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Nous vivons à une époque fascinante. Les avancées spectaculaires des sciences appliquées, tels la médecine, la biologie moléculaire, le génie nucléaire, la pharmacologie, l’aérospatiale et l’informatique, nous laissent entrevoir d’énormes possibilités en matière d’approfondissement des connaissances et d’amélioration des conditions de vie. C’est ainsi, par exemple, que le décryptage du génome humain, la production de nouvelles molécules et de nouveaux alliages en état d’apesanteur, la synthèse d’organismes génétiquement modifiés, le peaufinage des piles à hydrogène et l’accroissement de la puissance et de la flexibilité de l’intelligence artificielle confèrent aux individus un formidable potentiel de développement tant économique que social.

Toutefois, en dépit des énormes progrès techno-scientifiques réalisés tout au long du xxe siècle, l’Occident présente une intrigante — et surtout inquiétante — caractéristique paradoxalement opposée à l’idée même d’évolution sociétale, à savoir : l’infantilisation d’une strate importante de sa population. Parallèlement à l’évolution techno-scientifique des sociétés occidentales cohabite une puérilité ontogénique cognitive et affective.

De l’homo-hierarchicus à l’homo-aequalis

La modernité constitue une période décisive dans l’évolution des sociétés et le développement des individus (Arendt, 1961 ; Garin, 1968 ; Serres, 1993). Elle prendra véritablement forme au xviie siècle. Animée par la volonté de comprendre le monde par l’exercice de l’intellect, la modernité instaure une rupture radicale avec l’ordre établi, essentiellement campé sur des préceptes dogmatiques. Avec les Lumières, la raison se substitue à la foi. Descartes, le père des modernes, établit le primat du sujet pensant. Dorénavant, le « je pense » l’emporte sur le « je crois ». En proposant une méthode rigoureuse permettant de saisir intellectuellement le monde et de sonder son adéquation, la modernité aspire offrir à l’homme la possibilité de transcender sa simple matérialité. La modernité est en quelque sorte l’actualisation du potentiel de l’homme par le respect de la discipline de la raison (Lipovetsky, 1983 ; Ouimet, 1996). Synonyme de transcendance disciplinaire, la modernité constitue la pierre angulaire de la construction scientifique. Effectivement, l’élaboration méticuleuse d’une argumentation mentale axiomatique, faisant constamment appel au doute et, conséquemment, à la vérification, servira d’étayement à l’émergence des sciences expérimentales. L’ouvrage de Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865), constitue un exemple des plus saillants.

L’homme moderne est un être qui veut s’affranchir du legs du passé, soit Dieu et le roi. En exploitant judicieusement les forces de sa raison, il aspire à un futur meilleur. En ayant la capacité de comprendre le fonctionnement du monde, l’homme moderne peut — et surtout doit — intervenir pour modifier le cours de l’Histoire. C’est à ce titre qu’il est un bâtisseur d’avenir. L’ordre nouveau qu’il propose ne repose plus sur la perpétuation d’une hiérarchie traditionnelle, qu’elle soit divine ou monarchique. Il s’agit plutôt d’un ordonnancement méthodique et réfléchi des structures sociales et politiques. La hiérarchie de l’homme moderne est essentiellement rationnelle. Le monde doit être rationnellement ordonné afin de permettre sa bonification. Les progrès anticipés par l’homme moderne sont prescrits par une idéologie, c’est-à-dire un système de pensées établissant les règles de l’émancipation de la condition humaine. Le système idéologique construit par l’homme moderne est hiérarchique en ce sens que les composantes du système proposé n’ont pas la même importance entre elles. Elles sont ordonnées sur un axe vertical de qualité. L’homme moderne est un idéologue traçant, pour ses semblables, les voies du progrès social. À l’instar de Prométhée, il est un modèle qui doit être fort — voire héroïque — afin d’élaborer et de promouvoir un projet de développement collectif. L’homme moderne est fondamentalement un homme de devoir. Il fait ce qui doit être fait pour garantir l’avènement d’un monde meilleur. L’homme moderne est un homo-hierarchicus établissant, par la raison, le mode de fonctionnement optimal des sociétés.

Les exemples de modernité sont multiples. Il sied d’en isoler quelques-uns afin de rendre plus explicite la teneur de ce phénomène historique.

Dans le domaine politique, l’idéologie communiste constitue un exemple de modernité de tout premier choix. Le communisme est un système de pensée purement rationnelle offrant aux opprimés de la terre la possibilité de briser les chaînes de leur asservissement. Arc-bouté sur le matérialisme dialectique et historique, le communisme propose un renversement de la tradition. Ce renversement du joug du passé se fera selon une révolution méthodiquement planifiée par des idéologues « scientifiques » : Marx et Engels. Par la suite, en offrant aux masses le feu permettant d’éclairer les chemins de la transcendance de l’homme, Lénine, Trotski et Mao incarnent parfaitement le héros prométhéen.

