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Ce qui porte ce projet formulé de façon délibérément interrogative est la question : à quelles conditions la philosophie politique est-elle susceptible de contribuer à l’émancipation aujourd’hui ? Question d’autant plus urgente que nous sommes en présence d’un retour de la philosophie politique ou plutôt d’un retour à la philosophie politique dont rien ne prouve qu’il vient reprendre, à nouveaux frais, la question de l’émancipation.

Mais comment appréhender cet aujourd’hui ? Peut-on se satisfaire de le définir en tant que renouveau de la philosophie politique ? Encore faut-il savoir de quel renouveau il s’agit. Sommes-nous en présence d’un retour à la philosophie politique, c’est-à-dire de la restauration d’une discipline académique ou, ce qui est entièrement différent, d’un retour des choses politiques ? Pour les tenants de la première hypothèse, il s’agit d’un mouvement interne à l’histoire de la philosophie, même s’ils tiennent compte ou croient tenir compte de ce qu’ils appellent pudiquement « les circonstances ». Après l’éclipse plus ou moins énigmatique de la philosophie politique s’amorcerait un retour à cette discipline négligée, parallèlement d’ailleurs à une réhabilitation du droit et de la philosophie morale.

Tout autre est le retour des choses politiques. Au moment de la dislocation des dominations totalitaires, les choses politiques font retour. Ce n’est plus l’interprète qui choisit de se tourner vers un discours provisoirement délaissé pour lui rendre vie, mais ce sont les choses politiques même qui font irruption dans le présent interrompant l’oubli qui les affectait ou mettant ainsi un terme aux entreprises qui visaient à les faire disparaître. Deux situations entièrement différentes qu’il faut se garder d’autant plus de confondre qu’il n’est pas interdit de penser que le retour à la philosophie politique peut avoir pour effet paradoxal de détourner des choses politiques jusqu’à les occulter. Déjà Feuerbach, en 1842, dans Nécessité d’une réforme de la philosophie invitait à distinguer entre deux types de réforme : soit une philosophie qui surgit du même fond historique que celles qui la précèdent, soit une philosophie qui surgit d’une ère nouvelle de l’histoire humaine : « Une philosophie qui n’est que l’enfant du besoin philosophique est une chose ; mais une philosophie qui répond à un besoin de l’humanité est tout autre chose [1]. » Aussi devons-nous apprendre à distinguer, sous les termes de renouveau de la philosophie politique, entre le réveil d’une simple discipline académique qui repart comme si rien ne s’était passé et la manifestation post-totalitaire du besoin de politique. Entendons, la redécouverte de la chose politique après que la domination totalitaire a tenté d’annuler, d’effacer à tout jamais, la dimension politique de la condition humaine, bref l’enfant d’un besoin de l’humanité. Et si l’on nous demande de citer une chose politique qui fait retour, ne pouvons-nous répondre par le retour de la question politique même ou bien la résurgence de la distinction entre régime politique libre et despotisme ou encore la question de Spinoza reprise de La Boétie : « Pourquoi les hommes combattent-ils pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut ? »

Si l’on en mesure bien les effets, cette distinction quant à la signification du renouveau de la philosophie politique n’est pas indifférente. Il apparaît, sans peine, que s’il désigne seulement la restauration d’une discipline académique, ce renouveau entraîne au minimum un désintérêt pour toute forme de pensée critique, sinon une franche opposition. À vrai dire, ne s’agit-il pas pour ces « nouveaux philosophes » de la politique de supplanter, par exemple, la théorie critique tant cette dernière a partie liée avec l’école du soupçon — « le trio infernal Marx, Nietzsche, Freud » — et donc avec une critique de la domination qui, comme on le sait, devrait être évincée, puisqu’elle nous rendrait aveugles à la spécificité de la politique. À l’inverse, si ce renouveau est accueil des choses politiques qui font retour, la situation théorique se présente tout autrement : pour autant que la question politique ne soit pas réduite à la gestion non conflictuelle de l’ordre établi, mais s’ouvre à une reformulation de la question de l’émancipation hic et nunc, le lien à la pensée critique et plus précisément à la théorie critique, en tant que critique de la domination, s’impose dans la mesure même où les chemins de l’émancipation passent nécessairement, sinon exclusivement, par cette critique. Mieux, c’est parce qu’on marque un écart irréductible entre politique et domination que l’on ne peut ignorer les phénomènes qui relèvent de la critique de la domination et qu’il s’avère légitime d’explorer, voire d’inventer, une relation peut-être inédite entre théorie critique et philosophie politique. N’est-ce pas très exactement dans cette voie que l’on peut se lancer à la recherche d’une philosophie politique critique, ou critico-utopique, qui, loin de nous détourner des choses politiques, de la résurgence de la question politique, nous y ramènerait d’autant plus sûrement que l’orientation vers l’émancipation permettrait d’éviter deux écueils aussi funestes l’un que l’autre : l’oubli des phénomènes de domination d’une part, la cécité à la différence entre politique et domination de l’autre. Allons un pas plus loin.

Si ce renouveau signifie le retour à une discipline académique, exposée à se transformer en histoire de la philosophie politique, et donc à une occultation des enjeux politiques du temps présent au bénéfice d’une gestion de l’ordre établi, nous aboutissons à une alternative, la théorie critique ou la philosophie politique. Ce qui mène pour finir au choix : la philosophie politique contre la théorie critique. De même que nous avons pu lire, « Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens ? », nous pourrions lire, dans la même veine, « Pourquoi nous ne sommes pas des théoriciens critiques ? » Et la scène intellectuelle française a vu des philosophes passer d’un intérêt, à vrai dire mitigé, pour la théorie critique — Luc Ferry et Alain Renaut furent jadis les auteurs d’une préface à la Théorie critique de Max Horkheimer — à une adhésion sans réserve à la philosophie politique conçue comme une éviction sans appel de la théorie critique et de tout ce qui touche de près ou de loin à une critique de la domination [2].

Si ce renouveau signifie, au contraire, le retour des choses politiques après l’effondrement des dominations totalitaires, la situation est tout autre. Il ne s’agit plus de choisir l’une contre l’autre, mais de tenter une articulation entre la critique de la domination, reprise de l’École de Francfort, et une redécouverte de la politique, des choses politiques dans leur irréductible hétérogénéité, dans leur consistance et leur dignité, au sens où elles ne sont pas susceptibles d’échange.

Soit donc deux paradigmes, le paradigme de la critique de la domination issu de la théorie critique et le paradigme politique. Comment articuler l’un à l’autre ? Quel rapport vivant nouer à la théorie critique face à la coexistence des paradigmes ? Comment ce rapport vivant passe-t-il par une articulation possible entre les deux paradigmes ? Après une brève présentation des deux paradigmes, il nous faudra examiner en quels termes il convient de concevoir une articulation possible.

