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Introduction

La filiation figure au nombre des notions dont le sens et la portée ne peuvent être délimités qu’à l’aune d’une approche pluridisciplinaire. Aux yeux du sociologue, de l’anthropologue ou du psychologue, ce constat relève sans doute de l’évidence. Rompus à l’idée d’entrevoir leur champ respectif sous l’angle de la complémentarité, ceux-ci sont généralement enclins à aborder leur sujet d’étude dans une perspective globale, n’hésitant pas à puiser dans les disciplines voisines pour enrichir leurs connaissances.

En revanche, les juristes ont souvent tendance à s’enfermer à l’intérieur des limites de leur domaine d’appartenance. Les problématiques qui leur sont soumises sont rapidement canalisées vers l’une ou l’autre des catégories juridiques établies dans les lois[3]. Intégrés au corpus législatif, les concepts, notions ou institutions sont dès lors coupés de leurs origines premières et prennent le sens que le législateur a bien voulu leur donner. Ainsi, pour le juriste, la filiation fonde le rapport de droits et d’obligations qui unit les descendants et les ascendants. De son point de vue, la filiation n’a d’intérêt qu’en raison des conséquences juridiques que lui attribue le législateur, que ce soit en matière d’autorité parentale, d’obligation alimentaire ou de dévolution successorale.

Pourtant, la filiation n’est pas et ne sera jamais qu’une simple affaire de droits et d’obligations. En formalisant l’appartenance au sein d’un ordre généalogique, la filiation ne fait pas qu’engendrer une série d’effets juridiques, elle contribue également à l’édification sociale et psychologique des individus[4]. Comme l’écrit Pierre Legendre, la filiation symbolise « […] la réserve inépuisable où les individus viennent chercher, pour vivre, le bagage de leur identité.»[5] À la lumière de ces considérations, que doit-on penser des modifications récemment apportées au Code civil du Québec en matière de filiation[6]? En vigueur depuis le 24 juin 2002, ces modifications détachent la filiation du cadre de l’hétéroparentalité, en permettant l’établissement d’un lien filial entre un enfant et deux parents du même sexe.

Pour le juriste, ces modifications permettront d’aborder le rapport juridique à l’enfant sans égard à l’orientation sexuelle des personnes qui lui tiennent lieu de parents. Pour le sociologue ou l’anthropologue, elles opèrent une véritable révolution puisqu’elles marquent une profonde rupture avec la réalité biologique à laquelle s’était depuis toujours modelé le droit de la filiation.

Quelle que soit l’approche disciplinaire de l’analyste, et indépendamment des impressions qu’elle lui inspire, la réforme du 24 juin 2002 suscite certaines interrogations fondamentales dans l’esprit de tous ceux qui s’intéresse à l’enfant et la famille. Des questions qui, conjuguées les unes aux autres, nourriront peut-être le sentiment d’inconfort déjà éprouvé par plusieurs personnes, fortement ébranlées par la rapidité du processus d’adoption des modifications législatives introduites au Code civil et par l’étroitesse du cadre à l’intérieur duquel les consultations populaires ont été menées. On se rappellera qu’un nombre restreint de consultations intervenues à l’occasion d’une commission parlementaire – dont le mandat premier portait non pas sur la parentalité homosexuelle mais sur l’union civile – auront suffi au ministre de la Justice pour ajouter aux propositions législatives initialement déposées de nouvelles dispositions renversant le principe soi-disant fondateur du droit de la filiation[7].

Les questions soulevées par la réforme du 24 juin 2002 sont multiples. Certaines portent sur le principe même d’une filiation homoparentale, alors que d’autres, plus générales, concernent les valeurs véhiculées par la reconnaissance et l’ordonnancement législatif de ce qu’on a pu appeler « le droit à l’enfant »[8]. Le présent article se limite aux questions du premier ordre, bien assez substantielles. Avant d’en prendre la mesure, il convient de présenter le cadre juridique à l’intérieur duquel la filiation homoparentale pourra effectivement se déployer. Cette incursion dans la sphère légale devrait permettre au lecteur de cerner la portée des réaménagements législatifs adoptés.

