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Cet article présente une partie des résultats d’une recherche menée entre 1996 et 2001[1] dans quatre arrondissements de la Ville de Montréal : Centre-Sud, Plateau Mont-Royal, Rosemont / Petite-Patrie, Mercier / Hochelaga-Maisonneuve et Pointe-Saint-Charles / Saint-Henri. Cette recherche porte sur l’impact socioéconomique des organismes du tiers secteur d’économie sociale. Plus précisément, nous reprenons ici les données touchant l’impact social de leurs activités sur la santé et le bien-être des personnes et des communautés présentes sur ces territoires. Ces résultats se présentent toutefois davantage sous la forme de pistes d’analyse restant à explorer que sous celle de conclusions finales et définitives. Notre contribution demeure donc modeste à certains égards. Néanmoins, compte tenu de l’avancée plutôt récente des recherches dans ce domaine, il nous apparaissait intéressant de rendre accessibles les résultats de nos travaux afin d’alimenter la réflexion et les débats parmi les chercheurs et les responsables d’organismes intéressés par cette question.

Dans la première partie de cet article, nous décrirons brièvement certaines difficultés, théoriques et pratiques, rencontrées au cours de nos travaux ; ces difficultés concernent l’évaluation de l’impact des organismes communautaires, que nous assimilons ici au tiers secteur d’économie sociale. La deuxième partie exposera les données qualitatives que nous avons recueillies par l’entremise des entrevues réalisées et qui constituent le matériel de base à partir duquel nous avons travaillé. Enfin, nous présenterons en troisième partie les pistes d’analyse qui se dégagent de nos résultats et qui permettraient, éventuellement, d’orienter de nouvelles recherches sur l’impact social des activités de ces organismes du point de vue de la santé et du bien-être des populations. Ce sera également pour nous l’occasion de mettre en relief certains éléments de méthodologie aptes à relever le défi posé par la mesure de ces impacts.

Les difficultés rencontrées

Avec le recul, nous constatons que notre choix des organismes participant à la recherche ne permettait pas un examen détaillé de l’impact socioéconomique des organismes communautaires, hormis, peut-être, en ce qui concerne la dimension relative aux partenariats, aux concertations et aux réseautages entre les organismes (Jetté et Mathieu, 1998). Ces remarques ne signifient nullement que nous n’étions pas conscients de l’importance stratégique accordée par les organismes du tiers secteur à cette question, bien au contraire. Toutefois, il était difficile, pour ne pas dire impossible, d’évaluer l’impact social de ces organismes, sur une base comparative et dans le cadre de la démarche méthodologique que nous nous étions fixée. Cette méthode consistait en un questionnaire autoadministré qui fut distribué à 450 organismes ainsi qu’en la réalisation de quatre focus groups réunissant une vingtaine de représentants d’organismes[2] (Mathieu et al ;. 2001).

Comment, en effet, façonner des outils méthodologiques avec lesquels nous aurions pu à la fois évaluer l’impact social d’un organisme qui a pour mission de favoriser l’insertion sociale et professionnelle des personnes ayant des problèmes de santé mentale, par exemple, et du même souffle, évaluer l’impact d’un organisme oeuvrant pour la défense des droits des locataires dans un quartier ? Quel impact aurait-on alors mesuré ? Où situer le seuil de réussite d’une réinsertion sociale ? À quel moment un droit social peut-il être jugé reconquis ? On le voit, des pratiques aussi diversifiées commandent des approches évaluatives différenciées. Au-delà des lieux communs concernant les attributs des pratiques souvent novatrices et issues de ces organismes (mise de l’avant des valeurs démocratiques, défense de la justice sociale, etc.), et en comparaison avec des interventions institutionnelles plus traditionnelles (approche sectorielle, hiérarchique, bureaucratique, etc.), la validité de la démarche scientifique exige la construction d’indicateurs fiables pouvant apporter des mesures concrètes sur les retombées sociales des interventions de ces organismes, que ce soit sur les personnes qui y travaillent, les usagers faisant appel à leurs services ou encore sur les communautés où ils sont implantés. Une telle évaluation doit tenir compte des caractéristiques propres, sinon de chaque organisme, du moins de chacun des champs d’intervention concernés. Or, dans le cadre restreint de nos travaux, nous avons recensé plus d’une vingtaine de champs d’intervention différents parmi les 153 organismes qui ont répondu à notre questionnaire. Étant donné la complexité des réalités sociales et économiques qui interviennent dans la mise en oeuvre de ces pratiques (Mathieu et al., 2001 : 23-32), ces champs constituent autant de réalités différentes exigeant d’être appréhendées de manière singulière.

