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Je me suis donné pour programme, durant ces dernières années, d’explorer la transition entre philosophie politique et philosophie politique appliquée. Pour ce faire, j’ai abordé une série de champs où le philosophe intervient sur des problématiques qui ne sont pas simplement le produit de l’histoire de sa discipline, mais qui, jaillissant des sociétés contemporaines elles-mêmes, mobilisent au moins aussi légitimement d’autres compétences et connaissances que les siennes. À travers ces problématiques, à la fois parce que le philosophe en hérite sans les créer et parce qu’elles convoquent, dans les débats où elles se développent, toute une série de compétences et de connaissances qui ne sont pas exclusivement philosophiques, la philosophie politique se trouve contrainte pour ainsi dire à sortir d’elle-même. Elle s’y applique à des objets et à des champs d’interrogation sur lesquels le philosophe peut certes considérer qu’il est, parmi d’autres, légitimé à intervenir, mais à propos desquels son intervention et le contenu de son intervention ne lui sont pas uniquement dictés par les acquis de l’histoire de sa discipline, de Platon ou d’Aristote jusqu’à John Rawls, comme c’est le cas quand il s’occupe de ses interrogations plus traditionnelles, telles qu’elles relevaient plutôt, non pas d’une entreprise d’application, mais bien d’un travail de fondation. C’est, au demeurant, sur ce dédoublement de la philosophie politique (et, plus généralement, de la philosophie pratique) selon les axes de la fondation et de l’application que je voudrais d’abord, en vue de justifier mon programme actuel, faire quelques observations destinées 1) à expliquer pourquoi la philosophie pratique contemporaine doit, à mon sens, privilégier aujourd’hui les questions d’application et 2) à indiquer quelles difficultés particulières elle affronte en faisant ce choix. Je m’efforcerai ensuite 3) d’illustrer ces difficultés par une sorte d’exercice d’application, qui prendra pour exemple la question, actuellement fort discutée en France, du dossier corse et qui y considérera, plus précisément, les options offertes à une politique soucieuse de prendre en compte les revendications de droits culturels nouveaux sans sacrifier pour autant les principes de la démocratie républicaine. Le travail que j’esquisserai sur cet exemple aura pour fonction non seulement de prouver le mouvement (en l’occurrence, celui de la philosophie politique appliquée) en marchant, mais aussi de faire apparaître, en même temps que la fécondité en général inaperçue d’une approche authentiquement philosophique de tels dossiers, les limites au-delà desquelles la philosophie politique appliquée mettrait elle-même en péril cette fécondité.

Qu’est-ce que la philosophie politique appliquée ?

En philosophie morale et politique comme ailleurs, la dimension du travail philosophique qui est la plus largement pratiquée en France est celle qui consiste à mener une activité d’historien de la philosophie, soit en référence à un moment du passé de l’histoire de la philosophie auquel, pour telle ou telle raison, on attache une importance particulière, soit par souci d’intégrer l’histoire la plus récente, immédiatement contemporaine, de la discipline. Cette activité historienne est certes importante, et il est exclu dans mon esprit que nous puissions nous dérober devant ses exigences. Il reste que, même sous la forme qui m’apparaît la plus féconde (celle qui consiste à identifier dans certaines philosophies des modèles ou, pour le dire en termes hégéliens, des « types de position par rapport à l’objectivité »), elle n’est pas créatrice par elle-même. Le but ultime de l’activité philosophique n’est pas de connaître l’histoire des philosophies constituées, mais plutôt de se servir de ces philosophies constituées, soit pour en constituer une autre (ce qui ne va certes pas aujourd’hui sans une part de naïveté, mais continue néanmoins d’animer les ambitions des quelques philosophes vivants qui ont le sentiment de produire une philosophie, à tort ou à raison, souvent à tort, parfois à raison), soit, plus raisonnablement, pour éclairer à l’aide de ces types de position par rapport à l’objectivité une question que le philosophe se pose ou plutôt qui lui est posée par l’objectivité elle-même [1]. Il faut en effet le rappeler, tant la philosophie académique, telle qu’elle existe en France, le fait oublier : le rôle du philosophe consiste à éclairer une part ou une dimension du réel, soit simplement pour la comprendre, soit, notamment dans le registre de la philosophie pratique, pour la transformer ou pour réfléchir à ce qui permettrait de la transformer — à moins qu’il ne s’agisse de déterminer comment faire pour sauvegarder ce qui peut paraître menacé par tel ou tel type d’agression. Que l’horizon soit celui de la transformation ou celui de la sauvegarde, voire de la conservation, c’est en tout cas cette logique qui nous fait sortir de l’activité purement historique ou historienne et nous fait alors rencontrer les deux autres modes d’activité ou d’interrogation qui sont concevables et praticables dans le domaine de la philosophie morale et politique.

Le deuxième mode d’activité correspond, pour le philosophe, à un travail de fondation ou de refondation. Ce travail de fondation correspond en fait à l’activité la plus traditionnelle de la philosophie en général, telle qu’elle consiste à montrer que l’on peut fonder en raison, que l’on peut rendre raison d’un certain nombre d’énoncés ou de prises de position que nous effectuons sur tel ou tel secteur de la réalité. Ce travail de fondation — qui fait que la raison, comme l’explique Kant au début de la « Dialectique transcendantale », remonte du conditionné à ses conditions en exigeant toujours des conditions plus hautes, plus élevées, voire un premier principe ou un premier fondement inconditionné — définit non seulement la philosophie en général, mais aussi la philosophie politique, par exemple, en la spécifiant par rapport aux interrogations plus descriptives de la sociologie politique ou des sciences politiques. C’est en ce sens notamment que la question spécifique de la philosophie politique, au moins d’Aristote à Rousseau, a été celle du meilleur régime, entendue (depuis Aristote) comme celle de savoir à qui il est juste que le pouvoir revienne : c’est là une question de justice, plus précisément, de justice politique — puisque, dans les termes qui ont traversé toute la philosophie antique et moderne, il s’agit de savoir qui, si l’on se demande comment répartir le pouvoir au sein de la cité, a le meilleur droit à exercer la souveraineté. En un sens, tout le trajet de la philosophie politique jusqu’à Rousseau inclusivement aura consisté en un gigantesque travail de fondation d’une réponse possible à une telle question, permettant de dire quel est le meilleur régime envisageable, à savoir celui dans lequel le pouvoir revient au souverain légitime. Nous savons comment la réponse à cette vaste interrogation a donné lieu à de vifs débats (sur la diversité des régimes), puis s’est progressivement stabilisée sous la forme d’une théorie de la souveraineté du peuple dont les déclarations américaine et française des droits de l’homme, à la fin du xviiie siècle, énumérèrent les principes constitutifs.

