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La psychodynamique du travail (PDT) a été développée en France (Paris), au début des années soixante-dix par Christophe Dejours ; un psychiatre et médecin du travail. Dejours et Abdoucheli (1990, 127) mentionnent que l’objet de la PDT est « l’analyse dynamique des processus psychiques mobilisés par la confrontation du sujet à la réalité du travail » ; l’analyse est dynamique dans le sens où elle s’opère dans un processus interactif entre un collectif de chercheurs et un ou plusieurs collectif(s) d’enquête. L’investigation a pour centre de gravité le plaisir et la souffrance qui surgissent de la rencontre entre un sujet — un travailleur — animé de désirs de réalisation, de construction identitaire, d’accomplissement, de plaisir et une situation de travail dont les tenants et les aboutissants sont, en grande partie, déterminés indépendamment de sa volonté. L’hypothèse centrale de l’approche est qu’il y a une relation significative entre la manière dont le travail est organisé et la santé mentale des travailleurs. Ainsi la PDT investigue d’une part, ce qui dans les situations de travail est nuisible au fonctionnement psychique des travailleurs et d’autre part, les mécanismes déployés par ces derniers afin de maintenir à la fois leur engagement professionnel et leur équilibre psychique.

La PDT porte son regard sur une situation collective de rapports sociaux de travail à interpréter et à comprendre. Elle investigue le registre symbolique qui compose l’univers de tout individu au travail et met en lumière l’influence que ce registre exerce sur son équilibre psychique. Dans le but de comprendre les rapports souvent complexes que les individus entretiennent avec leur travail tel que structuré et organisé, la PDT se base sur une approche interdisciplinaire des situations de travail vécues, approche qui s’alimente à la sociologie du travail, de la santé et de la communication. Elle privilégie, en outre, un éclairage psychanalytique reposant sur la théorie du sujet et le modèle de la subjectivité.

Les sections ci-après précisent les principales considérations épistémologiques et théoriques qui sous-tendent la PDT.

Considérations épistémologiques

Une épistémologie de terrain, relevant des sciences historico-herméneutiques et s’inscrivant dans le paradigme subjectiviste

Epistémologiquement, la PDT affirme le primat du terrain. Ceci revient à dire que la conceptualisation et la théorisation partent de la pratique, laquelle est considérée comme lieu et processus de développement de la connaissance plutôt que comme lieu et processus d’application de la connaissance (Dejours, 1993a). L’épistémologie de la PDT prend naissance dans l’expérience vécue du travail (Trudel, 2000a).

L’enquête psychodynamique « révèle une réalité par le processus même de l’interprétation de la parole » (Dejours, 1993a, 242). Cette interprétation de la parole met en jeu la totalité de l’être et privilégie la compréhension. À ce titre, la PDT relève de l’épistémologie des sciences historico-herméneutiques [2] (ou sciences humaines), lesquelles s’inscrivent dans le paradigme subjectiviste de la sociologie compréhensive de Dilthey et de la théorie critique de Habermas (Dejours, 1993a). Les sciences historico-herméneutiques considèrent que la réalité est relative et liée au moment historique, à l’état des préoccupations sociales et à l’ensemble des connaissances disponibles (Mucchielli, 1994). L’herméneutique peut être désignée comme l’art de comprendre (Fernandez-Zoïla, 1999). Référant à Dilthey (1893, 1947) qui pose l’empathie comme principe méthodologique de la compréhension, le « comprendre » auquel fait appel la PDT, est à la fois affectif et intellectuel (cognitif) : « affectif » dans le sens où le chercheur doit tenter de ressentir ce que les participants éprouvent et « intellectuel » dans la mesure où il a à saisir le sens de ce que les participants perçoivent et ce sur la base de leurs messages verbaux et non verbaux. Il s’agit en quelque sorte de comprendre l’autre par retour sur soi-même (Périlleux, 1995) ; dans ce sens, l’approche de la PDT est intersubjective. Le chercheur en PDT n’est pas l’expert qui connaît mieux ou aussi bien que les participants, le sens que l’expérience vécue revêt pour ceux-ci ; le chercheur fait office de décrypteur de l’expérience vécue et est plutôt un interprétant ou « un interlocuteur qui, à travers sa subjectivité, va soutenir le travail de mise en forme de sens en interaction avec les membres du collectif étudié » (Carpentier-Roy, 1995a, 39).