On retrouvera donc ici des indications relatives à plusieurs pistes prometteuses relevées au cours de notre démarche touchant l’impact social des organismes étudiés. Plus précisément, nous dégagerons quelques éléments de l’apport des organismes communautaires au développement socioéconomique des communautés. Toutefois, ces pistes restent à explorer en fonction, comme nous l’avons dit, de dispositifs méthodologiques permettant d’assurer l’évaluation rigoureuse et systématique des pratiques observées sur le terrain. À cet égard, il faut souligner que la rareté des outils de mesure permettant d’effectuer une telle opération a rendu difficile la mesure de l’impact social de ces organismes. En effet, malgré plusieurs travaux récents menés dans ce domaine (Saucier, Thivierge et al., 2000 ; Boivin et Houde, 1998 ; Tremblay et Tremblay, 1998 ; Tessier et Roussel, 1998 ; Proulx, 1998 ; D’Amours, 1996), les analyses d’impact sont peu nombreuses, et celles qui sont réalisées demeurent peu connues. En outre, les recherches évaluatives ainsi que la littérature scientifique sur le thème de l’impact du tiers secteur de l’économie sociale, que nous avions consultées lors de l’élaboration de nos travaux, fournissaient peu de clés d’analyse permettant d’opérationnaliser une méthodologie pertinente pour notre démarche (Lebel,1990 ; Mouvement populaire et communautaire 04, 1993 ; Alerte Centre-Sud, 1994 ; CDEST d’Hochelaga-Maisonneuve, 1994 ; Tremblay, 1995). Néanmoins, nous pensons être parvenus à dégager certaines pistes pertinentes pour tenter de mesurer cet impact ; c’est ce que nous présenterons dans les deux sections suivantes.

Quelques éléments concernant l’impact des organismes de l’économie sociale sur les personnes et le tissu social des communautés

Les représentants ayant participé aux entrevues de groupes ont passablement élaboré sur le rôle joué par leur organisme dans le développement social. Cela est, en soi, déjà révélateur de l’importance qu’ils accordent à cette dimension de leurs activités et de leur engagement à cet égard. Mais des visions différentes ont également été exprimées par les participants quant au sens à donner à ce développement. Ainsi, certains représentants d’organismes affirment que la question de l’impact social des organismes est intéressante puisqu’elle les met en rapport avec leurs interventions. En revanche, l’influence de l’organisme sur le tissu social reste difficile à évaluer, car il faut également tenir compte de l’action d’autres acteurs sociaux. Les politiques des gouvernements, par exemple, peuvent être d’inspiration néolibérale et avoir pour conséquence d’appauvrir certaines catégories de personnes. À l’inverse, ces politiques peuvent se révéler plus progressistes et participer à la prévention des problèmes sociaux. Lors des entrevues, un intervenant ajoutait toutefois que « les interventions de l’État sont très puissantes et vont souvent dans le sens contraire des interventions des organismes communautaires. À la limite, on en vient parfois à se demander si les organismes communautaires ne sont pas là pour empêcher le système d’exploser » (Entrevue 01, 1996). Cette vision du rôle des organismes communautaires, que d’aucuns assimilent à une fonction de contrôle social, a toujours fait partie des débats au sein du mouvement communautaire. Plus récemment, on a assisté à un prolongement de ces débats à travers l’émergence des entreprises de la nouvelle économie sociale (Boivin et Fortier, 1998).