Ne pourrait-on rechercher cette articulation en invoquant le nom de Spinoza ? En effet, ce dernier dans le Traité de l’autorité politique a essayé d’ouvrir un chemin non frayé, à l’écart des deux voies qu’il décrit et critique. D’abord, celle des moralistes qui se moquent ou se désolent des affects humains, ce qui les conduit à concevoir une doctrine politique chimérique. Puis, celle des praticiens de la politique qui réduisent celle-ci à un ensemble de stratagèmes visant à dominer les hommes. À l’inverse, Spinoza cherche une autre voie, une voie philosophique qui se garde aussi bien de tourner en dérision les actions humaines que de les réduire à une simple tactique. Ni rire, ni pleurer, pas davantage manipuler, mais comprendre et tenter de penser une politique dans une direction indiquée par la Raison, voie très difficile de l’aveu même de Spinoza. À l’instar de Spinoza, il nous faut explorer une autre voie que celle ouverte par chacun des deux paradigmes et qui s’efforce d’articuler une critique de la domination à une pensée de la politique ou inversement. Pour mieux en faire comprendre la nécessité, il n’est que d’observer que chacun des deux paradigmes, limité à son exclusivité, connaît une dérive symptomatique. L’irénisme, du côté du paradigme politique, c’est-à-dire une représentation de la politique comme une activité qui serait appelée à se déployer dans un espace lisse, sans aspérité, sans clivage ni conflit, orientée vers une intersubjectivité pacifique et sans problème. Le catastrophisme, du côté du paradigme de la critique de la domination, c’est-à-dire cette attitude qui consiste à penser que tout est rapport de domination, sans exception, sans possibilité d’ouvrir un espace ou un temps de liberté qui échapperait à la scission entre dominants et dominés. Qu’il s’agisse de la politique même, de la justice ou des médias, ou de toute autre activité qui touche à la coexistence des hommes, l’esprit devrait choisir entre une vision irénique ou une vision catastrophique, comme s’il n’était pas possible d’échapper aux « marchands de sommeil » de chacun des deux camps, comme s’il n’était pas possible de percevoir ce qui vient compliquer et perturber l’application systématique de chacun des deux paradigmes.

Le paradigme de la critique de la domination

Quelques remarques préalables. La pensée de la domination dans la théorie critique est d’une grande complexité. Elle contient, en effet, plusieurs niveaux qui s’enchevêtrent mais qu’on ne saurait confondre. On peut distinguer au moins trois niveaux qui tous ont à voir avec la critique de la politique ; chacun d’eux en effet contribue, à sa mesure, à la domination dans le champ politique.

Le premier niveau et le niveau essentiel, puisqu’à l’évidence, il lui est reconnu une puissance de détermination sans pareille, est celui de la domination de la nature. Ce qui ouvre la voie à une critique de la raison, car, pour reprendre l’appréciation de Guy Petitdemange, « la dialectique ainsi décrite entre raison et nature est l’avancée la plus féconde de l’École de Francfort [3] ». Pour avoir établi une conjonction entre libération de la peur et recherche de la souveraineté, la raison finit par « considérer le monde comme une proie » et donc nier toute altérité, comme si elle abdiquait sa qualité de raison et se faisait elle-même nature. M. Horkheimer affirme ainsi que la « sujétion de la nature régressera vers la sujétion de l’homme et vice versa, aussi longtemps que l’homme ne comprendra pas sa propre raison et le processus de base par lequel il a créé et maintiendra l’antagonisme qui est sur le point de le détruire [4] ». La chance du sauvetage passe par une autoréflexion de la raison capable de discerner en elle ce mouvement vers la domination, se traduisant par une orientation vers la conservation de soi, et les effets néfastes que cela engendre. Si l’histoire humaine est en quelque sorte encadrée par la domination de la nature, il revient alors au philosophe de repenser cette histoire en fonction de cette forme de domination et de son efficace : « Une construction philosophique de l’histoire universelle devrait montrer comment en dépit de tous les détours et de toutes les résistances, la domination cohérente de la nature s’impose de plus en plus nettement et intègre toute intériorité. On pourrait également déduire à partir d’un tel point de vue des formes d’économie, de domination et de culture [5]. » L’épisode d’Ulysse et des sirènes au cours duquel Ulysse parvient à neutraliser le charme des sirènes, aussi bien pour ses marins dont il fait boucher les oreilles avec de la cire que pour lui-même ligoté au mât, manifeste déjà la scission entre le travail manuel commandé et la jouissance de l’art. Scission en rapport avec la contrainte qu’implique la domination de la nature. Au-delà de cette situation matricielle, la domination de la nature renvoie à la technique et, par exemple, à l’ambition d’un Bacon de permettre à l’entendement humain de dominer la nature démystifiée. Selon T. W. Adorno et M. Horkheimer, « les hommes veulent apprendre de la nature comment l’utiliser, afin de la dominer plus complètement, elle et les hommes. C’est la seule chose qui compte [6] ». Encore faudrait-il décrire la pluralité des conceptions de la technique qui traversent l’École de Francfort, celle de Herbert Marcuse dans le texte de 1941 qui, en un sens, réapparaît dans L’Homme unidimensionnel, ou celle de Walter Benjamin qui, grâce au contraste entre les deux techniques, s’efforce de concevoir une autre figure de la technique, plus proche du jeu que du travail et susceptible en cela de substituer la libération de la nature à sa domination.

Puisque l’homme est une partie de la nature, la domination de celle-ci entraîne nécessairement celle de l’homme par l’homme : « Aussitôt que l’homme se sépare de la conscience qu’il a d’être lui-même nature, toutes les fins pour lesquelles il se maintient en vie […] sont réduites à néant [7]. » Une des médiations essentielles entre les deux formes de domination est, à l’évidence, le travail humain. Activité de transformation de la nature, le travail s’exerce au sein de la division entre travail intellectuel et travail manuel, entre fonction de direction et fonction d’exécution. Ce serait là une continuité de la domination dans l’histoire. Du point de vue de M. Horkheimer, « les formes sociales que nous connaissons furent toujours organisées de telle manière que seule une minorité pouvait jouir de la culture du moment, tandis que la grande masse était contrainte de continuer à vivre dans le renoncement aux instincts. La forme de société imposée par les conditions extérieures (la lutte contre la nature) fut jusqu’ici caractérisée par la scission entre la direction de la production et le travail, entre dominants et dominés [8] ». Cette domination de l’homme par l’homme a eu, selon T. W. Adorno et M. Horkheimer, un objet privilégié, à savoir, le corps. De là l’idée d’une double histoire de l’Europe, l’une, officielle, bien connue, qui relate le processus de civilisation, l’autre, souterraine, occultée, qui concerne le destin des instincts et des passions humaines dénaturées par la civilisation. « Cette sorte de mutilation atteint surtout les relations avec le corps », est-il observé dans La dialectique de la raison [9]. Enfin, la domination de la nature intérieure : chaque sujet doit en effet mettre en sujétion la nature en lui-même. Le principe de domination, après le règne brut de la force, a fait l’objet d’un processus de spiritualisation et d’intériorisation. C’est par cette dernière voie que M. Horkheimer se rapproche de l’hypothèse de la servitude volontaire. N’écrit-il pas que « la domination s’intériorise pour l’amour de la domination [10] » ?

Si nous nous tournons vers la constitution de ce paradigme de la domination, nous distinguons trois composantes essentielles.