Dans le domaine scientifique, la théorie de l’évolution des espèces rédigée par Charles Darwin en 1859 est un autre exemple probant de modernité. Effectivement, la naturaliste anglais propose une conception révolutionnaire de l’apparition de l’homme sur la terre. Son transformisme ébranle durement les assises du paradigme créationniste de la Genèse. Désormais, pour expliquer la naissance de l’homo-erectus, la science s’éloigne du récit mythique de la Bible au profit de la découverte des mécanismes à la base de la sélection naturelle.

Dans le domaine industriel, la mise au point, au début du xxe siècle, de l’organisation scientifique du travail industriel par Frederick Taylor se révèle un exemple hautement significatif de l’idée même de modernité. Le génie industriel du taylorisme divise, classifie et organise les actions des ouvriers afin d’optimaliser leurs énergies motrices et, ainsi, accroître le rendement de l’usine. Rien n’est laissé au hasard ou à la pensée créatrice des ouvriers. Le temps de la production artisanale est révolu. Avec leur rigueur algorithmique implacable, les temps modernes s’imposent comme norme de progrès de l’humanité. D’ailleurs, le célèbre film de Chaplin, Les Temps modernes, réalisé en 1935, illustre admirablement bien l’essence de la modernité industrielle : l’optimisation technologique à tout crin des moyens de production, communément appelée technocratie.

Ces trois exemples de modernité montrent à quel point l’homme moderne doit être discipliné afin de développer son plein potentiel et d’améliorer ses conditions d’existence. Il doit respecter l’ordre que lui dicte l’exercice de la raison. L’homme moderne ou l’homo-hierarchicus doit s’insérer à la bonne place dans un système collectif, qu’il soit politique, scientifique ou industriel.

L’obligation d’être, avant toute chose, partie prenante à une communauté (communautarisme) verticalement structurée en termes de rapports d’autorité (le citoyen obéissant au chef ; le scientifique respectant les exigences de la science ; et l’ouvrier observant les consignes du patron) va s’essouffler au début des années soixante. Il faut dire que l’amélioration des conditions de vie collectives secrétée par la modernité s’est faite le plus souvent au détriment de l’expression de la singularité des individus. L’homo-hierarchicus, hommes et femmes de devoir, respectait son rang et assumait les responsabilités lui étant afférentes. L’homo-hierarchicus s’est avéré un être sacrificiel. Il s’oubliait, non sans frustrations, afin de permettre l’émergence de lendemains plus radieux pour la collectivité. Son lot existentiel était grandement composé d’obligations et, forcément, de sacrifices : famille nombreuse, moyens financiers modestes, faible instruction, filet de sécurité sociale ténu, mobilité sociale limitée, etc… Le début des années soixante a en quelque sorte sonné, un peu partout en Occident, le glas de la modernité ou, plus exactement, de son impératif consubstantiel d’assumer des obligations envers les autres. Les gens éprouvent de plus en plus le besoin d’avoir des droits, de se singulariser des autres et de pouvoir enfin se dire oui à eux-mêmes. Sous l’effet combiné d’une multitudes de facteurs tant scientifiques (l’invention au début des années soixante du LSD, cette drogue hallucinogène qui met l’individu en contact avec son propre monde intérieur), que politiques (les nombreuses guerres de libération nationale des pays de l’hémisphère sud ; la justification embarrassante de la guerre du Viêt-Nam), sociaux (les grandes luttes pour l’émancipation des Noirs américains ; les mouvements d’émancipation de la condition féminine ; les regroupements homosexuels) et culturels (la venue des groupes rocks proposant une musique contestataire à l’égard des aînés), les prescriptions impératives de la modernité s’étiolent et font désormais place à la seule envie de s’individualiser (Lyotard, 1988). « Vivre et laisser vivre » traduit fort bien le désir foncièrement post-moderne d’être tout simplement soi, ici et maintenant.

La post-modernité se résume en l’émancipation de l’individu mais sans encadrement disciplinaire. Émergeant de la grande vague de contestations populaires des années soixante — on se souviendra au Québec de la Révolution tranquille —, la post-modernité s’attaque à la hiérarchisation des impératifs idéologiques de la modernité (Ricard, 1994). Les revendications en faveur des droits des individus édulcorent la teneur de la mission collective sacrificielle des héros prométhéens. Les rapports sociaux quittent leur axe vertical pour se juxtaposer à l’horizontal. L’égalitarisme s’impose à la hiérarchie (Boisvert, 1995). L’homme post-moderne est un homo-aequalis. Il a des droits comme tout le monde et il veut en jouir tout de suite. L’égalisation des rapports sociaux vers la fin des années soixante et au début des années soixante-dix s’est traduite, entre autres, au Québec par la démocratisation de l’éducation (la création des Cegeps, l’ouverture des universités, l’octroi de prêts et de bourses d’études et la quasi-gratuité des frais de scolarité), l’étatisation des soins de santé (la fameuse carte-soleil) et la prolifération des cartes de crédit pour la consommation de masse. Le communautarisme (la construction future d’une humanité meilleure) de l’homo-hierarchicus cède le pas au consumérisme (la jouissance immédiate d’une individualité libérée) de l’homo-aequalis. Le registre temporel de l’homo-aequalis n’est pas le futur mais plutôt le présent, voire même l’instantanéité. Plutôt que d’être orientées vers la transcendance d’un état existentiel imparfait, ses motivations portent sur l’existence même de l’immanence de sa propre réalité. L’homo-aequalis vit essentiellement un rapport avec soi. Il n’est pas Prométhée : il est Narcisse (Ouimet, 1999). Il n’a pas besoin d’un grand modèle héroïque de développement externe à lui. Il est son propre modèle de réussite (Ehrenberg, 1991).

