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On pourrait dire que le xxe siècle a été le témoin de la disparition ou du dépérissement de la philosophie politique. Une preuve empirique de cette affirmation est facile à produire : aucun Hegel, aucun Marx, aucun Comte même, sans nul doute, n’a vécu dans notre siècle, quelqu’un capable de transmettre au petit et au grand nombre une vision puissante de nos dynamiques et de nos statiques politiques et sociales.

Quand bien même on estimerait grandement les capacités et les résultats philosophiques de Heidegger, de Bergson, de Whitehead ou de Wittgenstein, on ne choisirait aucun de ceux-ci pour sa contribution à la philosophie politique. Heidegger, il est vrai, s’est aventuré dans l’arène politique, par ses actions tout comme par ses discours, mais son aventure fut déplorable. La chute de Heidegger fut la plus brutale. À un niveau beaucoup plus bas, il y eut Jean-Paul Sartre et son infatigable vitupération contre tout ce qu’il y a de rationnel ou de décent dans la vie civique.

Il est vrai, cependant, que des auteurs comme Sir Karl Popper et Raymond Aron ont dignement contribué à la recherche en épistémologie et en science politique, et ce, toujours avec un esprit de citoyenneté responsable. De même, quelques représentants modernes de cette vénérable tradition de pensée qu’est le thomisme ont offert, à l’intérieur d’une explication globale du monde, une réflexion sérieuse sur les problèmes moraux, sociaux et politiques. Mais, malgré ces considérations allant dans le sens contraire de mon affirmation initiale, le diagnostic général me semble inévitable : aucun philosophe moderne original n’a voulu ou n’a pu inclure une analyse complète de la vie politique à l’intérieur de son explication du monde humain ou, au rebours, élaborer son explication du Tout à partir d’une analyse de notre situation politique.

Certes, l’effort pour comprendre la vie politique et sociale n’a pas cessé dans ce siècle. Il a même pris une dimension gigantesque avec l’extraordinaire développement des sciences sociales, lesquelles ont déterminé de plus en plus la compréhension de soi des hommes et des femmes modernes. On pourrait soutenir que le travail collectif et multiple de tous ces sociologues, anthropologues, psychologues, économistes et politologues a jeté plus de lumière sur notre vie commune que n’aurait pu le faire le seul effort d’un esprit individuel, aussi puissant fût-il ; que cette « pensée collective », lorsqu’il s’agit de comprendre notre vie sociale et politique, est nécessairement plus impartiale qu’un esprit même aussi impartial que celui de Hegel ; qu’en ce sens, la philosophie politique, et même la philosophie politique démocratique, a un caractère non démocratique puisqu’elle ne peut être collectivisée de cette manière, donc que son dépérissement accompagne naturellement la consolidation et l’extension de la démocratie.

Comme toutes les entreprises collectives, les sciences sociales ont beaucoup plus de praticiens que d’idées ou de principes. J’avancerais même qu’elles reposent sur un seul principe, la séparation entre faits et valeurs, qui les distingue de la philosophie et témoigne de leur caractère scientifique. L’extinction de la philosophie politique ne fait qu’un avec le triomphe de ce principe. Je concède qu’il vaut mieux éviter en général de formuler de tels jugements à l’emporte-pièce. Néanmoins, c’est un fait que la distinction entre faits et valeurs est devenue non seulement la seule présupposition de la science sociale contemporaine, mais aussi l’opinion qui prévaut dans la société en général. Dans le monde actuel, un adolescent ou une adolescente prouvesa maturité, un citoyen ou une citoyenne prouve sa compétence et sa loyauté, en utilisant ce principe. Celui-ci n’a été présenté nulle part avec plus de force et de perspicacité que dans l’oeuvre de Max Weber. Le paysage vaste et tourmenté du xxe siècle est dominé par la présence colossale et l’influence immense de ce dernier.

S’adressant à des étudiants tout juste après la fin de la Première Guerre mondiale, Weber s’interroge sur son devoir en tant que professeur ou sur ce que son auditoire et le public en général peuvent légitimement exiger de lui. Il répond, dans ces réflexions publiées par la suite sous le titre Le savant et le politique, que le public peut et doit exiger de sa part la probité intellectuelle : le professeur, en tant que scientifique, a l’obligation de reconnaître que « la constatation des structures intrinsèques des valeurs culturelles et d’autre part la valeur de la culture et de ses contenus particuliers […] constituent deux sortes de problèmes totalement hétérogènes [1] ». Weber distingue rigoureusement entre la science, qui établit les faits et les relations entre les faits, et la vie, qui implique nécessairement évaluation et action.

Cette proposition est devenue un lieu commun aujourd’hui. Il est cependant difficile de comprendre ce qu’elle signifie exactement. Pour donner un exemple qui est plus qu’un exemple, comment peut-on décrire ce qui se passe dans un camp de concentration sans l’évaluer ? Comme certains commentateurs l’ont remarqué, Weber, dans ses études historiques et sociologiques, ne se lasse pas de juger alors même qu’il établit les faits ; mieux, il juge sans cesse de manière à être capable d’établir les faits. Comment pourrait-il autrement différencier un « prophète » d’un « charlatan » ?

Quoi qu’il en soit, il est clair que, pour Weber, l’honnêteté intellectuelle nous empêche nécessairement de croire ou d’enseigner que la science peut nous montrer comment nous devons vivre ; cette même honnêteté intellectuelle nous empêche nécessairement de croire, par exemple, qu’une chose est bonne parce qu’elle est belle ou vice-versa. Mais quelles sont donc les causes de ce souci singulier pour la probité intellectuelle ? Selon l’opinion de Weber, la science moderne expose cette probité à un danger spécifique.

