Binet sur la théorie mathématique du pendule de Foucault.

La même année, l’astronome montois Jean-Charles Houzeau de Lehaye (1820-1888)[11] complète une de ses contributions à une encyclopédie populaire[12] par une note sur l’expérience de Foucault.

Lors de la restauration de l’Université catholique de Louvain en 1834, la chaire de mécanique analytique est confiée à Gaspard Pagani (1796-1855)[13], un réfugié politique piémontais. Victime de problèmes de santé et du mal du pays, Pagani interrompt dès 1839 une production mathématique jusque-là tout à fait honorable. L’expérience du pendule de Foucault le sort de sa torpeur scientifique en 1852, lui inspirant une ultime note[14].

Suivant une suggestion de Louis Poinsot (1777-1859), l’infatigable Foucault invente un autre instrument mettant en évidence la rotation terrestre, le gyroscope avec suspension à la Cardan, qu’il présente à l’Académie des sciences le 27 septembre 1852[15]. Un professeur de génie civil de l’Université de Gand, Ernest Lamarle (1806-1875)[16], a précédé Foucault dans la découverte du principe du gyroscope[17]. La propriété utilisée par Foucault, consistant en ce que les corps tournant sur eux-mêmes ont une force d’orientation qui tend à diriger leur axe parallèlement à celui de la Terre, est signalée par Lamarle dans une note, figures et calculs à l’appui, contenue dans un paquet cacheté déposé en son nom à l’Académie royale de Belgique dans sa séance du 5 avril 1851. Dès l’annonce des expériences de Foucault sur le gyroscope, Lamarle adresse à l’Académie, lors de la séance du 22 septembre 1852, une réclamation de priorité et demande l’ouverture du paquet cacheté. Son contenu confirme les dires de Lamarle et la note du pli cacheté est insérée au Bulletin de 1852[18]. La même année, Lamarle publie quelques compléments sur le sujet[19].

Philippe Gilbert (1832-1892)[20], qui succède à Pagani à l’Université de Louvain, est également un mécanicien distingué. Dans la foulée de Foucault, il invente et met au point le barogyroscope, nouvel instrument destiné à mettre en évidence la rotation de la Terre. Beaucoup plus maniable que le pendule, et d’utilisation plus facile que le gyroscope, cet appareil a l’honneur d’une description détaillée et illustrée dans le célèbre traité de mécanique de Paul Appell[21]. On doit aussi à Gilbert une savante analyse historique du problème de la rotation d’un corps solide autour d’un point fixe[22], une revue détaillée des preuves mécaniques de la rotation de la Terre[23] et un travail sur l’application de la méthode de Lagrange au mouvement relatif[24], largement cité et utilisé par Appell dans son Traité et réimprimé en 1889[25]. Gilbert a aussi publié ses leçons de mécanique[26]. Le mouvement d’un solide et le mouvement relatif occupent une partie importante du troisième livre. Le pendule et le gyroscope de Foucault y sont étudiés en détail, mais — délicatesse de l’auteur — le barogyroscope est passé sous silence.

Mais si la Terre tourne, par rapport à quoi tourne-t-elle ?

La critique de la notion de mouvement absolu : Mach, Duhamel et Maxwell

La mécanique de Newton se fonde sur la notion d’espace absolu et de mouvement absolu. L’expérience du seau tournant décrite par cet auteur semble prouver que les mouvements absolus existent bel et bien pour la dynamique[27]. Ce point de vue est combattu par le physicien et philosophe autrichien Ernst Mach (1838-1916)[28], dans un article de 1868[29], et surtout, en 1883, dans son célèbre livre sur le développement de la mécanique[30]. Cet ouvrage est traduit en français en 1904 par Émile Bertrand (1872-1929)[31], alors professeur de l’École des mines de Mons et, plus tard à l’Université de Liège[32]. Mach écrit (p. 217-225 de la traduction française) :

Personne ne peut rien dire de l’espace absolu et du mouvement absolu, qui sont des notions purement abstraites, qui ne peuvent en rien être le résultat de l’expérience. […] Les principes fondamentaux de la mécanique proviennent d’expériences sur les positions et les mouvements relatifs des corps. […] Un mouvement peut être uniforme par rapport à un autre, mais se demander si un mouvement est uniforme en soi n’a aucune signification. Parler d’un « temps absolu », indépendant de toute variation, est tout aussi dépourvu de sens […] c’est une oiseuse entité « métaphysique ». […] Il semble que Newton ait fondé sur des raisons solides sa distinction entre mouvement absolu et mouvement relatif. Si la Terre est animée d’une [rotation] absolue autour de son axe, il s’ensuit que des forces centrifuges s’y manifestent, qu’elle est aplatie, que l’accélération de la pesanteur diminue à l’équateur, que le plan du pendule de Foucault tourne, etc. Tous ces phénomènes disparaissent si la Terre est au repos et si les corps célestes sont animés d’un mouvement absolu tel que la même rotation relative en résulte. Il en est en réalité ainsi si nous prenons a priori l’espace absolu pour point de départ ; mais en restant sur le terrain des faits, on ne connaît rien d’autre que l’espace et le mouvement relatifs. Abstraction faite de ce milieu inconnu de l’espace, qui ne doit pas être considéré, on trouve que les mouvements dans le système du monde sont relatifs et les mêmes, que l’on adopte le système de Ptolémée ou celui de Copernic. Ces deux conceptions sont également justes ; la seconde n’est que plus simple et plus pratique. L’univers ne nous est pas donné deux fois, d’abord avec une Terre au repos, puis avec une Terre animée d’une rotation, mais bien une fois, avec ses mouvements relatifs seuls déterminables.

Mach conclut qu’on peut seulement affirmer que la Terre tourne par rapport aux étoiles dites fixes :

D’après moi il n’existe somme toute qu’un mouvement relatif, et je n’aperçois à cet égard aucune distinction entre la rotation et la translation. Une rotation relativement aux étoiles fixes fait naître dans un corps des forces d’éloignement de l’axe ; si la rotation n’est pas relative aux étoiles fixes, ces forces d’éloignement n’existent pas. […] Pouvons-nous fixer le vase d’eau de Newton, faire ensuite tourner le ciel des étoiles fixes, et prouver alors que ces forces d’éloignement sont absentes ? Cette expérience est irréalisable, cette idée est dépourvue de sens, car les deux cas sont indiscernables l’un de l’autre dans la perception sensible.

