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Ma présentation se fera sous deux angles. D’abord, nous allons examiner comment les citoyens peuvent s’organiser, dans le contexte actuel de concentration des médias, pour avoir de l’information et des sources d’analyse diversifiées. Ensuite, nous allons considérer comment chacun et chacune d’entre nous peut partager l’information et les analyses qu’il a entre ses mains, autrement dit, accomplir notre devoir de faire circuler nous aussi, dans nos milieux respectifs, l’information et les analyses que nous détenons. Je vous précise d’entrée de jeu que l’on m’a demandé un témoignage personnel, à partir de mes pratiques.

La communication est un phénomène à plusieurs voies, de haut en bas (c’est le processus – hélas ! – le plus habituel), mais aussi de bas en haut et de bas en bas. Il faut acheminer vers les instances de pouvoir les perceptions et les revendications d’en bas et faire circuler entre nous, de bas en bas, nos analyses et nos perceptions. À la fin des années 1960, alors que Roméo Bouchard, l’actuel président de l’Union paysanne québécoise, dirigeait le Quartier Latin, le journal des étudiants de l’Université de Montréal, une couverture du journal disait : « Si tu me dis ce qui se passe chez vous et si je te dis ce qui se passe chez nous, ça risque de changer partout. » Cette stratégie est toujours pertinente.

Comment s’informer

Commençons donc par des moyens concrets de s’informer, en mettant l’accent sur deux outils essentiels. D’abord, il existe plusieurs petites revues militantes et petits journaux militants. J’en mentionne deux, pour illustrer mon propos. D’une part, la revue Combats, publiée courageusement par un noyau de professeurs du Cégep de Lanaudière, dont entre autres Louis Cornellier, critique des essais québécois dans Le Devoir du samedi. D’autre part, la revue française Transversales Science-Culture, à laquelle on peut s’abonner par l’intermédiaire du Centre de formation populaire (CFP). Il est important que nous soyons abonnés au plus grand nombre possible de ces petites revues et de ces petits journaux. Ils ont besoin de notre contribution financière solidaire pour survivre et se développer. Abonné pour ma part à une quinzaine de revues et journaux plus ou moins marginaux, j’aimerais être abonné à un plus grand nombre. On y trouve beaucoup d’informations et d’analyses originales. La dénonciation vigoureuse de la concentration des grands médias n’est pas suffisante : il faut mettre personnellement la main à la pâte dans la mesure de nos moyens.

Ensuite, il y a, bien sûr, Internet. Il existe une grande quantité de sites progressistes. Comment les rejoindre ? Vous cliquez par exemple sur une centrale syndicale. Vous allez voir la section « liens ». Les suggestions intéressantes fourmillent. Vous enregistrez les signets. Vous continuez. Une heure plus tard, de site progressiste en site progressiste, vous avez une centaine de sites intéressants, au plan national et international. Les organisateurs communautaires des Centres locaux de services communautaires (CLSC), à travers notre association, le Regroupement québécois des intervenantes et intervenants en action communautaire (RQIIAC), nous nous sommes dotés d’un petit site riche en contenu et dont le coût de fonctionnement est très bas (www.rqiiac.qc.ca). La contrainte est de trouver le temps de naviguer. On développe donc des techniques de consultation rapide. Je suis de ceux qui croient qu’Internet est un outil de déplacement du pouvoir vers le bas, vers les citoyennes et les citoyens, au fur et à mesure que nous allons nous organiser pour nous mettre en réseau. À Barcelone, en novembre 2000, s’est tenue la Première Conférence internationale des réseaux citoyens et s’est alors créée la Coalition mondiale des réseaux de citoyens GlobalCN. La troisième Conférence internationale se tiendra à Montréal en octobre 2002 sous le thème « Démocratiser la société de l’information : innovations, propositions, actions ». Il faut nous activer pour que le nombre des infos-pauvres diminue et que le pouvoir n’appartienne pas uniquement aux infos-riches. De nombreux groupes communautaires travaillent sur le terrain pour atteindre cet objectif. À Longueuil, pour prendre cet exemple, la Corporation de développement communautaire (CDC) offre six endroits où la population en général peut s’initier à Internet et l’utiliser avec l’aide d’animateurs qualifiés. Dans son livre Le pouvoir de l’identité (1999), Manuel Castells écrit que la communication par ordinateur échappe au contrôle de l’État-nation et qu’une nouvelle ère de communication extraterritoriale est ainsi inaugurée. C’est un sujet de réflexion important pour les progressistes qui ont toujours eu une relation d’amour-haine avec l’État : on aime l’État quand il empêche la constitution de cartels de médias, mais on le déteste quand il prétend contrôler les communications et entraver la liberté d’expression.