D’autres acteurs au sein du mouvement communautaire sont porteurs d’une vision plus constructive de leurs actions. Un représentant d’organisme illustrait l’impact social du secteur communautaire en racontant comment s’était exprimé son désaccord avec la vision du gouvernement québécois au sujet des Carrefours Jeunesse. En participant, avec 37 autres organismes, à une mobilisation sur le plan local, son organisme a contribué à apporter une contre-proposition au gouvernement : « Ceci, afin d’offrir des services qui correspondent à des besoins réels et de façonner de manière plus cohérente leur mission ». (Entrevue 04, 1996). Au militantisme de dénonciation s’ajoute donc, dans le secteur communautaire, le militantisme de proposition, qui ne se contente plus de dénoncer les politiques parfois inappropriées de l’État dans sa recherche de réponse aux besoins des populations, mais qui suggère des propositions alternatives afin d’en arriver à des compromis avec les autres acteurs sociaux. Pour le représentant de cet organisme, une telle mobilisation démontre bien l’excellente santé du milieu communautaire, ainsi que sa capacité d’agir sur les conditions de vie des personnes.

Abordant une facette peut-être moins visible de l’impact social des organismes, un autre représentant ajoutait qu’il est important qu’il y ait des groupes de défense de droits, mais que cela n’amène pas nécessairement les personnes « à interagir avec tout leur milieu et les individus qui les entourent ». Pour cela, il faut aussi « permettre à l’individu de mieux se connaître et de développer ses habiletés pour interagir avec les autres, développant ainsi un meilleur contrôle sur son environnement » (Entrevue 03, 1996). À titre d’exemple, un organisme intervenant en développement de l’employabilité insistait sur les aspects préventifs de ses activités :

Pour les 18-30 ans, pour qui il est difficile de s’intégrer sur le marché du travail, on fait en sorte qu’ils ne décrochent pas. Le counseling qui leur est offert favorise une prise de conscience face à l’état de la société actuelle, mais vise aussi à travailler avec eux pour qu’ils développent des habitudes de vie, qui leur évitent de décrocher et d’empirer leur situation. Pour les 30 ans et plus (la moyenne d’âge de la clientèle est de 45 ans), on travaille à les raccrocher. Cette catégorie d’âge a connu des années sur le marché du travail où c’était beaucoup moins saturé qu’actuellement et où il y avait de bonnes conditions de travail. Ainsi, il y a tout un travail à faire avec eux, pour qu’ils puissent faire le deuil de cette situation et voir comment ils peuvent réintégrer un nouveau marché du travail.

Entrevue 02, 1996

Globalement, les personnes interrogées estiment que le type d’intervention pratiquée permet une réappropriation du pouvoir des personnes.

Le fait de venir au groupe, disait en entrevue le représentant d’un organisme, diminue leur détresse, ce qui représente un impact sur la société. Le rôle de l’organisme est de les aider à avoir un portrait de la situation actuelle, mais aussi de découvrir ce qu’ils peuvent faire pour eux. Il y a donc une dimension importante au plan de la prise de pouvoir sur eux-mêmes et sur leur intégration.

Entrevue 02, 1996

À peu près tous les représentants d’organismes que nous avons interrogés affirment que l’impact social de leurs activités et leur influence sur la revitalisation du tissu social amènent une régénération en termes de prise en charge des personnes par elles-mêmes et de prise de pouvoir sur leur vie, ce qu’on désigne souvent par le terme d’empowerment dans le jargon des milieux de pratique. L’un d’entre eux affirmait d’ailleurs que « l’attitude des gens change à mesure qu’ils constatent qu’il leur est possible d’agir sur leurs propres conditions de vie. Par exemple, en structurant bien son dossier, une femme peut découvrir qu’il est possible de négocier avec son agent d’aide sociale, donc d’agir sur ses conditions de vie. Il y a donc des changements qui sont possibles au plan individuel » (Entrevue 01, 1996). Ainsi, on estime que l’impact des activités des organismes communautaires sur le tissu social peut également s’évaluer à travers les résultats obtenus auprès des personnes qui les fréquentent. Cette prise en charge semble également avoir un effet multiplicateur, puisque les personnes ayant participé aux activités de réinsertion sociale d’un organisme vont souvent, par la suite, s’impliquer dans leur communauté ou parrainer de nouvelles personnes. Comme le disait un intervenant lors des entrevues :

La formation continue permet de constater que plusieurs personnes, après leur passage dans un groupe qui donne de la formation, ont amélioré leur niveau de vie. Ce qui n’est pas négligeable puisqu’elles ont réussi à briser le cercle vicieux de la pauvreté. Plusieurs d’entre elles se sont aussi impliquées dans différents comités (par exemple, le comité de parents à l’école de leurs enfants) et viennent faire des témoignages et appuyer ainsi les nouveaux venus.