La même critique de l’espace absolu est formulée à la même époque, avec moins de détails, par d’autres savants. Jean-Marie Duhamel (1797-1872), ancien professeur d’analyse et de mécanique à l’École Polytechnique, écrit, aux environs de 1870[33]  :

Lorsque les distances d’un point aux différents points d’un système rigide varient, on dit que ce point est en mouvement relativement à ce système. Il est en repos relatif lorsque les distances restent constantes. Le mouvement et le repos ainsi conçus sont essentiellement relatifs : mais peut-on attacher un sens au repos ou au mouvement absolu ? Ceux qui en parlent supposent un espace sans bornes, dont tous les points ont une réalité, en quelque sorte personnelle et auxquelles ils attribuent, sans s’apercevoir du cercle vicieux, une immobilité absolue. Ils disent alors qu’un point est en repos absolu, quand ses distances aux divers points de cet espace ne changent pas ; et en mouvement absolu, quand elles varient. […] L’immobilité absolue ne peut se définir, qu’en la supposant déjà quelque part ; c’est-à-dire qu’en faisant un cercle vicieux. […] Et à quoi bon partir du relatif pour établir par induction un absolu imaginaire, d’où l’on tirerait les principes applicables au relatif qui est seul réel ? […] Le système des étoiles est le plus considérable et le moins variable qu’il soit donné à l’homme de connaître ; c’est à ce système, que l’on peut sans inconvénient considérer comme immuable, qu’il est convenable de rapporter les grands mouvements, comme ceux de la terre et des autres planètes. Mais pour tout ce qui a pour objet le travail des hommes, […] c’est au système des objets liés invariablement au globe terrestre qu’on rapport les mouvements, sauf à tenir compte ensuite, s’il le faut, du mouvement de la terre elle-même par rapport aux étoiles. […]

Comme notre point de vue choquera presque tout le monde au premier abord, nous croyons utile de l’appuyer par quelques développements. […] Il est encore sans doute des philosophes qui croient à l’existence de ce qu’on appelle l’espace absolu, indépendant de la création, qui existait avant elle, et subsisterait encore si elle était anéantie. Ils disent cet espace immobile, parce qu’il n’y aurait aucune raison pour qu’il se déplaçât d’un côté plutôt que d’un autre, et ne cherchent nullement à se rendre compte de ce qu’ils entendent par direction absolue. […] Dans nos données de la science de l’étendue, nous pensons avoir fait justice de cet être imaginaire, qu’on appelle l’espace, et de la personnalité de ses points. Pour nous, par conséquent, le repos absolu est, non plus une chose impossible à reconnaître, mais tout simplement un non-sens.

Le physicien-mathématicien écossais James Clerk Maxwell (1831-1879) exprime une opinion semblable en 1877[34]  :

L’espace absolu est conçu comme demeurant toujours semblable à lui-même et immuable. L’arrangement des parties de l’espace ne peut pas être plus altéré que l’ordre des portions de temps. […] Mais, comme il n’y a rien qui permette de distinguer une portion de temps d’une autre, si ce n’est les différents événements qui s’y produisent, il n’y a rien qui permette de distinguer une partie de l’espace d’une autre, si ce n’est sa relation à la position de corps matériels. Nous ne pouvons décrire l’instant d’un événement que par référence à un autre événement, ou la position d’un corps que par référence à un certain autre corps. Toute notre connaissance, aussi bien du temps que de la position, est essentiellement relative.

On trouvera une discussion détaillée des différents points de vue concernant les fondements de la mécanique dans l’exposé sur les principes de la mécanique rationnelle rédigé par les frères Cosserat dans l’Encyclopédie des sciences mathématiques, d’après l’article allemand de Voss[35].

La discussion des principes de la mécanique en Belgique : la controverse De Tilly-Mansion

En 1887, le général Joseph-Marie De Tilly (1837-1906)[36], professeur à l’École royale militaire de Bruxelles, préside l’Académie royale de Belgique. Il doit donc prononcer un discours à la séance publique de la Classe des sciences et choisit pour thème : Sur les notions de force, d’accélération et d’énergie en mécanique[37]. Comme mathématicien, il s’est fait connaître par des travaux sur la géométrie et la mécanique non euclidiennes et, artillerie oblige, par des recherches de balistique. En 1878 déjà, il a publié un mémoire[38] dans lequel il conteste le point de vue de Duhamel et défend l’existence de l’immobilité absolue :

Une force est la cause qui agit sur un point matériel […] pour l’empêcher, soit de rester immobile, soit de décrire une droite d’un mouvement uniforme. Mais par rapport à quoi resterait-il immobile ? Par rapport à quel système décrirait-il une droite d’un mouvement uniforme ? C’est, répondra-t-on d’abord avec Duhamel, par rapport à un système de comparaison quelconque. Nous l’admettons, mais alors il ne s’agit que des forces relatives à ce système (ou forces apparentes, comme les appellent Bour et M. Resal). N’y a-t-il rien de plus ? M. Gilbert dit que l’on a été conduit à attribuer l’immobilité au système des étoiles fixes, et c’est à ce système qu’il rapporte les mouvements absolus (et par conséquent les forces absolues). […] Il semble que […] Duhamel ait voulu dire, non seulement que l’immobilité n’existe nulle part dans l’univers matériel, mais en outre qu’il est même impossible de la concevoir et de la définir scientifiquement. Or il suffirait évidemment de la concevoir et de la définir pour pouvoir introduire en mécanique un système d’axes immatériels, invariables et immobiles, auxquels on rapporterait tous les mouvements, sans prétendre pour cela que certains points matériels partagent l’immobilité des axes. La définition d’un système immobile comprendrait deux définitions : celle d’un système sans translation et celle d’un système sans rotation. Sur le premier point, je me range à l’avis de Duhamel. Il est impossible, à l’aide des notions généralement admises, de définir un système sans translation. En translation, tout est relatif : le mouvement et le repos absolu sont indéfinissables pour nous. En rotation, il n’est est pas de même ; car si tout y était relatif, que signifieraient les expériences du corps tombant librement (mines de Freiberg), du pendule de Foucault et du gyroscope ? Qu’entendrait-on par la manifestation dynamique du mouvement diurne du globe ? La question de savoir si c’est la terre ou si c’est le système des étoiles fixes qui tourne serait une question vide de sens, si l’on ne comprenait que les mouvements relatifs. […] Évidemment, il n’en est pas ainsi. En géométrie et en cinématique, il est impossible de définir le mouvement absolu, mais les notions dynamiques, c’est-à-dire celles de masse et de force, nous en fournissent le moyen. Nous concevons que des forces s’exercent sur tel ou tel point matériel, indépendamment des mouvements que ces forces déterminent par rapport à tel ou tel système de comparaison. Nous concevons aussi qu’un point soit libre, c’est-à-dire débarrassé de l’action de toute force. […] Ayant conçu de cette manière l’existence d’un système sans rotation, par rapport auquel les lois de la dynamique sont absolument vraies, […] nous pourrons comprendre que plus ces lois s’approcheront d’être vérifiées pour un certain système invariable donné, plus ce système se rapprochera d’être un système sans rotation et à translation uniforme. […] C’est dans ce sens qu’il faut comprendre que le système des étoiles fixes est le plus immobile que nous connaissions.

Après avoir discuté les notions de force et d’énergie, De Tilly reprend ses arguments dans son discours de 1887 :

Ni dans l’un ni dans l’autre de ces auteurs [de Saint-Venant et Tait], je ne trouve rien qui se rapporte à la question du mouvement absolu, ou de l’immobilité absolue dans l’espace. Or je ne crois pas qu’il soit possible de se passer de cette idée. Le célèbre Duhamel a exprimé, à ce sujet, une opinion tout à fait contraire à la mienne.

Il discute alors le principe d’inertie et distingue trois situations :

Ou bien le principe de l’inertie se rapporte à un système invariable arbitraire, qui est simplement considéré comme immobile, par convention ; ou bien il se rapporte à un système déterminé pris dans l’univers matériel ; ou, enfin, il se rapporte à un système réellement doué de l’immobilité absolue (que l’on considère celle-ci comme notion première, ou qu’on en donne une explication).