Perspectives descriptives

La filiation se prouve généralement par l’acte de naissance[9]. Cet acte consacre l’existence civile des personnes, en attestant de leur nom, de leur sexe et du lieu, de la date et de l’heure de leur naissance[10]. L’acte de naissance situe également les personnes sur le plan générationnel, en énonçant le nom de leurs père et mère[11]. Si, conformément aux règles nouvellement introduites, les parents sont de même sexe, ils y seront désignés comme les mères ou les pères de l’enfant[12]. Conservé au registre de l’état civil, l’acte de naissance témoignera ainsi, auprès des tiers appelés à prendre connaissance des renseignements qui y sont consignés, du lien de filiation bimaternelle ou bipaternelle de l’enfant[13].

Évidemment, le législateur n’aurait pu se contenter d’édicter le principe d’une filiation homoparentale sans s’attarder aux voies susceptibles d’y donner accès. Eu égard aux modifications apportées par la réforme, deux voies peuvent être envisagés, soit l’adoption et, dans le cas des femmes, la procréation assistée.

L’adoption

En droit québécois, l’adoption confère à l’enfant une filiation qui se substitue entièrement à sa filiation d’origine[14]. Le jugement d’adoption provoque donc la rupture de tous les liens juridiques qui unissaient l’enfant à sa famille biologique et donne lieu à l’établissement d’un nouvel acte de naissance[15]. Contrairement au droit en vigueur dans certains États, le droit québécois ne connaît pas l’adoption simple, dont les effets permettent la coexistence de certains liens entre l’enfant, sa famille d’origine et sa famille adoptive[16].

Selon l’article 546 du Code civil, l’adoption peut être prononcée en faveur d’une personne seule[17] ou d’un couple[18]. Alors qu’on interprétait naguère la notion de «couple» en référence exclusive aux conjoints hétérosexuels[19], on doit désormais en élargir la portée pour y intégrer les conjoints homosexuels. Le Code civil du Québec ne pose aucune exigence quant au statut juridique des conjoints adoptants. Ainsi, les couples qui vivent en union de fait sont tout aussi qualifiés que les couples légalement liés par le mariage ou l’union civile pour se porter requérants.

Un enfant peut être adopté sur la base du consentement des parents biologiques ou, dans les cas d’abandon, d’une déclaration judiciaire d’admissibilité à l’adoption[20]. Le consentement des parents biologiques peut être général ou spécial[21]. Il est général lorsqu’il permet de prononcer l’adoption en faveur de toute personne ou couple ayant déposé une demande d’adoption auprès des Centres de protection de l’enfance et de la jeunesse (CPEJ)[22]. Il est spécial lorsqu’il est spécifiquement donné en faveur d’un grand-parent ou d’un arrière-grand-parent de l’enfant, d’un oncle, d’une tante, d’un frère, d’une soeur ou du conjoint légal de l’une ou l’autre de ces personnes[23].

Le père ou la mère de l’enfant peut également donner un consentement spécial en faveur de son conjoint légal ou de fait, à la condition, dans ce dernier cas, que leur cohabitation date d’au moins trois ans[24]. Par exception au principe général, le jugement d’adoption prononcé à la suite d’un tel consentement n’entraînera pas la rupture du lien de filiation entre l’enfant et le parent qui en est à l’origine[25]. Évidemment, pour qu’un tel scénario soit légalement admissible, l’enfant ne devra avoir aucun autre lien de filiation préexistant. Si tel est le cas, le conjoint du parent ne pourra adopter l’enfant de ce dernier, à moins que l’autre parent ne soit décédé ou déchu de son autorité parentale[26]. Bref, l’enfant ne pourrait, dans l’état actuel du droit québécois, avoir un lien de filiation avec plus de deux personnes.