Pour autant, nous savons aussi que cette fondation de la démocratie comme meilleur régime, que thématise la doctrine rousseauiste de la souveraineté de la volonté générale, n’a pas mis un terme au travail de fondation comme tel. Même si cette conception du meilleur régime, à quelques extrémismes près (qui ont certes pu correspondre à certaines des plus grandes catastrophes que les hommes se sont infligées à eux-mêmes au nom de leurs idéaux), s’est imposée de façon durable, elle a ouvert de nouveaux espaces d’interrogation requérant de nouveaux efforts de fondation. À supposer en effet que le souverain soit légitime, c’est-à-dire que l’État soit démocratique, reste à se demander quelles doivent être et comment doivent se pratiquer les relations entre l’État démocratique, supposé exprimer et défendre l’intérêt général, et la société, c’est-à-dire l’ensemble des individus et des groupes d’individus qui poursuivent la réalisation de leurs intérêts particuliers. Cette interrogation nouvelle naît philosophiquement entre Kant et Hegel [2]. Elle se développe politiquement, dans le même temps, à la faveur de la Révolution française et des discussions suscitées par ses propres dérives, notamment par la Terreur jacobine. À la faveur de ce contexte, elle s’est cristallisée, de façon compréhensible, autour de la question des limites de l’État : quelles doivent être les limites du pouvoir, s’il doit y en avoir, y compris lorsqu’il s’agit d’un pouvoir démocratique ? Là encore, à travers ce rebondissement interne à l’interrogation sur le meilleur régime, la recherche d’une réponse a pris la forme d’un travail de fondation, qui a donné lieu à un vaste affrontement : d’un côté, la théorie libérale des limites de l’État prenait pour principe ultime la reconnaissance de l’individu et de ses droits ; de l’autre côté, le refus que les valeurs de l’individualisme puissent constituer les valeurs politiques suprêmes caractérisait négativement le socialisme, du moins sous sa forme étatique, dont le modèle le plus puissant a été fourni à partir du milieu du xixe siècle par le marxisme. Pour plus d’un siècle, le débat s’est figé autour de cette opposition sur les principes ultimes de l’ordre politique. Politiquement, il fallut attendre l’effondrement ultime du communisme, avec la chute du mur de Berlin en 1990, pour que le paysage fût définitivement transformé. Intellectuellement et philosophiquement, les déplacements majeurs s’étaient déjà produits de la fin des années 1960 au début des années 1980, à la faveur d’un processus où le modèle du socialisme étatique, dans ses incarnations léninistes, staliniennes ou maoïstes, a progressivement volé en éclats sous la pression des exigences individualistes de l’esprit du temps [3]. Cette volatilisation du marxisme institutionnalisé, puis du communisme, fut si impressionnante qu’on a alors pu considérer pour un temps que se trouvait ainsi close la séquence ouverte après la Révolution française et que la publication par John Rawls, en 1971, de sa Théorie de la justice correspondait à la fin de ce type d’interrogation sur les modalités du meilleur régime, sous la forme d’une refondation définitive du libéralisme politique. En intégrant partiellement aux valeurs du libéralisme les exigences de justice sociale que le socialisme, puis le marxisme, après qu’il eut pulvérisé les différentes versions du socialisme qui l’avaient précédé, avaient opposées aux valeurs de la démocratie libérale, la Théorie de la justice semblait à nouveau stabiliser l’interrogation qu’avait relancée, après la première stabilisation rousseauiste, la querelle de la Révolution française.

Avec trente ans de recul, nous savons aujourd’hui quelles illusions s’attachaient à cette représentation d’une fin de l’histoire, en même temps qu’à celle d’une fin de l’histoire de la philosophie politique. De fait, le débat sur le meilleur régime a repris, aussi bien entre libéraux et libertariens qu’entre libéraux et néo-libéraux de même qu’entre communautariens et libéraux, ou encore entre libéraux et néo-républicains, pour savoir comment concevoir l’ordre politique juste. Pour l’essentiel, ces nouvelles discussions s’organisent autour d’une déclinaison particulière de l’interrogation sur les relations entre l’État et la société, comprise ici comme cette communauté de valeurs et de traditions qui, en tout cas aux yeux des communautariens et d’une partie des républicanistes, est irréductible à l’État de droit. Ainsi l’interrogation contemporaine sur le rapport entre le juste et le bien consiste-t-elle à se demander si une conception du bien, incarnée dans une société ou dans une communauté d’appartenance, doit précéder et excéder la construction de l’État et du droit, en lui dictant ses principes (par exemple ses principes de justice) ou si, au contraire, l’État se construit en toute neutralité à l’égard d’une quelconque conception du bien socialement incarnée en n’empruntant aucunement ses principes de justice aux valeurs ou aux traditions qui précèdent sa construction.

Sans qu’il soit besoin d’ insister davantage, il me semble clair que tout ce débat des trente dernières années sur la relation entre les principes de justice et les conceptions du bien appelait à l’évidence un nouveau travail de fondation. Fallait-il entreprendre, après l’effondrement du marxisme, une refondation du libéralisme ? Cette refondation prendrait-elle la forme d’une reconduction ou d’une transformation, et si transformation il devait y avoir, jusqu’où imposait-elle de réaménager les éléments du socle libéral ? Fallait-il au contraire échapper définitivement à l’orbite de l’antinomie entre libéralisme et socialisme, pour élaborer une autre position encore, et si oui, laquelle ? Quelle que soit la réponse adoptée, l’activité qui entreprenait de la faire valoir s’apparentait bien à une nouvelle activité de fondation ou de refondation.

Je ne prétends pas que ce débat soit clos ni qu’il faille en sous-estimer l’importance (il correspond même, dans mon esprit, à la troisième grande phase de l’interrogation sur le meilleur régime). Il reste que l’on peut apercevoir aussi dans cette nouvelle version de l’activité fondatrice l’amorce d’un passage à un autre type d’activité philosophico-politique relevant plutôt de la problématique de l’application. Y compris sous la forme qu’il prend aujourd’hui (pour faire simple, disons après J. Rawls), le débat entre libéralisme et socialisme relève clairement, nous l’avons déjà remarqué, de la problématique classique de la fondation. Revenons-y néanmoins un instant, pour apercevoir en quoi c’est la logique même de cette entreprise fondatrice qui requiert cette fois, non sans paradoxe, un déplacement corrélatif du regard vers des questions relevant de l’application.

Selon le camp auquel on choisit d’appartenir philosophiquement, il s’agit bien, soit, du côté rawlsien, de fonder des principes de justice et l’organisation politique qui en découle, soit, de l’autre côté, de contester cette fondation pour proposer et fonder une autre conception de la justice et de l’organisation politique subséquente. Néanmoins, depuis trente ans, les disciples de J. Rawls n’ont eu de cesse, pour expliciter la portée de l’apport rawlsien, de se demander s’il ne faudrait pas étendre la portée du second principe rawlsien. Ce second principe est, bien sûr, celui qui fait de la théorie rawlsienne de la justice une théorie de la justice sociale, puisque le principe de différence ou d’équité permet de considérer qu’une société n’est juste que si, par-delà la garantie apportée à l’égalité des droits et libertés des individus (premier principe), les inégalités matérielles susceptibles d’exister dans la société considérée répondent à certaines conditions ou à certains critères (compatibilité avec l’exigence d’égalité des chances, capacité à apparaître souhaitables même aux plus défavorisés). C’est à travers ce second principe de justice que J. Rawls avait effectivement refondé une théorie de la justice sociale intégrant dans l’héritage du libéralisme des exigences qui avaient jusqu’alors plutôt été prises en charge par la contre-tradition socialiste. Laissons de côté la question de savoir ce qu’on peut penser de la portée de cette intégration pour une appréhension du débat contemporain sur les transformations du libéralisme ou sur une refondation du socialisme : ce qui m’importe ici est plutôt de noter que les disciples de J. Rawls ont consacré leurs principaux efforts à se demander s’il faut ou non étendre le second principe (donc l’exigence de justice sociale) en appliquant (le mot surgit ici de lui-même) l’exigence d’équité non plus aux individus, mais à des groupes.