La science moderne se caractérise par un trait singulier : elle est nécessairement inachevée, elle ne peut jamais être complète. Sa fin est ouverte, puisqu’il y a toujours plus à connaître. Weber se demande pourquoi les êtres humains se dévouent à une activité qui ne peut jamais être achevée ; pourquoi ils tentent sans cesse de connaître ce qu’ils savent pourtant ne jamais pouvoir connaître complètement. Le sens de la science moderne est d’être dénuée de sens. C’est pourquoi l’honnêteté intellectuelle exige que nous évitions d’accorder un sens arbitraire à la science, que nous soyons fidèles à son manque de sens tout en poursuivant courageusement son entreprise. Cette vertu si nécessaire est en même temps inhumaine ou surhumaine ; elle est, en effet, héroïque. Puisque l’héroïsme, aussi nécessaire qu’il soit ici, est rare, nombre de soi-disant savants ou professeurs succombent à la tentation d’accorder arbitrairement un quelconque sens humain à la science ou à ses résultats provisoires. Weber croyait que le scientifique qui manque ainsi à son devoir se transforme en petit démagogue ou en petit prophète.

Ce qui caractérise la situation moderne est que seule la science peut être l’objet de l’approbation publique. Les autres « valeurs » — par exemple les « valeurs » religieuses ou esthétiques — ne peuvent être exprimées publiquement avec une sincérité suffisante pour les aider à se maintenir sur la place publique. À la fin de Le métier et la vocation de savant, nous lisons :

Le destin de notre époque, caractérisée par la rationalisation, par l’intellectualisation et surtout par le désenchantement du monde, a conduit les humains à bannir les valeurs suprêmes les plus sublimes de la vie publique. Elles ont trouvé refuge soit dans le royaume transcendant de la vie mystique soit dans la fraternité des relations directes et réciproques entre individus isolés. Il n’y a rien de fortuit dans le fait que l’art le plus éminent de notre temps est intime et non monumental, ni non plus dans le fait que de nos jours on retrouve uniquement dans les petits cercles communautaires, dans le contact d’hommes à hommes, en pianissimo, quelque chose qui pourrait correspondre au pneuma prophétique qui embrasait autrefois les grandes communautés et les soudait ensemble. […] À celui qui ne peut supporter avec virilité ce destin de notre époque on ne peut que donner le conseil suivant : retourne en silence, sans donner à ton geste la publicité habituelle des renégats, mais simplement et sans façons, dans les bras largement ouverts et pleins de miséricorde des vieilles Églises [2].

Cette conclusion éloquente mérite d’être réexaminée. Elle n’a rien de désuet ou de fantasque. Au contraire, le dépouillement de la place publique et la fuite dans la vie privée ont continué à grands pas, de pair avec la puissance toujours grandissante de la science de modeler tous les aspects de nos vies, y compris ce que nous avons de plus intime. En conséquence, la vie publique est de plus en plus exclusivement faite des vies privées : ce qu’il reste de « public » n’est rien d’autre que la publicisation du « privé » — c’est du moins ce qui semble.

Bien sûr, on pourrait dire que ce jugement ignore le fait fondamental de notre société moderne, lequel, sous l’absurdité apparente d’un progrès sans terme ni sens, consiste en la mise en oeuvre du plus noble de tous les principes : la démocratie et l’autodétermination. Il n’y a aucun doute que Weber, malgré son amitié pour ses institutions politiques, sous-estime la force et la souplesse de la démocratie, et peut-être même sa signification humaine et sa portée. À ses yeux, la démocratie n’est pas en mesure de lutter contre le désenchantement du monde et pour une bonne raison : elle en est le résultat. Elle est incapable de réunifier les êtres humains modernes, car elle ratifie et, pour ainsi dire, institutionnalise leurs divisions intimes.

Si nous prenons au sérieux Le métier et la vocation de savant, nous dirons qu’il y a un gouffre, un vide, un manque de sens au coeur de la vie moderne, car la science, la plus haute et la seule véritable activité publique, est dénuée de sens. En même temps, si l’homme moderne veut être à la hauteur de la tâche de la science, il doit regarder en face ce manque de sens sans ciller. C’est pourquoi le nihilisme, du moins ce nihilisme, est non seulement notre malédiction mais notre devoir. L’éloquence de Weber vise à nous garder éveillés et à diriger notre regard vers ce néant fondamental. Ainsi, la voix la plus autorisée dans le domaine de la pensée politique et sociale de ce siècle, fut une voix désespérée.

Il est impossible de laisser Weber derrière nous. Il noua semblé très difficile de voir comment le phénomène humain apparaissait avant qu’il ne sépare la science et la vie. Mais nous devons être suffisamment vivants pour réaliser à quel point notre vie intellectuelle et morale est présentement étrange et boiteuse. Toute chose humaine est un franc gibier pour la science. En séparant les faits des valeurs, nous détournons le flot puissant de la réalité dans les alambics de la science. Or, il n’y a pas de réciprocité : la science n’a jamais la permission de revenir éclairer la réalité et la vie. La démocratie repose pourtant logiquement sur l’intelligence de l’homme commun, laquelle suppose à son tour l’intelligibilité intrinsèque de la vie ou, du moins, des aspects les plus communs de la vie. Par conséquent, la démocratie est le régime qui peut le moins tolérer le nihilisme. (Et le nihilisme nourrit le mépris pour la démocratie.) Dire que la vie est intelligible ne revient pas à dire qu’elle est sans problème ou sans mystère. Cela revient seulement à dire que ce que nous faisons est naturellement accompagné de ce que nous pensons ou disons, ou encore que nous pouvons expliquer ordinairement ce que nous faisons. Nos actions sont multiples, et nos explications entrent souvent en conflit ; c’est ainsi que nous réfléchissons, délibérons et débattons. La vie de l’esprit est intrinsèquement dialectique. Mais, avec la séparation des faits et des valeurs, nous perdons de vue cette réalité.