L’équivalence des petits modèles d’existence relatifs à chacun des individus confère à l’homo-aequalis une vision syncrétique du monde. Toutes les choses s’équivalent, tous les styles sont permis et ce, tant et aussi longtemps qu’ils ne portent pas atteinte à l’intégrité des droits de l’homo-aequalis. Le syndrome du « pas dans ma cour » traduit bien la tolérance envers autrui des individus en symbiose avec eux-mêmes. Les gens supportent avec ferveur les campagnes de protection des bélugas du Saint-Laurent mais refusent catégoriquement la présence de prostituées dans leur quartier. Si la modernité s’est développée au moyen de l’imposition d’une morale exogène aux individus, rigide, aprioriste et essentiellement dualiste (le manichéisme) — l’existence d’entités absolues, tels le bien ou le mal, la religiosité ou l’athéisme, le capitalisme ou le communisme, etc. —, la post-modernité fonctionne au moyen de choix personnels à la fois multiples et circonstanciels (le syncrétisme). Avec la post-modernité, nous sommes dans le domaine de l’éthique. L’homo-aequalis ne se soumet pas à ce qui a été antérieurement décrété bien ou mal (la morale). Il exerce plutôt son jugement afin de choisir entre ce qui est le mieux ou le pire pour lui (l’éthique). Le choix s’adaptant à la convenance des gens, l’homo-aequalis est convaincu que son choix est aussi bon que celui des autres. Le « devoir être » de l’homo-hierachicus est remplacé par l’« être » de l’homo-aequalis. Dès son insertion dans le monde qui l’accueille, l’homo-aequalis est un décideur qui exerce des choix : les siens.

L’Occident vit à l’heure de la post-modernité depuis déjà plus de 30 ans. Peu importe les strates générationnelles — génération GI (naissance entre 1901 et 1924), génération silencieuse (naissance entre 1925 et 1942), génération des baby-boomers (naissance entre 1943 et 1960), génération X (naissance entre 1961 et 1979) et génération Y ou baby-busters (naissance entre 1980 et 1994) —, les individus évoluant à l’époque post-moderne ont subi une véritable immersion dans le creuset de la libre expression des droits individuels (Cartier, 2001 ; Foot, 1996 ; Weil, 1993). Il est plausible de supputer que l’acculturation postmoderne se révélera plus pénétrante auprès des générations X et Y. À l’instar d’Obélix, les individus de ces deux générations sont tombés dans la marmite étant tout petits.

La primauté des nombreuses chartes des droits et libertés de la personne, dont l’existence est amplement justifiée par les abus de l’autoritarisme de la modernité, a permis l’expression de plusieurs types de réalités existentielles et de modes de vie. Faisant pièce à l’universalisme poursuivi par la modernité, l’individualisme (ou l’atomisme) de la post-modernité possède le grand mérite de drainer dans son sillage la tolérance à la différence. Enfant légitime de la post-modernité, la rectitude politique (le fameux politically correct) a même réussi l’exploit de faire cohabiter ensemble des éléments contradictoires, voire même antagonistes, en en modifiant tout simplement l’appellation. Ainsi, un malade (quelqu’un qui souffre) est devenu un bénéficiaire (quelqu’un qui jouit d’un avantage, d’un droit ou d’un privilège) ; un voyou (garçon mal élevé qui traîne dans les rues) prend désormais la forme d’un mésadapté social (personne incomprise par son environnement) ; et un vice (disposition habituelle au mal) est maintenant considéré comme une pathologie (carence biologique et/ou psychologique). Le nivellement des réalités humaines par la javellisation des mots est l’expression même de l’égalitarisme post-moderne.

Poussé à son paroxysme, cet égalitarisme se transforme en relativisme. Tout devient relatif : les choses, entre elles, ont la même importance. Pareil relativisme se révèle par ailleurs délétère à l’idée même de progrès. S’il est vrai que tous les êtres humains ont des droits fondamentaux prescrits par les simples principes de justice naturelle, il est faux d’admettre que tout est dans tout et, qu’en définitive, toutes les choses s’équivalent. Il existe des idées et des pratiques (dans le sens de techniques) supérieures à d’autres. Sinon, l’humanité n’aurait enregistré aucun progrès depuis l’avènement sur terre des chasseurs-cueilleurs.

L’égalitarisme exacerbé de la post-modernité conduit à un nivellement par le bas et constitue une menace à la pensée de l’homme (Finkielkraut, 1987). En minant l’exercice de la raison, ce type d’égalitarisme confine l’homo-aequalis à évoluer dans un registre résolument pulsionnel.