Entrevue 02, 1996

Cet effet multiplicateur se fait sentir également sur les réseaux de proximité des personnes. Le suivi à long terme effectué par les organismes permet de constater les changements sur les enfants des personnes qui suivent ces formations : « Lorsque la mère raccroche, les enfants réussissent souvent mieux à fonctionner dans une structure. » (Entrevue 02, 1996)

Par ailleurs, le représentant d’un organisme soulignait que sa clientèle présente plusieurs problématiques, même si toutes les interventions réalisées sont basées sur des situations de travail. Ainsi, les problèmes de toxicomanie d’un jeune risquent d’influencer son comportement au travail (absentéisme, retard, etc.). C’est donc à partir des difficultés au travail que le problème sera récupéré et travaillé. Dans ce cas-ci, on évalue l’impact de cet organisme en fonction de l’influence qu’il exerce sur la personne et selon la prise en charge que permet le retour au travail. Mais la dimension collective de l’intervention occupe aussi une grande place ; les personnes sont alors regroupées par équipe de travail. Cette formule permet aux participants d’être en interaction avec leurs coéquipiers et de développer des habiletés communicationnelles. On met également en place des activités où l’autorité s’exerce de manière moins contraignante et moins hiérarchique que dans la plupart des milieux de travail conventionnels. À travers ces activités, les participants prennent conscience qu’il est possible d’entretenir différents rapports avec l’autorité et que le milieu de travail peut aussi représenter un lieu stimulant et intéressant (Entrevue 02, 1996).

Dans la même veine, un autre représentant insistait sur l’importance de l’intervention en réseau qui permet à un organisme communautaire de travailler constamment avec d’autres ressources du quartier. Grâce à ce réseautage, il est possible de mettre en place un processus d’intervention intégrée mieux adaptée à la situation des personnes requérantes et d’assurer un suivi même après leur départ :

Si le processus d’insertion peut prendre de quatre à cinq ans, les programmes d’employabilité ne durent que de six mois à un an. Dans cette perspective, être actif ne signifie pas nécessairement être sur le marché du travail. Il y a tout un parcours entre la prise de conscience d’une personne sur l’aide sociale de sa condition, et son insertion sur le marché du travail. Après avoir participé à un programme d’employabilité, la personne n’est pas nécessairement prête à intégrer le marché du travail. Il peut être pertinent pour elle de participer à un autre programme ou de retourner à l’école. L’ensemble des organismes du quartier ont un souci concernant le cheminement des personnes. Par contre, cet organisme demeure l’organisme central, pour ceux qui ont participé aux programmes. Après la formation, les personnes peuvent participer à des stages dans d’autres organismes du quartier. Par l’intermédiaire de ces stages, on transmet les façons de faire acquises dans l’organisme à ces autres organismes communautaires et d’hébergement. Ces expériences sont positives. D’autres personnes développent un nouveau réseau et un autre lieu d’appartenance.