Weber comprenait très bien que la séparation entre la vie et la scienceétait d’une certaine façon insupportable pour l’homme de la rue ; il remarquait justement que l’inconfort qui l’accompagne donne naissance au monumentalisme artificiel, au prophétisme contrefait et au fanatisme pédantesque. L’Europe allait bientôt expérimenter tous ces phénomènes répugnants à une échelle que le désespéré Weber n’avait pas anticipée, même dans ses humeurs les plus désespérées. D’une manière abrupte, nous pourrions dire que le totalitarisme fut la tentative de fusionner la science et la vie. Dans le communisme, la fusion fut imposée par le despotisme de la « science », au sens vulgaire du terme. Avec le nazisme, la fusion vint par le despotisme de la « vie », comprise d’une manière extrêmement vulgaire.

Le totalitarisme fut l’experimentum crucis de la philosophie politique au cours du xxe siècle. La philosophie politique fut radicalement éprouvée à travers lui et elle se révéla déficiente. Le simple fait que des entreprises aussi terribles purent surgir est la preuve que les penseurs européens n’avaient pas développé et répandu une compréhension rationnelle et humaine de notre situation politique. Ce que je viens d’avancer ne présuppose pas la proposition, abstraite au point d’être vide de sens, que les « idées gouvernent le monde », mais seulement la prudente observation que les êtres humains sont des animaux pensants qui ont besoin d’idées et de jugements tolérablement justes pour s’orienter dans le monde. Plus une personne est intellectuellement active et compétente, plus ce truisme est vrai. Il serait injuste d’étendre indéfiniment dans le passé la culpabilité des crimes de ce siècle, mais il est vrai que, après la synthèse élaborée par Hegel, aucun autre philosophe ne fut en mesure de donner une explication satisfaisante — c’est-à-dire impartiale — de l’État et de la société modernes. Et la philosophie politique fut incapable de donner une explication satisfaisante du totalitarisme pendant et même après son existence.

Michael Oakeshott a remarqué que les grandes philosophies politiques sont généralement des réponses à des problèmes politiques spécifiques. Il est facile de documenter cette proposition à partir de Platon et d’Aristote, en passant par Machiavel et Hobbes, jusqu’à Rousseau et Hegel. Comme je l’ai remarqué au départ, le xxe siècle n’a pas suscité de telles réponses compréhensives de la réflexion politique, malgré le fait que ses problèmes étaient du type le plus extrême : des guerres mondiales dévastatrices, des révolutions meurtrières, des tyrannies sauvages. Si jamais il y eut un temps pour écrire un nouveau Léviathan, ce fut celui-là.

Nos documents les plus impressionnants sont des romans : quel traité politique sur le communisme peut rivaliser avec 1984 ou La ferme des animaux ou Une journée dans la vie d’Ivan Denissovitch ou Les hauteurs béantes ? Et quel commentaire étrange sur cette situation que le fait que, du moins pour certains lecteurs, l’introduction la plus suggestive à la tyrannie nazie se trouve dans Sur les falaises de marbre (1939), une fable dont l’auteur, Ernst Jünger, fut un soldat et un aventurier partageant plus qu’une complicité passagère avec l’humeur nihiliste qui a suscité ou permis l’accession au pouvoir de Hitler. Certains objecteront que cette accusation est injuste ; que plusieurs livres profonds sur le communisme, le fascisme et le nazisme ont été écrits par des historiens, des sociologues et des philosophes politiques ; que, de fait, la notion même de totalitarisme a reçu son crédit beaucoup plus de la philosophie que de la littérature ; et qu’au moins un ouvrage philosophique sur le sujet — Les origines du totalitarisme de Hannah Arendt — a acquis une renommée et exercéune fascination comparables à celles des oeuvres littéraires que je viens tout juste de mentionner. Cette objection est valable dans une certaine mesure. Nous avons besoin de faire l’inventaire de ce débat considérable.

Traiter du nazisme et du communisme fut difficile pour les philosophes politiques. Ces phénomènes politiques sans précédent exigeaient un effort particulier d’analyse. Toutefois, la pensée de la plupart des interprètes n’offrait plus véritablement d’espace pour des catégories politiques, spécialement pour la notion de régime. Leur réaction naturelle fut de rendre compte de ces nouveaux phénomènes politiques en les subsumant sous des catégories non politiques qui leur étaient familières. Par exemple, le communisme fut compris comme la domination de la « bureaucratie » ou comme du « capitalisme bureaucratique d’État », un mantra trotskiste largement répandu en France et ailleurs. Quant au nazisme, bien des gens de gauche voulaient y voir l’instrument de « la strate la plus réactionnaire du capital financier », tandis que bien des gens de droite y voyaient un nouvel avatar de « l’éternelle Allemagne ».

Bien sûr, ces définitions, à la mode pendant un certain temps, ne pouvaient satisfaire durablement les gens honnêtes ou perspicaces. Ceux-ci élaborèrent donc, et rendirent crédible, la notion de totalitarisme en tant que régime nouveau. Nous pouvons avoir de la reconnaissance pour ceux qui ont introduit cette notion, parce que celle-ci, plus qu’aucune autre, nous a aidés à regarder les faits, à « sauver le phénomène » pour ainsi dire, et, par conséquent, à évaluer plus adéquatement son atrocité. D’un autre côté, cependant, le totalitarisme demeurait une construction ad hoc. La discussion autour de cette notion porta principalement sur les signes ou les critères du totalitarisme : on chercha à savoir si « l’idéologie » ou « la terreur » ou les deux ensemble étaient les éléments principaux ou nécessaires de tout régime « totalitaire ». Les partisans de cette notion furent enclins à renchérir les uns sur les autres en s’attachant aux caractéristiques les plus extrêmes de ce régime, avec pour conséquence que la notion de totalitarisme ne fut même plus applicable au nazisme et au communisme, sauf dans leurs mesures de terreur et de meurtre les plus extrêmes, comme on le voit, par exemple, chez H. Arendt. Cette surenchère incita la majorité des politologues à renoncer complètement à la notion de totalitarisme, ou à la diluer jusqu’à ce qu’elle devienne méconnaissable et inutile.