— D’abord, la domination est pensée à partir de Hegel et plus précisément de la dialectique du maître et de l’esclave telle qu’elle est présentée dans la Phénoménologie de l’esprit. Prenant son point de départ dans la célèbre phrase de Hegel — « la conscience de soi atteint sa satisfaction seulement dans une autre conscience de soi [11] », H. Marcuse en expose les scansions principales, soit dans sa thèse, soit dans Raison et Révolution [12] : 1) la forme immédiate de la confrontation des individus dans un combat à mort ; 2) en raison du travail des choses, le passage à un mode de médiation des consciences qui prend la forme d’une scission entre celui qui s’approprie le travail d’autrui, le maître — et celui qui travaille pour autrui — l’esclave — et qui vit dans une situation de non-liberté ; 3) au-delà de cette reconnaissance « unilatérale et inégale », la transformation de l’esclave par le travail, le travailleur devenant autonome dans et par l’objet de son travail. Transformant la nature, le travailleur se transforme lui-même, tandis que le maître, du côté de la jouissance, est assigné à la consommation des choses. De par ce déséquilibre entre ce qui demeure et ce qui disparaît, l’esclave interrompt la puissance du maître ; 4) si la relation du maître et de l’esclave vise la reconnaissance réciproque, il est évident que ce rapport ne peut s’accomplir et reste affecté d’une inégalité déterminante. Or, si la dramaturgie hégélienne est présente dans la théorie critique, on peut se demander si elle ne sort pas aggravée de sa reprise à travers l’histoire d’Ulysse. En effet, T. W. Adorno et M. Horkheimer citent bien Hegel et notamment le passage où le maître est renvoyé à la jouissance, tandis que l’esclave sort de sa non-liberté grâce à son faire et à son façonnement des choses. Mais il semblerait que, pour les théoriciens critiques, il y ait blocage de la transformation de l’esclave et, du même coup, de la relation dans son ensemble. Si, dans un premier temps, ils lisent l’histoire d’Ulysse à travers Hegel — « Ulysse se fait remplacer dans le travail. De même qu’il ne peut céder à la tentation de s’abandonner, il renonce finalement en tant que propriétaire à participer au travail et, en dernière instance, à le diriger, tandis que ses compagnons, en dépit de ce qui les rapproche des choses, ne peuvent jouir de leur travail parce qu’ils l’accomplissent sous la contrainte, sans espoir, tous leurs sens obturés de force » — leur conclusion s’éloigne néanmoins dans un second temps du mouvement hégélien. Du point de vue de T. W. Adorno et de M. Horkheimer, l’esclave ne connaîtrait en effet aucune transformation et le maître, seulement la régression : « L’esclave reste asservi corps et âme, le maître régresse [13]. » Le résultat serait une permanence de la domination, sa répétition récurrente dans l’histoire, déréliction qui aurait à voir avec le destin du pouvoir : « Aucune domination n’a encore su éviter de payer ce prix, et la cyclicité de l’histoire s’explique en partie par cette déréliction, qui est l’équivalent du pouvoir [14]. » Faut-il voir dans la particularité de la situation d’Ulysse et de ses esclaves, l’explication de l’écart par rapport au schéma hégélien ? Ulysse, figure traditionnelle de chef, de la domination, ne s’approprie pas seulement le travail d’autrui — il est même précisé qu’il renonce à diriger — mais, par les dispositions qu’il a prises afin de neutraliser les sirènes, il protège aussi ses esclaves. Quant à ces derniers, leurs sens obturés et donc leur rapport sensible au monde des choses perturbé, ils restent, sous l’emprise de cette protection, en-deçà de la transformation libératrice qu’annonçait le scénario hégélien. M. Horkheimer n’écrit-il pas dans Raison et conservation de soi : « La protection est l’archétype de la domination » ? Comme si l’on pouvait observer avec la situation de protection un saut qualitatif de la domination, dans la mesure où, à l’appropriation du travail d’autrui, se substituerait une forme de relation encore plus aliénante, soit le rapport du protecteur à ses protégés, sans ouverture possible vers une reconnaissance réciproque, chacun des protagonistes restant prisonnier du rôle qui lui est imparti dans un rapport figé, semblable à celui que découvre M. Horkheimer dans certaines figures historiques : « Les souteneurs, les condottieri, les seigneurs féodaux, les ligues, ont toujours protégé et rançonné, simultanément, ceux qui dépendaient d’eux. Ils veillaient dans leur domaine à la reproduction de la vie [15]. »

Peut-être rencontrons-nous dans cet écart par rapport au schéma hégélien une des raisons de la distance à Marx. Si l’on retrouve chez ce dernier la dialectique du maître et de l’esclave sous la forme du couple domination-servitude, le travail de la théorie critique consiste à dissocier la domination de l’exploitation en substituant à l’idée d’un antagonisme nécessaire celle d’un antagonisme contingent renvoyant à d’éventuels actes arbitraires de pouvoir. Ce faisant, l’accès à une histoire autonome de la domination — de la fronde à la bombe atomique, selon T. W. Adorno — pousse à sortir du quiétisme marxiste et à penser l’histoire des hommes sous le signe d’une inquiétude insurmontable au point de se nourrir sans cesse de l’énigme de l’histoire destinée, non à être résolue, mais à rester telle.

Sortie du quiétisme renforcée par le second élément, le recours à Nietzsche. Par ce choix, il ne s’agit pas seulement de « faire danser les catégories réifiées du marxisme », mais de faire pénétrer dans la sphère nocturne de l’histoire dont se détournent classiquement les philosophes pour privilégier l’histoire relativement transparente des deux derniers millénaires. À l’inverse, le psychologue au sens nietzschéen, en quête de l’histoire antérieure de l’âme humaine, s’efforce de retrouver en-deçà de la naissance de la raison, ou de celle de la civilisation, le texte primitif, « le rude texte de l’homme naturel [16] ». Comme si ce texte tenait sous son emprise ce qui tend à lui échapper, comme si l’histoire humaine, histoire des troupeaux humains, avait sans fin à lutter contre le retour de l’archaïque, notamment la division entre une majorité de sujets et une minorité de maîtres. De là, l’invocation de la part des auteurs de la Dialectique de la raison, de la Généalogie de la morale et de son orientation vers l’ère préhistorique et souterraine du devenir des hommes, celle des tortures, des supplices et des châtiments qui a contribué à faire de l’homme naturel, « oubli incarné », un animal prévisible, car susceptible de promettre, de devenir un être responsable et donc social. Ce problème très ancien, insiste Nietzsche, n’a pas été résolu avec une grande délicatesse, « peut-être même n’y a-t-il rien de plus effroyable et de plus sinistre dans toute la préhistoire de l’homme que sa mnémotechnique [17] ». Pages dans la préhistoire des hommes d’autant plus cruelles que c’est dans la douleur, toujours selon Nietzsche, que les hommes ont découvert l’adjuvant le plus efficace de l’inculcation d’une mémoire : « Ah, la raison, le sérieux, la maîtrise des passions, toute cette affaire lugubre qu’on appelle réflexion, tous ces privilèges et ces attributs d’apparat des hommes : combien on les a payés chers ! combien de sang et d’horreur se trouve au fond de toutes les “bonnes choses” [18] ! » Cette terreur première n’a jamais déserté l’histoire des hommes au point que sous tout monument de culture, il y a, selon W. Benjamin, la barbarie. Les théoriciens critiques sont jusqu’à un certain point nietzschéens, parce qu’ils ont compris que derrière le « vaste et lointain pays caché de la morale » se dissimulait un pays encore plus secret, celui du pouvoir. N’est-ce pas un acte arbitraire de pouvoir que décrit le § 17 (Deuxième dissertation) de la Généalogie de la morale, lorsque Nietzsche y rend compte de la naissance de l’État, fruit « d’actes de violence ouverte » de la part « d’une horde quelconque de bêtes de proie blondes, race de maîtres » : « l’État le plus ancien a été une tyrannie effroyable et une impitoyable machinerie d’oppression, jusqu’à ce que cette matière première, le peuple, les semi-animaux, ait fini non seulement par devenir malléable et docile mais aussi par être formée [19]. » Et cette nouvelle machine d’oppression n’a-t-elle pas fait disparaître « une prodigieuse quantité de liberté du monde », hypothèse sans nul doute retenue par la théorie critique pour rendre compte de la domination de la nature intérieure.