Après avoir étudié la première hypothèse, De Tilly analyse la seconde :

Considérons donc le système des étoiles fixes. Celui-ci a été adopté, comme terme de comparaison, par des auteurs éminents, et malgré cela il est presqu’aussi inadmissible que les précédents […] Les lois dynamiques ainsi comprises ne sont plus en opposition avec l’expérience de Foucault ; mais celle-ci, au lieu d’être contradictoire, devient insignifiante. […] Que pouvez-vous en conclure ? Que la terre possède effectivement […] une rotation […] relative, par rapport aux étoiles fixes. Mais personne n’en doutait. Ce n’est pas cela qu’on est en droit de vous demander de conclure de l’expérience de Foucault. Vous devez pouvoir en conclure logiquement que la terre tourne d’une manière absolue, sans quoi votre logique, votre mécanique et votre analyse se montrent inférieures au simple bon sens de la masse du public. […] En partant, au contraire, d’un système de comparaison immobile, les conclusions deviennent rigoureuses. La terre tourne d’une manière absolue dans l’espace ; et comme la vitesse de rotation absolue que le calcul lui assigne est égale, dans les limites de l’observation, à sa vitesse de rotation relative par rapport au système invariable des étoiles fixes, nous en concluons que ce dernier est aussi, sensiblement, un système immobile. La notion d’immobilité absolue est donc, non pas inutile, comme le disait Duhamel, mais au contraire indispensable.

Un point de vue opposé est défendu par Paul Mansion (1844-1919)[39], professeur à l’Université de Gand, mathématicien éclectique qui a laissé une oeuvre variée en analyse, en géométrie non euclidienne, en théorie des probabilités et en histoire et philosophie des sciences. Dans une première note, il rejoint d’emblée Duhamel dans sa négation de l’espace absolu[40]  :

I. Relativité du mouvement. Duhamel, dans son ouvrage intitulé : Des méthodes dans les sciences de raisonnement, a prouvé que l’on ne peut considérer, en mécanique, que des mouvements relatifs par rapport à un système rigide.

À la suite des objections émises, Mansion revient sur la question en 1895[41]  :

Le R. P. Leray, et sans doute beaucoup d’autres ne partagent pas cette manière de voir. Ils regardent l’espace comme un être passif réel et fini, dans lequel sont plongés tous les corps et par rapport auquel on peut parler de mouvement et de repos absolu. […] Sans entrer à ce sujet dans une discussion métaphysique, il nous semble facile de montrer, au point de vue de la mécanique, que cette conception ne présente aucune utilité. […] La chose est presque évidente au point de vue de la mécanique physique. En effet, par hypothèse, cet espace réel est absolument inconnaissable, soit qu’on le considère dans ses parties, soit comme un tout. […] En mécanique rationnelle, […] l’on ne s’occupe que de figures idéales et de leur mouvement les unes par rapport aux autres. Si l’on suppose que ces mouvements soient déterminés par ceux de n points, on aura une description complète de ces mouvements si l’on connaît les distances mutuelles, en nombre (1/2)n(n - 1), que prennent successivement ces points. On pourra rapporter ces mouvements à un système d’axes rectangulaires déterminés par ces points ; on pourra, par une fiction de langage, donner le nom d’axes fixes au système choisi et décrire le mouvement des points, par rapport à ces axes. Mais il est clair que cette description ne contiendra rien d’essentiel de plus que la description plus abstraite où l’on fait connaître à chaque instant les distances mutuelles des n points. Puisque l’on peut décrire tout phénomène de mouvement sans recourir aucunement à l’espace réel, quelle utilité y aurait-il à l’introduire, soit en mécanique physique, soit en mécanique rationnelle, et pourquoi parler de mouvement absolu par rapport à cet espace plutôt qu’à un corps rigide quelconque ? Dans l’un et l’autre cas, les mots mouvement absolu n’ont qu’un sens conventionnel et, en réalité, tout relatif.

Ses idées ayant été de nouveau combattues, au nom cette fois de l’enseignement, par l’ingénieur français Eugène Vicaire (1839-1901)[42], Mansion[43] les réitère un an plus tard, en insistant sur le fait qu’il ne croit pas que « l’on doive séparer l’enseignement de la mécanique physique de celui de la mécanique rationnelle ».

En outre, il

ne met nullement en doute les principes de la mécanique physique. Mais, dans l’enseignement de la mécanique […] il faut distinguer plus nettement qu’on ne le fait d’ordinaire les principes purement rationnels qui sont une suite de définitions, des vérités expérimentales.

Mansion résume encore son point de vue dans une autre note en 1901[44].

Poincaré et les principes de la mécanique

Entre 1897 et 1901, le mathématicien français Henri Poincaré (1854-1912)[45] discute des principes de la mécanique dans deux articles célèbres[46]. Leur contenu est repris, dans une forme et un ordre quelque peu modifiés, au chapitre vii, « Le mouvement relatif et le mouvement absolu », de son premier ouvrage de philosophie scientifique[47]. Aucun de ces travaux ne cite Duhamel, Mach ou Maxwell — il faut dire qu’ils ne citent pas grand monde — et il est donc difficile de savoir si Poincaré a lu ces auteurs. Le mathématicien français insiste sur le caractère expérimental de la mécanique, discute la genèse de ses principes et critique les notions d’espace et de temps absolus :

Les Anglais enseignent la Mécanique comme une science expérimentale ; sur le continent, on l’expose toujours plus ou moins comme une science déductive et a priori. Ce sont les Anglais qui ont raison.[…] D’autre part, si les principes de la Mécanique n’ont d’autre source que l’expérience, ne sont-ils donc qu’approchés et provisoires ? […] La difficulté de la solution provient principalement de ce que les traités de mécanique ne distinguent pas bien nettement ce qui est expérience, ce qui est raisonnement mathématique, ce qui est convention, ce qui est hypothèse. Ce n’est pas tout :

  1. Il n’y a pas d’espace absolu et nous ne concevons que des mouvements relatifs ; cependant on énonce le plus souvent les faits mécaniques comme s’il y avait un espace absolu auquel on pourrait les rapporter.

  2. Il n’y a pas de temps absolu ; dire que deux durées sont égales est une assertion qui ne peut acquérir un sens que par convention.

  3. Nous n’avons pas l’intuition directe de la simultanéité de deux événements qui se produisent sur des théâtres différents.

  4. Notre géométrie euclidienne n’est elle-même qu’une sorte de convention de langage.

Ainsi, l’espace absolu, le temps absolu, la géométrie même […] ne préexistent pas plus à la Mécanique que la langue française ne préexiste logiquement aux vérités que l’on exprime en français.

Discutant la nature du principe d’inertie, Poincaré montre qu’il ne s’agit ni d’une vérité a priori qui s’impose à l’esprit, ni d’un fait expérimental, et propose de le remplacer par le principe suivant :

les mouvements de toutes les molécules matérielles de l’univers dépendent d’équations différentielles du second ordre,

et conclut :

cette loi, vérifiée expérimentalement dans quelques cas particuliers, peut être étendue sans crainte aux cas les plus généraux, parce que nous savons que dans ces cas généraux, l’expérience ne peut plus ni la confirmer ni la contredire.

Poincaré poursuit en discutant le principe du mouvement relatif :

On a quelquefois cherché à rattacher la loi de l’accélération à un principe plus général. Le mouvement d’un système quelconque doit obéir aux mêmes lois, qu’on le rapporte à des axes fixes, ou à des axes mobiles entraînés dans un mouvement rectiligne et uniforme. C’est là le principe du mouvement relatif.