Comment diffuser l’information et l’analyse

Deuxième sujet que je voulais aborder avec vous : comment diffuser l’information et l’analyse. Mon poste au CLSC est composé : pour moitié organisateur communautaire et pour moitié agent d’information. Comme agent d’information, je suis toujours surpris de constater que les intervenants ne se rendent pas compte qu’ils possèdent de l’information et des éléments d’analyse qui pourraient être utiles aux autres. Ils pensent que tous et toutes sont déjà au courant et ils ne partagent pas cette information. Le pouvoir ne croît pas en gardant l’information pour soi. Au contraire : pour développer son empowerment, il faut partager l’information. Nous devons contrer la mentalité capitaliste où la détention d’informations ne sert qu’à faire fructifier ses actions à la Bourse et valorise les « petits rusés ».

J’aurais trois pistes à vous proposer pour que chacun et chacune soit davantage un producteur d’informations. Notez que, en proposant cela, je ne veux pas dire que chacun doit passer son temps à rédiger des textes ou des analyses. Il faut tout simplement mettre de l’avant le devoir de diffuser des informations et des analyses que nous obtenons d’autres sources et que nous pouvons faire circuler autour de nous. Première piste : encore là, Internet. Il est facile de vous brancher sur des listes automatiques de courriel. Quand vous recevez un texte ou une information, un simple « clic » permet de faire suivre cette information à vos correspondants et amis. Dans le cadre de mon travail, je suis alimenté par plusieurs personnes et je ravitaille à mon tour des réseaux. Parfois, la même information vient de deux sources, ce qui n’est pas grave : on supprime le message redondant. Il vaut mieux recevoir deux fois une invitation à un événement de solidarité que de rater cet événement. Voici une technique que plusieurs d’entre vous utilisez peut-être déjà. Quand vous recevez un texte intéressant par courriel, vous le faites tout simplement suivre à votre propre adresse de courriel et vous l’envoyez, en copies conformes cachées, à 20, 30 ou 50 de vos correspondants et amis potentiellement intéressés à le lire. Cette technique préserve la confidentialité de votre carnet d’adresses et, en réduisant la longueur du texte, économise le papier de vos correspondants qui impriment l’article. La copie conforme cachée est de plus en plus employée par des associations qui écrivent à leurs nombreux membres. Rappelons-nous que le dérapage de l’AMI (Accord multilatéral d’investissement) à Seattle a été favorisé par les échanges de courriel. L’avenir, national et international, des mouvements sociaux passe par leur mise en réseaux.