À cela, il convient d’ajouter, tout au moins dans le cas de M. Horkheimer, ce que l’on pourrait appeler une lecture courte de Machiavel et somme toute classique. Dans le premier chapitre de l’ouvrage Les débuts de la philosophie bourgeoise de l’histoire, M. Horkheimer présente l’auteur du Prince et des Discours comme le fondateur d’une science nouvelle de la politique qui, à l’instar des savants et des physiciens de son époque, chercherait un principe d’uniformité lui permettant de dégager des lois propres à l’histoire humaine. Or, cette science, selon M. Horkheimer, aurait pour objet privilégié le fait de la domination, la division des sociétés humaines en dominants et dominés, en notant aussitôt que, dans l’esprit du fondateur de la théorie critique, le phénomène de la domination ne saurait être confondu avec celui de l’exploitation, même s’ils sont étroitement reliés.

Pour M. Horkheimer, et ce dès 1930, dans son ouvrage consacré à la philosophie bourgeoise de l’histoire, l’histoire des sociétés humaines est constituée dans et par la division entre groupes dominants et groupes dominés, la domination ayant pour effet de rendre possible l’appropriation du travail aliéné. C’est en effet dans le chapitre portant sur Machiavel que M. Horkheimer déclare : « Mais cette société [la société bourgeoise] ne repose pas seulement sur la domination de la nature au sens strict, sur l’invention de nouvelles méthodes de production, sur la construction de machines, sur l’obtention d’un certain niveau d’hygiène ; elle se fonde tout autant sur la domination des hommes par d’autres hommes [20]. » Le savant de la politique dont le laboratoire serait en quelque sorte le passé rechercherait dans la lecture de Tite-Live ou des auteurs de l’Antiquité, « les lois éternelles de la domination », en se fondant sur l’hypothèse de l’invariabilité de la nature humaine. La nouveauté de Machiavel ne consisterait-elle pas en deux infléchissements ? Au savoir pragmatique et traditionnel de la domination, Machiavel entendrait ajouter la dimension de la conscienceet donc de la réflexion ; en outre, il réorienterait la pratique de la domination en lui assignant pour but suprême la constitution d’un État fort, en tant que condition du développement de l’individu et de la société.

Même si M. Horkheimer n’oublie pas l’insistance de Machiavel sur l’importance de la division, même s’il perçoit chez cet auteur des sympathies démocratiques, même s’il relate l’extraordinaire discours du chef des Ciompi, il échoue à dépasser le point de vue de la domination et à concevoir comment Machiavel, afin de penser la liberté politique, parvient à articuler la domination à son contraire, la volonté de vivre libre. Toute cité humaine, selon Machiavel, est constituée de l’affrontement de deux désirs, celui des grands, de dominer, et celui du peuple, de ne pas être dominé. Or, il semblerait à lire M. Horkheimer que seul existe le désir des grands, comme si la scène politique était tout entière envahie par la libido dominandi, comme si cette libido propre aux grands ne se heurtait pas nécessairement à la négativité du peuple, au désir de liberté qui l’anime. Machiavel ne reconnaît-il pas au peuple qu’il a plus qualité à prendre soin de la liberté que toute autre classe de citoyens ? Lecture, donc, unidimensionnelle que celle de M. Horkheimer ; pour avoir privilégié la domination sans tenir compte de son contraire, le désir de liberté, il échoue à percevoir en Machiavel un penseur de la liberté politique. Plus grave encore, M. Horkheimer. à partir d’une telle lecture, se voit contraint de définir explicitement et sans réserve la politique sous le signe de la domination : « L’ensemble des moyens qui conduisent à cette domination et des mesures qui servent à son maintien s’appelle la politique [21]. » Échec qui renvoie à une question plus générale : les pensées de la domination se donnent-elles les moyens de penser la liberté ou bien sont-elles menacées d’y rester insensibles et de s’en fermer à tout jamais l’accès ? Ainsi, la théorie critique souffre d’un étrange silence quant au règne de la liberté. À l’origine de ce silence, il y aurait, au-delà de l’interdit de la représentation, l’erreur qui, dans le couple domination-émancipation, choisit de ranger, de situer sans hésiter la politique du côté de la domination — en tant qu’ensemble de moyens permettant d’instaurer et de maintenir cette domination — et nullement du côté de l’émancipation ou de la liberté. Comme si l’émancipation, incontestablement présente dans la théorie critique, consistait non à instituer une communauté politique libre, mais à se libérer de la politique, c’est-à-dire, dans cette perspective, à transcender une organisation de la société reposant sur la domination.

Le paradigme politique

La proposition centrale du paradigme politique, celle qui le fonde, pourrait être la déclaration de Jean-Jacques Rousseau dans les Confessions selon laquelle « tout tient à la politique ». Ce qui ne signifie nullement, comme de bonnes âmes s’empressent de le dire, que « tout est politique », confondant ainsi le fait de « tenir à » et le fait « d’être ». « Tenir à », « toucher à » indique un lien entre deux instances différentes et non une identité ou une homogénéisation abolissant les différences. Dans la proposition de Rousseau, il convient d’entendre que toutes les manifestations d’une société donnée, qu’il s’agisse du rapport à la nature, des rapports entre les hommes, du rapport à soi et à l’autre, ont à voir par des médiations diverses avec le mode d’être politique, avec le régime, au sens large du terme, de cette société. Le caractère délibérément indéterminé de cette formulation signifie que les différentes dimensions d’une société donnée sont dans la dépendance du mode d’institution politique de cette société.

Cette dépendance à l’égard du système politique posée, il s’ensuit quant au statut du politique — second élément constitutif du paradigme politique — que le politique doit être pensé comme non dérivé, mieux, comme indérivable par rapport à quelque instance que ce soit, l’économique, le social, le militaire, le religieux, etc. Par exemple, la démocratie, même si certaines de ses formes historiques sont contemporaines du système capitaliste, ne peut être dérivée de ce dernier. Il se peut que la logique de la démocratie s’entrecroise par moments avec celle du capitalisme ; il n’empêche qu’elle ne peut être identifiée à celle-ci et qu’elle contient par rapport au système capitaliste un irréductible reste que seule une approche politique est susceptible de rendre intelligible. Ainsi, dans Sur la démocratie le politique et l’institution du social, Claude Lefort et Marcel Gauchet déclarent :

S’il ne fait pas doute que l’analyse de l’insertion de tel système politique dans tel mode de production […] constitue le détour obligé qui assure la démarche de connaissance de sa véracité, reste à franchir un bon pas pour conclure que le statut du politique en général, est celui d’un phénomène essentiellement dérivé. […] Pas infranchissable. Si soucieux que l’on se montre de ne pas ériger une instance dernière en seul réel et de ne pas restreindre par là les instances secondes à de pures apparences, de préserver les médiations, de distendre un peu plus qu’il n’est coutume la distance qui sépare le déterminé du déterminant, le repliement du politique sur l’économique dissimule le fondement propre que trouve dans le social l’institution d’un système de pouvoir [22].

Est-ce à dire, comme cette formulation pourrait le laisser croire, que le social est le fondement du politique ? Nullement. Le politique n’est pas plus dérivable du social qu’il ne l’est de l’économie ou de toute autre instance. Entendons plutôt que le politique et le social forment un couple indissoluble, dans la mesure où le politique, en tant que « schéma directeur » d’un mode de la coexistence humaine, est réponse, prise de position par rapport à la division originaire du social, division qui est l’être même du social : « La logique qui organise un régime politique […] est celle d’une réponse articulée à l’interrogation ouverte par l’avènement, et dans l’avènement du social comme tel. Au travers des formes d’organisation de la répartition du pouvoir qui la régissent, une société communique d’une manière singulière avec le fait qu’il y ait société, qu’il y ait apparaître du social [23]. » Le social, dès qu’il apparaît, dès qu’il advient, loin d’être une réalité massive, substantielle, homogène et stable est aussitôt hanté par la possibilité de sa disparition et de sa division, comme si son avènement même portait en soi la question : pourquoi y a-t-il société plutôt que rien et du même coup la menace du rien ou de la perte de soi ? À considérer cette perspective, il semblerait que l’insociable-sociabilité de Kant ait été transportée d’un plan psychosociologique à un plan ontologique. Le social peut d’autant moins être fondement du politique, au sens d’un principe déterminant, qu’il ne peut y avoir société sans institution politique, même si cette institution ne trouve à s’exercer qu’en regard de la division originaire du social, de l’interrogation sur soi constitutive de l’avènement du social. Toute autre conception aboutirait à cette absurdité qui consisterait à « mettre la société avant la société ». Pour le paradigme politique, si l’on suit en l’occurrence le raisonnement de C. Lefort, ce sont le mode d’institution du social, les principes générateurs de la coexistence humaine ou encore le schéma directeur « qui commandent une configuration non seulement spatiale mais temporelle d’une société [24] ».