Entrevue 02, 1996

Certains organismes ont aussi développé des groupes hebdomadaires de soutien et d’entraide permettant aux personnes d’échanger, de briser leur isolement et de sortir de leur marginalité. Ces activités leur permettent de se prendre en charge collectivement. « Les groupes font en sorte que les personnes s’entraident mutuellement », faisait remarquer en entrevue un intervenant. « Le rôle direct de l’organisme est alors secondarisé, alors que la prise en charge des personnes vivant une situation semblable prend de l’importance » (Entrevue 01, 1996). La dimension « entraide et groupe de pairs » peut donc représenter un volet important de l’intervention. Ainsi, à travers les ateliers de recherche d’emploi, « des liens de solidarité se développent, qui amènent les gens à se repositionner dans leur communauté. Des anciens participants viennent supporter les nouveaux ou aider les personnes sans emploi. Les résultats ne s’évaluent donc pas seulement en termes de placements » (Entrevue 02, 1996). Néanmoins, on peut penser qu’à long terme l’insertion professionnelle de la personne demeure un indicateur d’impact important. Pour certains organismes, la création de liens sociaux et le développement de nouvelles solidarités représentent des éléments fondamentaux de l’intervention. Par exemple, on tente de créer des groupes qui soient représentatifs de la diversité culturelle du quartier. Comme le disait un représentant lors des entrevues, « ceci amène les gens à être confrontés à des personnes d’autres cultures et à développer de nouvelles solidarités » (Entrevue 01, 1996). Il semble, en effet, qu’au fil des sessions de formation, les liens changent et les personnes développent des affinités axées, non plus uniquement sur leur appartenance à une communauté ethnique ou culturelle, mais aussi à partir de considérations plus larges, basées sur la compatibilité des personnalités. Cette confrontation entraîne une certaine relativisation des différences culturelles. Dès lors, confrontée à d’autres cultures, la perception des gens se modifie, ce qui entraîne des changements importants dans le tissu social des communautés. Ainsi, ces activités permettent de transcender, dans la vie sociale, les réseaux que représentent la famille et le travail.

Pistes d’analyse concernant l’impact social du tiers secteur d’économie sociale

Les témoignages recueillis au cours de nos travaux permettent de mieux cerner certains aspects des activités mises en place par les organismes du secteur communautaire ainsi que la manière dont ces organismes interviennent sur divers aspects des problèmes de santé et de bien-être des populations. Toutefois, malgré leur contribution importante à la description et à l’analyse des interventions et malgré leur impact sur les personnes, ces témoignages ne peuvent se substituer à un processus d’évaluation plus formel et rigoureux, satisfaisant aux exigences de la recherche scientifique. La mise en place de tels processus aurait toutefois commandé des dispositifs méthodologiques complexes, plus lourds, intégrant de nombreuses variables (par exemple, l’impact des interventions sur la qualité de vie des personnes), ce que nous ne pouvions réaliser dans le cadre de notre recherche. Néanmoins, ce tour d’horizon des diverses facettes de l’activité des organismes communautaires nous permet de dresser, à tout le moins, un premier inventaire, succinct et incomplet, il est vrai, mais tout de même assez représentatif du type d’impact social qu’il est possible de relever à partir de ces interventions. Cet inventaire donne aussi un aperçu des indicateurs qui peuvent être retenus pour la recherche. Dans le tableau ci-dessous, nous reprenons les principaux éléments de l’impact social des organismes communautaires que nous avons pu recenser lors de nos entrevues et nous les présentons selon une typologie à deux volets : 1) impact sur les personnes et leurs réseaux de proximité (famille, conjoint, enfants, etc.) et 2) impact sur les collectivités locales ou sur le tissu social des communautés. Évidemment, un tel découpage conserve une part d’arbitraire, car il fractionne en deux composantes des interventions qui, par leur nature, tendent à créer des retombées globales à la fois au plan individuel et collectif. Toutefois, pour répondre aux objectifs de synthèse et de systématisation que nous nous étions fixés, il nous apparaissait éclairant de les classer en fonction de leur incidence dominante. C’est ce classement que présente le tableau 1.

Tableau 1

Pistes d’analyse pour l’évaluation de l’impact social des activités des organismes communautaires sur les individus et les collectivités

Pistes d’analyse pour l’évaluation de l’impact social des activités des organismes communautaires sur les individus et les collectivités