L’éclairage psychanalytique et la théorie du sujet

La PDT aborde le plaisir et la souffrance vécus dans les rapports subjectifs et intersubjectifs de travail par le biais de l’analyse des plages conscientes et inconscientes (Carpentier-Roy, 1992b). Il importe de voir que les individus ne sont pas conscients de tout ce qui les habite, les anime et les mobilise au travail ; une part de la souffrance et du plaisir vécue échappe, en effet, à leur conscience. Pour investiguer la part inconsciente de la subjectivité qui anime les individus au travail, la PDT recourt à l’éclairage de la psychanalyse. Par ailleurs, la PDT est reliée à la théorie du sujet qui, au sens large, regroupe les courants en sciences humaines (sociologie, anthropologie, ethnologie,…) qui ont le souci commun de « réintroduire le sujet singulier dans l’histoire des rapports sociaux et de faire ainsi une analyse qui ne serait pas expurgée du sujet producteur de signification » (Carpentier-Roy, 1995a, 37-38). Il importe de (re) donner « une place et une valeur heuristique au sujet, témoin de son vécu, et ainsi réhabiliter le témoignage collectif des agents sociaux en lui accordant le statut d’une représentation valable de la réalité du travail » (1990, 78). En outre, ladite théorie propose une conception de la connaissance dans laquelle une place importante est faite aux sujets qui construisent leur univers social et par lequel ils sont également construits. Aussi, la PDT considère les travailleurs tantôt comme des acteurs déterminés par les contraintes organisationnelles, structurelles et managériales, tantôt comme des sujets libres ; ils sont à la fois « agis par » et « agissant sur » l’organisation du travail (Carpentier-Roy, 1995a). Ainsi la PDT reconnaît au sujet :

sa place de témoin privilégié de sa situation de travail, à partir de laquelle il peut penser son rapport au travail, en trouver le sens mais aussi agir sur cette réalité pour la rendre la plus conforme possible à ses besoins, à ses désirs et donc opérante dans la construction de son identité au travail ».

Carpentier-Roy, 1995c, 14

Concepts et prémisses théoriques

Cette section fait état des principaux concepts de la PDT, lesquels sont présentés dans un ordre qui respecte l’enchaînement logique des idées et facilite la compréhension. L’énonciation des trois prémisses théoriques de l’approche clotûre la section.

Concepts

Le travail

La PDT définit le travail comme « l’activité déployée par les hommes et les femmes pour faire face à ce qui n’est pas déjà donné par l’organisation prescrite du travail » (Davezies, 1991). L’approche met l’accent sur la dimension humaine du travail et situe le sujet au sein de l’activité de travail : « Le travail est par définition humain, puisqu’il est convoqué là où précisément l’ordre technologique-machinal est insuffisant » (Dejours, 1993a, 220). La PDT aborde ainsi le travail en tant qu’activité humaine, c’est-à-dire comme un comportement investi par la subjectivité de celui qui l’accomplit (Carpentier-Roy, 2001). L’essentiel du travail lui apparaît de l’ordre de la subjectivité, laquelle n’appartient pas au monde visible (Dejours, 2000, 16) : « Ce qu’il faut mobiliser de soi-même pour travailler bien est beaucoup plus vaste que ce qui peut être immédiatement soumis à l’observation. […] le travail est l’épreuve privilégiée de la subjectivité par elle-même ».