Les groupes dont il s’agit peuvent être, comme chez Will Kymlicka, des groupes ethnoculturels ou, comme chez Susan Moller Okin, des groupes génériques. D’autres cas peuvent parfaitement être envisagés : un groupe comme celui des enfants pourrait être considéré comme requérant lui aussi une reformulation spécifiée de principes de justice. À une nouvelle version du premier principe (ouvrant sur la reconnaissance de certaines libertés comme non négociables, si du moins l’éducation ne doit pas être un dressage) viendrait ici s’articuler la détermination d’une nouvelle version du second principe : de toute évidence en effet, ne serait-ce que le critère de la compatibilité des inégalités matérielles avec l’égalité des chances pourrait acquérir, dans l’espace de l’enfance, une portée toute particulière [4]. Or, qu’il s’agisse des groupes culturels, des groupes génériques ou des enfants, ce type d’interrogation continue bien de requérir en un sens un travail de fondation : ce qui s’y joue, c’est en effet la légitimité d’une éventuelle transformation du paradigme classique du sujet de droit qui ne serait plus, ou plus seulement, l’individu abstrait, mais, soit le groupe d’appartenance, soit l’individu considéré à travers cette appartenance. Du même coup, la perspective se trouve également soumise à légitimation de reconnaître des droits spécifiques (droits culturels, droits des femmes, droits des homosexuels, droits des enfants, etc.). Pouvons-nous fonder en raison de tels déplacements dans le dispositif de l’État de droit et, plus précisément, lesquels [5] ? À mesure que se développent de telles interrogations, on perçoit cependant que les problématiques générales de la philosophie politique antérieure trouvent ici à se particulariser et qu’à la faveur de ces particularisations de la question du droit (droit des minorités linguistiques, droit des femmes, droit de communautés unifiées par des moeurs, droit des enfants, etc.), ce qui pouvait apparaître comme un simple aspect du travail de fondation sort en fait du strict plan des principes et aborde nécessairement celui des contextes qui rendent nécessaires de telles interrogations. Ainsi la transition se fait-elle avec le travail d’application, et ce, à partir de la démarche fondatrice elle-même, en nous invitant à passer, pour mieux s’accomplir, de la philosophie politique générale à cette philosophie politique appliquée à laquelle nous sommes désormais conduits par la recherche de telles spécifications de l’exigence générale de justice sociale.

Clarifiée quant à sa logique, la transition vers la philosophie politique appliquée n’en soulève pas moins de multiples interrogations. Je n’en retiendrai ici que deux.

D’une part, la philosophie politique, délaissant le terrain de nos chers principes, ne risque-t-elle pas d’y perdre son âme en brouillant elle-même ses marques distinctives vis-à-vis d’autres disciplines, notamment la sociologie ? Question qui serait de peu d’importance si elle n’engageait que de sottes querelles disciplinaires de territoire. Question troublante, en revanche, pour le philosophe, dès lors qu’il perçoit comment, sur le terrain de l’application, la façon dont il lui faut envisager de délaisser l’universel pour le particulier l’expose, soit à être plus ou moins démuni, du moins par comparaison avec les représentants d’autres disciplines rompues, par la pratique de l’enquête, à l’investigation des questions contextualisées, soit à outrepasser les limites de ses compétences spécifiques.

D’autre part, ce qui peut faire difficulté dans cette transition vers la philosophie politique appliquée tient à ce qui en constitue le plus souvent, aujourd’hui, l’environnement philosophique. Dans l’héritage de J. Rawls notamment, la transition s’opère en effet à partir d’un horizon philosophique au moins en partie kantien, alors que classiquement la discussion du kantisme, depuis deux siècles, avait plutôt consisté à lui reprocher de ne pas pouvoir sortir du terrain des principes purs ou formels pour prendre en compte les exigences du réel. Raison supplémentaire, pour peu que l’on partage l’inscription dans cet horizon, de ne pas contourner les difficultés auxquelles se heurte le philosophe quand il prend soin de se demander jusqu’où, en tant que philosophe, il peut précisément aller sur ce chemin de l’application.

Les limites de l’application

Ce débat engage toute une série de questions — notamment celle de savoir quelles transformations du kantisme peut imposer cette promotion du problème de l’application ou, inversement, celle de savoir si une référence maintenue au kantisme n’impose pas de tenir compte des limites délibérées que Kant avait lui-même tracées à la perspective d’une philosophie pratique appliquée [6].

J’avais autrefois abordé ce dossier complexe dans la présentation de ma traduction de la Métaphysique des moeurs. J’y expliquais que ce qui, chez Kant, touchait à la « métaphysique des moeurs » et que, par cette traduction, je proposais pour la première fois de réunir en un ensemble (Fondation de la métaphysique des moeurs, 1785, Doctrine du droit, Doctrine de la vertu, 1797) se situait précisément « entre fondation et application [7] ». L’ouvrage de 1785 relève certes de la problématique de la « fondation », comme l’indique expressément son titre (Grundlegung zur Metaphysik der Sitten) : c’est même du niveau ultime de la démarche fondatrice qu’il s’agissait alors, puisque Kant recherchait le principe ou le fondement ultime, en même temps qu’unique, de toute la sphère pratique — fondement ultime dont on sait qu’il a estimé le trouver dans l’autonomie de la volonté [8]. En revanche, les deux Doctrines qui constituent la Métaphysique des moeurs proprement dite correspondent à la problématique de l’application — Kant ayant à cette occasion expressément réfléchi aux conditions exactes ainsi qu’aux limites d’une telle démarche.

Tout lecteur de Kant en est convaincu : l’exigence morale est une exigence d’universalité, mais une telle exigence ne nous fait pas par elle-même dépasser la sphère formelle du transcendantal, c’est-à-dire la sphère des conditions de possibilité de la moralité : elle ne nous indique pas par elle-même comment passer de cette définition générale de l’objectivité pratique à la détermination d’objets particuliers réels. La morale pure nous dit qu’il faut viser l’universel, mais elle ne nous dit pas ce que cet universel est effectivement dans tel ou tel cas, elle en décrit seulement la forme désincarnée — ce pourquoi, si l’on réduit la philosophie pratique de Kant à ce moment fondateur, l’on pourra assurément en dénoncer à satiété le formalisme.

Au demeurant, cette limitation du transcendantal pur est claire dans le registre de la philosophie théorique et elle nous aide à mieux percevoir la teneur de la difficulté dans le registre pratique. On sait en effet que, dans le cas de la philosophie de la nature (de la physique), les catégories sont constitutives par rapport à l’expérience possible, mais seulement régulatrices par rapport à l’intuition — ce qui signifie, en clair, qu’on ne peut pas, à la différence de ce qui avait lieu chez les cartésiens par exemple, entreprendre d’élaborer une physique intégralement a priori. Seules les mathématiques peuvent en fait procéder absolument a priori parce qu’elles, et elles seulement, ne s’intéressent qu’à la forme de l’expérience, non à son contenu empirique.