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Cette liste d’impacts sociaux découlant des activités mises sur pied par les organismes communautaires n’épuise pas les possibilités de leurs retombées. Elle fournit, néanmoins, un bon aperçu des transformations qui peuvent être amorcées du point de vue des personnes et des collectivités, dans le sens d’une prise en charge de leur devenir et d’une amélioration sensible de leur qualité de vie. À cet égard, plusieurs des interventions mentionnées dans le tableau 1 sont à mettre en lien avec les déterminants sociaux de la santé, eux-mêmes liés aux conditions de vie, tels qu’ils sont définis dans la Politique de la santé et du bien-être du gouvernement du Québec, c’est-à-dire le revenu, le logement, la scolarité et l’emploi (Gouvernement du Québec, 1992). Ce rapprochement est important, car les conditions de vie des personnes ont une incidence majeure sur leur état de santé et de bien-être. Certaines recherches ont d’ailleurs montré que « la qualité du réseau social aurait un effet immunitaire sur l’individu, particulièrement lorsqu’il traverse des situations difficiles » (Gouvernement du Québec, 1992 : 25). Pourtant, malgré le développement des connaissances portant sur ce sujet depuis les années 1970, le système sociosanitaire institutionnel a porté relativement peu d’attention à ces facteurs. Ce peu d’intérêt semble s’expliquer par la perception voulant que les facteurs socioéconomiques restent largement imprévisibles et incontrôlables et « qu’il n’y a donc pas lieu d’investir beaucoup d’énergie intellectuelle ou d’attention politique pour tenter de les connaître et de les influencer » (Evans et Stoddart, 1996 : 52). Or, la crise de l’État-providence, dans ses aspects touchant le domaine des services de santé et des services sociaux, tend à ramener sur la scène sociale et politique certaines préoccupations concernant les déterminants socioéconomiques du bien-être des individus (Jetté et al., 2000). Ainsi, les difficultés actuelles du système à répondre aux besoins de santé et de services sociaux de la population tendent à remettre en question la croyance – profondément enracinée dans certains milieux – voulant que le système de soins soit capable à lui seul d’assumer cette lourde responsabilité. Cette remise en question est déjà amorcée par un certain nombre d’acteurs sociaux et d’experts concernés par cette question, et ce, non seulement au Québec, mais aussi dans le reste du Canada et ailleurs dans le monde (Centre de statistiques internationales, 1998). Ainsi, des organismes et des groupes d’experts canadiens, réunis au sein du Forum national sur la santé, ont mis de l’avant de nouvelles perspectives quant au développement de politiques de santé et de bien-être, en proposant (à l’instar d’autres experts) le regroupement des déterminants de la santé autour de quatre thèmes : l’environnement, la biologie humaine, l’organisation des soins et les modes de vie. Malgré les réserves qu’on peut adresser aux membres de ce Forum concernant les propositions de politiques qui découlent de leur prise de position, notamment leurs difficultés à se libérer d’une vision centralisatrice de la prestation de services, la réflexion qu’ils ont amorcée a le mérite d’illustrer le fait que l’organisation des soins ne constitue qu’un facteur parmi d’autres pouvant influer sur la santé et le bien-être de la population (Forum national sur la santé, 1997 ; Evans et Stoddart, 1996).

Comme nous l’avons souligné précédemment, nous croyons que, parmi les quatre regroupements de facteurs, c’est surtout dans le domaine des transformations des modes de vie (ou de l’amélioration des conditions de vie) que les organismes communautaires sont en mesure d’apporter une contribution nouvelle et originale, eu égard aux problèmes de santé et de bien-être. Et ce, même si « les acteurs communautaires engagés dans des démarches de recomposition sociale sur la scène locale, autour des enjeux de l’emploi et des autres aspects du développement local sont aux prises avec une réalité complexe dont ils ne maîtrisent pas toutes les variables » (Hamel, 1998 : 237). En outre, contrairement à une perception assez répandue, ces déterminants non médicaux de la santé n’ont pas uniquement une incidence sur les populations marginalisées et démunies, ils ont un impact majeur sur l’état de santé de l’ensemble de la population et concernent toutes les couches de la société (Evans et Stoddart, 1996).