Le travail peut être vu comme une activité de production qui d’une part, transforme le monde et d’autre part, permet à l’intelligence et à l’ingéniosité humaines de s’exprimer. Si ces deux pouvoirs du travail sont traditionnellement reconnus par les sciences humaines, la PDT réfère à un troisième pouvoir considéré avec circonspection par la tradition, soit celui de faire advenir le sujet (Dejours, 1993a). En effet, travailler n’est pas seulement produire pour transformer le monde, c’est aussi se transformer soi-même, se produire soi-même et se révéler à soi-même. Outre le fait d’être un lieu de production de soi, le travail est également un lieu de production de rapports sociaux, un lieu où l’identité et le positionnement social se construisent par l’entremise, essentiellement, de la reconnaissance (Dejours, 1993b). Finalement, le travail « c’est aussi toutes les conséquences des aménagements défensifs pour compenser la souffrance au travail, sur l’économie des relations conjugales, des relations avec les enfants et, au-delà, sur les rapports sociaux entre les hommes et les femmes » (Dejours, 2000, 17).

De tout temps, le travail a présenté deux visages opposés : l’un favorable, source de plaisir, facteur d’accomplissement, soutien de l’identité et ami de la santé, l’autre défavorable, source de souffrance et de possibles troubles tous azimuts (Moulin, 1980). Source de création, de liberté, de plaisir et d’équilibre ainsi que source de contraintes, cause de souffrance et d’éventuels dérives vers la maladie ; voilà tout le paradoxe du travail (Carpentier-Roy, 2001 ; Dejours, 1980b). Aussi la PDT a pour caractéristique de considérer le travail comme une « activité subjectivante dans laquelle contrainte objective et processus subjectif s’étayent mutuellement » (Dejours, 1995a, 47). En cela, l’approche de la PDT présente l’avantage théorique de dépasser la vision technique, instrumentale, utilitaire et objective du travail (Vézina et Carpentier-Roy, 2000).

La santé et la normalité

L’approche de la PDT considère que la santé parfaite n’existe pas ; celle-ci constitue à ses yeux davantage un idéal et une fiction. Aussi, réfère-t-elle à la notion de normalité, laquelle est définie comme « un état réel (et non un idéal) où les maladies sont stabilisées et les souffrances sont compensées » (Dejours, 1995b, 3). La normalité n’est donc pas exempte de souffrance : « La souffrance y est seulement compensée de façon acceptable par de multiples stratégies défensives […] ». Dejours et Molinier (1994) recourent d’ailleurs au concept de normalité souffrante exprimant ainsi que la normalité est un résultat conquis de haute lutte contre la déstabilisation par les diverses contraintes de travail. La normalité n’est en effet, ni un état stable, ni un état passif ; elle est « une conquête difficile, jamais définitivement acquise, toujours à reconstruire » (Dejours, 1995b, 3).

L’identité comme armature de la santé mentale au travail

La PDT problématise la question de la santé mentale au travail à partir de l’identité. La psychiatrie et la médecine psychosomatique considèrent que l’identité est le noyau central de la santé mentale (Dejours, 1993a, 1995b). Les travaux de Dejours (1980a, 1980b, 1985, 1987a, 1987b), de Mendel (1985), de Meyerson (1952, 1955) et de Sainsaulieu (1985) ont démontré à quel point la question de l’identité se vit et se joue sur les lieux du travail ; ils indiquent combien, à travers les conditions et les relations de travail telles que structurées par l’organisation du travail, l’individu est ballotté entre ses désirs et l’utilisation qui en est faite par les gestionnaires.