De même, dans le cas de la philosophie pratique, qui seul nous retient ici, il est impossible de « déduire » a priori les fins concrètes que je dois me proposer de réaliser dans telle ou telle circonstance particulière. Je dispose certes d’un principe, mais le problème de l’application de ce principe à l’existence suppose un « saut ». Ce « saut » ne s’effectue cependant pas de façon arbitraire, et c’est justement l’oeuvre de la métaphysique des moeurs (pour la partie pratique) que d’en déterminer les conditions, comme c’est le cas de la métaphysique de la nature pour la partie théorique. Plus précisément : Kant nomme en effet « métaphysique » le procédé non seulement légitime, mais aussi nécessaire, par lequel nous pensons le rapport de l’universel au particulier. Ce procédé consiste à ajouter à la structure catégoriale formelle un minimum d’empiricité, une donnée sensible aussi abstraite que possible par rapport à l’empiricité (ce pourquoi le procédé peut être dit « métaphysique »), donc aussi proche que possible du transcendantal, de sorte que le saut soit lui-même le plus restreint possible. C’est sans doute, il faut y revenir, dans la préface aux Premiers principes métaphysiques de la science de la nature que l’on trouve les indications les plus précises sur cette méthode de détermination des catégories [9]. On regrettera, pour la réflexion contemporaine sur la philosophie pratique appliquée, que Kant ait surtout fourni de telles indications à propos du registre théorique : il dépend toutefois de notre propre effort de les prolonger dans le registre pratique.

À suivre ces indications fournies par Kant au sujet de la métaphysique de la nature, le minimum ajouté à la structure catégoriale sera la représentation d’un mobile dans l’espace et le temps. Cette simple adjonction, qui peut s’effectuer a priori et donc, répétons-le, peut être dite, en ce sens, « métaphysique » (puisque je sais a priori de l’objet donné, quel qu’il puisse être, qu’il est situé dans l’espace et dans le temps, à quoi correspond la notion de mouvement), permettra ensuite d’en déterminer le produit à l’aide des quatre titres de la table des catégories, faisant ainsi surgir la phoronomie (quantité), la dynamique (qualité), la mécanique (relation) et la phénoménologie (modalité).

On peut alors construire par analogie ce qu’il va en être dans l’optique d’une métaphysique des moeurs. Le premier élément, véritablement minimal, qui puisse être ajouté a priori aux catégories de la liberté réside dans la représentation de l’existence des choses et des personnes. L’ajout d’un second « minimum », si l’on peut dire, interviendra dans la Doctrine de la vertu (l’existence des penchants inscrits dans les différents sujets), mais il supposera déjà la prise en compte du premier — raison pour laquelle, architectoniquement, la Doctrine du droit précède ce que Kant appelle aussi l’éthique.

Ce procédé de la « métaphysique », qui est donc pour Kant celui-là même de l’application, appellerait à vrai dire bien des remarques. Il faut souligner tout d’abord que la portée en est telle qu’elle engage un certain nombre de prises de position sur des problèmes précis relevant de la raison pratique juridique ou morale. En ne retenant ici qu’un seul exemple, on aperçoit ainsi que, de la manière même dont se trouve construit l’objet de la Doctrine du droit, résultent les deux questions centrales qui vont fonder les divisions principales de l’ouvrage et déterminer l’ordre dans lequel elles seront abordées :

  1. Qu’est-ce qu’être libre à l’égard des choses ? Cette première question fonde la théorie de la propriété et, plus généralement, du droit privé.

  2. Comment les diverses libertés individuelles peuvent-elles s’accorder entre elles, c’est-à-dire s’autolimiter ? Ou encore : comment puis-je être libre sans qu’autrui soit asservi et, réciproquement, comment autrui peut-il être libre sans que je sois asservi ? Cette seconde question fonde la théorie du droit public.

Or, la dichotomie ainsi produite du droit privé et du droit public a bien évidemment une portée considérable pour toute la théorie politique ultérieure dont elle constitue même, en quelque sorte, l’acte de naissance [10]. Elle correspond en effet pour l’essentiel, on le perçoit sans peine, à cette distinction plus contemporaine (qui fonde pour l’essentiel, je l’ai rappelé plus haut, le libéralisme politique) entre la société (civile) et l’État — ce dernier s’entendant en l’occurrence comme le lieu du droit de contrainte qui garantit la limitation réciproque des libertés. Il y a donc bien dans le cadre même du kantisme, chacun le voit à cet exemple, une sortie possible hors du pur transcendantal — Kant faisant apparaître, à la faveur de l’application des catégories de la liberté à la représentation d’un espace où coexistent des personnes s’appropriant des choses, qu’un dispositif politique ménageant la distinction de la société et de l’État est plus conforme à ces catégories (plus objectivement pratique) qu’un dispositif qui résorberait cette distinction, soit au bénéfice de la société (état de nature), soit au bénéfice de l’État (despotisme).

Cela dit, dans la logique du kantisme, jusqu’où va cette démarche applicative ? Kant, à vrai dire, a pour sa part au moins autant réfléchi à la procédure de l’application qu’à ses limites à ses yeux indépassables. Très logiquement, ce devrait être au terme de la Doctrine de la vertu que nous pourrions trouver la mise au point la plus explicite sur ces limites au-delà desquelles le procédé de la métaphysique des moeurs perdrait toute légitimité. Très logiquement en effet, puisque, si limites de l’application il doit y avoir, c’est bien là où la définition formelle de l’objectivité pratique est susceptible d’atteindre son plus haut degré de remplissement qu’elles seraient à même de surgir — autrement dit : là où, à la forme vide de l’objectivité (l’exigence d’universalité), ont été intégrées successivement deux dimensions qui lui étaient extérieures, à savoir l’extériorité du côté de l’objet constituée par l’existence des choses et des personnes (droit), puis l’extériorité du côté du sujet constituée par les inclinations (vertu).

Il faut pourtant le reconnaître : la conclusion de la Doctrine de la vertu, si elle frôle cette question, ne la thématise pas véritablement [11] et c’est plutôt, là encore, par analogie avec les indications dont nous disposons dans le domaine théorique (métaphysique de la nature) qu’il nous faut concevoir la façon dont Kant s’est représenté les limites de sa métaphysique des moeurs.

Dans le registre théorique, les matériaux amassés par Kant durant les dernières années de sa vie et rassemblés dans l’Opus postumum envisagent, au-delà de la métaphysique de la nature, la question du « passage » (Übergang) à la physique empirique [12]. Ajoutant à la structure catégoriale, non plus seulement le mouvement, mais les forces motrices comme substrat du mouvement, Kant semble même s’être aventuré très loin dans la déduction de l’empiricité et corrélativement être parvenu très près de ces philosophies de la nature qu’allait construire l’idéalisme allemand, notamment chez Schelling. Pour autant, même dans ces textes étonnants où paraît s’amorcer le programme d’une déduction de l’a posteriori lui-même, Kant reste fidèle à l’esprit de la philosophie critique : sa déduction de la matière n’est pas constitutive, mais elle fournit seulement un fil conducteur ou une méthode (si l’on veut : un schème), non pour construire le donné a priori, mais pour se repérer dans l’empirique. En ce sens, même ainsi schématisée plus avant, l’objectivité théorique demeure seulement régulatrice par rapport à l’intuition : elle ne la produit pas, mais l’attend — ou, si l’on préfère, l’existence, comme il convient dans un système de la raison finie, n’est pas déduite du concept et la science empirique reste extérieure à la philosophie.

