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De l’Antiquité à nos jours, d’innombrables voix se sont élevées pour adresser aux gouvernants éclairages et conseils, voire directives et règles de conduite. Dans les démocraties modernes — où la décision politique, même si elle se fait par la médiation des représentants, est l’expression du peuple souverain — la politique est (au moins idéalement) un savoir partagé, objet de discussions et de contrastes sur la place publique. Pendant l’Ancien Régime, par contre, le roi était l’instance ultime (et théoriquement unique) du pouvoir étatique, et toute réflexion en matière de politique ne pouvait que s’adresser à lui, tournant autour du concept de souveraineté qu’il incarnait depuis Jean Bodin. La culture politique de la royauté coïncidait ainsi avec la culture d’un individu particulier, le roi : ses connaissances, sa formation, son éducation s’imposaient au centre de toutes les discussions et les préoccupations de ceux qui écrivaient sur la politique, aussi bien des théoriciens que des hommes d’État.

C’est dans cet horizon que jaillit l’intérêt de l’ouvrage Le savoir du prince, du Moyen Âge aux Lumières, sous la direction de Ran Halévi, directeur d’études au CNRS et professeur au Centre de recherches politiques Raymond Aron de l’École des hautes études en sciences sociales. S’intéressant depuis longtemps à la pensée politique de la monarchie absolue, il a réuni, en 1998, plusieurs spécialistes dans le cadre d’un colloque qui est à l’origine du livre. Le problème de départ est de savoir s’il existe, au cours de la période de prééminence historique du régime monarchique, une culture spécifiquement royale et, le cas échéant, dans quelles formes et par quelles méthodes elle a été transmise aux princes ; comment, donc, elle s’est concrétisée et structurée en « éducation royale ».

Les essais qui composent l’ouvrage abordent cette question complexe (qui embrasse, de surcroît, un éventail chronologique très large allant de la tradition biblique à la culture des Lumières) par l’analyse d’une littérature vaste aussi bien qu’hétérogène, qui, au fil des siècles, a essayé de définir l’intelligence politique de la royauté. Traités politiques ou philosophiques, ouvrages de droit public, oeuvres d’édification morale, florilèges de recommandations religieuses : à l’énorme quantité de cette production correspond pourtant une qualité très inégale. De plus, il est très difficile, dans la majorité des cas, de déterminer les écrits dont les précepteurs se sont servis dans l’éducation du jeune prince et, surtout, ce que l’élève a effectivement lu, réfléchi puis retenu une fois atteint le pouvoir.

C’est pourquoi de nombreux chapitres de l’ouvrage Le savoir du prince s’attachent à une production qui a été largement négligée par l’historiographie, mais qui a l’avantage d’avoir été conçue spécifiquement pour l’instruction royale : ce sont les « miroirs des princes », des manuels pour l’éducation des futurs rois, qui proposent à leurs élèves l’image du « meilleur prince », pour qu’ils puissent se lire dans un rapport, de contraste ou bien d’émulation, avec cette image. Il s’agit d’un véritable genre littéraire avec lequel, depuis le ixe siècle et jusqu’à la Révolution française, s’est mesuré un grand nombre d’auteur, précepteurs, clercs, juristes ou théoriciens du pouvoir monarchique.

Dans les pages de ces traités d’éducation spécialisés, on peut déceler, à travers les essais recueillis par R. Halévi, la ligne d’une évolution, d’une transformation progressive dans la façon de concevoir le savoir du prince, son contenu et ses fonctions. Les intentions d’édification morale et religieuse du Moyen Âge, combinées aux ambitions encyclopédiques et synthétiques de la Renaissance, ont cédé peu à peu la place à la reconnaissance d’un savoir pratique, éclatante dans l’éducation des rois au xviiie siècle.