Rétrécissement de la pensée

Le dépérissement de la modernité et, conséquemment, du primat de l’exercice de la raison s’avère un phénomène inquiétant pour l’évolution des sociétés. Il ne s’agit pas ici de déifier la modernité et de porter aux nues ses attributs. Cette époque fut très loin d’être parfaite (Arendt, 1972 ; Aron, 1969 ; Morin, 1981). En fait, il n’existe pas d’époque idyllique. Toutes les tranches de l’Histoire et leurs grands courants de pensée comportent à la fois splendeurs et misères. L’engouement, bien souvent nostalgique, pour la modernité ne doit nullement amplifier sa véritable contribution à l’essor de l’humanité.

Bien sûr, le recours à la pensée scientifique et à son cadre disciplinaire lui étant intrinsèque ont permis de mieux comprendre les forces de la Nature afin d’en exploiter les précieuses ressources. Cette exploitation rationnellement orchestrée des ressources a littéralement révolutionné les conditions de vie des habitants de l’Occident. Le Grand Machinisme a propulsé les forces productives des sociétés et, partant, augmenté considérablement leur PIB. Mais la maîtrise de la matière par la raison ne fut pas exempte de nombreux égarements. Il ne faut pas oublier que Edison (inventeur de la lampe électrique à incandescence) et Fleming (inventeur de la pénicilline) furent des contemporains de Hitler. Si la raison est capable des plus grandes choses, elle est aussi capable des plus grandes perversions.

Il importe de reconnaître que la modernisation de nos conditions de vie a nettement manqué de sagesse. Le développement industriel s’est, la plupart du temps, effectué par l’exploitation éhontée des travailleurs. Les ouvriers, hommes, femmes et enfants, travaillaient souvent dans des conditions épouvantables. Sur le plan environnemental, le xxe siècle fut le théâtre d’un véritable saccage de la planète. Le progrès industriel s’est soldé par des coupes sauvages de forêts (par exemple, la déforestation de la forêt amazonienne et, plus près de chez nous, « l’erreur boréale ») et des déversements gigantesques dans l’environnement de polluants de tout genre. Par ailleurs, si la modernité a permis l’émergence de grands systèmes idéologiques se proposant de construire une société meilleure, elle a également engendré deux grandes boucheries mondiales et de nombreux génocides, tous lourdement chargés de fibres idéologiques. Si la modernité a permis de percer le mystère de l’atome et d’apprivoiser la magie des étoiles, elle porte également en son sein les stigmates de la course effrénée aux armements nucléaires de destruction massive. La liste des monstrueux dérapages de la modernité est encore très longue. Toutefois, en dépit de certaines de ses dimensions particulièrement abjectes, la modernité possède une rare qualité : elle a la capacité de fabriquer ses propres antidotes.

Effectivement, parce qu’elle repose foncièrement sur le doute, la raison propre à la modernité, à savoir la pensée scientifique, est capable d’autocritique. Le doute constitue la clef de voûte de tout l’édifice scientifique. Contrairement à la pensée dogmatique prévalant, par exemple, au moyen âge, la pensée scientifique ne prend rien pour acquis. Elle se questionne constamment sur le bien-fondé des connaissances produites. Nonobstant ses limites — et elles sont nombreuses —, la pensée scientifique, en se développant au moyen de processus continus d’autocorrection (les fameux tests d’hypothèses), s’avère l’un des rares moyens efficaces d’objectivation du monde. L’usage adéquat de l’intellect demeure le seul rempart valable contre les aberrations de la pensée. À ce sujet, l’étude de l’histoire de la philosophie des sciences nous explique comment l’ordonnancement des règles de la pensée scientifique a permis d’extirper l’humanité des croyances superstitieuses et des raisonnements sophistiques.

En aplatissant l’ordonnancement vertical des connaissances produites par la pensée moderne et, conséquemment, en fusionnant ensemble le vrai, le vraisemblable et le faux, le relativisme de la post-modernité conduit à une atrophie de la raison. Le discernement — qui signifie séparer ; mettre à part afin de distinguer — est remplacé par une pensée plate — dans le sens de plane — et superficielle qui ne fait que percevoir le réel sans être en mesure de l’évaluer et d’en connaître les composantes. L’horizontalité intellectuelle préconisée par la post-modernité confère au sujet pensant une connaissance naïve de la réalité. À l’instar de l’enfant ou du « bon sauvage », l’homo-aequalis s’en remet davantage à ses sensations plutôt qu’à ses neurones pour saisir le monde et lui donner un sens. La teneur pulsionnelle de sa pensée lui confère des caractéristiques foncièrement antipodales aux préceptes méthodiques et disciplinaires de la modernité. Examinons maintenant la teneur de chacune de celles-ci.