Dans les faits, l’établissement d’un lien de filiation adoptif entre un enfant et deux personnes de même sexe résultera le plus souvent d’un consentement spécial. Ainsi, la mère ou le père biologique consentira-t-il à l’adoption de son enfant en faveur de sa conjointe ou de son conjoint. Les couples de même sexe qui voudront adopter un enfant autrement admissible à l’adoption seront, quant à eux, confrontés aux mêmes réalités que les couples hétérosexuels. S’agissant d’une adoption dite nationale, il leur faudra soumettre leur demande au CPEJ, satisfaire aux différentes conditions administratives[27] et attendre patiemment qu’on les interpelle[28].

Compte tenu du peu d’enfants adoptables au Québec, le délai entre l’expression d’une première volonté et l’enclenchement du processus d’adoption à proprement parler s’étirera probablement sur plusieurs années[29]. À l’instar des couples hétérosexuels, les couples homosexuels pourront également se porter candidats pour héberger, à titre de famille d’accueil, un enfant à risque ou en situation d’abandon, en espérant pouvoir éventuellement l’adopter à travers la Banque-Mixte[30].

Dans le cadre de l’adoption internationale, les couples de même sexe auront à faire face à une réalité juridique beaucoup moins favorable. En effet, les pays d’où proviennent la majorité des enfants adoptables se réservent généralement le droit de sélectionner les adoptants, en fonction de critères plus ou moins précis. Or, dans l’état actuel des choses, la Chine, le Viêt-Nam ou Haïti, pour ne nommer que ceux-là, refusent de cautionner l’adoption d’un de leurs ressortissants par un couple homosexuel[31]. À moins de revirements inattendus, les critères de sélections élaborés par les autorités étrangères feront donc obstacle au projet d’adoption internationale des couples de même sexe.

Pour contourner la difficulté, certains conjoints de même sexe seront sans doute tentés de procéder en deux étapes. La première étape consistera, pour l’un d’eux, à entreprendre seul les démarches d’adoption internationale dans un pays qui accepte l’adoption par un célibataire, en taisant évidemment son orientation sexuelle. Une fois les formalités étrangères complétées et l’adoption prononcée conformément à la loi, le parent adoptif de l’enfant fournira, à son retour au Québec, un consentement spécial en faveur de son conjoint, conformément au droit québécois.

Bien qu’attrayante, cette stratégie pourrait, à plus ou moins long terme, se retourner contre les couples de même sexe. Selon certaines sources, la Chine aurait déjà « […] restreint le nombre d’enfants confiés à des Suédois vivant seuls après avoir découvert que certains d’entre eux avaient dissimulé leur homosexualité »[32]. En toute lucidité, les couples de même sexe devront donc miser sur un changement de mentalités des instances étrangères avant de pouvoir réaliser leur projet d’adoption internationale.

La procréation assistée

La filiation de l’enfant avec deux parents de même sexe peut également résulter d’un «projet parental avec assistance à la procréation», auquel cas le lien sera évidemment bimaternelle. Selon le nouvel article 538 du Code civil, il y a projet parental avec assistance à la procréation « […] dès lors qu’une femme seule ou des conjoints [de sexe différent ou de sexe féminin] ont décidé, afin d’avoir un enfant, de recourir aux forces génétiques d’une personne qui n’est pas partie au projet parental ».