Contrairement à la personnalité qui demeure stable au cours de la vie de l’individu, l’identité est cette partie de l’individu qui n’est jamais définitivement acquise, jamais définitivement stabilisée et qui nécessite une confirmation continuellement réitérée (Dejours et al., 1994). L’individu ne tient jamais son identité exclusivement de lui-même ; celle-ci passe par le regard d’autrui : « Je ne peux pas découvrir isolément mon identité : je la négocie dans un dialogue, en partie extérieur, en partie intérieur […] Ma propre identité dépend essentiellement de mes relations dialogiques avec les autres » (Taylor, 1992, 48). La construction identitaire débute dans la sphère privée autour de la quête d’amour et se poursuit dans le champ social du travail autour de la reconnaissance offerte par autrui. La conquête de l’identité et donc, la construction de la santé mentale, sont ainsi « vectorisées » par l’accomplissement de soi dans le champ privé de l’amour et dans le champ social de la reconnaissance. Diverses facettes composent et influencent le volet social de l’identité d’un individu notamment la place qu’il occupe au sein de l’organisation, la manière dont il est reconnu ou considéré, le fait d’être consulté ou non, la part de pouvoir décisionnel détenu, le caractère significatif des tâches accomplies et la reconnaissance sociale dont bénéficie l’activité professionnelle réalisée (Brun, propos recueillis par Hivon, 1999).

L’organisation du travail et son incidence sur la santé mentale

Aucune description de tâche ne pourra jamais rendre compte avec exactitude de la réalité d’un travail dans la mesure où cette réalité est toujours plus ou moins mouvante et imprévisible ; la prescription du travail sous-estime habituellement la variabilité de la situation. Aussi l’organisation conçue par les experts ou les cadres dirigeants est d’une façon ou d’une autre, recomposée par les personnes qui effectuent concrètement les tâches. Les recherches en PDT ont contribué à révéler l’écart significatif existant entre l’organisation prescrite de travail (organisation prévue dans la description des tâches, des méthodes et des procédures) et l’organisation réelle (organisation prévalant sur le terrain en tant que résultat des multiples interventions des travailleurs) (Davezies, 1993 ; Dejours, 1992a, 1992b, 1993b). Elles ont en effet mis en lumière le déploiement par les travailleurs d’un éventail de stratagèmes opératoires lesquels constituent des pratiques de travail orientées vers la recherche de solutions face à une organisation incomplète ou inefficace (Brun, 1994a et 1994b). Ces stratagèmes permettent de rendre le travail et son organisation plus conformes aux exigences du terrain ainsi qu’aux aspirations et désirs propres des travailleurs. Faisant appel à leur intelligence pratique et rusée — appelée métis par Aristote (Détienne et Vernant, 1974) — les travailleurs parviennent ainsi à réduire l’écart entre le travail prescrit et les exigences du travail réel et contribuent de la sorte de manière significative au bon fonctionnement de l’organisation. Cela dit, l’écart entre travail prescrit et travail réel peut être source de plaisir et de santé ou de souffrance psychique et de maladie selon que l’organisation permet ou non aux travailleurs d’arbitrer eux-mêmes le décalage et de trouver par leur inventivité, créativité et ingéniosité, la microrégulation nécessaire à la résolution des problèmes rencontrés dans le travail.

La charge psychique du travail

Les rapports de l’homme au travail, renvoient à trois dimensions de la charge de travail dont la charge psychique qui intéresse tout particulièrement la PDT et qui réfère à « la participation affective de l’homme à sa situation de travail » (Dejours, 1980b, 82) [3]. La question fondamentale qui résume toute la problématique du rapport entre l’appareil psychique et le travail est de savoir si le travail qu’effectue l’individu offre un exutoire suffisant et adéquat à son énergie psychique. Le danger principal est le plus souvent, celui d’un sous-emploi des habiletés, des connaissances, des compétences, de l’expertise — en un mot, du potentiel psychique de l’individu.

Souffrance, plaisir et sublimation

Les deux concepts centraux de l’investigation en PDT, soit le plaisir et la souffrance au travail « ne s’articulent pas nécessairement dans un rapport d’exclusion ; c’est dire qu’ils peuvent se côtoyer […] + » (Carpentier-Roy, 1990, 50). Ainsi, on peut retrouver une organisation du travail qui intègre à la fois des éléments structurants et des éléments pathogènes. Rappelons que pour la PDT, la question du plaisir et de la souffrance se pose toujours en termes collectifs bien qu’ils soient vécus de façon individuelle ; l’individu n’est jamais dissocié du groupe auquel il appartient. En d’autres termes, la PDT investigue les sources communes de plaisir et de souffrance, c’est-à-dire, celles qui se situent au-delà des singularités individuelles.