Or, rien n’autorise à penser que Kant eût envisagé autrement le problème du « passage » sur son versant pratique. Quelques lignes du paragraphe 45 de la Doctrine de la vertu, qui abordent expressément une telle entreprise, semblent à cet égard sans équivoque : « Tout comme l’on réclame, de la métaphysique de la nature à la physique, un passage qui possède ses règles particulières, on attend à bon droit de la métaphysique des moeurs quelque chose d’analogue — à savoir que, par application des purs principes du devoir aux cas de l’expérience, elle schématise pour ainsi dire ces principes et les présente prêts pour l’usage moralement pratique [13]. »

À la différence des Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, la Doctrine de la vertu amorcerait-elle donc déjà par elle-même le « passage » (Übergang) ? La fin du paragraphe 45 peut apparaître à cet égard fort indécise, puisque Kant, successivement, y indique 1) que ces « espèces d’application » (Arten der Anwendung) ne peuvent ici « être développées comme des sections de l’éthique », mais doivent bien plutôt lui « être ajoutées », — puis 2) que « cette application (Anwendung) même relève de la présentation complète du système » (de la raison pratique). Comprendre, me semble-t-il, que pour Kant les applications effectives, dans la particularité de leur contenu, échappent à la Doctrine de la vertu (à l’éthique), mais que celle-ci peut et doit fournir (là est sa limite) le principe méthodique de l’application — présenté ici aussi, et ce n’est évidemment pas négligeable, en termes de schématisation (c’est-à-dire en termes d’adjonction d’éléments d’empiricité qui ne seraient plus, à la différence des précédents, concevables a priori). À quoi correspond alors très précisément la présence, dans la Doctrine de la vertu, de ces fameuses casuistiques qui, sans déduire jamais les fins concrètes que doit épouser le sujet moral hic et nunc, proposent, en considérant la diversité des circonstances, des types de particularisation (schématisation) des exigences de la moralité pure : il n’en demeure pas moins que l’application effective n’est pas davantage effectuée, ici, qu’elle n’est envisagée par l’Opus postumum comme relevant, au-delà de l’indication de seule méthode, de la philosophie transcendantale.

Chez Kant lui-même, le système critique de la philosophie ouvre ainsi, d’un côté, sur la science empirique, de l’autre, sur la pratique du sujet agissant — à savoir : la politique comme horizon de la Doctrine du droit, l’éthique concrète comme horizon de la Doctrine de la vertu : l’une comme l’autre tombent en dehors de la métaphysique des moeurs, non parce que celle-ci serait restée trop abstraite ou trop formelle par rapport à ce qu’elle aurait dû être, mais parce qu’il appartient à une philosophie de la raison finie de savoir, à travers les limites de l’« application » (ou du moins de ce qui, dans l’application, relève du philosophe), reconnaître la radicalité de la finitude pratique comme elle avait su apercevoir, dès la Critique de la raison pure, la radicalité de la finitude théorique.

Que pouvons-nous donc aujourd’hui retenir du kantisme pour élaborer une philosophie pratique et plus particulièrement une philosophie politique privilégiant la problématique de l’application sur celle, plus classique, de la fondation ?

D’un côté, Kant a incontestablement thématisé avec le plus de rigueur, à travers sa réflexion sur le procédé de la « métaphysique des moeurs », ce qu’il doit en être du statut de l’application dans le cadre d’une philosophie postmétaphysique. Assurément, les philosophies spéculatives ne rencontrent-elles de ce côté aucune difficulté particulière, assurées qu’elles sont par leurs propres illusions (celles qui consistent à croire que le réel peut être pensé par concepts) de déduire le particulier du général : c’est donc le mécanisme même de l’illusion transcendantale qui immunise les systèmes métaphysiques contre les difficultés inhérentes à la problématique de l’application. En revanche, pour les philosophies contemporaines qui ont renoncé à cette illusion, la question de l’application se pose de façon autrement plus ardue, puisqu’elles ne peuvent plus s’appuyer ici sur la simple démarche déductive. Ce n’est donc nullement un hasard si Kant, le premier, a éprouvé le besoin de thématiser le statut de l’application en philosophie, y compris en philosophie pratique, et d’y poser à la démarche applicative la question de sa légitimité possible.

D’un autre côté, il n’est pas douteux qu’à la faveur de ce travail sur les conditions de possibilité d’une application légitime, Kant a aussi attiré l’attention sur les limites de l’application, ou, plus précisément, sur les limites d’une application relevant encore de la philosophie. Bien évidemment, il n’est nullement inconcevable que, dans la démarche applicative, le sens commun puisse se croire capable d’aller plus loin : il parviendra cependant à des énoncés qui auront le statut d’opinions ou de convictions, mais qui ne pourront se réclamer du travail philosophique de légitimation des énoncés. La façon kantienne d’interroger les conditions d’une application légitime en philosophie conduit donc aussi à envisager la reconnaissance de limites au-delà desquelles, en éthique appliquée ou dans le registre de l’application politique, ce n’est plus en tant que philosophe qu’il est envisageable de s’aventurer.

L’apport d’une telle réflexion n’est nullement négligeable. Elle permet en effet au philosophe de résister à certaines demandes sociales qui lui sont adressées, depuis quelques décennies, à mesure que les sociétés démocratiques s’affrontent au problème, par exemple dans le domaine médical ou dans les entreprises, de l’application des normes juridiques ou éthiques. Ces demandes sont assurément séduisantes, notamment en ce qu’elles peuvent permettre de réinscrire l’intervention philosophique dans la cité. Pour autant, elles doivent être accueillies avec beaucoup de circonspection, non pas du tout parce que, comme le croit trop volontiers la philosophie académique, dès qu’il est question d’objets concrets, la philosophie renoncerait à elle-même, mais parce que se posent bel et bien ici des questions de légitimité : jusqu’où le philosophe peut-il aller, comme philosophe, quand il s’agit d’assumer le passage des principes aux « cas » susceptibles ou non de se laisser subsumer sous de tels principes ? Jusqu’où le peut-il en raison de ses compétences, jusqu’où le doit-il aussi, sans prétendre substituer, sur les questions qu’il est appelé à régler, le modèle de l’expertise à celui du consensus démocratique ?

Bref, il ne saurait y avoir de philosophie politique appliquée, pas plus que d’éthique appliquée, qui se puisse aujourd’hui envisager sans tenir compte avec rigueur du type de crans d’arrêt que Kant avait posés à une démarche que, par ailleurs, à l’intérieur de certaines limites, il légitimait. Soucieux de manifester ce qu’il peut en être de la mise en oeuvre effective de tels crans d’arrêt et de la fécondité qui, en dépit d’eux et peut-être même grâce à eux, peut néanmoins être reconnue à la démarche applicative, je voudrais proposer, pour terminer, une sorte d’exercice. Il consistera, sur un cas concret, à mettre en évidence jusqu’où la philosophie politique, quand elle s’engage sur la voie de l’application, peut prétendre éclairer le débat, mais aussi à partir de quel type précis d’engagement elle doit limiter les prétentions de son savoir pour ménager de la place aux convictions du citoyen.