Mais pourquoi ce principe n’est-il vrai que si le mouvement des axes mobiles est rectiligne et uniforme ? Poincaré s’arrête au cas d’une rotation uniforme :

Si le ciel était sans cesse couvert de nuages, si nous n’avions aucun moyen d’observer les astres, nous pourrions, néanmoins, conclure que la Terre tourne ; nous en serions avertis par son aplatissement, ou bien encore par l’expérience du pendule de Foucault. Et pourtant, dans ce cas, dire que la Terre tourne, cela aurait-il un sens ? S’il n’y a pas d’espace absolu, peut-on tourner sans tourner par rapport à quelque chose, et d’autre part comment pourrions-nous admettre la conclusion de Newton et croire à l’espace absolu ? […] Reprenons notre fiction : d’épais nuages cachent les astres aux hommes, qui ne peuvent les observer et en ignorent même l’existence ; comment ces hommes sauront-ils que la terre tourne ? Plus encore que nos ancêtres sans doute, ils regarderont le sol qui les porte comme fixe et inébranlable. […] Bien des difficultés cependant ne tarderaient pas à éveiller leur attention. […] Ils s’en tireraient sans aucun doute, ils inventeraient quelque chose, […] accumulant les complications, jusqu’à ce que le Copernic attendu les balaye toutes d’un seul coup, en disant : Il est bien plus simple d’admettre que la Terre tourne, […] parce qu’on exprime ainsi les lois de la mécanique dans un langage bien plus simple. Cela n’empêche pas que l’espace absolu, c’est-à-dire le repère auquel il faudrait rapporter la terre pour savoir si réellement elle tourne, n’a aucune existence objective. Dès lors, […] ces deux propositions : la Terre tourne, et : il est plus commode de supposer que la Terre tourne, ont un seul et même sens ; il n’y a rien de plus dans l’une que dans l’autre.

Isolés de leur contexte, ces propos sont considérés par les milieux conservateurs comme une justification de la condamnation de Galilée par l’Église catholique[48]  ! Des interprétations abusives de ses écrits dans la presse réactionnaire forcent plusieurs fois Poincaré à préciser sa pensée. Ainsi, on peut lire, au chapitre xi de La Science et la Réalité, son deuxième ouvrage philosophique[49]  :

Une théorie physique, avons-nous dit, est d’autant plus vraie, qu’elle met en évidence plus de rapports vrais. À la lumière de ce nouveau principe, examinons la question qui nous occupe. Non, il n’y a pas d’espace absolu ; ces deux propositions contradictoires : la Terre tourne et la Terre ne tourne pas ne sont donc pas cinématiquement plus vraies l’une que l’autre. […] Mais si l’une nous révèle des rapports vrais que l’autre nous dissimule, on pourra néanmoins la regarder comme physiquement plus vraie que l’autre, puisqu’elle a un contenu plus riche. Or à cet égard aucun doute n’est possible. […] La vérité, pour laquelle Galilée a souffert, reste donc la vérité, encore qu’elle n’ait pas tout à fait le même sens que pour le vulgaire, et que son vrai sens soit bien plus subtil, plus profond et plus riche.

Une synthèse belge : le Cours de mécanique analytique de Pasquier

Lors du décès de Gilbert en 1892, l’enseignement de la mécanique analytique à l’Université de Louvain est repris par Ernest Pasquier (1849-1926)[50], ancien élève de Mansion, appelé à Louvain en 1873 pour y organiser l’enseignement de la mécanique appliquée dans les écoles spéciales d’ingénieurs nouvellement créées. Scientifiquement, Pasquier est surtout connu pour sa traduction française du monumental Lehrbuch zum Bahnbestimmung der Cometen und Planeten d’Oppolzer[51], et pour son rôle dans le problème de l’unification de l’heure dans les pays occidentaux.

Poursuivant la tradition gilbertienne, Pasquier publie en 1901, à Louvain et Paris, le premier tome de ses leçons de mécanique (une version reprographiée a paru en 1897). Cet ouvrage[52] se distingue de celui de Gilbert par une longue introduction à la théorie des vecteurs, encore naissante à l’époque, et par une discussion serrée des principes de la mécanique, influencée sans aucun doute par les joutes plus ou moins courtoises entre Mansion, De Tilly et Vicaire dans les journaux de la Société scientifique de Bruxelles, et par la lecture des travaux de Mach, Hertz, Helmholtz, Andrade, Poincaré, Boltzmann, Painlevé et Hadamard.

Charles-Jean de La Vallée Poussin, qui succède à Pasquier dans l’enseignement de la mécanique analytique à Louvain, insiste sur ce point dans la notice nécrologique de son prédécesseur[53]  :

Ce traité de mécanique est remarquable à plusieurs points de vue, mais surtout par l’importance qui y est attachée à l’exposition des principes. Ils s’y trouvent analysés avec une conscience, un souci d’exactitude et d’objectivité. […] Il suffit de rappeler les polémiques qu’il soutint autrefois sur la relativité du mouvement et la clarté avec laquelle il dévoilait la tare des conceptions métaphysiques sur lesquelles on prétendait appuyer la réalité d’un mouvement absolu. D’ailleurs les aptitudes philosophiques de Pasquier le portaient tout naturellement à s’intéresser à ce genre de questions. N’apporta-t-il pas sa savante collaboration à l’Institut Supérieur de Philosophie fondé par l’illustre Cardinal Mercier ?

Voici quelques remarques de Pasquier sur les fondements de la mécanique[54]  :

Tels que nous les entendons, ces principes sont expérimentaux et concernent les forces physiques ; ce sont des postulats qui ne peuvent même être qu’indirectement vérifiées. Avec Duhamel, MM. Poincaré, Duhem, Mansion, etc., nous estimons que nous ne pouvons constater que des mouvements relatifs et que, comme l’a montré M. Poincaré, quand un phénomène comporte une explication mécanique, il en comporte une infinité. De toutes ces explications, la plus simple, qui est souvent aussi la plus féconde, est généralement considérée comme la vraie explication du phénomène. Par exemple, quand on étudie l’ensemble des mouvements des corps de notre système solaire, on arrive à l’explication la plus simple en regardant le soleil comme immobile et en rapportant les mouvements à ce que nous avons appelé le solide stellaire ou axes absolument fixes : dans ces conditions, les mouvements constatés obéissent aux lois de Kepler ou mieux à la gravitation universelle découverte par Newton. […] Ce que nous venons de dire de la gravitation peut se répéter pour la rotation de la terre : les choses se passent comme si cette rotation existait en même temps que la gravitation, mais aucun phénomène mécanique ne peut en démontrer la réalité physique.

Dans le chapitre premier, « Considérations générales sur la mécanique », Pasquier écrit :

Les mouvements que nous pouvons constater sont essentiellement relatifs ; en d’autres termes le mouvement dépend du corps de repère, du corps considéré momentanément comme fixe.

Dans le chapitre vi, « Sur ce qu’on est convenu d’appeler les principes fondamentaux de la mécanique », il remarque :

[…] ces principes sont expérimentaux. D’après nous on doit les considérer comme des lois ou des hypothèses de mécanique physique, dont l’introduction dans la science a pour résultat de simplifier l’exposition des phénomènes de la nature et de rendre cette exposition conforme, non seulement à la réalité subjective des choses, mais peut-être même, dans beaucoup de cas, à leur réalité objective. […] Ces principes sont donc de ces lois auxquelles on ne peut avoir une confiance absolue et qu’on doit être disposé à abandonner le jour où les conséquences qu’on en déduit logiquement seraient sûrement en contradiction avec l’expérience ou l’observation. […] Les principes fondamentaux sont partiellement vérifiés dans le cas où les mouvements et les forces sont rapportés à des axes n’ayant par rapport au solide stellaire qu’une accélération insensible.