La souffrance psychique

La psychodynamique du travail considère que la souffrance est consubstantielle à toute situation de travail, c’est-à-dire inhérente à la condition de l’homme au travail. Elle est définie comme étant cet état de lutte que vivent les travailleurs pour demeurer dans la normalité et ne pas sombrer dans la maladie. Investiguer la souffrance psychique au travail selon une approche psychodynamique revient ainsi à explorer l’infrapathologique ou le prépathologique (Dejours, 1987a). Le concept de souffrance psychique décrit un état de mal être lié, par exemple, à l’ennui, la monotonie, la peur, l’anxiété, l’angoisse, la déception, l’insatisfaction, la colère, etc. Il traduit également la perte du plaisir, de la coopération, de la solidarité et de la convivialité au travail (Dejours, 1987a). N’étant pas directement observable, la souffrance psychique doit être décodée.

Le plaisir et la sublimation au travail

La PDT entend le plaisir au travail dans son acceptation psychanalytique et freudienne : le plaisir au travail est le destin heureux de la souffrance au travail ; il en est le produit secondaire lorsque la sublimation a été socialement et éthiquement possible (Freud, 1981). Le concept de « sublimation », introduit par Freud au vocabulaire psychanalytique réfère à l’utilisation de l’énergie instinctuelle (ou pulsionnelle) au profit d’objectifs sociaux reconnus (Godard, 1985). La sublimation est le processus par lequel un désir (ou une pulsion) insatisfait est orienté vers un nouveau but, un nouveau destin ou un nouvel objet socialement valorisé. Ainsi, la sublimation est une stratégie défensive « constructive » dans le sens où elle ouvre sur le plaisir et soutient la santé mentale des individus. La valorisation sociale est centrale et indispensable au processus de sublimation. Le processus de sublimation est étroitement « lié à la dimension narcissique du Moi. La sublimation est indissociable des exigences de l’Idéal portées par l’Idéal du Moi » (Dejours et Abdoucheli, 1982, 121). L’idéal du Moi, terme employé par Freud, est l’« instance de la personnalité résultant de la convergence du narcissisme (idéalisation du moi) et des identifications aux parents, à leurs substituts et aux idéaux collectifs » (Laplanche et Pontalis, 1998, 184). En d’autres termes, le plaisir au travail réfère sous l’approche de la PDT, à l’état de bien-être psychique que connaît le travailleur lorsque son travail satisfait ses désirs de reconnaissance lui permettant ainsi de construire son identité. Le plaisir vécu au travail permet aux travailleurs de construire ou de consolider leur identité (Carpentier-Roy, 1990). Le plaisir au travail comprend également l’expérience de la coopération, de la solidarité, de la convivialité et de la confiance (Dejours, 1989). Aussi le plaisir des travailleurs sera d’autant plus grand que le travail se réalise au sein d’un véritable collectif de travail.

La question centrale de la reconnaissance

En contrepartie de la contribution que le sujet apporte à l’organisation, il attend une rétribution. L’analyse psychodynamique suggère que la rétribution attendue par le sujet est fondamentalement de nature symbolique (Dejours, 1993a) ; elle revêt une forme spécifique, attestée par les études empiriques : la reconnaissance. La reconnaissance passe par deux types de jugement sur le travail accompli : le jugement d’utilité et le jugement de beauté (Dejours, 1993a). Ces jugements sont développés davantage lors de la présentation des prémisses théoriques de la PDT.