Sans nul doute, un lien relie cette singularité de l’institution politique du social et l’idée de l’irréductibilité des choses politiques. Cela peut même en être une explicitation possible. Peu importe la définition que l’on en donne, un troisième élément du paradigme politique consiste, en partie contre le matérialisme, mais pas seulement contre lui, à affirmer le caractère hétérogène des choses politiques et donc leur caractère non susceptible de réduction à tout autre ordre de réalité. Qu’il s’agisse de l’institution politique du social, de l’articulation des pratiques aux opinions à travers les évaluations ou de la manifestation de l’action dont la raison d’être est la liberté, l’enjeu pour les partisans du paradigme politique est de faire apparaître, voire de reconquérir, la consistance des choses politiques — ce en quoi elles consistent — et, du même coup, de prévenir les opérations de réduction qui peuvent s’énoncer sur le modèle « la politique n’est seulement que… » ainsi que celles non moins néfastes de l’identification. Le paradigme politique se constitue dans l’affirmation de la spécificité des choses politiques et dans la détermination de considérer le réel au lieu même du politique, en le dissociant éventuellement de toute autre dimension qui pourrait le faire sortir de son orbite au point de le désaxer et de perturber la logique qui lui est propre. Ainsi le long travail dans la modernité qui a eu pour tâche de séparer le politique du théologique, de mettre un terme au nexus théologico-politique.

Or, l’un des effets et non des moindres du paradigme politique est de refuser, grâce à la mise en lumière de la spécificité des choses politiques, la réduction de la politique à la domination ou l’identification de l’une à l’autre. Plus positivement, il s’agit pour le paradigme politique d’affirmer radicalement la différence de consistance de la politique de telle sorte qu’elle ne puisse plus être confondue avec le fait de la domination, rompant de cette manière avec une croyance multiséculaire qui fait de la politique l’ensemble des stratagèmes et des moyens qui ont pour visée de permettre à quelques-uns de dominer la multitude, comme si cette croyance n’avait pas été affectée ni détruite par la révolution de la cité grecque, ni par les grandes révolutions modernes. De ce point de vue, c’est vraisemblablement chez Hannah Arendt que l’on rencontre la différenciation la plus explicite et donc la plus révélatrice des tendances du paradigme politique. Arendt, en effet, s’inspirant de la conception grecque de la politique, assigne à chacun des deux phénomènes un espace, une scène, un ordre de réalité distincts ; elle situe le fait de la domination du côté de l’oikos et les choses politiques, du côté de la cité, ouvrant ainsi un abîme entre les deux, reproduisant du même coup le saut qualitatif qui existait entre ces deux sphères dans la cité antique. La logique de la domination, de la scission entre dominant et dominé est ce qui régit la maisonnée ou l’oikos ; le père de famille y règne en despote sur l’ensemble des membres qui composent la maisonnée, femme, enfants et esclaves. Comme le souligne H. Arendt, les mots dominus (d’où dérive domination) et pater familias étaient synonymes. Et de rappeler dans une note que, selon Fustel de Coulanges, « tous les mots grecs et latins qui indiquent une idée de domination, comme rex, pater, anax, basileus, se rapportent à l’origine aux relations familiales, c’étaient les noms que les esclaves donnaient au maître [25] ».

Afin de satisfaire aux exigences de reproduction de la vie, l’oikos vit sous l’emprise de la nécessité à l’intérieur d’une relation domination-servitude. Ce n’est qu’au sortir de l’oikos, après avoir franchi les bornes qui circonscrivent l’agora, que le citoyen pénètre dans un espace politique dont tous les membres sont égaux au sens de l’isonomie, accède à la politique, c’est-à-dire à la possibilité de l’action à plusieurs, agissant de concert et dont la raison d’être est la liberté. Dans cette constellation, la liberté se situe aux antipodes de la domination, puisqu’elle signifie une position d’extériorité à l’égard des relations de commandement et d’obéissance — « il s’agissait de n’être ni sujet ni chef [26] » — et, positivement, la mise en oeuvre de la condition de pluralité par l’agir et la parole. Même si cette expérience de la liberté a disparu avec la constitution des Empires, les Empereurs romains prenaient le titre de dominus, il n’en reste pas moins que la mutation apparue avec la cité grecque est restée l’expérience matricielle de la politique qui a resurgi, sous des formes diverses, tout au cours de l’histoire discontinue de la liberté. Selon H. Arendt, tant que nous aurons à la bouche le mot politique, nous nouerons, que nous le sachions ou non, un rapport à la cité grecque, à la polis : « Le fait que la politique et la liberté soient intimement liées, que la tyrannie soit la pire des formes de gouvernement, voire la plus anti-politique, traverse comme un fil rouge la pensée et l’action de l’humanité européenne jusqu’à l’époque la plus récente [27]. » De la liaison entre politique et liberté il découle nécessairement que le fait de la domination, en dépit de l’opinion qui croit y reconnaître l’essence de la politique, n’a rien à voir avec la politique, se situe même à son exact opposé ou encore en représente l’élément destructeur par excellence.

En termes de La Boétie, l’opposition des deux phénomènes peut se décrire au mieux dans le contraste entre le tous Un, situation où la relation entre les hommes se défait pour laisser place à la figure du maître, et le tous uns, situation où la liaison entre les hommes, l’entre-connaissance, l’amitié donnent naissance à une totalité (le tous) d’un genre particulier, dans la mesure où en tant que totalité, elle ne dénie pas la condition ontologique de pluralité, mais en permet l’épanouissement (les uns au pluriel) au point de laisser advenir un lien politique spécifique, orienté à la liberté et se constituant dans le rejet continué de la relation domination-servitude.

Il convient de noter, telle est la prégnance du paradigme politique, que Machiavel reçoit chez H. Arendt une place tout à fait particulière. Loin d’être, comme chez M. Horkheimer, le penseur typique de la politique, au sens de l’ensemble des moyens de domination, il apparaît pour H. Arendt comme le penseur moderne qui, au-delà du Moyen Âge, a su redécouvrir la grandeur de la politique, à l’écart de la domination, en tant qu’expérience de la liberté et du courage : « Ce qui demeure surprenant c’est que le seul théoricien post-classique qui, dans un effort extraordinaire pour rendre à la politique sa dignité, entrevit cet abîme [entre la polis et l’oikos] et quel courage il fallait pour le franchir, fut Machiavel [28]. »

On le voit donc, au coeur du paradigme politique se tiennent deux relations antithétiques que l’on peut formuler comme suit : là où il y a politique, c’est-à-dire expérience de la liberté, la domination tend à disparaître ; inversement, là où règne la domination, la politique s’efface de l’expérience des hommes et fait l’objet d’une entreprise de destruction.