L’existence du nazisme et du communisme obligea les observateurs honnêtes et perspicaces à élaborer la notion d’un nouveau régime. Cependant, ce « régime » était l’opposé d’un régime. Le régime dans son acception classique, remontant à la première élaboration de la philosophie politique par Platon et Aristote, est ce qui donne à la vie politique sa relative stabilité et son intelligibilité. Le « régime » totalitaire, au contraire, fut caractérisé en premier lieu par son instabilité et son absence de « forme ». Il se décrivait correctement comme étant essentiellement un mouvement : le « mouvement communiste international » ou die NZ-Bewegung (les nazis appelaient Munich die Hauptstadt der Bewegung [la capitale du mouvement]). H. Arendt elle-même était vivement consciente du caractère paradoxal du totalitarisme. Dans un essai intitulé « Idéologie et Terreur », elle emprunte l’analyse et la classification des régimes de Montesquieu pour essayer de classer le régime totalitaire. Pour Montesquieu, chaque régime a une nature et un principe. Le principe est plus important, puisqu’il est le « ressort » qui « fait mouvoir » le régime. Or, explique H. Arendt, le totalitarisme n’a pas de principe. Même la peur, qui est le principe du « despotisme » selon Montesquieu, n’est pas le principe du totalitarisme. En effet, pour que la peur soit le motif principal de l’action, il faut que l’individu pense ou sente qu’il est en mesure d’éviter le danger grâce à ses propres actions. Or, sous le totalitarisme, où les tueries croissent et décroissent sans aucune raison apparente, la peur comme motif d’action n’a plus de sens. Le commentaire de R. Aron sur l’analyse de H. Arendt est sévère mais éclairant :

On ne peut pas ne pas se demander si, ainsi formulée, la thèse de Mme Arendt n’est pas contradictoire. Un régime qui n’a pas de principe n’est pas un régime. Il n’est pas comparable à la monarchie ou à la République. En tant que régime, il n’existe que dans l’imagination de l’auteur. En d’autres termes, Mme Arendt constitue en régime, en essence politique, certains aspects des phénomènes hitlériens et staliniens, elle dégage et probablement exagère l’originalité du totalitarisme allemand ou russe. Prenant cette originalité réelle pour l’équivalent d’un régime fondamental, elle est amenée à voir dans notre époque la négation des philosophies traditionnelles et à glisser vers une contradiction : définir un régime qui fonctionne, par une essence qui implique pour ainsi dire l’impossibilité du fonctionnement [3].

Cette critique est sans aucun doute pertinente. H. Arendt aurait probablement répliqué que la « contradiction » n’est pas la sienne : elle appartient à « l’essence contradictoire » du totalitarisme.

Il est intéressant de noter qu’Alain Besançon, un remarquable historien français qui a étudié avec R. Aron, redécouvrira et formulera de manière tranchante cette difficulté vingt ans plus tard. Dans un article intitulé pertinemment « Sur la difficulté de définir le régime soviétique », A. Besançon tente de classer ce régime à l’aide des classifications d’Aristote et de Montesquieu, mais sans succès. À ses yeux, c’est un régime « absolument neuf » dont la nouveauté réside dans le rôle joué par « l’idéologie ». A. Besançon propose que nous classions tout simplement le communisme comme un « régime idéologique » plutôt que comme un « totalitarisme [4] ». Chacun à leur manière, H. Arendt, R. Aron et A. Besançon attirent notre attention sur le problème de la relation entre le totalitarisme et la philosophie politique. Le régime totalitaire semble être celui qui incorpore la négation de l’idée de régime et, par conséquent, la non-pertinence de la philosophie politique classique.

Plus que tout autre penseur de ce siècle, Leo Strauss a tenté de ressaisir le sens authentique de la philosophie politique. La philosophie politique telle qu’elle fut comprise originellement doit sa survie ou sa renaissance aux efforts de ce philosophe. Sans lui, la philosophie de l’histoire, ou l’historicisme, aurait absorbé complètement la philosophie politique. Pour L. Strauss, en contradiction apparente avec ce que je viens de dire, les expériences du xxe siècle furent un motif de retourner à la philosophie politique, plus particulièrement à la philosophie politique classique : « Lorsque nous nous sommes trouvés en face de la tyrannie — et d’une tyrannie qui dépassait tout ce que les plus puissants penseurs d’autrefois purent imaginer de plus hardi — notre science politique ne sut pas la reconnaître. Il n’est donc pas étonnant que beaucoup de nos contemporains […] se soient sentis soulagés lorsqu’ils découvrirent de nouveau les pages dans lesquelles Platon et d’autres penseurs classiques paraissent avoir interprété pour nous les horreurs du xxe siècle [5]. » C’est pourquoi la tyrannie moderne — L. Strauss évite soigneusement le mot « totalitarisme » — nous ramène à la tyrannie ancienne telle qu’elle fut décrite et comprise par Platon et d’autres penseurs classiques.