Tradition belge oblige, le livre de Pasquier fait la part belle au mouvement relatif :

Quand on étudie les mouvements des planètes ou les mouvements des corps placés à la surface de la terre en partant de la loi de gravitation, il y a lieu de remarquer, dès l’origine, que la rotation des corps du système solaire existant par rapport au système stellaire, cette rotation doit nécessairement exister aussi par rapport aux axes absolument fixes : faute de faire cette remarque, des phénomènes comme celui de la déviation des corps pesants ou du genre de ceux que présentent le pendule et le gyroscope de Foucault, sont considérés, par beaucoup d’auteurs, comme des preuves matérielles du mouvement réel de la rotation de la Terre, tandis que, d’après nous, ces phénomènes de rotation par rapport aux axes absolument fixes ne sont que la conséquence immédiate de la rotation bien connue de la Terre par rapport aux étoiles.

Le tome I se termine par un paragraphe intitulé « Sur certains phénomènes mécaniques résultant de l’existence simultanée de la gravitation universelle et de la rotation de la Terre ». Pasquier cite longuement le mémoire de Gilbert sur les Preuves mécaniques de la rotation de la Terre, mais il s’en démarque en concluant :

Aussi n’aurions-nous pas adopté l’en-tête que Gilbert a cru devoir donner à l’article, d’ailleurs excellent auquel nous avons renvoyé ci-dessus et qui a paru dans la Revue des Questions Scientifiques de 1882 : cet en-tête semble faire croire que les phénomènes mécaniques qui y sont étudiés prouvent péremptoirement la rotation de la Terre et qu’avant la connaissance de ces phénomènes on ne possédait pas de semblables preuves. C’est là une manière de voir généralement accréditée, mais que nous considérons comme erronée : pour nous, nous estimons que la rotation du ciel étoilé, constatée de tous temps par une observation quotidienne, prouve au moins aussi bien que ces phénomènes mêmes, la rotation de la Terre par rapport au solide stellaire. Quant au point de savoir si la Terre doit être regardée comme tournant réellement dans l’espace, nous dirons d’abord que, pour quelques-uns, une semblable question n’a pas de sens et qu’elle ne peut être résolue par le mathématicien, la mécanique ne pouvant, de sa nature, que constater des mouvements relatifs. Nous pensons toutefois, comme nous l’avons maintes fois fait remarquer, que si l’ensemble des phénomènes d’un ordre déterminé peut être interprété de plusieurs manières, l’esprit humain considère naturellement l’interprétation la plus simple comme étant aussi la plus satisfaisante et même comme étant la seule conforme à la réalité objective des choses.

Pasquier est bien préparé à célébrer le cinquantenaire de l’expérience du pendule de Foucault.

Le cinquantenaire de l’expérience de Foucault et la controverse Pasquier-Lechalas

Le 22 octobre 1902, la Société astronomique de France célèbre le cinquantième anniversaire de l’expérience du pendule de Foucault, en la reproduisant au Panthéon, à peu près dans les conditions primitives. Plus de deux mille personnes se pressent dans la nef, et le parterre de personnalités est impressionnant. Le ministre de l’Instruction publique, M. Chaumié, est accueilli par une brochette de notables, dont Camille Flammarion, Henri Poincaré (alors président de la Société astronomique de France), le général Bassot (président du Bureau des longitudes), Bouquet de la Grye (président de l’Académie des sciences), Janssen (doyen de l’Académie des sciences), Roujon, Nénot et Deslandres. Dans l’enceinte, on remarque la présence de savants comme Loewy, Darboux, Lippmann, Painlevé, Cailletet, Guillaume, l’abbé Moreux, ainsi que celle d’artistes comme Saint-Saëns, Bartholdi et Rodin, et de membres de la famille de Foucault. Dans son discours d’ouverture, l’astronome Camille Flammarion affirme avec emphase :

La plus magnifique leçon d’Astronomie populaire qui ait jamais été donnée au grand public est assurément l’expérience mémorable faite ici même, il y a un demi-siècle, par Léon Foucault. C’était la démonstration pratique, évidente, majestueuse, du mouvement de rotation de notre globe.

Il ajoute :

La base de notre moderne connaissance de l’univers, c’est ce fait si simple et si peu apparent en lui-même du mouvement de la Terre. […] La preuve est affirmée depuis longtemps par le raisonnement. […] Ou bien c’est le ciel qui tourne de l’Est à l’Ouest ; ou bien c’est notre globe qui tourne sur lui-même en sens contraire. Dans le premier cas, il faut supposer les corps célestes animés de vitesses proportionnelles à leurs distances. […] Et cette rotation fantastique devrait s’accomplir autour d’un point minuscule ! Poser ainsi le problème, c’est le résoudre […] Le mouvement de rotation diurne de la Terre est une certitude. […] L’expérience directe n’est pas nécessaire, elle est curieuse, et elle a le grand avantage de parler aux yeux en mettant en évidence un mouvement dont nous sommes certains, mais que nous ne pouvons observer directement, puisque nous sommes entraînés avec lui. […] Le principe de mécanique sur lequel cette expérience est fondée est que le plan dans lequel on fait osciller un pendule reste invariable, lors même que l’on fait tourner le point de suspension du pendule.

Ces paroles sont rapportées dans le compte rendu officiel de la cérémonie[55]. Elles sont loin de convaincre tout le monde dans la savante Société, puisque la livraison de janvier 1903 du même Bulletin reproduit l’article anonyme[56] d’un « polytechnicien sceptique », dont la conclusion est la suivante :

Au point de vue des calculs astronomiques, peu importe que ce soit la Terre ou le monde céleste qui tourne : la science étudie les mouvements relatifs de l’un par rapport à l’autre et cela lui suffit.

La réponse de Flammarion, nettement moins emphatique que son discours, n’apporte guère d’élément neuf :

Cette expérience est une simple confirmation, un fait matériel qui parle à tous les yeux, un complément, un point sur un i.

Cette discussion attire l’attention de Pasquier, qui y consacre aussitôt un article[57]. Le savant louvaniste se place d’emblée dans le camp du « polytechnicien sceptique », estimant que l’expérience du pendule de Foucault ne prouve pas ce qu’on veut lui faire prouver. Il ajoute :

L’explication erronée que nous combattons, mais très accréditée, nous vient surtout de la capitale de la France, où ont eu lieu, il est vrai, les expériences les plus retentissantes sur le pendule. Dans ces conditions, nous pensons ne pouvoir mieux faire que de montrer qu’à Paris même, il existe bien d’autres sceptiques que le polytechnicien anonyme de l’Illustration et que de ce nombre sont les hommes les plus compétents.

Rappelant tout d’abord que, « quand on parle de mouvement, on commet un non-sens si l’on n’ajoute pas par rapport à quels corps on considère le mouvement », Pasquier rappelle l’insistance mise sur la relativité du mouvement par les Programmes officiels d’enseignement français et par le récent ouvrage de mécanique d’Appell et Chapuis[58]. Il invoque ensuite les discussions de Poincaré sur l’espace absolu mentionnées plus haut, et conclut :

Ainsi, d’après MM. Appell, Chapuis et Poincaré, dont personne ne contestera la compétence, quand on dit que l’expérience du pendule de Foucault est une preuve de la rotation de la Terre, on parle d’une façon inintelligible, parce que « quand on dit qu’un corps est en repos ou en mouvement, cette proposition n’a aucun sens si l’on n’indique pas quels sont les autres corps par rapport auxquels on définit le repos ou le mouvement ».