De l’explicitation et de la confrontation des deux paradigmes ressort la possibilité de deux unilatéralités, chacune propre à chaque paradigme, et susceptible de donner naissance à deux dérives, le catastrophisme pour le paradigme de la critique de la domination, l’irénisme pour le paradigme politique.

Du côté du paradigme de la critique de la domination, l’unilatéralité consisterait, au nom d’une focalisation sur le fait de la domination, à ignorer tant la spécificité que la consistance du politique, quelle que soit la définition que l’on en donne, ainsi que le lien consubstantiel de la politique à la liberté, comme si la politique se réduisait à la domination jusqu’à s’identifier à elle, comme si le politique n’advenait pas précisément dans une lutte permanente, sans trêve entre la liberté politique et la domination. De façon plus grave encore, le paradigme de la critique de la domination ignorerait non seulement la relation essentielle de la politique à la liberté, mais aussi la question du lien politique ou la politique instituant un rapport entre les hommes, rapport spécifique dans la mesure où il permet à la pluralité d’apparaître, de se manifester sous forme d’une relation qui ait pour particularité non pas tant d’unir, mais bien de lier et de séparer tout à la fois. La séparation liante du tous uns. Or, la question du lien politique, lors de son transfert dans la problématique de la domination et de l’émancipation est sérieusement menacée d’en ressortir en quelque sorte mutilée, amputée. Si la politique est réduite à la domination, l’émancipation se conçoit logiquement comme une sortie de la domination. Mais cette émancipation, sortie de la domination, est-elle pensée comme une entrée dans le champ politique, dans une expérience de la liberté ? Ou bien, en raison de l’identification de la politique à la domination, cette émancipation n’est-elle pas plutôt conçue comme une sortie de la politique, comme si la liberté signifiait dans ce cas être libéré de la politique ? Suffit-il d’évoquer la liberté et le bonheur pour définir la société émancipée ? Ou bien faut-il poser une équivalence entre émancipation et advenue de la question politique, l’émancipation n’étant plus représentée comme une disparition de la politique, mais comme son avènement en tant que question, en tant que persistante énigme non susceptible de connaître une solution ?

La représentation de la politique à travers le prisme unilatéral de la domination peut sans nul doute conduire au catastrophisme. En pensant l’histoire sous le signe de la répétition de la domination et de la domination de la répétition, l’histoire se présente à l’interprète comme une éternelle catastrophe. Du même coup, ce dernier reste aveugle aux brèches de la liberté ou plutôt aux moments instituants de la liberté. Moments qui, dans leur succession, peuvent se lire comme une histoire discontinue de la liberté, des expériences de la liberté dont les temps forts sont la démocratie grecque, la république romaine, les républiques italiennes et les grandes révolutions modernes où se mêlent pour se renforcer sentiment de révolte et désir de liberté.

Enfin, ne faut-il pas voir dans ce paradigme une tendance à penser le totalitarisme simplement comme un accroissement, voire monstrueux, de la domination, ce qui serait un des effets néfastes du paradigme de la critique de la domination ? Ceux qui en relèvent seraient, en effet, restés insensibles au « sans précédent » de la domination totale et à son caractère le plus inquiétant, à savoir la destruction de la sphère politique et, au-delà, de la condition politique des hommes.

Il est vrai que la théorie critique qui relève du paradigme de la critique de la domination peut tomber sous le coup de ces reproches. En faisant aussitôt deux restrictions : 1) Les théoriciens critiques sont suffisamment soucieux du non-identique pour refuser de penser l’histoire sous le signe d’une identité quelconque, fût-ce celle de la domination. Ainsi W. Benjamin, sensible à la critique de l’idéologie du progrès à laquelle avait procédé Auguste Blanqui, percevait néanmoins dans l’ouvrage de ce dernier, L’Éternité par les astres (1871), la production d’une nouvelle fantasmagorie. Le révolutionnaire n’engageait-il pas à penser l’histoire sous le signe de l’identité transhistorique du désastre ? 2) Il convient de prendre en compte l’ensemble de la théorie critique, c’est-à-dire également ceux qui ne se sont pas contentés de se réclamer de la liberté et du bonheur, mais qui ont tenté — Franz Neumann et Otto Kirchheimer — de penser la différence entre État démocratique, État autoritaire et totalitarisme, bref qui ont travaillé à penser l’émancipation sous la forme de l’avènement de la question politique et non de sa disparition.

Quant au paradigme politique, il souffrirait ou pourrait souffrir d’une autre forme d’unilatéralité. La volonté légitime de vouloir penser le politique dans sa consistance et sa spécificité se paierait chez certains d’un oubli, plus, d’une occultation du fait de la domination, comme si l’avènement de la question politique s’effectuait désormais dans un espace lisse, homogène, sans aspérité, ni conflit. Chez certains, avons-nous soin de préciser. Car le paradigme politique, dans le temps présent, connaît, semble-t-il, une double orientation : soit une inspiration machiavélienne qui, soucieuse de faire sa place au conflit entre dominants et dominés, ne saurait oublier ni occulter le fait de la domination ; soit une inspiration néo-kantienne qui, insistant en priorité sur l’intersubjectivité, sur une intersubjectivité douce, heureuse, sans drame ni détour, aurait tendance à y réduire le politique et son âpreté, comme si le politique pouvait être pensé uniquement à partir de la liberté de penser et de la liberté de communiquer qu’elle implique. Souvenons-nous des fameuses phrases de Kant dans Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? : « Mais penserions-nous beaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres [29] ? » S’il est vrai que la liberté de penser ne peut être dissociée de la liberté de communiquer, peut-on pour autant accepter de restreindre la question politique à l’existence de ces deux libertés, certes essentielles ? Cela sans tenir compte de l’action et de sa logique, telle qu’elle a été décrite par H. Arendt dans Condition de l’homme moderne, ou sans prendre en considération l’institution politique de la société toujours en rapport, selon C. Lefort, avec la division originaire du social.

De cette propension à penser la question politique à l’écart du fait de la domination — comme si l’espace politique une fois institué pouvait souverainement tenir à son extérieur tous les phénomènes qui tendent à le perturber ou à l’anéantir — résulte la dérive de l’irénisme. On peut certes se réjouir de la redécouverte du politique après que la domination totalitaire a tenté de détruire l’expérience politique et jusqu’à la condition politique des hommes. On peut non moins applaudir à la détermination de penser le politique comme non dérivé ou indérivable. Mais cette redécouverte, cette détermination doivent-elles nécessairement se concevoir dans un univers réconcilié, pacifié à un point tel que les sources de conflit et les situations de domination aient disparu comme par enchantement ? Qu’il y ait, au plan des concepts, des rapports antithétiques entre politique et domination n’a pas pour effet de faire s’évanouir magiquement l’enchevêtrement, au plan du social-historique, de la question politique et du fait de la domination. La confusion des deux plans n’a-t-elle pas pour conséquence cette étrange tendance de la philosophie politique contemporaine à accompagner son renouveau d’un déni et d’une occultation des questions politiques, des questions grossièrement politiques qui naissent de l’intrication avec le social ? À terme, cette tendance peut aller jusqu’à procéder à l’évacuation du lieu de l’enchevêtrement du social-historique et à enfermer la philosophie politique sur elle-même l’invitant à se tourner vers son histoire interne et, à l’intérieur de cette histoire, à pratiquer éventuellement des synthèses entre tel ou tel auteur, dans le dédain conscient ou non de l’extériorité. Et pourtant de l’enchevêtrement du politique et du fait de la domination, on ne peut faire l’économie. Le tous uns n’est-il pas exposé en permanence à se dégrader en tous Un, le pouvoir avec les autres en pouvoir sur les autres ? Bref, la redécouverte du politique n’est pas une garantie d’essence du politique, comme si une fois réapparu, le politique était assuré de persévérer à tout jamais dans son être. Si, à la suite du grand livre de Martha C. Nussbaum, The Fragility of Goodness, le thème de la fragilité n’était pas galvaudé ou banalisé, nous serions tenté de parler de la fragilité des choses politiques. Une des manifestations les plus évidentes de l’irénisme est la prédominance du consensus, du modèle consensualiste qui ne peut valoir qu’en excluant le fait de la domination, susceptible en tant que tel de réintroduire dans la sphère politique du conflit. Il est évident que l’inspiration machiavélienne ne peut tomber sous le coup des mêmes critiques. Elle se constitue dans l’affirmation de la permanence du conflit et dans l’hypothèse que ce conflit — donc la domination et la lutte contre elle — est le berceau de la liberté politique.