Quelques considérations d’ordre méthodologique

Les pistes d’analyse mises en relief au tableau 1 peuvent avoir des incidences aussi bien sur les objets d’étude ciblés par les chercheurs que sur le choix des méthodologies mises en oeuvre pour appréhender ces objets. Ainsi, le type de méthodologie par lequel on peut véritablement mesurer les retombées des organismes communautaires peut être de nature sommative ou encore formative (comme nous le verrons subséquemment). Elles supposent que l’on ait recours à toute une panoplie de dispositifs méthodologiques comportant à la fois des outils de nature qualitative et quantitative. D’un point de vue sommatif, l’évaluation des retombées de l’action de ces organismes, sur le plan de la détresse sociale et psychologique des personnes par exemple, peut nécessiter des études de type « avant-après » ou des études avec groupes témoins et des mesures telles que la fréquentation par ces personnes des ressources publiques, privées et associatives (mesures objectives) répondant aux situations d’urgence (urgences d’hôpitaux, centres de crise, etc.). Elle peut également conduire à réaliser des entrevues avec ces mêmes personnes concernant leur appréciation de leur situation (mesures subjectives pouvant être quantifiées grâce à des échelles de satisfaction par exemple). C’est souvent à la lumière du croisement des données obtenues par tous ces moyens qu’il est, par la suite, possible de tracer un portrait relativement fiable et satisfaisant des retombées d’une action sur ces populations, portrait qui tient alors compte de l’ensemble des dimensions propres au vécu des personnes et à leur environnement.

Par ailleurs, l’évaluation de l’impact sur les collectivités fait fréquemment appel à des dispositifs cherchant davantage à qualifier et à mesurer des processus (démocratie délibérative, cohésion sociale, empowerment, etc.) qu’à évaluer des situations perçues comme une fin en soi, même si l’on peut penser que l’intérêt général et le bien commun font figure d’objectif ou d’horizon ultime de ces pratiques. Dès lors, l’entrevue de groupe, l’observation (participante ou non) et le questionnaire permettent de colliger des données sur les processus et peuvent se conjuguer à des données objectives (taux de chômage, taux de criminalité, prévalence de certaines maladies, revenus, scolarité, etc.) recensées par les grandes agences gouvernementales (Statistique Canada, Santé Québec, etc.) afin d’apprécier les retombées d’activités mises en place pour contrer la dégradation de certains milieux et territoires. Mais plus que jamais, l’évaluation de l’impact social des activités des organismes communautaires exige la mise en place de structures de recherche partenariales mettant à profit le savoir d’expérience des intervenants qui oeuvrent dans les organismes visés et qui ont un contact régulier avec les usagers. Leur proximité et leur connaissance de la réalité des milieux explorés permettent ainsi d’adapter les stratégies de recherche et les outils méthodologiques en fonction des caractéristiques et des particularités qu’on y retrouve. Elles permettent également aux chercheurs de valider leurs questions de recherche ou de les orienter vers des thèmes prometteurs. Les propos d’intervenants rapportés dans notre article sont un exemple d’un premier débroussaillage qui peut être fait à partir des pratiques quotidiennes de ces personnes. En d’autres termes, le défi que pose la question de l’impact social des activités des organismes communautaires est en grande partie celui de conjuguer savoir scientifique et savoir d’expérience afin d’explorer des pratiques novatrices dont les retombées restent encore trop souvent de l’ordre de l’intuition, de l’approximation ou de l’anecdote. Cette question implique un échange de connaissances entre chercheurs et intervenants : transmission de connaissances tirées de l’expérience des intervenants vers les chercheurs afin de mettre au jour ces retombées, mais aussi transfert de connaissances des chercheurs aux intervenants sur les diverses étapes méthodologiques d’un projet scientifique et sur les divers moyens dont ils disposent pour effectuer la collecte des données. Cet échange permet par la suite non seulement de choisir une méthodologie appropriée et de confronter les résultats de la recherche au cadre théorique proposé par les chercheurs, mais aussi de mettre ces résultats en perspective par rapport à la connaissance qu’en ont les intervenants qui vivent au quotidien les activités des organismes. L’évaluation des impacts sociaux intègre alors un point de vue formatif qui examine à la fois les pratiques de la recherche et celles de l’intervention.