D’un autre côté, L. Strauss indique clairement qu’il y a quelque chose de spécifique, et de terrible, dans la tyrannie moderne, quelque chose qui échappe à la prise des catégories classiques. Le retour aux Grecs peut seulement être « un premier pas vers une analyse exacte de la tyrannie d’aujourd’hui », argumente-t-il, car la tyrannie contemporaine est « fondamentalement différente » de la tyrannie analysée par les Anciens. Comment L. Strauss pouvait-il affirmer quelque chose de semblable ? Il consacra sa vie à établir que la philosophie classique a élaboré la véritable compréhension du monde, fondée sur une nature qui ne change pas, et qu’en conséquence, elle n’a pas besoin d’être remplacée ou améliorée par une nouvelle compréhension « historique ». Dès lors, comment L. Strauss a-t-il pu admettre que le communisme et le fascisme sont fondamentalement neufs ? Comment la vie politique de l’homme a-t-elle pu subir un changement fondamental ? Il répond de la manière suivante : « La tyrannie contemporaine, contrairement à la tyrannie classique, est fondée sur le progrès illimité de la « conquête de la nature » que la science moderne a rendu possible, autant que sur la vulgarisation ou la diffusion de la connaissance philosophique ou scientifique [6]. »

L. Strauss était parfaitement conscient qu’un tel changement, ou du moins la possibilité d’un tel changement, devait avoir été pris en compte par la philosophie grecque, si ce qu’il avançait en faveur de celle-ci devait être maintenu. Il affirme que c’est le cas : « Ces deux possibilités — celle d’une science qui aboutit à la conquête de la nature et celle de la vulgarisation de la philosophie ou de la science — étaient connues des classiques. […] Mais les classiques les rejetèrent comme « contraires à la nature », c’est-à-dire comme étant capables de détruire l’humanité. Ils ne songeaient pas à la tyrannie contemporaine parce qu’ils considéraient ses hypothèses fondamentales si absurdes qu’ils tournèrent leurs pensées dans des directions totalement différentes [7]. » Ainsi, les penseurs grecs n’ont pas imaginé la tyrannie moderne parce qu’ils comprenaient ses principes et voyaient qu’ils étaient tellement contre-nature qu’il était inutile de s’attarder sur eux.

Aussi irritante que puisse être l’affirmation que les Grecs nous comprenaient mieux que nous ne les comprenons et que nous ne nous comprenons nous-mêmes, ce n’est pas ce qui nous impressionne le plus dans le jugement de L. Strauss. C’est plutôt que les deux principes au coeur du mal spécifique de la tyrannie moderne sont une partie essentielle de la fondation sur laquelle la modernité fut construite. Si cela est vrai, la tyrannie moderne aurait autant de choses en commun avec la démocratie moderne qu’avec la tyrannie antique — la tyrannie « naturelle ».

Nous ne devons pas oublier que ces rares affirmations de L. Strauss sur les conditions politiques contemporaines furent formulées dans le cadre d’un échange avec Alexandre Kojève, l’un des interprètes les plus influents de Hegel au cours du siècle passé. Ce philosophe, né en Russie et devenu plus tard fonctionnaire français, soutenait que les conceptions de la philosophie politique classique n’étaient plus pertinentes, car le régime moderne, ou plutôt l’État moderne, avait résolu le problème humain précisément en transformant la nature et en établissant la reconnaissance réciproque des hommes par la citoyenneté démocratique. Les traits indigestes de la « tyrannie » moderne ne doivent pas nous masquer le fait que « l’Histoire est arrivée à sa fin ».

C’est pourquoi A. Kojève ne s’intéresse pas vraiment au phénomène totalitaire dont l’horreur disparaît ou s’estompe lorsqu’on le replace dans un schéma plus large. Aussi choquants que puissent paraître la négligence indulgente — voire le penchant — A. Kojève pour le communisme totalitaire, ils ont le mérite d’attirer notre attention sur le fait troublant que la démocratie moderne partage avec le totalitarisme la prétention d’avoir résolu le problème humain. La démocratie moderne se comprend elle-même non pas comme un régime parmi d’autres, ni même comme le meilleur d’entre eux, mais comme le seul régime légitime : elle incorpore l’état final, parce que rationnel, de l’humanité.

Nous touchons ici un sujet aussi difficile et complexe qu’important. Selon la compréhension classique, la pluralité des régimes était enracinée dans la diversité intrinsèque de la nature humaine, dans l’hétérogénéité de ses parties : les êtres humains étaient âme et corps, et la vie de l’âme humaine trouvait son ressort dans les mouvements spécifiques de ses différentes parties. Selon la compréhension démocratique moderne, un être humain est avant tout un « moi », et l’humanité entière est simplement le moi généralisé ou considéré d’un point de vue universel. Cette généralisation est valide seulement si tous les moi de tous les êtres humains sont fondamentalement les mêmes. L’affirmation du moi, ou l’affirmation de soi de l’humanité composée de tous les moi, présuppose donc l’homogénéité de la nature humaine. Pour la compréhension moderne, la solution du problème humain ne fait qu’un avec l’homogénéisation de la vie humaine.

Une tâche considérable — une tâche infinie — est contenue dans ce projet, car cette homogénéité ne peut jamais être achevée ou elle le sera seulement à la « fin de l’histoire », lorsque la nature, humaine comme non humaine, aura été maîtrisée. Mais, dans un certain sens, et c’est le propos d’A. Kojève, nous avons déjà atteint un niveau de maîtrise suffisant. La science nécessaire pour la conquête de la nature est sans fin, il est vrai, mais cela signifie que sa puissance est destinée à s’accroître indéfiniment, ce qui signifie à son tour que la raison nous autorise à nous concevoir comme étant déjà tout-puissants. En ce qui a trait à la vie humaine proprement dite, des inégalités oppressives vont subsister ou même surgir, mais elles sont en principe déjà vaincues par la déclaration et l’institutionnalisation de l’égalité des droits. Bref, les miracles de la science et les bonnes oeuvres de la démocratie légitiment la conviction — la foi — que la démocratie libérale a répondu à toutes les grandes questions politiques de manière satisfaisante.