Deuxième piste : collaborons aux petites revues mentionnées tantôt. Tout le monde est détenteur d’une partie de l’information. J’ai la chance, depuis quatorze ans, d’être le rédacteur en chef d’une modeste revue, Interaction communautaire, publiée par le Regroupement des intervenants communautaires en CLSC. Malgré son faible tirage, cette petite revue a un impact intéressant. J’entends souvent des étudiants me dire que leurs professeurs en travail social reproduisent, avec mention de la source, des articles d’Interaction communautaire dans leurs recueils de textes. Pour illustrer l’impact de la revue, je vous raconte un petit événement. Il y a moins d’un an, un Très Haut Fonctionnaire du ministère de la Santé et des Services sociaux m’appelle pour se livrer à une tentative de censure en me demandant de ne pas publier un texte qui circulait sur des listes de courriel, avec mention : « à paraître dans Interaction communautaire ». Le Très Haut Fonctionnaire ne voulait pas que ce texte paraisse parce qu’il commentait un document de travail, non officiel, du ministère. Bien sûr, une fois la politique ministérielle officialisée, il aurait été trop tard pour en influencer le contenu. Vousdevinez que le texte a tout de même été publié dans Interaction communautaire, car la revue est éditée par un organisme communautaire autonome. Aussi longtemps que les textes d’Interaction communautaire bousculeront les certitudes des Très Hauts Fonctionnaires, je peux vous assurer que je continuerai à avoir envie d’être le rédacteur en chef bénévole de la revue.

Troisième piste : la collaboration aux sections « lettres ouvertes » et « opinions » des journaux. Les propositions ne passent pas toujours, ce qui n’est pas catastrophique. En 1967, j’étais professeur dans un lycée au Togo, dans le cadre du Service universitaire canadien outre-mer (SUCO), pour une période de deux ans. J’avais 19 ans et j’étais très idéaliste. C’était l’époque où l’on pensait naïvement que l’éducation allait régler tous les problèmes du tiers-monde. C’est de là que j’ai envoyé mon premier article au Devoir, sur l’iniquité des pays riches envers le tiers-monde, qu’on appelle maintenant les pays du Sud. Aujourd’hui, je n’ai pas décoléré et je continue à envoyer des articles à des journaux et à des revues. Je voudrais préciser que je n’idéalise pas du tout les outils d’information que le citoyen concerné peut vouloir se donner pour nourrir son engagement social. Les résultats ne sont pas automatiques. Ignacio Ramonet, du Monde diplomatique, est venu au Québec le 15 avril 1994, à l’invitation du Centre de formation populaire et d’autres organismes. Voici une partie de ce que j’avais noté de son intervention : « On ne peut apprendre le japonais en quinze jours sans effort. On ne peut comprendre la Bosnie en deux minutes. Il faut faire un effort pour comprendre. Il ne faut pas se contenter des nouvelles télévisées. Il faut regarder les émissions d’analyse télévisées et il faut lire à ce sujet dans les journaux et les revues. » M. Ramonet rejoint ainsi la pensée du chroniqueur Pierre Foglia lorsque ce dernier écrit que nos écoles ont encouragé, dans une certaine mesure, la paresse intellectuelle et découragé l’effort. Il écrit tout cela, bien entendu, dans le style savoureux et original qui est le sien.

S’informer comme citoyen constitue un patient travail de fourmi. Il faut travailler, entre autres, à contrer le discours de pensée unique que distille l’éléphant américain dans le monde. Un proverbe togolais dit d’ailleurs que si les fourmis se mettent ensemble, elles peuvent transporter un éléphant. Contrairement à ce que l’on entend parfois, nous ne sommes pas inondés d’informations : nous sommes plutôt submergés par la publicité. Par exemple, depuis le 11 septembre, le gouvernement américain ne dispose-t-il pas de cinq minutes de publicité gratuite, répétitive et lancinante, aux nouvelles télévisées de toutes les chaînes de télévision du monde (vous comprenez que je peins ici à grands traits) ? L’information est une denrée qu’il faut aller chercher et non pas un aliment qui nous tombe tout cuit dans le bec, comme la publicité. Le droit à l’information a pour corollaire le devoir de s’informer auprès de sources réellement diversifiées. S’informer demande un effort réel. Partager son information demande aussi un effort réel. Communiquer adéquatement, cela fait peut-être partie des nouvelles pratiques sociales à développer. Je vous remercie de votre attention et des efforts que vous ferez pour faire circuler vos informations auprès de vos amis et collaborateurs solidaires.