Bien que les anciennes règles relatives à la procréation médicalement assistée n’excluaient pas explicitement les couples de lesbiennes de leur champ d’application, la plupart des intervenants se retranchaient derrière l’économie générale du Code civil pour leur en refuser l’accès[33]. Qui plus est, plusieurs cliniques de fertilité n’acceptaient d’intervenir qu’auprès des couples hétérosexuels dont l’un des conjoints présentait un problème de stérilité[34]. Eu égard aux modifications apportées le 24 juin 2002, de telles pratiques ne pourront plus, dorénavant, être appliquées, sous peine d’être déclarées contraires à la Charte des droits et libertés de la personne[35]. Ce n’est plus uniquement par défaut, mais aussi par choix, qu’on pourra désormais se tourner vers la procréation assistée[36]. L’enfant conçu au terme d’une procréation médicalement assistée aura naturellement, suite à la naissance, un lien de filiation avec la mère dont il est issu. Ce lien sera consacré dans l’acte de naissance dressé par le directeur de l’état civil sur la base de la déclaration usuellement signée par la mère et du constat de l’accoucheur[37].

Quant au second lien maternel, son mode d’établissement variera en fonction du statut juridique du couple de lesbiennes. Si le couple est civilement uni, la conjointe de la mère inséminée artificiellement sera présumée «co-mère» de l’enfant, en vertu d’une présomption de parenté étroitement inspirée de la présomption de paternité applicable en matière matrimoniale[38]. Ainsi, l’article 538.3 du Code civil énonce :

« L’enfant, issu par procréation assistée d’un projet parental entre […] conjoints unis civilement, qui est né pendant leur union ou dans les trois cents jours après sa dissolution ou son annulation est présumé avoir pour autre parent [la conjointe] de la femme qui lui a donné naissance. »[39]

Si le couple de lesbiennes est plutôt en union de fait, aucune présomption de parenté ne trouvera application, mais la conjointe de la mère pourra reconnaître l’enfant auprès du directeur de l’état civil. Sa déclaration suffira à établir son lien de filiation avec l’enfant, sans qu’il ne lui soit nécessaire d’entreprendre des procédures d’adoption ou toute autre démarche[40].

Le tiers donneur ne pourra quant à lui revendiquer l’établissement d’un lien de filiation avec l’enfant, pas plus qu’il ne pourrait lui-même être poursuivi aux termes d’une action en réclamation de paternité. En effet, selon l’article 538.2 du Code, l’apport de forces génétiques au projet parental d’autrui ne peut fonder aucun lien de filiation entre l’auteur de l’apport et l’enfant qui en est issu[41]. Si les gamètes ont été obtenus par l’intermédiaire d’une banque de sperme, le donneur ne pourra de toute façon être retracé, les renseignements nominatifs permettant de l’identifier devant demeurer confidentiels[42].

Par ailleurs, le législateur a profité de la réforme du 24 juin 2002 pour reconnaître une autre forme d’assistance à la procréation, sans doute plus conviviale que l’insémination artificielle. Désormais, la procréation assistée pourra résulter du concours d’un « ami dévoué », offrant en toute connaissance de cause sa contribution au projet parental d’autrui, au moyen d’une relation sexuelle[43]. Le couple de lesbiennes[44] pourra donc choisir entre la procréation « médicalement » assistée et la procréation « amicalement » assistée[45], selon l’expression utilisée par certains[46]. Comme en matière d’insémination artificielle, l’enfant ainsi conçu bénéficiera d’un lien de filiation avec la mère dont il est issu[47]. Eu égard au projet parental partagé, un second lien de filiation pourra être établi entre l’enfant et la conjointe de la mère, soit par le jeu de la présomption de parenté ci-dessus évoquée, si le couple est civilement uni, soit à la suite d’une reconnaissance volontaire, si le couple est plutôt en union de fait[48].

Toutefois, contrairement au tiers-donneur, le tiers-géniteur pourra, dans l’année qui suit la naissance, revendiquer un lien de filiation avec l’enfant et, incidemment, faire échec au lien de filiation avec la conjointe de la mère[49]. Le législateur préserve donc temporairement les droits de l’« ami dévoué » qui, suite à la naissance, pourrait bien se découvrir une « vocation à la paternité »[50], si tant est qu’il connaisse son nouvel état[51]. Pendant le délai d’un an, la filiation de l’enfant né d’une procréation « amicalement assistée » demeurera donc incertaine, ce qui la transformera vraisemblablement en objet de négociations[52]. Le géniteur aura toute discrétion pour reconnaître ou, au contraire, rejeter sa filiation avec sa progéniture.