Conclusion

Nous nous sommes attardés à la question des déterminants sociaux de la santé et du bien-être parce qu’ils constituent, selon nous, des indicateurs qui permettent d’évaluer les véritables retombées des activités des organismes communautaires. Dans notre recherche, les témoignages des représentants d’organismes communautaires relatifs à l’impact de leurs activités sur les personnes et le tissu social des communautés, par l’entremise de solidarités nouvelles au plan individuel et collectif, montrent l’effet d’entraînement que peut avoir le secteur communautaire sur les divers réseaux sociaux présents dans un territoire. Ces nouveaux réseaux émergent à partir d’activités, de travail, d’entraide ou culturelles renforçant les liens sociaux sur un territoire en établissant des ponts entre les membres des diverses communautés ethnoculturelles, entre travailleurs, membres d’une famille ou citoyens d’un quartier. À cet égard, les exemples rapportés dans cet article reflètent bien le type d’impact social qu’ont les organismes communautaires et l’effet d’entraînement qu’ils peuvent avoir sur les membres d’une communauté ainsi que sur les autres organismes implantés sur le même territoire. Nous avons également tenté de dégager certaines pistes d’analyse afin d’évaluer de manière plus rigoureuse les activités et les services des organismes communautaires. Notre contribution, bien que modeste, permet tout de même d’envisager, dans des étapes ultérieures et par l’entremise d’autres recherches, le déploiement d’un dispositif méthodologique plus adéquat qui rendrait compte d’un spectre plus large des retombées de ces organismes.

Malgré l’évidente reconnaissance sociale recherchée par ces organismes, à travers la mesure d’impact des activités et des services rendus aux populations et aux communautés, ceux-ci n’aspirent pas à supplanter l’État dans ses responsabilités à l’égard des personnes dans le besoin. L’action des organismes de l’économie sociale ne vise pas, en effet, à se substituer aux services dispensés par le secteur public ; elle s’inscrit davantage dans une optique partenariale qui laisse à l’État un rôle majeur à jouer, afin d’assurer la gratuité, l’universalité et l’accessibilité des services de santé et de bien-être sur l’ensemble du territoire. Selon les représentants des organismes que nous avons rencontrés, le rôle qui incombe à l’État est de financer adéquatement les acteurs de la société civile qui, ayant fait preuve de la pertinence sociale et économique de leurs activités, souhaitent participer pleinement au développement social de la société. Cette reconnaissance des organismes et le soutien financier qui l’accompagne dépendent en grande partie de l’évaluation qui est faite et qui sera faite de l’impact de leurs activités sur les plans social et économique. On doit également tenir compte, dans l’évaluation de ces organismes, des coûts sociaux et économiques que leurs activités permettent d’épargner collectivement. Or, il se révèle difficile de mesurer cette contribution. La difficulté provient principalement de la rareté et de la dispersion des outils développés jusqu’à maintenant pour cette évaluation. Elle résulte également de la nature même des activités des organismes et de leurs retombées (ayant souvent un impact préventif), qui se prêtent mal à des mesures d’évaluation traditionnelles d’ordre quantitatif. À cet égard, l’utilisation d’une méthodologie plurielle et la formation d’équipes de recherche autour d’un structure partenariale, incluant des intervenants des milieux étudiés, nous semblent des voies prometteuses pour mener à bien ce type de recherche[3].

Malgré les réserves exprimées, nous avons pu dégager certaines pistes que nous considérons intéressantes pour la poursuite de travaux de recherche : revitalisation du tissu social, empowerment des personnes, création de liens sociaux, etc. On peut toutefois considérer que notre contribution représente une amorce de réponse aux attentes exprimées initialement par les organismes ayant participé à la recherche. Nul doute que la question de la mesure des impacts sociaux de leurs activités va constituer un enjeu majeur pour ces organismes au cours des prochaines années. Déjà, des travaux ont été entrepris par diverses équipes de recherche, au Québec et ailleurs, pour faire avancer les connaissances à cet égard. Cet investissement des chercheurs devra être poursuivi puisque la question de l’évaluation semble une condition essentielle à la création d’un véritable rapport de force avec les secteurs public et privé et la pleine reconnaissance de l’apport du secteur de l’économie sociale au développement social ainsi qu’à la santé et au bien-être des populations.