Émotivité incontrôlée

L’homo-aequalis est un être d’émotions. Il est à ce point un être d’émotions qu’il s’avère incapable de les gérer. Tel un enfant ou un primitif, il en devient victime. Nous savons tous que le monde des émotions, particulièrement très élaboré chez les êtres humains, constitue en soi une véritable merveille (Ferry et Vincent, 2000). L’amour, la joie, la compassion, la mélancolie et la tristesse sont toutes des émotions qui viennent embellir et anoblir l’existence humaine même si, pour cela, elles la complexifient considérablement (Kagan, 2000 ; Zwang, 2000). Dès sa naissance, un être humain est une boule d’émotions. La joie, les frustrations et la colère du nourrisson s’expriment sans aucune inhibition. Et il est bon qu’il en soit ainsi. Rousseau, dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes paru en 1755 avait tort d’affirmer que l’homme naît naturellement bon et que c’est la société humaine qui le corrompt. L’homme n’est ni bon ni mauvais à la naissance. Il est tout simplement violent. Sa survie même dépend de cette violence fondamentale (Bergeret, 1984). Le nouveau-né doit — ou plutôt se doit, tel un oisillon aveugle et affamé — exprimer avec fougue et obstination l’existence de ses besoins physiologiques et affectifs. Proportionnellement à sa taille, le nourrisson démontre une force et une impétuosité peu communes. L’amplitude de ses cris, la force de sa succion lors de la tétée et la puissance de ses petites menottes saisissant à la volée une mèche de cheveux égarée indiquent indéniablement que ce petit bout d’homme entretient avec son environnement immédiat une relation désespérément axée sur la préservation de sa vie (Johnston, 1999). L’enfant est en quelque sorte régi par une loi du « Moi ou l’autre ».

L’éducation de l’enfant consistera — en principe — par la suite à apprendre à maîtriser l’expression de ses émotions. Il fera l’expérience douloureuse, pénible et combien frustrante du refoulement de ses pulsions chargées d’affects (état affectif ou émotionnel élémentaire). Il devra se raisonner, c’est-à-dire gérer la charge émotionnelle dominant ses rapports à autrui. C’est par la domestication de son impulsivité émotionnelle que l’enfant sera considéré « éduqué » (Cyrulnik, 1997).

Il semble bien qu’aujourd’hui bon nombre de personnes adultes et d’adolescents ont soit connu une enfance dénuée de frustrations ou d’interdits soit régressé au niveau de l’impulsivité infantile. Le phénomène terriblement répandu de la rage au volant exemplifie admirablement bien la place centrale de l’impulsivité infantile dans les conduites de l’homo-aequalis. Soumis inopinément à une frustration routière, l’homo-aequalis se révèle inapte à gérer convenablement les émotions générées, telles la colère, la hargne et la vengeance. Peu s’en faut aujourd’hui pour que deux automobilistes, apparemment adultes, en viennent aux coups pour une anodine place de stationnement. Il n’est pas rare de voir des gestes obscènes exécutés avec les doigts et d’entendre des injures, des blasphèmes et même des menaces. Dans certains cas, cette impulsivité infantile s’est même soldée par des meurtres.

Un autre exemple courant d’impulsivité infantile a trait à l’inquiétant phénomène du taxage dans les écoles secondaires. Ce type d’escroquerie consiste à s’approprier, par la menace directe et la force, certains biens convoités appartenant à des camarades de classe. L’adolescent délinquant se comporte alors comme un enfant ne pouvant résister à son envi de posséder un objet désiré. Sa maxime est « Je le vois, je le veux et je le prends ». En ce sens, ce type d’adolescent brutal et violent ressemble étrangement aux hommes de troupes du Moyen Âge. Charles Martel (spécialiste du martelage des opposants) et Pépin le Bref (spécialiste des méthodes expéditives pour régler un différend) avaient plutôt la mèche courte et ne faisaient pas dans la dentelle lorsqu’ils désiraient quelque chose. Incapable de différer sa pulsion ou de la sublimer — mécanisme d’ajustement hors de la portée des individus ignorant les douloureux renoncements du refoulement —, l’adolescent, adepte du taxage, utilise la violence impulsive, forme primitive d’expression de soi (Jaccard, 1975), pour résoudre les dissonances cognitives émergeant de ses rapports interpersonnels.

Consumérisme

L’homo-aequalis se réalise dans l’immédiateté de la consommation. À l’instar d’un nourrisson, il est un tube digestif ouvert aux deux extrémités. Il consomme pour vivre et, lorsque sa consommation devient exacerbée (consumérisme), il vit pour consommer (Baudrillard, 1970 ; Ehrenberg, 1991). L’acte de consommer procure en soi de vifs plaisirs. Qu’il soit limité à la simple satisfaction des besoins primaires ou axé sur la recherche de la nouveauté, du confort et du luxe, l’acte de consommer est foncièrement une activité sensorielle. Tous les sens sont mis à contribution au moment où l’individu consomme. Les biens ou les services sont « sensoriellement » engloutis. L’effet est instantané et, surtout, très gratifiant pour le consommateur. De même que le chocolat acheté à la confiserie du coin, par un enfant de huit ans ayant préalablement pulvérisé d’un preste coup de marteau sa tirelire en forme de cochonnet, est brisé, scruté, humé, sucé, croqué puis avalé, la rutilante voiture sport et ses banquettes tout de cuir sont touchées, frôlées, senties et admirées par le nouvel acquéreur. En consommant, l’individu se fait plaisir et, surtout, se convainc qu’après tout, il le mérite bien. D’ailleurs, toute la publicité s’efforce non seulement de vendre des biens et des services mais de persuader le consommateur qu’il n’y a pas de mal à se faire du bien.