Bien sûr, la foi peut être perdue. Lorsque les bonnes oeuvres de la démocratie sont moins évidentes ou lorsque les mécanismes délicats du gouvernement constitutionnel qui sont nécessaires pour garantir les droits ne sont pas disponibles dans une certaine situation, la tentation naît de faire respecter les promesses de la démocratie par tous les moyens disponibles, y compris par des moyens antidémocratiques, d’amener la science à son terme et de compléter l’homogénéité humaine en renversant la démocratie.

C’est ici que se trouve ce qui a été judicieusement nommé la « tentation totalitaire ». Comme le philosophe français Claude Lefort l’a montré dans L’invention démocratique (1981), le totalitarisme est la tentative d’« incorporer » la démocratie, de transformer la démocratie « indéterminée » en un « corps » visible. La démocratie est « indéterminée » parce que, dans le dispositif démocratique, le « lieu du pouvoir » est « vide » — occupé seulement de manière provisoire par des représentants qui se succèdent. La présence du roi était impressionnante, tandis que celle de l’homme d’État démocratique ne l’est ordinairement pas. Tant que les citoyens ne se seront pas habitués à l’estimable mais modeste fonction de choisir leurs représentants, ceux-ci seront écrasés par la majesté du peuple. Il y aura toujours un démagogue pour expliquer aux gens qu’il va les guider jusqu’au lieu vide, de sorte qu’ils pourront eux-mêmes occuper le lieu du pouvoir : « Avec le totalitarisme, se met en place un dispositif […] qui tend à ressouder le pouvoir et la société, à effacer tous les signes de la division sociale, à bannir l’indétermination qui hante l’expérience démocratique […] Depuis la démocratie et contre elle se refait du corps [8]. »

En écrivant ces lignes, C. Lefort avait principalement à l’esprit le régime soviétique, mais il est clair que la « race », non moins que la « classe », peut offrir le matériau à partir duquel le nouveau corps homogène sera en mesure de se construire.

Ainsi, C. Lefort, tirant en partie son inspiration de la tradition phénoménologique, attire notre attention sur le caractère corporel du politique ou encore sur le caractère politique du corps. Cette relation étroite, bien qu’elle apparaisse encore parfois à la surface du discours dans des expressions comme le « corps politique », a depuis longtemps été obscurcie dans notre système démocratique. Nos ancêtres, au contraire, en étaient bien avertis. En effet, comment peut-on définir le mieux l’ordre prédémocratique ? Si nous lui cherchons un trait synthétique, nous le définirons alors comme un ordre fondé sur la filiation. La place de chacun ou chacune dans la société était en principe déterminée par sa « naissance ». Le nom et les biens de quelqu’un étaient déterminés par héritage. Il n’y avait que des familles, pauvres ou riches, roturières ou nobles, mais chacune gouvernée par le chef de famille.

À l’opposé des cités antiques, dans lesquelles les chefs de famille étaient à peu près égaux sur le plan politique et participaient au même « espace public », il n’y avait pas d’espace public dans les sociétés prédémocratiques occidentales. Ou plutôt, c’est l’analogie de la famille qui était publique, la logique de la filiation et de la paternité : la même représentation des liens humains circulait partout. De façon ultime, ce qui était public, c’est-à-dire sacré, était la personne du roi, c’est-à-dire le corps du roi.

Cet ordre familial, fondé sur la fécondité du corps et sur les accidents de la naissance, nous frappe aujourd’hui comme bizarre et même dégoûtant. Si nous sommes assez sophistiqués, nous dirons avec une froide expertise : c’était le système de valeurs de nos ancêtres ; le nôtre est différent. En fait, cet ordre familial n’était pas seulement un « système de valeurs » ou une « construction culturelle ». Il tirait sa force, sa durabilité, sa validité quasi universelle (avant la démocratie) d’une conscience commune pour laquelle cet ordre était enraciné non seulement dans un fait naturel indubitable, mais dans le fait qui, pour ainsi dire, résume la « nature », c’est-à-dire la naissance et la filiation.

C’est une erreur commune, même parmi les savants, de confondre toute référence politique au « corps » avec de l’« organicisme ». Une telle référence est alors vue soit comme une simple figure de style, soit, avec une note d’anxiété, comme une représentation « holiste » qui contient potentiellement l’oppression. En réalité, un « corps » est très différent de ce qu’on comprend généralement par le terme « organisme ». Dans celui-ci, la partie est strictement subordonnée au tout, tandis que dans celui-là, le tout est présent et actif dans chacune des parties. C’est pourquoi l’idée du corps n’est pas du tout une idée mécanique ou même physique. Au contraire, elle est une idée spirituelle : chacune des parties est en même temps elle-même et le tout. En ce sens, chaque société, chaque régime est un corps.

Ces remarques trop brèves nous aident à comprendre la signification et la force de l’ordre du corps, et, du même coup, à nous étonner de sa mort si rapide et presque complète. C. Lefort décrit la nature et évalue l’énormité du processus de la façon suivante :

L’Ancien Régime est composé d’un nombre infini de petits corps qui procurent aux individus leurs repères identificatoires. Et ces petits corps s’agencent au sein d’un grand corps imaginaire dont le corps du roi fournit la réplique et garantit l’intégrité. La révolution démocratique, longtemps souterraine, explose, quand se trouve détruit le corps du roi, quand tombe la tête du corps politique, quand, du même coup, la corporéité du social se dissout. Alors se produit ce que j’oserais nommer une désincorporation des individus. Phénomène extraordinaire […] [9].