Exercice de philosophie politique appliquée. Le cas des droits linguistiques en Corse

L’une des principales thématiques où la démarche applicative s’est affirmée en philosophie depuis une dizaine d’années est incontestablement celle qui touche aux problèmes soulevés par l’application des principes généraux de justice à la question ethnoculturelle. Will Kymlicka, parmi bien d’autres, a ainsi expliqué à maintes reprises, depuis La citoyenneté multiculturelle [14], comment la problématique multiculturaliste est précisément celle qui prend pour objet les injustices commises à l’égard des groupes culturels : elle conduit à tenter de remédier aux inégalités induites par ce type d’appartenance dans des sociétés qui veulent les ignorer (comme dans la tradition républicaine française) ou même qui veulent y voir (comme dans les systèmes d’apartheid) un motif de discrimination excluant certains groupes d’un accès égal à tout ce à quoi s’applique la justice distributive, à savoir les biens, les ressources, les charges ou les fonctions. Il s’agit ici, clairement, d’une problématique de justice (comme en témoigne le chapitre VI du livre de W. Kymlicka : « Justice et droit des minorités »), mais elle se situe en aval des principes généraux de justice : plus précisément, l’application recherchée est en l’occurrence celle des exigences générales que J. Rawls avait exprimées dans son second principe, tel qu’il répond à la question des inégalités acceptables ou non (justes ou non). En bref : faut-il, face aux inégalités, être indifférent ou non aux différences ethnoculturelles, faut-il corriger par des dispositifs spécifiques les inégalités induites par ces différences ? Concernant de tels dispositifs éventuels, il convient de se demander notamment dans quelle mesure, pour être « justes », ils devraient être compatibles avec le respect prioritaire de ces autres exigences constitutives de notre idée de la justice que J. Rawls avaient thématisées dans son premier principe, à savoir le respect du droit égal de toutes les personnes individuelles aux mêmes libertés fondamentales. Comme l’indique le sous-titre qu’il a choisi de donner à son essai (« Une théorie libérale des droits des minorités »), W. Kymlicka situe pour sa part expressément, en la matière, sa propre tentative d’application dans le cadre d’une théorie libérale de la justice et ne considère nullement que la prise en compte des inégalités culturelles contraindrait à sortir de ce cadre, contrairement à ce qu’estiment en général les auteurs communautariens. On peut certes discuter cette conviction, ainsi qu’il m’est arrivé de le faire [15], et considérer plutôt que sa position, parce qu’elle recourt à l’idée de droits collectifs, échappe à l’orbite du libéralisme politique. Il n’en demeure pas moins que le travail dont elle procède correspond bien, par rapport à la reconstruction d’une théorie générale de la justice, à une problématique relevant de la philosophie politique appliquée : la théorie libérale de la justice est-elle capable de prendre en compte, et de quelle manière, les exigences d’égalité revendiquées par les groupes culturels ?

Pour autant, si l’on se borne à une telle formulation, la problématique de la « justice ethnoculturelle [16] » est encore très générale. Se demander si les principes libéraux doivent intégrer les exigences d’une plus grande égalité présentées, dans des sociétés démocratiques pluriculturelles, par les groupes minoritaires qui se sentent non reconnus dans leur différence, voire handicapés par elle, c’est au fond développer une interrogation qui, replacée dans une architectonique kantienne de la raison pratique, se situerait juste un cran après la Doctrine du droit. Aux principes de l’objectivité pratique (catégories de la liberté), la Doctrine du droit n’ajoutait, comme élément minimal d’empiricité, que l’existence extérieure des personnes et des biens : un ajout de plus intervient certes ici, mais encore très proche des principes a priori de l’objectivité pratique — à savoir l’existence extérieure des groupes culturels selon lesquelles ces personnes se distribuent. Un tel ajout se trouve en fait encore quasiment concevable a priori : je veux dire par là que la philosophie n’a pas encore besoin de beaucoup sortir d’elle-même pour concevoir que les personnes peuvent appartenir à des cultures différentes et réfléchir à ce que ces appartenances viennent complexifier dans le problème général de la justice. Raison pour laquelle, parce que cette interrogation ne s’éloignait que fort peu de la structure transcendantale (les principes) sur quoi le philosophe est habitué et habilité à travailler, elle n’a pas bouleversé l’image que le philosophe avait de lui-même : ainsi a-t-elle pu, y compris en France, se trouver acclimatée de façon relativement facile. Je me suis certes exposé, en m’engageant dans ce type de réflexion, à me voir souvent qualifier de « sociologue » par la corporation philosophique, ce dont je pressens que ce n’est pas exactement un compliment. Reste que nous sentons bien qu’il s’agit là d’une ânerie et que, quand le philosophe politique travaille à ce premier niveau d’application, il peut encore le faire sans modifier considérablement son dispositif de recherche et sans avoir à intégrer une dimension d’empiricité qu’il ne serait ni habitué ni habilité à manipuler. Au demeurant, à ce stade de l’application, resurgissent des clivages et des débats doctrinaux qui renvoient directement à ceux auxquels la philosophie nous avait accoutumés depuis deux siècles : contre ceux que Charles Taylor désigne polémiquement comme les « kantiens », les « comunautariens » sont, depuis Michael Sandel, ceux qui récusent que les principes libéraux, en faisant de l’individu abstrait, identique à tout autre individu, le seul sujet de droit, puissent satisfaire aux exigences d’égalité culturelle. À l’arrière-plan de ce débat désormais fameux s’affirment en fait des options philosophiques beaucoup plus anciennes sur la conception même du sujet et, notamment, sur la possibilité de se donner comme sujet de droit un sujet débarrassé de ce qui en général nous permet de nous identifier à une histoire ou aux valeurs d’une communauté : ainsi retrouve-t-on ici les termes parfaitement classiques d’une discussion qui avait déjà opposé les Lumières et le romantisme quand, par exemple chez Herder, la thématique de l’attachement était venue contrebalancer celle, effectivement kantienne, d’une liberté comprise en termes d’arrachement. Je me suis pour ma part, dans ce débat, efforcé d’attirer l’attention sur les difficultés induites par tout recours, y compris chez W. Kymlicka, à la notion de « droits collectifs », dont je vois mal en effet comment elle serait compatible avec la logique d’un libéralisme politique centré principiellement sur la valorisation de l’individu et de ses libertés [17]. Du même coup, j’ai tenté de plutôt proposer une reformulation de la position proprement libérale qui vise le même objectif d’une prise en compte des attachements, mais sous la forme d’une explicitation des droits individuels incluant des droits de l’individu à faire valoir et respecter son identité culturelle, de manière à ne pas abolir la priorité du premier principe de justice sur le second. Geste encore si proche du terrain des principes qu’il a pu s’assortir d’une proposition pratique consistant à ajouter un volet à la Déclaration universelle des droits de l’homme en y intégrant un repérage de ces droits individuels à l’identité culturelle : droit à accéder librement à une connaissance des divers grands patrimoines culturels de l’humanité, droit à remonter librement aux sources et aux documents constitutifs de sa propre culture, à en confronter les principes et les valeurs à ceux des autres cultures (à travers une éducation à la pluralité des cultures), de manière à pouvoir choisir librement son identité, droit à être protégé dans ce choix, à la fois contre les autres groupes, éventuellement majoritaires, et contre son propre groupe d’appartenance, etc. L’idée fera sans doute son chemin [18] : par elle-même, elle conduit toutefois davantage vers des documents qui, à ce niveau d’application, restent encore des déclarations de principes et n’engagent pas vraiment de dispositions concrètes. À cette limitation, vient s’ajouter dans le cas de la France un certain nombre de blocages « nationaux », qui tiennent en grande partie aux illusions suscitées par la supposée exceptionnalité de notre modèle républicain, lequel est pourtant adossé à un processus de pure abstraction des différences : comme tel, il me semble donc difficilement susceptible d’intégrer les questions formulées en termes de justice ethnoculturelle — ces questions que nous avons toujours tendance à concevoir en France comme constituant par elles-mêmes, du simple fait qu’on les pose, une sorte de cheval de Troie introduit dans le bastion républicain. C’est en prenant acte de ces réticences et résistances que j’en suis venu à me demander si, pour faire progresser ce genre de problématiques, il ne fallait pas s’avancer plus loin encore dans le dépassement des questions de principe, et travailler de plus en plus sur des domaines d’application imposant au philosophe politique de sortir davantage encore de son pré carré : c’est selon cette logique qu’il m’est apparu souhaitable de considérer un deuxième niveau d’application de l’exigence de justice, qui apparaît quand on ne traite plus seulement de la reconnaissance de l’identité culturelle comme telle, envisagée dans sa généralité, mais de la reconnaissance d’une dimension particulière et plus concrète de l’identité culturelle, à savoir l’identité linguistique.