Le législateur ouvre ainsi une voie minée de questions éthiques[53]. Peut-on légitimement soumettre au libre marchandage l’un des liens de filiation de l’enfant? Une décision individuelle ou une entente privément négociée doit-elle avoir préséance sur le droit de l’enfant à une filiation paternelle et aux prérogatives juridiques qui en résultent[54]? Peut-on valablement organiser l’effacement d’un véritable géniteur, et partant, d’une moitié des origines de l’enfant[55]? Ces questions fondamentales, dont la portée déborde largement le cadre de cet article, n’auront ni ébranlé le législateur, ni ralenti sa cadence[56].

Perspectives critiques

Il y a quelques années à peine, la réalité des enfants pris en charge par les couples de même sexe était ignorée, voire objet d’ostracisme. Dans l’esprit d’une majorité de personnes, la parentalité ne pouvaient être que le reflet, réel ou fictif, de la réalité biologique[57]. D’ailleurs, selon un sondage réalisé au mois de décembre 2001, 51 % des québécois se disaient contre l’adoption d’un enfant par un couple d’homosexuels[58].

Face à l’enjeu fondamental que représente le bien-être de l’enfant et devant les résistances révélées par les sondages d’opinion, on aurait pu s’attendre à des années de débats enflammés avant de voir poindre à l’horizon un projet de loi attribuant des responsabilités parentales aux couples de même sexe. La réalité aura été toute autre. Il n’aura fallu que huit semaines aux autorités gouvernementales pour déposer les propositions législatives portant réforme de la filiation, consulter une quinzaine d’intervenants en commission parlementaire et obtenir l’aval de l’Assemblée nationale[59].

Le ministre de la Justice a justifié la réforme en invoquant, à maintes reprises, l’intérêt de l’enfant. Le bien être de l’enfant, a-t-il répété, ne saurait se satisfaire de cadres juridiques qui excluent, directement ou indirectement, les réalités homoparentales. Lors des remarques finales formulées en commission parlementaire, le ministre déclarait d’ailleurs :

« Tout cela m'amène à traiter d'une situation injuste, […], soit celle des enfants des couples homosexuels. Il m'apparaît clair que l'intérêt supérieur de l'enfant doit prévaloir dans tous les choix que nous pourrons faire en matière de parentalité. […] Il faut faire en sorte que soit reconnue, à tous les enfants, une pleine égalité des droits tant juridiques que sociaux. […] Si, en 1980, mon prédécesseur comme ministre de la Justice, Me Marc-André Bédard, a permis que soient éliminées au Code civil les distinctions à la naissance, selon qu'un enfant soit né à l'intérieur ou non du mariage, je suis d'avis qu'il faut maintenant aller plus loin, car il en va, encore une fois, de l'intérêt des enfants. »[60]

Si, d’emblée, tous partagent le souci du ministre d’assurer la même protection juridique aux enfants, indépendamment du mode de vie choisi par leurs parents ou les personnes qui en tiennent lieu, force est d’admettre qu’on parvient difficilement à faire l’unanimité lorsqu’il s’agit d’établir les moyens à mettre en oeuvre pour atteindre l’objectif établi.

En choisissant d’intervenir au chapitre de la filiation, le législateur a-t-il vraiment réussi son pari? Eu égard aux réaménagements législatifs effectués, les enfants du Québec sont-ils aujourd’hui «plus égaux» qu’autrefois ? Rien n’est moins sûr. Aussi noble et juste que soit l’intention évoquée au soutien de l’intervention législative, les mesures nouvellement introduites témoignent d’une réforme à la fois prématurée et incomplète.