Comme l’explique l’article d’Alain Boureau (« Le prince médiéval et la science politique », p. 25-50), les « miroirs des princes » des premiers siècles du Moyen Âge, pour la plupart rédigés par des clercs, proposent l’image d’un roi lieutenant de Dieu sur terre, qui doit « simplement se montrer apte à être éclairé par l’Eglise quant à son gouvernement et à sa conduite personnelle » (p. 25). L’on ne lui demande que d’être un « roi saint », et sa culture peut bien se limiter à l’intégration des lignes générales d’un savoir constitué en dehors de la monarchie : les idéaux de la royauté catholique et de l’Empire chrétien. Pourtant, souligne l’auteur, dès le xiiie siècle, les « miroirs des princes » ne décrivent plus seulement un souverain pieux, mais un roi qui sait gouverner. Ses connaissances doivent être désormais les plus larges possibles, embrasser la philosophie et les sciences naturelles, l’histoire et les mathématiques. Le savoir devient une dimension essentielle de la puissance (p. 45). Cette évolution est la réponse aux nouvelles exigences de la royauté : la multiplication des tâches confiées au souverain, la complexification progressive de ses fonctions.

C’est pourquoi, en tant qu’outil fondamental de l’organisation étatique, la science juridique vit, à cette époque, un développement considérable. La place grandissante que le droit occupe dans la réflexion sur l’État aussi bien que dans son fonctionnement concret introduit dans la définition du savoir du prince un facteur d’ambiguïté majeur : élément essentiel à la raison du prince, la science du droit est, en même temps, un élément autonome, « souverain », dans la mesure où sa connaissance ne relève pas du domaine exclusif de la royauté. Cette idée est au centre de l’article de Jacques Krynen (« Le droit : une exception aux savoirs du prince », p. 51-67).

D’ailleurs, l’essai de Rémi Brague (« Du prince au peuple. La sagesse politique dans la Bible », p. 7-23) repère dans la tradition biblique les fondements de ce dualisme originaire. En effet, le texte biblique offre une réponse tout à fait révolutionnaire à la question du savoir du prince : la parole de Dieu, qui est la loi, la sagesse nécessaire à la conduite de l’État, est dévolue à la fois à la personne du prince et au peuple dans son ensemble. « La sagesse a une dimension législative […] le peuple tout entier […] est censé s’approprier de celle-ci, et donc pouvoir, le cas échéant, se passer du roi » (p. 23).

Selon l’» Introduction » de R. Halévi, le fondement même de l’idée du savoir du prince doit être recherchée dans cette « incertitude native » (p. IV) : c’est-à-dire la contradiction entre un savoir politique inaccessible et incommunicable, réservé au roi par sa naissance, et un savoir politique partagé, qui se formalise de plus en plus comme science du politique. C’est un processus de longue durée, qui aboutit définitivement au xviiie siècle avec la crise de l’Ancien Régime et qui transforme progressivement les formes et la signification de l’éducation princière.

Harvey C. Mansfield junior, dans sa lecture de ce qui est certainement l’un des plus célèbres miroirs des princes, le traité de Machiavel (« L’éducation du prince de Machiavel », p. 69-79), remarque combien la distance entre le prince et celui qui s’occupe de sa formation politique y est totalement annulée : « […] [Machiavel], dans la mesure où il se situe au même niveau que le prince et lui parle de politicien à politicien — faudrait-il dire de prince à prince ? —, entre en concurrence avec le prince qu’il conseille » (p. 77). Une autre étape importante de cette évolution est décrite dans l’article de Jacques Le Brun (« Du privé au public : l’éducation du prince selon Fénelon », p. 235-260). Fénelon, précepteur du duc de Bourgogne, le petit-fils de Louis XIV, décide de publier les oeuvres écrites pour l’éducation de son élève, opérant ainsi une ouverture du savoir du prince au public : « Avec la “publication” de ces textes, le prince n’était plus le seul destinataire du secret de la relation pédagogique ; en participant à ce secret, donc en brisant l’exception de l’éducation princière, le “public” […] produisait une “dénaturation fondamentale” des oeuvres politiques écrites par Fénelon » (p. 258). Également, Moreau, le précepteur de Louis XVI, publiera, en 1775, son Traité de la justice composé huit ans plus tôt pour l’éducation du prince. « En prodiguant au monarque absolu […] les principes et les règles qui fondent sa puissance — écrit R. Halévi dans son essai dédié à l’éducation de Louis XVI —, l’homme de lettre s’approprie pour ainsi dire le savoir politique de la royauté pour l’occuper tout seul : il achève de le déplacer de la sphère du pouvoir à la sphère publique » (p. 361).