Mais alors, quelle conclusion convient-il de tirer des expériences de Foucault ? Celle de Pasquier est la suivante :

Les observations de Tycho Brahé […] supposent que […] les mouvements des planètes sont rapportés à l’ensemble des étoiles considéré comme fixe et que, pour abréger, nous appelons le solide stellaire. La gravitation universelle […] n’est à son tour établie que mathématiquement et si l’on considère les mouvements par rapport à ce même solide stellaire. C’est encore quand on rapporte ce mouvement à ce solide qu’on peut dire que la Terre tourne sur elle-même. Ce double fait de la rotation de la Terre et de la gravitation universelle par rapport au solide stellaire est connu depuis Newton, et pas n’était besoin de phénomènes observés à la surface de la Terre pour convaincre les plus incrédules. La déviation du plan d’oscillation du pendule, constatée en 1851, était certes un phénomène nouveau, mais sa constatation ne doit être considérée que comme une conséquence de lois antérieurement connues. […] Ce nouveau genre de preuves a cependant, il faut le reconnaître, ajouté quelque chose à nos connaissances concernant la gravitation et la rotation de notre globe : elles ont mieux fait connaître l’influence relative de cette gravitation et de cette rotation sur les mouvements de points placés à sa surface. […] Si la masse de la Terre avait été suffisamment moindre ou la vitesse de rotation suffisamment plus considérable, […] l’effet de l’attraction de la Terre sur les corps placés à sa surface eût pu devenir insensible devant les effets de la rotation du globe.

L’article de Pasquier suscite à son tour une réaction de l’ingénieur français Georges Lechalas[59], un fidèle collaborateur de la Revue des questions scientifiques, à qui l’on doit en particulier une critique des idées de Poincaré[60]. La note de Lechalas est suivie d’« Observations » de Pasquier[61]. Lechalas remarque que les discours au Panthéon

sont critiqués au point de vue des idées bien connues de M. Poincaré, idées qui du reste sont loin de lui appartenir spécialement mais à l’expression desquelles il a su donner un ton et une forme très caractéristiques.

Il poursuit en affirmant :

Nous sommes bien loin de songer à contredire M. Pasquier, […] car nous avons plus d’une fois combattu l’idole métaphysique de l’espace et du mouvement absolus ; mais il nous semble que l’école de M. Poincaré dénature le véritable caractère de l’ordre de questions auquel se rattache le débat sur la rotation de la terre.

Son argument est le suivant :

À un point de vue purement pratique, il est très vrai que le choix du système d’axes auxquels on rapporte les mouvements doit simplement être fondé sur des raisons de commodité. […] Mais, si l’on veut envisager philosophiquement la question, il est indispensable de se bien rendre compte de la différence capitale qui existe entre les axes liés aux étoiles fixes et tous les autres. […] Celui qui, en métaphysique, admet l’existence d’un espace absolu est fondé à déclarer que la découverte d’un système d’axes réalisant de telles simplifications dans la mécanique de l’univers fait connaître, à une translation uniforme près, le mouvement absolu. […] Le fait même que, a priori, on puisse affirmer la subordination nécessaire de cette simplicité à un choix spécial des axes montre que, si l’Auteur de la nature a voulu faire une oeuvre intelligible, pour ainsi dire, il n’a pu le faire que par rapport à des axes déterminés. D’où l’on doit conclure que cette subordination est absolument indépendante de l’hypothèse d’un mouvement absolu. En même temps d’ailleurs ressort la haute portée de la découverte d’un tel système d’axes, à quelque hypothèse qu’on se rattache, tandis que, pour M. Poincaré, elle n’a qu’un simple intérêt de commodité.

Lechalas rappelle qu’il a discuté ces questions dans un livre récent[62], avant de conclure :

Les orateurs du Panthéon ont pu avoir le tort d’adopter la thèse métaphysique de l’espace absolu et surtout de l’admettre implicitement, comme le grand public auquel ils s’adressaient ; mais, ce faisant, ils se plaçaient au point de vue même de Galilée et de ses contradicteurs et donnaient, somme toute, une plus exacte impression de ce grand drame historique que ne l’eussent fait des élèves de M. Poincaré. Tout ce qu’on peut leur reprocher est de n’avoir pas discrètement indiqué qu’il y a, sous le problème scientifique, un problème métaphysique que leur langage populaire tranchait implicitement.

Dans ses « Observations », Pasquier marque son accord avec Lechalas sur bien des points, mais ne peut le suivre dans ses remarques sur le discours du Panthéon :

Ces discours, à mon avis, ont le tort, non seulement, comme le reconnaît M. Lechalas, d’adopter implicitement un point de départ inexact, le mouvement absolu, mais encore de fausser l’esprit par des raisonnements manquant de rigueur ou fondés sur des prémisses non établies (comme c’est le cas pour l’invariabilité du plan du pendule). C’est précisément parce que le grand public ne se fait pas une idée exacte des choses qu’il fallait, au lieu d’abonder dans son sens, profiter de l’occasion pour lui dessiller les yeux « discrètement » ou non, peu importe.

Le pendule de Foucault du palais de justice de Bruxelles et la controverse Anspach-Pasquier

Les écrits de Pasquier provoquent aussi la réaction de Lucien Anspach (1857-1915)[63], professeur à l’Université libre de Bruxelles, un ingénieur civil, qui enseigne la mécanique appliquée et la stabilité des constructions à la faculté polytechnique et assure, de 1895 à 1914, le cours de mécanique dans cette faculté et celle des sciences. On se souvient de l’antagonisme philosophique entre les Universités de Louvain et de Bruxelles, cette dernière ayant été créée en 1834 par les milieux laïques, en réaction à la réouverture de l’université catholique. L’article[64] veut réagir

aux polémiques dans lesquelles des hommes instruits, des savants, révoquent en doute la réalité du mouvement de la Terre. […] Les polémiques […] se sont produites à l’occasion du renouvellement de l’expérience du pendule de Foucault.

L’auteur rappelle l’expérience renouvelée au Panthéon, et celle réalisée au palais de justice de Bruxelles, le 5 avril 1903, par MM. Dony et Goldschmidt, de l’Université de Bruxelles, qui distribuent, à cette occasion, une brochure intitulée « Notes sur l’expérience de Foucault démontrant la rotation de la Terre ». Il rappelle aussi que les termes de cette brochure, teintés d’anticléricalisme, ont provoqué une querelle entre les journaux belges Le xxesiècle, catholique, et La Chronique. Mais ce qui apparaît plus grave aux yeux de l’auteur est la réaction du « polytechnicien sceptique », et surtout celle de Pasquier dans sa note « À propos du pendule de Foucault », analysée plus haut. Les arguments d’Anspach sont assez faibles. Sa réponse à la célèbre affirmation de Poincaré :

L’espace absolu, c’est-à-dire le repère auquel il faudrait rapporter la Terre pour savoir si réellement elle tourne, n’a aucune existence objective. Dès lors, cette affirmation : « La Terre tourne » n’a aucun sens puisqu’aucune expérience ne permettra de la vérifier

se résume à un argument ad hominem :

Détail piquant : M. Poincaré prêtait, en sa qualité de président de la Société astronomique de France, l’appui de son autorité à la mémorable séance dans laquelle M. Flammarion, se fondant sur les données indiscutables de la science, proclamait que la rotation de la Terre est démontrée.