Pourquoi cela fut-il un « phénomène extraordinaire » ? Pour le dire en quelques mots : tandis que les sociétés antérieures s’organisaient pour lier leurs membres ensemble, tandis qu’elles valorisaient les idées de concorde et d’unité, notre société démocratique s’organise pour délier, voire séparer, ses membres et garantir ainsi leur indépendance et leurs droits. En ce sens, notre société propose de s’accomplir comme une dis-société. Un phénomène extraordinaire, en effet !

Mais une société qui se dissocie de cette manière ne sera-t-elle pas incapable de survivre, sans même parler de prospérer ? C’est la peur récurrente de la société moderne, exprimée par les conservateurs comme par les socialistes et même par quelques libéraux. Mais, en fait, les sociétés démocratiques, démentant tous les prophètes de malheur, ont maintenu leur cohésion et ont prospéré. Elles offrent aujourd’hui — la grande majorité des hommes sont d’accord sur ce point — la seule manière viable et désirable d’organiser une vie commune décente. Nous devons donc inférer que leur décomposition continuelle a été accompagnée d’une recomposition continuelle. Quel est le principe de cette recomposition ? Pour abréger : c’est le principe de représentation. Comme C. Lefort le souligne, l’ordre de la représentation a succédé à l’ordre de l’incorporation. Et le principe derrière le principe de représentation est la volonté — la volonté des hommes — un principe purement spirituel. Le ressort ultime de la société démocratique est la fécondité de la volonté humaine, ou plutôt, la capacité de la volonté humaine de produire des effets désirables.

Retraçons le chemin que nous avons parcouru jusqu’à présent. Nous avons soutenu que le totalitarisme fut l’experimentum crucis de la philosophie politique au xxe siècle et que la philosophie politique, après cette mise à l’épreuve, est apparue déficiente. Nous sommes maintenant en mesure d’offrir une évaluation plus précise du phénomène. Les problèmes qu’on rencontre lorsqu’on cherche à définir la nature des régimes totalitaires ne proviennent pas seulement de l’essence particulièrement énigmatique de ces régimes. Ou plutôt, cette essence énigmatique dérive d’une autre énigme ou incertitude qui concerne la démocratie. Cette incertitude est la suivante : qu’est-ce que la volonté du peuple et où réside-t-elle ? Comment un principe purement spirituel peut-il donner forme et vie à un corps politique ? La « tentation totalitaire » se situe dans le territoire inexploré entre le « corps » de la société prédémocratique et l’» âme » de la politique démocratique. Il y a là plus qu’une image. En effet, nous sommes au coeur de nos difficultés pratiques et théoriques : c’est ici que réside la tâche de la philosophie politique, si elle se soucie d’en avoir une.

Nous devons retourner encore et encore au contraste entre les sociétés prédémocratiques et démocratiques, ainsi qu’à la dialectique entre elles. Une telle insistance pourrait sembler étrange à des Américains, car les États-Unis n’ont aucune véritable expérience d’une société prédémocratique et ne semblent pas s’en porter plus mal. Comme Tocqueville l’a dit de manière mémorable : « Le grand avantage des Américains est d’être arrivés à la démocratie sans avoir à souffrir de révolutions démocratiques, et d’être nés égaux au lieu de le devenir [10]. » Mais ce que je propose est une recherche philosophique, et non une enquête historique.

Commençons par un paradoxe. Nous pensons instinctivement que les sociétés prédémocratiques donnaient l’avantage à l’âme par rapport au corps, de même que nous supposons instinctivement que les sociétés démocratiques ont rejeté les prétentions excessives de l’âme et ont « libéré le corps », ou comme disaient les saint-simoniens, « réhabilité la chair ». Ces impressions ne sont pas tout à fait fausses ; elles renferment même beaucoup de vérité. Mais, en même temps, nous pourrions dire que le contraire aussi est vrai. Nous avons vu que les sociétés prédémocratiques étaient des sociétés de « l’incorporation » enracinées dans la fécondité du corps et culminant dans le corps du roi. Quant aux sociétés démocratiques, même si elles ne sont pas particulièrement religieuses, elles sont politiquement et moralement spiritualistes. Engendrer un héritier est l’affaire du corps, élire un représentant est l’affaire de la volonté — de l’esprit ou de l’âme.

Cette spiritualité est effective non seulement dans les relations politiques, mais aussi dans la vie sociale et morale. Les sociétés démocratiques insistent habituellement sur le fait que tous nos liens, y compris nos liens corporels, tirent leur origine d’une décision purement spirituelle, une décision obtenue par une souveraineté spirituelle complète. Nous rejetons toute idée suggérant que le corps puisse créer des liens par lui-même ou qu’il y ait des liens essentiellement enracinés dans la « chair ». La « famille recomposée » est le résultat d’une compréhension de plus en plus répandue du mariage, de la paternité et de la maternité comme des « choix continus ». Même le commerce charnel n’est plus supposé créer des liens par lui-même ou avoir un sens intrinsèque : il n’a sens, il n’est lien que dans la mesure où la volonté lui donne ce sens ou consent à ce lien. Et ce sens, cette validité du lien, la volonté est évidemment libre de les conférer et de les retirer précisément à volonté. Nous nous comportons de plus en plus, et nous interprétons de plus en plus notre comportement, comme si nous étions des anges qui auraient par hasard un corps.