De façon quasiment sociologique peut-être vaudrait-il la peine de s’interroger sur la dégradation présente du paradigme politique par rapport aux conceptions des initiateurs, comme si, pour certains, la pensée de la politique et de sa consistance avait eu pour effet conjuratoire de chasser le fait de la domination de la scène du monde, au nom de l’emprise du droit sur la politique ou de la « gouvernance » et autre gadget du jour.

L’articulation des deux paradigmes

Les deux unilatéralités une fois mises en lumière, la solution de l’alternative ne peut être que rejetée, car elle reviendrait à préférer une unilatéralité au détriment de l’autre et sans raison solide pour appuyer cette préférence. Reste donc le choix de l’articulation entre la question politique et le fait de la domination qui nous conduit sur la voie d’une philosophie politique critique. À bien y regarder, cette philosophie politique critique existe déjà. Si l’on considère deux penseurs parmi les plus importants du paradigme politique, H. Arendt et C. Lefort, force est de reconnaître dans leur oeuvre des manifestations de ce projet, sans pour l’instant tenir compte de l’opposition de H. Arendt à l’idée même de philosophie politique. L’un et l’autre, en effet, ne pensent-ils pas ensemble le fait de la domination et le politique ? La redécouverte du politique n’est-elle pas accompagnée, mieux, suscitée par la critique de la domination totalitaire ? Il s’agit donc bien de penser ensemble domination et politique, puisque nous observons ici une même démarche en deux temps : d’abord, la critique de la domination totalitaire présentée comme le « sans précédent » du xxe siècle, puis, sur le fond de cette critique, la redécouverte ou l’affirmation du politique conçu comme l’antithèse même du système totalitaire, qui peut prendre soit la forme de la démocratie, soit celle de la république ou de l’État des conseils pour H. Arendt. Certes dans l’un et l’autre cas, aucune « muraille de Chine » ne sépare le politique — démocratie ou république — de la domination totale. Chacune des deux formes politiques est menacée d’une chute dans la domination totale. Il n’empêche que les deux pôles antithétiques restent dans un rapport d’extériorité. La domination totalitaire est pensée comme l’autre du politique.

Ne convient-il pas, dans le sillage de cette démarche, de penser l’articulation entre le fait de la domination et le politique, mais de façon interne, c’est-à-dire se nouant, s’effectuant du sein même du politique ? Il faut dans cette hypothèse concevoir que la forme politique — démocratie ou république — peut être menacée de l’intérieur par la résurgence du fait de la domination, pas nécessairement totalitaire. Pour envisager cette hypothèse dans toute son ampleur, il faut y adjoindre une hypothèse supplémentaire, celle de la dégénérescence toujours possible, toujours menaçante, des formes politiques. Démocratie ou république, en tant que manifestations du principe politique, ne sont ni des formes stables, ni des formes irréversibles. Le retour du fait de la domination les menace de l’intérieur jusqu’à risquer de les détruire, de les ruiner et de les vider de leur sens. Une des faiblesses du paradigme politique est de penser que l’avènement d’une forme politique créerait de soi un état de non-retour garantissant à tout jamais la persistance de cette forme. Or, cette défaillance du paradigme politique provient de l’exclusion du fait de la domination ou de son renvoi à l’extérieur de la forme politique. De là, cette vision irénique de la scène politique qui en tant que telle serait à l’abri, on ne sait par quel miracle, du retour de la domination. Il est vrai qu’il ne s’agit pas d’un destin et que la version machiavélienne du paradigme politique n’est pas exposée par principe à l’irénisme, puisqu’elle contient, à travers le couple antagoniste des grands et du peuple, une articulation entre politique et domination, dans la mesure même où elle conçoit la liberté comme naissant en permanence de la lutte contre la domination. Comme l’a bien vu C. Lefort, « la liberté politique s’entend par son contraire ; elle est l’affirmation d’un mode de coexistence, dans certaines frontières, tel que nul n’a autorité pour décider des affaires de tous, c’est-à-dire pour occuper le lieu du pouvoir [30] ». Mais à cette version, on peut demander si elle parvient à toujours se tenir dans le lieu de l’articulation ? N’a-t-elle pas tendance à parfois le déserter faute de s’interroger sur la « corruption » de la démocratie ou de la république ? Ne faut-il pas, en effet, aborder la question à l’inverse de la question irénique et considérer que c’est de la lutte contre la domination que la forme politique, démocratie ou république, tire son principe ? Comme si, en quelque sorte, le fait de la domination, récurrent dans l’histoire, était le moteur de par la lutte qu’il engendre — celle du peuple contre les grands — d’une institution continuée de la politique. Dans ce cas, il n’y a pas lieu de se détourner des pensées qui se donnent pour objet le fait de la domination pour autant qu’elles n’éternisent pas ce fait et qu’elles parviennent à en envisager la suppression. Ce qui est en l’occurrence la position de la théorie critique. Aussi le passage alternatif de la théorie critique à la philosophie politique contemporaine est-il un passage malencontreux et néfaste.

Tournons-nous maintenant vers un penseur de l’émancipation, Giambattista Vico, auquel M. Horkheimer consacra un chapitre de l’ouvrage Les débuts de la philosophie bourgeoise de l’histoire. Selon Vico, l’émancipation est au coeur de l’histoire humaine avec un double mouvement, ascendant et descendant. Gérard Navet précise ainsi que « les hommes pour Vico font et transforment leur monde civil jusqu’à parvenir à l’égalité et à la liberté dans les républiques populaires. Le problème est qu’ils se montrent incapables de maintenir ou de retenir ce moment, d’y persévérer durablement, a fortiori, d’y progresser [31] ». On le voit, Vico invite à penser ensemble l’émancipation et son contraire, c’est-à-dire sa dégénérescence toujours possible. Ce faisant, non seulement il parvient à articuler le principe politique au fait de la domination, mais il fournit de surcroît l’hypothèse à l’aide de laquelle penser cette articulation. C’est en effet à l’hypothèse de la dégénérescence — ignorée, semble-t-il, par le paradigme politique — que nous devons de pouvoir engager la pensée dans la voie de l’articulation, c’est-à-dire dans la direction d’une philosophie politique critique. Mais vers quoi va cette dégénérescence ? Une hypothèse d’un autre ordre, non étrangère à la théorie critique, permet de répondre à cette question. Plutôt que de rester enfermé dans le couple démocratie-totalitarisme, il convient de faire intervenir un troisième terme, une troisième forme, celle de l’État autoritaire qui permet de penser la dégénérescence de la démocratie ou de la république, sans pour autant faire verser ce processus du côté du totalitarisme. L’articulation entre la critique de la domination et la pensée de la politique est concevable parce que démocratie ou république sont en permanence exposées à se corrompre, c’est-à-dire à dégénérer en État autoritaire. Ce qui implique de ne pas confondre cette dernière notion avec celle d’État totalitaire ou de totalitarisme. C’est très précisément ce qu’un théoricien critique, F. Neumann a eu le mérite de rendre possible ; sa pensée s’ordonne, en effet, autour de trois pôles, l’État démocratique, l’État autoritaire et l’État totalitaire ou totalitarisme. À suivre son analyse dans l’ouvrage Béhémoth consacré au nazisme, l’État totalitaire analysé dans le chapitre I de la première partie a pour particularité d’être un non-État, dans la mesure où cette forme de domination s’exerce sans recours à la règle de droit, dans un état de non-droit. Il y aurait domination directe des groupes dominants sur le reste de la population, « sans la médiation de cet appareil rationnel bien que coercitif connu jusqu’ici sous le nom d’État [32] ». C’est en quoi le totalitarisme se distingue de l’État autoritaire où la domination s’exerce en ayant recours à l’appareil d’État.