Le niveau d’application dont il s’agit alors est celui dont il m’est arrivé de m’occuper en travaillant sur ce qu’a été en France, depuis quelques années, le débat sur les langues régionales ou minoritaires [19]. La démarche s’acquitte ainsi une double particularisation : d’une part, elle accomplit le passage de la pluralité culturelle en général à ce paramètre de la pluralité culturelle qu’est la pluralité des langues ; d’autre part, l’application considérée concerne ici un lieu particulier (la France) et un moment particulier (celui de la ratification, qui a été tentée et manquée par la France de 1997 à 1999, de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires issue, en 1992, du Conseil de l’Europe). Sans revenir ici sur le détail de mes argumentations, je rappellerai simplement avoir considéré 1) que la France, à l’encontre du blocage suscité par le Conseil constitutionnel en juin 1999 [20], devrait se donner les moyens de reprendre le processus de ratification de la Charte européenne, et 2) que cette reprise du processus de ratification pourrait fournir l’occasion de préciser le contenu de la Charte en indiquant que les droits à apprendre et à parler la langue où l’on reconnaît une part de son identité devaient être affirmés comme des droits de l’individu. En ce sens, de tels droits linguistiques ne devraient donner lieu à aucun système coercitif, notamment à aucun dispositif où le sujet de ces droits linguistiques serait désigné comme des groupes culturels (auquel cas il s’agirait en effet de droits collectifs avec tous les problèmes, déjà suggérés, que cela me semble poser). Bref, il me semblait nécessaire, comme philosophe réfléchissant à l’application des principes de la justice ethnoculturelle, de plaider pour qu’une société démocratique comme prétend l’être la société française aille au-delà d’un simple dispositif législatif de tolérance de la diversité linguistique : de fait, ce dispositif, qui conduit à ce que seuls 3 % de personnes demeurent en France tant soit peu familières d’une langue régionale, apparaît comme n’apportant qu’une contribution fort mince au maintien d’une pluralité linguistique destinée pourtant à s’affirmer de plus en plus comme une valeur dans un monde qui se globalise et qui, se globalisant, tend aussi à s’uniformiser culturellement. Pour autant, ce plaidoyer ouvrait sur l’invitation insistante à faire en sorte que toute nouvelle législation envisagée demeure libérale au sens politique du terme, c’est-à-dire conduise l’État à ne mettre en place dans ses écoles qu’une offre généralisée d’enseignement non obligatoire (facultatif) des langues régionales ou minoritaires répondant à des demandes formulées en nombre consistant par des individus. Un tel dispositif m’était apparu comme suffisant, dans le cadre d’une démocratie libérale, pour aller fort au-delà de la législation existante (loi Deixonne, 1951) : il déplacerait en effet l’initiative de certains enseignants, dont la loi dit seulement jusqu’ici que l’État en accepte le principe, vers les individus revendiquant eux-mêmes leurs droits culturels et linguistiques ; dans cette perspective, l’État se trouverait alors tenu d’organiser un enseignement répondant à ces demandes reconnues comme exprimant des droits.

En formulant ces propositions [21], j’avais conclu mes interventions en suggérant qu’en tout état de cause le débat ne pourrait que reprendre, ne serait-ce que dans la mesure où la construction de l’Europe reposerait à sa manière et à un autre niveau le problème de savoir comment préserver la diversité linguistique. De fait, avant même que ce changement de niveau n’intervienne, le débat a repris en France à partir du printemps 2001, non plus autour de la question encore générale des langues régionales ou minoritaires, mais sous la forme particularisée qui concerne l’enseignement du corse en Corse. Or, ce dernier stade de l’interrogation me semble spécialement intéressant à envisager, non seulement pour lui-même, mais aussi pour le présent propos sur la trajectoire d’une philosophie politique appliquée : la réflexion s’y contextualise en effet au point d’échapper décisivement au domaine des questions de principe et de nous confronter directement au problème de savoir jusqu’où, dans le cadre d’une telle échappée, le philosophe peut s’avancer dans son travail d’application.

Pour fournir les données de cette réflexion, je rappellerai simplement qu’un projet de loi sur la Corse a été présenté, en France, le 21 février 2001, envisageant un certain nombre de modifications dans le statut de l’île. Parmi d’autres points qui ne nous concernent pas directement ici, ce projet faisait figurer, dans son chapitre II (« Dispositions relatives aux compétences de la collectivité territoriale ») une section I s’intitulant « De la diversité culturelle ». Dans sa sous-section I (« De l’éducation et de la langue corse »), le texte dispose que « la langue corse est enseignée dans le cadre de l’horaire normal des écoles maternelles et élémentaires à tous les élèves, sauf volonté contraire des parents ou du représentant légal de l’enfant ». Que peut-on en penser ? Au plan politique, le débat, qui ne peut être isolé de la situation très particulière qui est celle de la Corse, ne saurait être considéré comme proche de se clore et loin d’être clos. Bonne raison de tenter d’y introduire, vis-à-vis des décisions relevant du politique, ce type de rationalité qui peut relever d’une contribution philosophique. Considérons pour ce faire les positions en présence.

Beaucoup ont objecté que le dispositif prévu équivalait à instaurer un enseignement obligatoire : le refus d’envoyer ses enfants suivre cet enseignement serait, a-t-on dit et répété, difficile à manifester dans le contexte corse — auquel cas la ligne de plus grande pente conduirait à accepter le programme scolaire, donc aussi l’enseignement du corse qu’il contiendrait. En fait, si l’on réfléchit calmement et sans être animé par de quelconques attachements ou intérêts personnels dans l’affaire, on aperçoit que le législateur peut ici envisager deux types de dispositifs : soit celui d’une offre généralisée d’enseignement du corse, tout en stipulant qu’il faut que les parents inscrivent leurs enfants à cet enseignement ; soit celui d’une telle offre, tout en stipulant plutôt que, si l’on ne veut pas que ses enfants apprennent le Corse, il faut exprimer ce refus et retirer sa progéniture de cet enseignement. Comment juger, comment trancher ? Et que peut dire ici le philosophe politique soucieux de ne pas se borner à poser des principes de justice, mais de réfléchir aux conditions de leur application ?