Il n’est donc pas étonnant que ce qui passe pour philosophie politique ou théorie de la démocratie aujourd’hui est plutôt une forme d’angélologie. Dans un espace détaché de cette planète — peut-être séparé de celle-ci par un « voile d’ignorance » — des êtres qui ne sont pas véritablement humains — peut-être leur humanité est-elle à venir ? — délibèrent des conditions sous lesquelles ils consentiraient à atterrir sur notre modeste planète et à revêtir notre « chair trop solide [11] ». Ils hésitent beaucoup, comme il se doit, et leurs raisonnements abstraits sont complexes et divers, et peut-être même si hypothétiques qu’ils n’ont que peu de poids. Mais la pensée politique ne peut se complaire indéfiniment à vivre dans une atmosphère aussi raréfiée. Le totalitarisme, il est vrai, a été défait sans que la philosophie politique contribue significativement à cette défaite ; et la démocratie semble naviguer sans rencontrer aucun obstacle. Cependant, même d’un point de vue très pratique, il est imprudent de se reposer exclusivement sur les vertus quotidiennes de la citoyenneté démocratique.

Nous devons capturer à nouveau ce que la démocratie a laissé derrière elle dans sa marche vers l’hégémonie. La démocratie moderne a réussi à réaliser l’homogénéité de la vie humaine. Mais il est maintenant nécessaire de tenter de récupérer et de sauvegarder l’hétérogénéité intrinsèque des expériences humaines. L’expérience du citoyen est différente de celle de l’artiste, laquelle est différente à son tour de celle de la personne religieuse, et ainsi de suite. Ces articulations décisives de la vie humaine seraient brouillées à jamais si l’idée selon laquelle chaque être humain, en tant que « créateur de ses propres valeurs », est à la fois un artiste, un citoyen et une personne religieuse — toutes ces choses et d’autres encore — si cette idée si répandue, donc, prévalait pour toujours. Les philosophes politiques devraient entreprendre de mettre à nouveau en lumière l’hétérogénéité de la vie humaine précisément pour lutter contre cette confusion.

On pourrait argumenter qu’on prend soin adéquatement de cette hétérogénéité par la reconnaissance publique qu’il y a une pluralité légitime de valeurs humaines. Rien ne saurait être plus faux. Comme L. Strauss l’a fait remarquer brutalement, le pluralisme est un monisme, car il est un -isme. La même qualité autodestructrice s’attache à nos « valeurs ». Interpréter le monde de l’expérience comme étant constitué de différentes « valeurs », c’est le réduire à un genre commun et, par conséquent, perdre de vue l’hétérogénéité que nous voulions pourtant préserver. Dieu est une valeur, mais son absence ne l’est pas moins. La vie privée n’est pas moins une valeur que la vie publique. Qu’est-ce qui n’est pas une valeur ? Inversement, et c’est ici le comble de la confusion, le « langage des valeurs » nous fait perdre l’unité de la vie humaine — cette composante nécessaire de la conscience de soi démocratique — comme il brouille sa diversité : on ne peut discuter des valeurs, puisque leur valeur réside dans le jugement de celui qui les valorise. Le langage des valeurs encourage l’uniformité ennuyeuse en même temps que l’hétérogénéité inintelligible.

Certes, Weber regarderait avec consternation cet état de choses qu’il a pourtant involontairement encouragé. Comme il le dit clairement dans Le savant et le politique, il a consacré la force de son esprit et de son âme à la tâche que je viens tout juste de définir : la tâche de récupérer, ou de sauvegarder, la diversité authentique des expériences humaines. Weber avait sans doute raison de souligner que le Beau n’est pas la même chose que le Bien ou le Vrai. Mais pourquoi interpréter cette distinction intrinsèque à la vie humaine comme un conflit ou même une « guerre » — la « guerre des dieux » qui accompagne le « polythéisme » des « valeurs » humaines ? Pourquoi dire que nous savons que certaines choses sont bellesparce qu’elles ne sont pas bonnes ? Pourquoi dire que nous savons que certains êtres sont bons ou saints parce que et en tant qu’ils ne sont pas beaux ? Il semble que Weber se laisse emporter. Comme nous sommes devenus impatients, nous, les Modernes ! Si deux choses ne s’harmonisent pas parfaitement, alors elles doivent être ennemies…

Peut-être sommes-nous impatients depuis le début. Descartes ne fut-il pas le père des Lumières, de même que le père de notre impatience, lorsqu’il a délibérément assimilé ce qui est douteux à ce qui est faux ? Combien plus juste, à mon avis, fut Leibniz, qui a tranquillement répliqué que ce qui est vrai est vrai, ce qui est faux est faux et ce qui est douteux est… eh bien, douteux. Nous avons davantage besoin de l’équanimité de Leibniz que de l’impatience de Descartes pour être en mesure de séjourner à l’intérieur de nos différentes expériences et pour tirer de chacune sa leçon spécifique.

Le même être humain, après tout, admire ce qui est beau, est motivé par ce qui est bon et poursuit la vérité. Il croise parfois un homme brave mais mauvais, comme il est advenu à Lord Clarendon, ou il rencontre une femme belle mais traîtresse. Ces complexités, voire ces incongruités de l’expérience humaine, doivent être décrites correctement. En général, plus les couleurs sont voyantes, moins le dessin est précis. La vie humaine ne justifie pas le désespoir, et les sciences sociales ne justifient pas le nihilisme, car la vie humaine est humainement intelligible.

Il est possible, et même probable, que le régime démocratique n’aurait pu voir le jour sans l’impatience de Descartes et de bien d’autres ; il est possible de même que les citoyens démocratiques se seraient endormis si Weber et bien d’autres n’avaient pas sonné la diane. Mais une démocratie victorieuse et réfléchie se doit de tempérer ces humeurs extrêmes et de s’ouvrir à la diversité intrinsèque de l’expérience humaine, de la même manière qu’elle se prétend ouverte à la diversité extrinsèque de l’espèce humaine. C’est une tâche considérable : pour l’instant du moins, peu de philosophes politiques y ont prêté attention.