Les grandes lignes de l’articulation apparaissent plus nettement, semble-t-il. Il convient de penser ensemble le principe politique et la critique de la domination, parce que toute manifestation du principe politique, démocratie ou république, est menacée de dégénérer en une forme qui, malgré son écart par rapport à la démocratie ou à la république, reste encore étatique, à savoir l’État autoritaire. Nous sommes bien dans le cadre d’une opposition interne à la démocratie ou à la république. En ce cas, l’articulation ne se fait plus entre la critique de la domination totalitaire et la pensée de la politique, mais entre la critique de la domination autoritaire et le principe politique. Précisons que, dans ce cas, il ne s’agit pas tant de penser l’articulation sous forme d’une synthèse théorique entre les deux paradigmes antithétiques que d’apprendre à regarder la scène politique comme le théâtre d’une lutte sans trêve ni relâche entre le fait de la domination et l’institution politique, du fait de la dégénérescence possible de cette institution. Si la démocratie est cette forme de société qui se caractérise de faire accueil au conflit, le conflit majeur, premier, n’est-il pas d’abord celui qui porte sur son existence même et sur sa teneur ?

Conclusion

Au terme de ce parcours, il est évident que nous ne pouvons que refuser la position de l’alternative dans sa forme présente, c’est-à-dire l’ouverture d’un choix entre philosophie politique et théorie critique. Nous refusons ce qui se donne comme un passage sans problème de la théorie critique à la philosophie politique, ainsi que la prédominance exclusive et non contestée du paradigme politique qui repose à l’évidence sur l’éviction de la critique de la domination. Comme si, dans la sphère politique, cette forme de critique était dépassée, dans la mesure même où le domaine politique est conçu comme un univers lisse d’où aurait disparu toute forme de domination, de conflit, comme un lieu où pourrait se donner libre cours une intersubjectivité non problématique, ce que d’aucuns appellent une communication non violente.

Une relation vivante à la théorie critique peut donc prendre la voie de l’articulation entre les deux paradigmes. La théorie critique n’a-t-elle pas en quelque sorte vocation à l’articulation, au regard des deux éléments qui, en elle, la favorisent ?

À aucun moment — ce qui n’est pas le cas de toutes les critiques de la domination — la domination n’est pensée par elle comme un destin inéluctable. Soucieuse du non-identique, la théorie critique ne saurait céder au pathos de la domination courant comme un fil noir à travers l’histoire universelle. Aussi la domination est-elle plutôt pensée comme une dimension complexe, certes récurrente dans la vie des hommes, mais qui peut être transformée, qui doit être transformée par eux. À cet égard, il est déterminant de constater que les concepts de la théorie critique ont une double face : critiques de la domination, ils portent dans leur texture même l’idée de sa suppression. C’est la raison pour laquelle la question politique n’est pas absente de la théorie critique, mais y reste le plus souvent « en creux » pour ainsi dire. Encore faut-il apprendre à faire des distinctions entre les membres de l’École de Francfort qui ne parlent pas tous d’une seule voix. Encore faut-il savoir discerner entre deux dispositifs contraires quant au rapport de la politique et du couple domination-émancipation. Si M. Horkheimer a une propension regrettable à rabattre la politique sur la domination, T. W. Adorno, au contraire, l’en distingue parce qu’il s’attache à nouer un lien entre émancipation et politique : « Et pourtant, une société émancipée ne serait pas un État unitaire, mais la réalisation de l’universel dans la réconciliation des différences. Aussi une politique qu’intéresserait encore sérieusement une telle société devrait-elle éviter de propager — même en tant qu’idée — la notion d’égalité abstraite des hommes [33]. » Ce faisant, T. W. Adorno a marqué un pas décisif, puisqu’il a réussi à déplacer la politique, à la disjoindre de la domination pour la faire graviter désormais vers l’émancipation, satisfaisant ainsi à l’une des conditions essentielles de l’élaboration d’une philosophie politique critique. Que l’intérêt pour l’émancipation puisse être un intérêt pour la politique, c’est également la conviction de F. Neumann et d’O. Kirchheimer, exception jusqu’à un certain point dans la théorie critique, lorsqu’ils se sont efforcés d’élaborer une théorie critique de la démocratie.

Une des conditions du rapport maintenu à la théorie critique serait de partir, dans la mise en oeuvre de l’articulation, du paradigme politique. Pourquoi ce privilège ? Ne peut-on concevoir l’articulation comme simplement l’ouverture de chaque paradigme à son autre en allant, soit de la domination à la politique, soit de la politique à la domination ? Mais, à vrai dire, les deux mouvements sont-ils symétriques ? Le paradigme de la critique de la domination, même dans le cas de la théorie critique, n’aurait-il pas plus de mal à produire une pensée de la politique pleinement développée, entravé qu’il est par l’identification de départ entre politique et domination ? Il y aurait difficulté à remonter d’une critique de la domination à une pensée de la politique, la différence de la politique restant non pensée. Il ne peut y avoir articulation que s’il y a, au préalable, reconnaissance de la spécificité et de l’hétérogénéité des choses politiques. Tandis que pour le paradigme politique, il suffit seulement d’admettre que, dans l’effectivité, des phénomènes de domination peuvent venir s’opposer au politique, le corrompre, même l’anéantir. La redécouverte de la politique n’autorise nullement à ignorer le fait de la domination ou à l’occulter. C’est donc en accordant la priorité au paradigme politique, mais en se refusant à l’absolutiser que l’on peut instaurer un rapport à la théorie critique. Encore faut-il que les penseurs du politique soient suffisamment avertis de sa fragilité et sachent que toute forme de liberté est exposée à se corrompre, à dégénérer, par exemple, en État autoritaire.

Penser ensemble philosophie politique critique et émancipation implique de se tenir à l’écart aussi bien de l’irénisme que du catastrophisme, le grand Hôtel de l’Abîme. Répondre au retour des choses politiques, en mettant en oeuvre une articulation des deux paradigmes, exige de faire de l’élément de l’inquiétude notre séjour. Ajoutons à ce programme, l’esquisse d’un projet complémentaire : « pour une philosophie politique critico-utopique », dans la mesure où l’association de l’utopie et du principe politique constitue peut-être le meilleur rempart pour s’opposer à la dégénérescence des formes politiques. Ce n’est pas en se dissociant souverainement de l’utopie, ce n’est pas en faisant jouer la philosophie politique, discours de restauration, contre l’impulsion de l’utopie que la démocratie peut espérer l’emporter. Mais c’est en se tournant vers l’esprit de l’utopie qu’elle peut, grâce à la vis utopica — le principe espérance —, se concevoir comme « démocratie radicale » ou « démocratie sauvage » et, du même coup, lutter efficacement contre l’entropie qui ne cesse de la mettre en péril.