La jouissance émanant de l’acte de consommer n’est pas en soi problématique. Le problème apparaît lorsque la consommation est exacerbée par la faiblesse de la structure psychologique de l’individu. Tel un enfant démuni sur le plan identitaire, l’individu ayant une faible estime de soi retrouve dans l’acte de consommer le plaisir d’éprouver momentanément qu’il est quelqu’un. La démocratisation de la dépense par le pullulement des cartes de crédit permet à l’individu carencé en matière d’estime de soi de se sentir important. Il dépense quand et où il veut. Au magasin, il reçoit de l’attention. On est à son écoute, à son service. On l’appelle Madame, Monsieur. Il a dans son portefeuille ou dans son sac à main une ribambelle de cartes de crédit, platine ou or, portant toutes son nom. Et au moment de la transaction, on lui demande, telle une star du cinéma ou une personnalité du monde littéraire, son autographe. Le consumérisme permet à l’homo-aequalis d’être l’égal des autres. Peu importe ce qu’il est vraiment dans la vie, lorsqu’il dépense, il devient soudainement quelqu’un au même titre que tous les autres. Cet égalitarisme dans la constitution d’une identité significative est certes très important si l’on se fie aux immenses stationnements bondés des centres d’achat et à l’allongement considérable des heures d’ouverture des magasins. En matière de consommation, la société 9 × 5 (neuf heures le matin jusqu’à 5 heures le soir, 5 jours semaine) de la modernité à céder le pas à la société 24 × 7 (vingt-quatre heures par jour, 7 jours par semaine) de la post-modernité.

Toutefois, l’effet gratifiant — pour certaines personnes, l’effet est carrément euphorique — de la consommation est éphémère. L’homo-aequalis est condamné à une consommation boulimique, seule susceptible de multiplier les petits bouts d’instantanéité gratifiante. Le registre temporel de l’homo-aequalis ne pouvant être que le présent immédiat, il s’avère incapable de planification.

Un exemple de la prodigalité de l’homo-aequalis est assurément le niveau élevé de l’endettement des ménages. Au Canada, la dette des consommateurs en 2002 équivaut à 98 % de leurs revenus après impôts. Avec le triomphe du capitalisme hédoniste — le crédit généralisé à la consommation de masse —, tout se transige désormais par mensualités et ce, sans mise de fonds initiale. Dépenser n’aura jamais été aussi facile. Maisons et automobiles s’achètent aujourd’hui sans versement de base. L’homo-aequalis ne connaît pas l’argent sonnant enfoui dans le bas de laine : il connaît l’argent anticipé émanant d’une carte plastifiée. À l’instar des enfants jouant à saute-mouton ou des membres d’une société primitive, il vit naïvement au jour le jour sans trop se soucier du lendemain. L’épargne lui étant étrangère, il préfère acheter tout de suite et payer plus tard. Tout va bien tant et aussi longtemps que l’économie ne surchauffe pas et ne vienne menacer les précieuses entrées d’argent bihebdomadaires. C’est lorsque le salaire devient soudainement aléatoire que l’homo-aequalis fait connaissance avec la logique implacable de l’intérêt.

Éclatement de soi

Sous les oripeaux de l’indolence, de la froideur et de l’autonomie se terre la véritable nature de l’homo-aequalis : l’expressivité dépendante. L’homo-aequalis aime s’éclater mais ne parvient pas à le faire seul. Tel un enfant, il est un être expressif foncièrement grégaire. Il a besoin de la présence des autres pour manifester la permissivité de ses attitudes. Les courts et fréquents rapprochements sociaux servent en quelque sorte de catalyseur permettant le relâchement de sphincters comportementaux déjà passablement ténus. Son sens de la communauté est essentiellement égocentrique et instrumental. Trop faible pour le faire seul, il profite d’une occasion sociale pour entrer en relation avec son moi : un moi immature sur le plan de son développement psychique (Ouimet, 1996). Pareille immaturité se traduit par une inclination hypertrophiée à la fête ou, plus exactement, aux festivités publiques. Tout est prétexte pour festoyer publiquement et ainsi cautionner, par la présence des autres, son besoin de s’éclater et d’échapper momentanément aux interdits et aux tabous sociaux.

Les fameux partys « rave » — terme anglais signifiant délirer, divaguer, s’extasier… — constituent un exemple hautement significatif de ce besoin paradoxal d’éclatement individualisé de soi dans un contexte collectif. Dans une enceinte secouée par les ondes de choc d’une musique techno et bombardée de faisceaux stroboscopiques étourdissants, les participants, entassés les uns sur les autres, dansent avec eux-mêmes jusqu’à l’épuisement. Leurs interminables sautillements frénétiques s’apparentent aux danses cathartiques de certaines peuplades. Évoluant littéralement dans un sauna et presque nus — les filles ne portant qu’un bikini, les garçons qu’un caleçon — nos danseurs postmodernes, branchés avec eux-mêmes via la complicité de l’ectasy et d’une suce plantée dans la bouche, sont condamnés à piétiner sur place tellement la densité humaine est élevée. Ne pouvant ni se déplacer ni communiquer, l’homo-aequalis vit en groupe une paradoxale expérience d’éclatement de soi dans une solitude totale. Tel un foetus recroquevillé dans l’obscurité, suçant son pouce et flottant dans sa bulle, l’homo-aequalis est dans le monde tout en n’y étant pas.