Une réforme prématurée

Plusieurs études démontrent qu’un enfant évoluant auprès de figures parentales homosexuelles aimantes se développe adéquatement[61]. Le bien-être d’un enfant ne dépendrait pas de l’orientation sexuelle des personnes qui le prennent en charge, mais des soins et de l’amour qu’il reçoit d’elles. Fort d’un tel constat, l’État était certainement justifié d’aménager un cadre juridique à l’endroit de ceux et celles qui, injustement ignorés par le droit, ne pouvaient formellement prendre part aux décisions concernant leur enfant de fait. On peut facilement comprendre le désarroi vécu par la personne qui, privée de toute reconnaissance légale, ne pouvait ni consentir aux soins requis par l’état de santé de « son » enfant, ni procéder à son inscription à l’école, ni bénéficier des prérogatives dont dispose généralement un parent durant la vie commune et, éventuellement, à l’occasion de la séparation ou du divorce[62].

La reconstruction de la filiation en marge de la réalité biologique n’était pas, cependant, le seul moyen disponible pour pallier les lacunes juridiques. D’autres mesures législatives auraient permis de consacrer l’engagement des personnes qui, dans les faits, agissent à titre de parents auprès d’un enfant, fussent-elles de même sexe. Ainsi, le législateur aurait-il pu autoriser le parent de l’enfant à consentir, devant notaire ou autrement, au partage de l’autorité parentale en faveur de son nouveau conjoint[63]. Subsidiairement, il aurait pu organiser l’attribution judiciaire d’une «parentalité psychologique»[64] pleine et entière en faveur du conjoint qui, au quotidien, remplit depuis un certain temps et de manière constante un rôle parental auprès de l’enfant de son conjoint[65].

L’introduction de telles mesures aurait permis d’encadrer la réalité des enfants pris en charge par deux conjoints de même sexe, qu’ils aient été conçus dans le cadre de l’union hétérosexuelle antérieur de l’un ou l’autre ou qu’ils soient liés à l’un d’eux par suite d’un jugement d’adoption ou d’une procréation assistée[66]. Quelle que soit l’hypothèse en cause, le conjoint homosexuel se serait vu reconnaître un rôle formel et, incidemment, aurait pu exercer toute la gamme des droits relevant usuellement du statut parental, sans que la filiation de l’enfant n’en soit pour autant modifiée[67]. L’intervention du législateur aurait porté sur la parentalité et non sur la filiation, deux concepts distincts[68]. La filiation, rappelons-le, inscrit l’enfant sur l’axe généalogique, alors que la parentalité confère l’exercice des droits et des devoirs originellement attribués aux père et mère, mais néanmoins susceptibles de délégation[69] et de subdivision[70], voire de déchéance[71].

Bref, réformer la filiation n’était pas la seule option législative disponible pour reconnaître des responsabilités et des droits parentaux aux couples de même sexe. Était-ce la plus favorable à l’enfant? Bien que le ministre de la Justice se soit réclamé de l’intérêt de l’enfant pour appuyer l’option choisie[72], aucune étude empirique réalisée auprès d’enfants filialement liés à deux mères ou deux pères n’a été produite au soutien de ses prétentions, et pour cause : le Québec fait office de pionnier en la matière. Les précédents sont peu nombreux et ne datent que de quelques années[73].

Aucune étude sérieuse ne peut aujourd’hui être réalisée sur la base d’un tel échantillonnage. Qui plus est, certaines législations étrangères, souvent citées en exemple, ne peuvent être abordées qu’avec circonspection, les effets de la filiation adoptive n’étant pas nécessairement les mêmes d’un État à l’autre. Il en est ainsi du droit néerlandais où l’adoption d’un enfant, depuis peu accessible aux couples de même sexe, entraîne non pas la création d’un nouvel acte de naissance, mais l’inscription du nom des adoptants en marge de l’acte d’origine[74]. Au-delà des droits parentaux dont elle permet la transmission, l’adoption néerlandaise ne vise pas, contrairement à l’adoption québécoise, à resituer l’enfant sur un nouvel axe généalogique[75].