Anspach, plus loin, se permet

d’opposer ou du moins de formuler au système de M. Poincaré une objection ou du moins, de formuler une question : De ce que l’espace absolu nous est inconnu, est-il permis de conclure qu’il n’existe pas ?

tout en concluant curieusement :

Le raisonnement de M. Poincaré nous paraît exact en ce sens que s’il n’y a pas d’espace absolu, il faut conclure logiquement à la non-existence de la rotation. Et c’est précisément parce que la rotation est une réalité incontestable, que l’on est amené à conclure à la réalité de l’espace absolu.

L’auteur cherche alors d’autres preuves de l’existence de l’espace absolu dans des considérations, aussi obscures qu’audacieuses, liées à l’évolution de l’univers :

La conception d’une quantité infinie de matière immobile répandue dans l’espace depuis un temps infini, n’implique-t-elle pas l’existence objective de l’espace absolu, ayant comme corollaire le mouvement absolu, et le repos absolu ?

Anspach développe d’autres arguments peu convaincants, mêlés d’affirmations péremptoires comme :

Dire que la Terre tourne, c’est proclamer une vérité scientifique. Dire que les étoiles tournent autour de la Terre, c’est formuler une hérésie. Et cette double proposition subsiste alors même que l’on aura fait aux adversaires de la rotation de la Terre les plus larges concessions, alors même qu’on leur aura accordé l’inexistence de l’espace absolu, l’inexistence de la vitesse.

La conclusion d’Anspach montre le véritable terrain sur lequel il a placé le débat :

Et de même, la question de la rotation de la Terre serait indifférente : il serait scientifiquement vrai que la Terre tourne et qu’elle ne tourne pas. Et ce serait pour une question indifférente que le pape Urbain VIII aurait jeté Galilée en prison, après l’avoir contraint à la plus humiliante abjuration ! La tâche des théologiens est lourde. Il ne leur suffit pas de prouver que la Terre tourne tout en restant immobile. Aussi longtemps qu’ils n’auront pas établi que c’est Galilée qui a persécuté les papes, ils n’auront point réhabilité l’Église.

La réponse de Pasquier[65] est un modèle de clarté, de modération et de science. Il commence par invoquer Appell, Duhamel et Mach pour appuyer la thèse de l’inutilité de la notion du mouvement absolu comme base de la mécanique et de l’astronomie. Ensuite, il s’attelle à une discussion critique des principes fondamentaux de la mécanique, en citant largement Appell, Picard et Mach, et en insistant sur le fait que

d’après les hommes les plus éminents de l’époque et contrairement à l’opinion de M. Anspach, les principes de la mécanique […] sont pratiquement vrais, comme la gravitation et la rotation de la Terre, par rapport à des axes n’ayant qu’une accélération insensible relativement au solide stellaire. Les forces à considérer dans chaque cas particulier doivent, en conséquence, se rapporter au même solide stellaire.

Il ajoute, conciliant :

Ceux qui adoptent l’espace absolu […] opèrent comme si l’espace absolu n’était pas distinct du solide stellaire : dans ces conditions nous devons évidemment tous, absolutistes et relativistes, être pratiquement d’accord. Mais quelle différence dans les procédés, au point de vue philosophique !

Une fois n’est pas coutume, le relativiste est dans le camp des catholiques et l’absolutiste dans celui des libres-penseurs. Pasquier répond ensuite, point par point, aux arguments d’Anspach en montrant que la plupart d’entre eux utilisent des lois de la mécanique et de la gravitation dans des systèmes de référence où elles ne s’appliquent pas. Sa conclusion est la suivante :

La question en litige […] n’est nullement, comme il le dit, de la compétence d’élèves de l’enseignement primaire. […] Ce sont les principes mêmes de la mécanique qui sont en discussion, car la question à résoudre est surtout de savoir à quels axes se rapportent ces principes. Aujourd’hui, les affirmations des hommes les plus illustres, de Newton, par exemple, sont passées au crible d’une critique sévère et des esprits qui comptent parmi les plus éminents […] : Poincaré, Appell, Duhem, Mach, Mansion, etc., sont d’accord pour rejeter la notion de l’espace absolu admise par Newton comme base de la science, et pour attribuer mathématiquement aux mouvements observés un caractère purement relatif. Cela n’empêche pas ces savants et beaucoup d’autres de reconnaître que, parmi les interprétations diverses dont un même phénomène est susceptible, il en est qui s’imposent en quelque sorte par leur extrême simplicité et leur fécondité incomparable. De ce nombre sont certainement la loi de la gravitation universelle et les principes de la mécanique. Or, et ce point est fondamental, qui adopte cette loi et ces principes par rapport à certains axes admet, par le fait même, la rotation de la Terre par rapport aux mêmes axes ! […] En constatant la co-existence de la rotation de la Terre avec la loi de la gravitation et les principes de la mécanique, j’ai fourni à mon contradicteur, en faveur de cette rotation, un argument qu’il ne soupçonnait pas et qui doit cependant avoir, aux yeux de tous, une importance capitale.

Tout cela n’empêche pas l’Université libre de Bruxelles de célébrer le soixante-quinzième anniversaire de sa fondation, le 21 novembre 1909, en conférant à Henri Poincaré le titre de docteur honoris causa, et de graver à jamais sur un de ses murs un extrait du magnifique discours qu’il prononce à ces fêtes :

La pensée ne doit jamais se soumettre, ni à un dogme, ni à un parti, ni à une passion, ni à un intérêt, ni à une idée préconçue, ni à quoi que ce soit, si ce n’est aux faits eux-mêmes, parce que, pour elle, se soumettre, ce serait cesser d’être.

Les contributions belges ultérieures

Dans la première moitié du xxe siècle, les « preuves » de la rotation de la Terre continuent à passionner les mathématiciens et les mécaniciens belges, et leur philosophie reste unanimement poincaréenne. Ainsi, Henry Janne d’Othée (1884-1966), répétiteur à l’Université de Liège, où il deviendra professeur de physique mathématique et de mécanique analytique, se livre en 1911, devant la Société scientifique de Bruxelles, à une critique détaillée du principe de tendance des rotations au parallélisme de Foucault[66]. En 1913, il conclut comme suit une description des nouvelles expériences relatives à la démonstration mécanique de la rotation de la Terre[67]  :

Est-il nécessaire de faire remarquer, une fois de plus, aux lecteurs qui ont eu le courage de nous suivre jusqu’au bout, combien est relatif le caractère des preuves, tant cinématiques que dynamiques, que les expériences mécaniques apportent en faveur de la rotation de la Terre ? Il ne s’agira jamais que de la rotation de notre globe vis-à-vis du solide stellaire, et nullement de rotation absolue. D’ailleurs l’espace absolu (au sens newtonien du mot), même s’il est plus qu’une simple abstraction, n’est pas une notion qu’il est nécessaire d’introduire en Mécanique.

En 1932, le grand mathématicien louvaniste Charles-J. de La Vallée Poussin (1866-1962)[68] consacre une note[69] à la théorie mathématique du pendule de Foucault. Il ne suppose pas les oscillations infiniment petites et traite le problème par des procédés analytiques différents de ceux utilisés par le comte Magnus Louis Marie de Sparre (1849-1933)[70]. La Vallée Poussin obtient de cette manière l’expression analytique des éléments périodiques de l’oscillation et pousse plus loin que de Sparre l’étude de leur stabilité. Auparavant, il a publié à Louvain et Paris ses leçons de mécanique[71]. Si la discussion des principes prend beaucoup moins de place que chez Pasquier, la dynamique du solide et l’étude des effets gyroscopiques occupent plus de cent vingt pages des Leçons. Le barogyroscope de Gilbert y est décrit, illustré et analysé en détail.