L’existence d’une myriade d’événements sociaux organisés est un autre exemple d’éclatement de soi tributaire d’une expressivité dépendante. Les festivals sont légion au Québec. On en dénombre annuellement plus de 500 sur l’ensemble du territoire. Du Festival du cochon de St-Perpétue jusqu’au Festival western de St-Tite en passant par le Festival de jazz de Montréal, l’homo-aequalis ne manque pas une occasion de s’éclater publiquement. Il est un adepte de la « foule solitaire » (Riesman, 1964). Le populaire tour cycliste de l’Île de Montréal exemplifie fort bien en quoi la simple présence physique de l’autre est essentielle à son éclatement personnel. Même si le fond de l’activité est essentiellement solitaire, sa forme est publique. Qui plus est, la forme semble l’emporter sur le fond : bon nombre de participants n’enfourchent leur vélo qu’à l’occasion uniquement de cette grande procession de foi de la pédale.

En somme, l’activité pratiquée n’est pas en soi très importante. Elle n’est qu’un prétexte pour profiter d’un encadrement public facilitant l’éclatement individuel. Effectivement, il s’avère souvent très difficile de trouver objectivement un fond, une quelconque substance, à certains happenings fort prisés de la foule. Par exemple, le Festival « Juste pour rire » présente certains spectacles substantiellement vides mais populaires. Il est indéniable que la forme (l’attroupement en soi) l’emporte sur le fond (l’activité en soi) lorsque les gens parviennent à s’éclater en regardant sur la scène deux individus faire des marionnettes avec leur pénis ou un humoriste débiter une litanie de blasphèmes. Nous sommes à des années-lumière de la subtilité et de la profondeur d’un Raymond Devos !

Que dire par ailleurs de l’inquiétante popularité des « reality shows ». Pendant plusieurs semaines, plus d’un million de téléspectateurs suivront religieusement les insignifiantes tribulations de « lofteurs » s’escrimant à évoluer dans une vacuité événementielle totalement consommée. De toute évidence, « l’ère du vide » convient bien à l’homo-aequalis (Lipovetsky, 1983).

Éthique personnelle

L’homo-aequalis ne valorise pas, ou plus exactement, ne supporte pas l’encadrement disciplinaire extérieur à lui. Il est réfractaire à la morale qui contraint tout individu à la nécessité absolue de se soumettre à un code universel de conduite décrété par une autorité religieuse ou laïque. L’impératif et inconditionnel « tu dois » de la morale est une composante existentielle qu’il ne peut tolérer. L’homo-aequalis est un être foncièrement animé par des droits. Il agit par choix et non par nécessité (Lipovetsky, 1992). C’est en ce sens qu’il pratique une éthique personnelle. Il veut choisir, forcément par la raison, ce qui est bon pour lui et ainsi connaître le plus grand bonheur possible. Sa démarche en est une d’intellectualisation de ses balises comportementales.

Par ailleurs, sa pensée, tellement imprégnée de relativisme axiologique (toutes les valeurs se valent et les gens sont les seuls juges de leurs propres valeurs), ne lui permet guère de discerner ce qui est à la fois bon pour lui et pour les autres (Minc, 1993). Le rayon d’action de sa recherche du souverain bien, le plus grand bonheur possible, ne dépasse souvent pas le pourtour de sa personne. Tel un enfant, l’homo-aequalis vit exclusivement en fonction de ses choix personnels : ceux-ci étant foncièrement rébarbatifs aux compromis. Il n’a pas la concession facile. Les scènes du jeune adulte inquiet, névrosé et rebelle campé par James Dean dans le célèbre film À l’est d’Eden réalisé en 1954 ainsi que celles de l’angoissante poursuite existentielle des chevaux sauvages du film Les Désaxés (The Misfits), tourné en 1961 et mettant en vedette Marilyn Monroe et Clark Gable, mettent admirablement bien en exergue la soif inextinguible de l’homo-aequalis de vivre sa vie envers et contre tous. Transgressant les conventions sociales, l’homo-aequalis vit au diapason de la publicité du produit coiffant Nice and Easy de Miss Clairol : « Je n’ai qu’une vie à vivre et c’est en blonde que je veux la vivre ». Sa vie est une question de choix ; un genre de menu à la carte.

Si la maxime des compagnons d’armes de Jeanne d’Arc était « Dieu premier servi » celle de l’homo-aequalis se résume à « Moi premier servi ». Comme un enfant, il est le centre d’attraction de toute la maisonnée. Comme un enfant, il est le principal sujet de ses préoccupations. Son éthique est personnelle en ce sens qu’elle est exclusivement au service de ses désirs jugés, par lui seul, tout à fait valables car équivalents à ceux des autres (Minc, 1995). En fait, l’homo-aequalis n’a pas à se justifier devant les autres. Il n’en éprouve tout simplement pas l’obligation. Ses attitudes et ses agissements sont des choses personnelles. Il s’agit, pour lui, d’une question de choix. Sa vie est investie par le syndrome de Louis XIV : il est un monarque qui ne s’ignore pas.