Sans doute, dans une vingtaine d’années, les chercheurs pourront-ils disposer de données leur permettant d’évaluer scientifiquement l’impact, sur l’enfant devenu adulte, d’une filiation homoparentale, instituée en rupture du modèle de filiation généalogique sur lequel les sociétés occidentales comparables à la nôtre ont érigé leur conception de la parenté[76]. Dans l’intervalle, nul ne saurait objectivement prévoir les conséquences psychologiques qu’occasionnera la formalisation d’une telle filiation au registre de l’état civil[77], et ce, indépendamment des habilités parentales dont auront su faire preuve les personnes concernées. Consacrer l’engagement des conjoints de même sexe à l’égard d’un enfant est une chose, lui reconnaître deux mères ou deux pères, dans son acte de naissance, en est une autre[78]. Car, faut-il encore le rappeler, la filiation n’est pas qu’un montage juridique porteur d’autorité parentale. Lourdement chargée sur le plan symbolique[79], elle contribue également à la construction de l’identité sociale et psychologique des personnes.

Au-delà des polémiques d’ordre historique[80], anthropologique[81], moral[82] et juridique[83] que soulève la filiation homoparentale et en dépit des préjugés favorables que l’on peut entretenir sur la question, l’importance des enjeux en cause aurait d’abord justifié l’instauration de mécanismes législatifs portant sur la parentalité, dans l’attente des bilans que l’on dressera éventuellement des expériences législatives étrangères[84]. En joignant le rang des États qui ont agi précipitamment, le Québec a-t-il fait de l’enfant un objet d’expérimentation? Cette question est certes troublante, mais le fait que l’on n’ait pas pu suffisamment en débattre avant l’entrée en vigueur des nouvelles mesures l’est davantage.

Une réforme incomplète

Si le législateur souhaitait resserrer les protections juridiques applicables à l’ensemble des enfants évoluant au sein de dynamiques homoparentales, force est d’admettre qu’il a joliment raté sa cible. Aussi révolutionnaires soient-elles, les modifications introduites le 24 juin 2002 ne règlent en rien la situation des nombreux enfants issus d’une relation hétérosexuelle antérieure[85], vivant auprès d’un de leur parent et du conjoint homosexuel de ce dernier, mais alors que l’autre parent n’est ni décédé, ni déchu de son autorité parentale. Le droit québécois interdisant l’établissement d’un triple lien de filiation, l’adoption de l’enfant par le conjoint ou la conjointe ne pourra, dans cette hypothèse, être réalisée. En agissant sur la filiation et non sur la parentalité, le législateur a tout simplement négligé la réalité de tous ceux et celles dont le double lien de filiation fait obstacle à tout processus d’adoption[86]. Condamné au statu quo, le conjoint homosexuel ne pourra, dans ces circonstances, exercer de prérogatives parentales à l’égard de l’enfant, pas plus qu’on ne pourra lui imputer de responsabilités particulières à l’occasion d’une éventuelle rupture conjugale, et ce, en dépit du rôle parental qu’il aura pu assumer durant la vie commune et, dans certains cas, du détachement factuel de l’autre parent.

Comme d’autres l’ont déjà souligné[87], l’omission du législateur affecte, de manière comparable, l’ensemble des familles recomposées. Tout comme le conjoint homosexuel, le conjoint hétérosexuel ne jouit d’aucun statut juridique durant la vie commune et n’assume aucune obligation à l’endroit de l’enfant, à moins d’avoir pu l’adopter[88]. Lors de la rupture conjugale, seul le conjoint marié fait l’objet d’une certaine reconnaissance législative. En vertu de la Loi sur le divorce, l’époux qui, durant le mariage, a agi à titre de parent (in loco parentis) auprès de l’enfant de son conjoint pourra en revendiquer la garde ou faire valoir des droits d’accès[89]. En contrepartie, le tribunal pourrait l’obliger à verser une pension alimentaire au bénéfice de l’enfant. Quant au conjoint hétérosexuel non marié, il ne peut jamais se voir contraint de pourvoir aux besoins de l’enfant, même s’il a occupé une place prépondérante auprès de lui durant la relation conjugale[90]. Comme toute autre personne et aux mêmes conditions, il pourra toutefois s’adresser au tribunal pour en obtenir la garde. Le tribunal évaluera sa demande à la lumière du critère de l’intérêt de l’enfant, mais sans accorder de statut préférentiel à sa requête[91].