En 1946, Florent Bureau (1906-1999)[72], professeur à l’Université de Liège, revient à la théorie mathématique du pendule de Foucault et du gyroscope. Dans une première note[73], il substitue, à la projection du pendule sur le plan formé par la tangente au méridien et la tangente au parallèle, un mobile fictif régi par les équations linéarisées. Deux articles sur le gyroscope[74] exposent l’approche utilisée dans ses leçons de mécanique à l’Université de Liège[75], qui consacrent de nombreuses pages à l’expérience du pendule de Foucault, et à l’utilisation du gyroscope et du barogyroscope dans la démonstration de la rotation de la Terre.

François Bouny (1885-1965)[76], professeur de mécanique rationnelle à la faculté polytechnique de Mons, publie son cours dans les années vingt[77]. Dans le premier tome (p. 209-210), il présente, comme Appell, les principes de mécanique « en suivant la méthode, aujourd’hui classique, de MM. Mach et Blondlot ».

Le tome II accorde une place importante à l’étude du mouvement relatif (chap. ix). En particulier, pour étudier le pendule de Foucault, Bouny utilise la méthode de l’observatoire auxiliaire de Junius Massau (1852-1909)[78]. Ce futur professeur à l’Université de Gand a introduit cette méthode en 1874, dans un mémoire couronné au Concours universitaire, en réponse à une question sur la théorie du gyroscope. Massau la reprend dans son Cours de mécanique autographié, un ouvrage novateur qui fait appel, dès 1879, au calcul vectoriel. En 1945, Bouny revient, devant la Société belge d’astronomie, sur les preuves mécaniques de la rotation de la Terre[79], et conclut sa conférence en parfaite conformité avec les idées de Mach et de Poincaré :

Demandons-nous d’abord ce que signifie la phrase qui paraît si simple : la Terre tourne. […] S’il n’y avait qu’un seul point différencié dans l’espace, rien ne nous permettrait de définir sa position et, par suite, son mouvement. […] Dans l’espace pur, considéré comme partout identique à lui-même, rien ne permet de définir le mouvement d’un système isolé. Il n’existe donc que des mouvements relatifs. La phrase : « la Terre tourne » ne prend de signification cinématique concrète que si nous donnons le repère par rapport auquel cette rotation s’effectue. À ce propos, on peut dire, comme le remarque H. Poincaré, qu’il suffit d’observer le mouvement diurne des constellations par rapport à nous, pour en conclure que la Terre tourne par rapport à ces constellations. Mais, nous dira-t-on, la mécanique ne parle-t-elle pas de rotation absolue de la Terre et des expériences telles que celles de Foucault ne donnent-elles pas justement des preuves mécaniques de cette rotation absolue ? Nous avons montré qu’il n’existe, à proprement parler, que des mouvements relatifs. Les mots mouvement absolu ne peuvent avoir qu’un sens conventionnel. La mécanique classique va nous permettre de définir, jusqu’à un certain point, ce sens conventionnel.[…] On peut alors se proposer de chercher le système de comparaison pour lequel les principes de la mécanique sont rigoureusement applicables. C’est ce système de comparaison, s’il existe, qui définira conventionnellement le repos absolu. Le repos et le mouvement absolus seront, par définition, le repos et le mouvement par rapport au repère pour lequel les mouvements s’effectuent en conformité avec les principes fondamentaux de la mécanique énoncés sous leur forme classique. Ce choix conventionnel du repos absolu a pour but de donner à la mécanique une forme aussi simple que possible. Il est donc dicté, comme l’a fait remarquer H. Poincaré, par une simple raison de « commodité ». Il serait abusif d’attacher aux mots mouvement ou repos absolu employés en mécanique un autre sens que le sens conventionel que nous venons de lui donner. […] Cela signifie donc simplement que la Terre tourne par rapport à des axes relativement auxquels les principes fondamentaux de la mécanique sont pratiquement applicables. Ou encore, que la Terre tourne par rapport à tout système de références de Galilée. Ces preuves nous confirment aussi que l’ensemble moyen des étoiles dites fixes constituent, à très peu près, l’un de ces systèmes de Galilée ainsi que le demande la Mécanique céleste.

Le centenaire de l’expérience du pendule de Foucault est célébré en Belgique, le 8 mai 1951. En collaboration avec Charles Platrier, professeur à l’École polytechnique de Paris, François Bouny reproduit la célèbre expérience dans la grande salle du palais de justice de Bruxelles. La portée de la démonstration est expliquée, en présence des princes royaux, par les deux organisateurs. En 2001, le cent cinquantième anniversaire de l’expérience de Foucault voit refleurir les pendules dans différentes villes de Belgique. Signe des temps, des églises et des universités leur offrent l’hospitalité, et aucune controverse ne ternit l’anniversaire. Les savants sont peut-être devenus plus sages, à moins qu’ils n’aient trouvé de nouvelles arènes pour s’affronter.

Épilogue

Dans Le Journal de la Science, qui jalonne l’ouvrage collectif 200 ans de science, 1789-1989[80], Jean Dhombres, donne, sous le titre « Paris. Mai 1851. La Terre tourne ! », une brève description de l’expérience de Foucault, assortie d’une discussion de son interprétation aussi remarquable qu’anachronique :

À la demande du Président Louis Napoléon Bonaparte, le physicien Léon Foucault, qui n’a que trente-deux ans, vient de réaliser sous la coupole du Panthéon, une expérience spectaculaire. Un pendule de 28 kg attaché au sommet de la voûte oscille au bout d’un fil de 67 m et on peut constater le lent pivotement du plan d’oscillation autour de la verticale du point d’attache. Cette expérience qui fait suite à deux autres de dimensions plus modestes a pour but d’apporter par les moyens de la physique une preuve tangible et irréfutable du mouvement de rotation de la Terre. M. Foucault y parvient-il ? La réponse à cette question est longue et difficile et nous ne saurions la développer ici. Disons simplement que cette expérience démontre seulement que la Terre est en rotation par rapport à un référentiel défini par son centre et des directions d’étoiles, lequel peut, en l’occurence, faire figure de référentiel galiléen. Mais considérer qu’il s’agit là d’un mouvement absolu n’est qu’une interprétation purement conventionnelle. C’est uniquement par le biais de cette convention trop souvent passée sous silence que le pendule de Foucault peut produire une « démonstration » de la rotation de la Terre et que la mécanique peut, plus généralement, appuyer la thèse de Copernic.

Le dernier mot semble dit. Pourtant, à l’occasion d’une récente réédition, au Panthéon, de l’expérience de Foucault[81], Le Monde du 6 octobre 1995 titre encore « L’expérience de physique prouvant la rotation de la Terre doit être reproduite, ce jeudi, au Panthéon » et le style de l’article renoue avec le ton triomphal de 1851 et de 1902 :

Aujourd’hui, le globe de Foucault va, une fois encore, y montrer le mouvement de la Terre. Ce n’est sans doute pas inutile, lorsqu’on se souvient qu’un récent sondage révélait que plus de 10% des Français ne savent toujours pas que la Terre tourne autour du Soleil.

On doute que le pendule de Foucault leur soit d’une quelconque utilité.

Cent ans après la publication de La Science et l’hypothèse, ces rotations et ces révolutions, réelles ou non, peuvent encore faire perdre la tête.