Plusieurs exemples de ce syndrome tapissent la vie au quotidien. Qu’il suffise de penser au troublant et répandu phénomène des délits de fuite des automobilistes. Après avoir fauché un piéton ou un cycliste, l’automobiliste préfère accélérer et poursuivre sa route plutôt que de s’arrêter pour prêter assistance et, le cas échéant, répondre de ses actes devant la justice. À ce sujet, les médias montréalais ont rapporté le cas affligeant du comportement ignoble et particulièrement sauvage d’une automobiliste qui, après avoir heurté violemment un enfant, est sortie de sa voiture, a pris l’enfant dans ses bras pour le déposer sur le trottoir et est repartie en trombe dans son bolide infernal, laissant la petite victime entre la vie et la mort. Nous ne sommes plus très loin de certaines cultures primitives qui prônaient, certes pour des motifs totalement différents, l’abandon des faibles et des vieillards afin de ne pas ralentir les déplacements de la tribu et, ainsi, accroître ses chances de survie (Sahlins, 1976).

Il n’y a pas que les rois du volant ; il y a aussi les rois du téléphone cellulaire qui ont, par ailleurs, le grand mérite d’être beaucoup moins dangereux. Ils téléphonent de partout et, surtout, reçoivent des appels n’importe où, n’importe quand. L’importance capitale de leurs entretiens téléphoniques supplante facilement les plus élémentaires règles de civilité et de bienséance. Que ce soit au cinéma, à l’opéra, au restaurant, au supermarché, au gymnase, à l’école, sur le trottoir ou sur la route, les monarques de la téléphonie cellulaire sont importants et tiennent à ce qu’on le sache. Qu’ils soient en camisole, les bras bardés de gros tatouages, la chevelure hirsute, le corps percé de visses et de boulons métalliques et constamment sur le point de perdre ce qui leur sert de pantalon ou qu’ils soient en complet cravate, un attaché-case à la main, ces monarques post-modernes expriment ostensiblement leur présence au monde.

Il y aurait encore plusieurs autres types « royaux » émanant de ce syndrome, tels les rois de la campagne bucolique qui aiment labourer sauvagement son sol au moyen d’un bruyant véhicule tout terrain ou sillonner ses paisibles cours d’eau en pilotant une vrombissante moto-marine ; ou les rois de la banlieue qui préfèrent l’eau potable au vulgaire balai pour nettoyer leur pavé. Peu importe les exemples sélectionnés, tous traduisent, à divers degrés, la forte propension de l’homo-aequalis à vivre en fonction de choix éludant l’espace et le temps.

Conclusion

Idéalement, nous sommes tous pour la libre expression et le plein épanouissement de l’individu. Dans un monde idéal, les gens devraient avoir le droit de faire ce qu’ils veulent. La promotion de l’équivalence des formes et des tendances est souvent perçue comme un signe de maturité et de sagesse. Les valeurs prônées par la post-modernité, à savoir la liberté, les droits, la jouissance et le pluralisme, se révèlent terriblement attrayantes à la nature humaine. Toutefois, la possibilité de faire comme bon nous plaît n’est uniquement possible que dans un monde réunissant les deux conditions suivantes : (1) l’autre n’existe pas et (2) les ressources sont infinies. Seules les sociétés post-industrielles — les rarissimes pays membres du G8 — peuvent partiellement, en période de prospérité économique et avec le précieux concours de l’État-providence, produire un ersatz de ces deux conditions existentielles : (1) la présence de l’autre est contenue par la proclamation des droits individuels et (2) la disponibilité des ressources est assurée par la social-démocratie. À l’échelle de la planète et dans toute l’histoire de l’humanité, la possibilité de vivre pleinement ses passions est l’apanage uniquement d’une petite minorité d’individus. Elle est un privilège créé et maintenu artificiellement par les progrès techno-scientifiques réalisés au cours des siècles. L’homo-aequalis profite en quelque sorte de la domestication des forces de la Nature par l’homo-hierarchicus. Peu importe les époques, l’homme, dès sa naissance, est naturellement confronté à un monde de nécessités. La Nature ne négocie pas sa présence : elle l’impose. Elle ne connaît pas la notion de choix. En période de sévères crises économiques (par exemple, un crash boursier) et de profonds bouleversements politiques (par exemple, une guerre), la Nature reprend rapidement ses droits sur l’homme. La question est de savoir si l’homo-aequalis est suffisamment bien équipé psychologiquement pour assumer, dans la tourmente, son essence. Est-il assez fort pour gérer les frustrations émanant d’un monde fait de nécessités ? Comment une sommation de droits individuels peut-elle, dans une perspective de chaos social, engendrer une recherche des solutions collectives plutôt que la loi de la jungle ?