C’est dans le cadre de la culture des Lumières que l’éducation du prince perd toute sa spécificité et que le savoir politique se détache de tous liens avec la royauté. Dans son article « L’institution du prince au miroir des « Philosophes » (p. 295-309), Alain Pons illustre, par le biais des ouvrages de Rousseau, Mably et Condillac, la disqualification que l’idée même d’éducation royale subit à l’époque. Éduquer un prince c’est inutile, voire dangereux, dit Rousseau, car, tout en essayant de lui apprendre quelque chose d’impossible à enseigner, l’art de commander, on finit pour nourrir son orgueil.

L’éducation des princes ainsi qu’elle avait été conçue jusque-là, fondée sur des « vertus » et des « valeurs » spécifiquement royales, va au fur et à mesure disparaître au xviiie siècle. Le savoir politique n’est plus uniquement le savoir royal, mais une « science » élaborée indépendamment de la monarchie absolue, hors de son horizon. Le savoir du prince, tout en demeurant un savoir spécifique, n’est plus un savoir exclusif : l’éducation du dernier roi de l’Ancien Régime en est la preuve. Dans l’article qui clôt l’ouvrage (« Le testament de la royauté », p. 311-361), R. Halévi analyse les étapes du parcours d’instruction du duc de Berry, le futur Louis XVI ; la conclusion qu’il en tire est, qu’à l’époque, « le savoir du prince a déserté le domaine de la couronne pour tomber […] dans le domaine du public : il est devenu un “savoir commun” » (p. 332).

Dans les Réflexions, que le petit duc de Berry tirait des entretiens qu’il avait avec son précepteur, le vocabulaire utilisé est tout à fait nouveau : on retrouve des notions comme « volonté générale, nation, utilité, délibération » (p. 355) qui ne relèvent plus de la tradition séculaire de la monarchie absolue de droit divin mais de l’esprit des temps de Lumières. C’est la preuve tangible du glissement accompli d’un savoir politique inconnaissable dont le roi était investi par droit divin à une science de l’État laïcisée et rationalisée qui, sur la trace de Montesquieu, pense le roi comme un des acteurs, parmi plusieurs, qui animent la scène politique.

Le cercle se ferme : de la sagesse politique que le récit de la Bible confie au peuple entier, à la science de l’État élaborée par les Lumières, Le savoir du prince apparaît, malgré l’ampleur de l’intervalle chronologique en examen, comme un ouvrage cohérent et homogène. Bien que le contexte historique déplace de façon importante les lignes de la question, les auteurs tiennent ferme le feu de l’enquête, permettant de suivre avec clarté l’évolution du rapport difficile à saisir entre le savoir politique, son contenu et sa théorie, et l’individu qui sera au centre de la vie concrète de l’État, le futur roi. Le choix explicite de se plonger dans une source spécifique, la littérature des « miroirs des princes », permet cette netteté de développement, laquelle est remarquable dans un ouvrage collectif. Cependant, ce choix entraîne aussi une lacune relative : étudiant dans le détail l’instruction des rois, les auteurs laissent souvent en arrière-plan les effets pratiques de cette éducation. Plusieurs articles effleurent la question, remarquant que les enseignements des « miroirs des princes » ont eu sur la conduite des rois une influence souvent nulle. Seul l’essai de R. Halévi établit un lien explicite entre ces deux plans, se proposant de « vérifier la conformité, ou l’absence de corrélation, entre les principes enseignés au jeune héritier du trône et la conduite du souverain qu’il est devenu » (p. 318). Ici réside finalement la valeur propre de l’analyse de l’éducation politique du roi.