Si le législateur voulait vraiment éliminer toute forme de discrimination entre les enfants, comment a-t-il pu occulter le statut précaire des nombreux enfants qui évoluent au sein d’une famille recomposée? À la lumière de l’article 39 de la Charte des droits et libertés de la personne qui consacre le droit de l’enfant « […] à la protection, à la sécurité et à l’attention que ses parents ou les personnes qui en tiennent lieu peuvent lui donner »[92], n’y aurait-il pas eu lieu d’établir un cadre juridique consacrant l’engagement de tous ceux et celles qui remplissent un rôle parental auprès des enfants, indépendamment de l’orientation sexuelle des uns et des autres?

Le partage de l’autorité parentale, tout comme l’institution d’une parentalité psychologique pleine et entière, auraient sans doute permis d’assurer une protection juridique adéquate à l’ensemble des enfants confrontés au phénomène de la pluriparentalité, quel que soit le sexe des figures parentales en cause. Ainsi, le législateur aurait-il permis d’additionner, au double lien de filiation des enfants partagés entre leur mère et leur père, le support parental de leur conjoint respectif, qu’il soit hétérosexuel ou homosexuel.

Conclusion

Il faut certainement se réjouir de l’intérêt manifesté par l’État à l’égard des enfants pris en charge par les couples de même sexe, trop longtemps marginalisés. En sanctionnant l’homoparentalité, on en légitime l’existence et, incidemment, on contribue à en accélérer l’acceptation sociale, au bénéfice des enfants concernés[93]. Comme d’autres l’ont déjà fait, on doit saluer le courage politique dont les autorités gouvernementales du Québec ont su faire preuve en assumant le leadership d’une telle démarche[94]. Mais au-delà des principes, on parvient difficilement à concilier le choix législatif effectué le 24 juin 2002 avec les objectifs avancés au soutien de la réforme. Ni le réaménagement du droit de la filiation, ni l’action précipitée du législateur, ne peuvent véritablement trouver leur justification dans l’intérêt de l’enfant. Prématurée, la réforme ouvre des perspectives dont on ne peut encore mesurer toute la portée sur le bien-être de l’enfant. Incomplète, elle laisse sans réponse le besoin de protection juridique d’une majorité d’enfants évoluant au sein d’une dynamique homoparentale.

Mais alors, qui sont les véritables bénéficiaires de la réforme? En permettant l’établissement d’un lien filial entre un enfant et deux parents du même sexe, le législateur a-t-il voulu assurer la protection juridique des enfants ou consacrer l’égalité des couples de même sexe[95]? À la lumière des développements précédents, la question mérite certainement d’être posée[96]. Non pas qu’il faille banaliser, voire déconsidérer, les aspirations égalitaires des gais et lesbiennes. La discrimination doit être bannie, dans tous les domaines et sans délai. En toute équité, les couples de même sexe doivent disposer des mêmes droits et des mêmes prérogatives que les couples hétérosexuels[97]. Seulement, la filiation n’est pas un droit des parents ou des personnes qui en jouent le rôle; il s’agit d’un droit de l’enfant qu’on ne peut, sous aucun prétexte, utiliser au service d’une cause, aussi juste soit-elle. Quoiqu’en disent certains militants, on ne saurait donc en débattre à la lumière du droit à l’égalité[98], que ce soit au parlement[99] ou au prétoire.