Il me semble à vrai dire que la question se limite, pour lui (pour le politique, c’est tout autre chose), à celle de savoir si c’est le premier ou le second dispositif qui est le plus juste, c’est-à-dire le plus compatible à la fois avec les deux principes de justice qui correspondent à l’exigence de liberté individuelle et à celle d’égalité culturelle. À mon sens, si l’on se borne à considérer ces exigences, surtout celle de liberté individuelle (car c’est évidemment à ce niveau que la question se joue), il est difficile de trancher : dans les deux cas, un choix s’exprime, positivement dans le premier, négativement dans le second — un choix, donc, dans un contexte comme celui de la Corse, un engagement, pour ou contre un apprentissage entretenant une relation étroite avec la représentation d’une éventuelle identité corse. À ce niveau des principes, le débat n’est donc pas facile à arbitrer. Le constater signifie-t-il pour autant que, lorsqu’on en arrive à ce point d’application de l’exigence de justice culturelle, on atteigne les limites de l’intervention philosophique — en l’occurrence, les limites de la philosophie politique appliquée ? Assurément serait-ce fâcheux, puisque c’était justement en vue de trancher ou du moins d’éclairer de tels débats que tout le travail antérieur de la philosophie politique, depuis la reformulation des principes de justice, trouvait son sens. En vérité, à ce dernier niveau d’application, il me semble en fait que le philosophe peut encore énoncer deux considérations.

Il peut souligner en premier lieu que le dispositif retenu, du premier ou du second type, n’a de sens que si, de toute façon, l’État joue son rôle classiquement libéral. Depuis Locke, nous savons que ce rôle consiste à interdire d’interdire. En clair : l’État a pour charge d’interdire à quiconque voudrait empêcher quelqu’un de procéder librement à tel ou tel choix de le faire effectivement, dans les limites, bien sûr, de la compatibilité de ce libre choix avec la possibilité laissée aux autres de procéder eux aussi librement à leurs choix. Ainsi l’État doit-il empêcher les pressions que des groupes pourraient exercer en tel ou tel sens sur les individus, en l’occurrence sur les parents d’élèves, pour les forcer à envoyer leurs enfants apprendre le corse ou au contraire pour les dissuader de le faire. Le dispositif retenu, quel qu’il soit, suppose donc clairement que, dans une situation comme celle de la Corse aujourd’hui, l’État prenne ou reprenne ses responsabilités : j’entends par là l’État au sens libéral de l’instance qui exerce le monopole de la violence légitime. C’est là un premier rappel auquel le philosophe peut procéder en montrant comment, dans les philosophies politiques qui ont thématisé la notion libérale de l’État, la reconnaissance des libertés individuelles comme constituant un principe prioritaire de justice n’entraîne nullement, ni chez Locke, ni chez Kant, ni même chez J. Rawls, l’abaissement du rôle de l’État comme institution de contrainte : pour le dire par allusion, l’État libéral de J. Rawls n’est pas l’État minimal de Robert Nozick et le libéralisme politique n’est pas le libertarianisme. En ce sens, la reconnaissance d’un droit individuel nouveau (celui d’exprimer son identité culturelle par la pratique d’une langue régionale) n’expose pas nécessairement à une fragilisation de l’État.

Le philosophe politique peut ensuite souligner qu’entre les deux dispositifs envisagés, le choix engage surtout une représentation du type de solution que les États démocratiques peuvent et doivent apporter aux problèmes issus du pluralisme culturel. Si l’on soutient que la seule solution envisageable face à ces problèmes est de réaffirmer, contre tous les pluralismes, une identité commune (un universalisme abstrait), il faut au fond « décorciser » la Corse : dans ce cas, le premier dispositif (il faut que les parents inscrivent leurs enfants à l’enseignement du Corse) fera que moins d’enfants suivront cet enseignement (car l’engagement positif est une charge et un acte) et il est donc de loin préférable. Si, au contraire, on considère que, dans des contextes de ce genre, il faut éviter des exacerbations souverainistes ou indépendantistes, on cherchera à rendre plus convaincante ou plus consistante l’articulation entre l’existence d’un espace public commun et l’expression du pluralisme culturel : pour faire apparaître que cette existence n’empêche pas cette expression, le second dispositif sera alors de loin préférable. Pour des raisons claires (tenant effectivement à ce qu’il y aura de délicat à exprimer un refus et au fait que c’est ici le refus qui sera une charge et un acte), ce dispositif fera sans doute que davantage de parents laisseront leurs enfants suivre cet enseignement plutôt que de les en retirer — contribuant ainsi à créer chez les Corses eux-mêmes la conviction que la reconnaissance d’une identité corse n’exige pas la rupture avec la république.

Bref, le choix entre les deux dispositifs envisagés correspond en fait à un choix entre deux grandes philosophies politiques, qui sont deux versions du libéralisme moderne : une philosophie démocratico-républicaniste d’un côté, qui considère qu’une communauté véritablement consistante est une communauté de citoyens arrachés à leurs différences et rassemblés uniquement autour d’un projet de coexistence ; une philosophie démocratico-libérale de l’autre côté, qui considère que ce rassemblement autour d’un projet de coexistence n’exclut pas, mais au contraire (quand il existe dans un espace commun des différences culturelles ou religieuses) requiert la reconnaissance de ces différences. La seconde philosophie politique, précisément parce qu’elle est démocratico-libérale, conduit à réaffirmer toutefois que le principe d’une telle reconnaissance, qui relève de l’exigence ou du principe de l’égalité, est subordonné à sa compatibilité, quant aux modalités de sa mise en oeuvre, avec la reconnaissance du principe des libertés individuelles comme principe prioritaire de la justice.

En somme, le philosophe politique peut, sur cette question des modalités de mise en oeuvre des droits individuels à l’identité culturelle et linguistique, aller jusqu’à éclairer les termes d’un débat qui, ici, répète au niveau le plus extrême de l’application (ou de la particularisation) l’option principielle qui doit intervenir entre deux versions ou deux inflexions de la modernité politique. Il peut par conséquent contribuer, mieux que quiconque, à éclairer les choix de valeurs ultimes qui s’expriment dans la logique de ces deux versions ou de ces deux inflexions — à les éclairer aussi bien dans leurs principes les plus généraux (dont l’application est partie, en l’occurrence les principes du libéralisme politique) que dans les modalités les plus particulières de leurs mises en oeuvre. Pour autant, la décision elle-même, qui relève, non plus du philosophe, mais du politique, peut parfois s’opérer, pour telle ou telle raison de type pragmatique, directement à l’encontre de ce que dicterait au politique concerné la seule considération des valeurs ultimes qui sont les siennes. À une telle situation peuvent en effet contribuer toute une série de bonnes raisons que celui qui décide est à même de faire valoir : du moins le philosophe, par son intervention, peut-il mettre en évidence que ces bonnes raisons, sur lesquelles il lui faut impérativement se taire comme philosophe, n’appartiennent en rien à l’ordre de la raison pratique.