Les collectifs de travail

Pour la PDT, il y a collectif de travail, « lorsque plusieurs travailleurs concourent à une oeuvre commune dans le respect des règles » (Cru, 1987, 46). Ces règles déterminent les manières adéquates de réaliser le travail. Elles sont issues de la profession, discutées et introduites par le collectif de travail lui-même ; elles ont une fonction de régulation, de cohésion et de protection contre toute attaque venant de l’extérieur du collectif. Ainsi on parle de collectifs de travail lorsque, face à une oeuvre commune à réaliser, plusieurs travailleurs se rassemblent et forment un groupe solidaire dans le but de réaliser cette oeuvre dans le respect des règles (de la profession, de comportement) convenues. Le collectif de travail est un système social nécessitant — pour assurer sa formation, son maintien et son renouvellement, l’engagement, la mobilisation, la collaboration, la solidarité, d’authentiques liens de confiance réciproque et la loyauté de ses membres. La construction et le maintien des collectifs sont conditionnés par les pratiques managériales et l’organisation du travail dans lesquelles ils s’inscrivent. En effet, lorsqu’ils existent, les collectifs peuvent être fragilisés, voire même détruits par des pratiques managériales qui soit viennent brusquement changer les règles du jeu en transformant la souplesse organisationnelle en rigidité, soit instaurent une concurrence excessive entre les travailleurs dans un contexte de peur générée par l’insécurité d’emploi (Vézina, 1999).

Les stratégies défensives

La PDT retient la définition freudienne des processus de défense définissant ceux-ci comme une révolte du moi contre des affects pénibles dans le but d’éviter un déplaisir et d’assurer son intégrité et sa sécurité. Dejours (1995b) indique que si les défenses sont le plus souvent inconscientes ; certaines peuvent, dans des conditions particulières, devenir conscientes. La mise en oeuvre des stratégies défensives a pour inconvénient majeur d’empêcher de penser ce qui fait souffrir dans le travail entravant par le même fait, la transformation de ces sources de souffrance (Brun, 1992 ; Maranda, 1998b). Au premier niveau, les défenses se traduisent par des attitudes ou des comportements sains et utiles à la santé mentale dans la mesure où, en aidant les individus à résister aux agressions de l’organisation du travail (absence de pouvoir, manque d’autonomie, manque de soutien) ou à conjurer la peur face à certains risques du travail, elles préservent leur équilibre psychique (Dejours, 1987b). Ces défenses n’ont cependant pas pour visée ou finalité la transformation objective des éléments agressants mais bien la diminution de leur perception. À plus long terme, les défenses ne sont pas sans incidences négatives sur la santé mentale des individus qui y recourent à outrance dans la mesure où elles portent ces derniers à s’adapter à la situation éprouvante ou à la fuir plutôt qu’à tenter de la transformer. Aussi, ils courent le risque de voir, un jour, leur capacité de défense fragilisée avec pour résultante que la souffrance s’exprime par la somatisation. Il importe aussi de voir que les mécanismes défensifs déployés par les individus (par exemple, le silence au regard des sources de souffrance confrontées, la banalisation et le déni de la souffrance vécue) sont susceptibles d’être exploités par l’organisation s’ils servent ses intérêts (Dejours et Abdoucheli, 1990).

En l’absence de collectifs de travail, les stratégies défensives sont individuelles ; elles peuvent néanmoins être partagées par plusieurs travailleurs (Trudel, 2000b ; Rhéaume et al., 2000). En présence de collectifs de travail, les stratégies défensives sont généralement collectives bien qu’elles puissent demeurer individuelles. Il apparaît en effet, que lorsque plusieurs sujets d’un même collectif de travail éprouvent individuellement une souffrance, ceux-ci unissent leurs efforts pour construire une stratégie défensive commune en regard d’une organisation du travail qui pourrait blesser chacun : « S’unir dans l’adversité […] préserve la vulnérabilité individuelle. Le principe est collectif mais la souffrance reste toujours singulière » (Canouï et Mauranges, 1998, 85). Finalement, les stratégies collectives de défense peuvent se radicaliser et devenir une fin en soi ; on parle dès lors d’idéologie défensive. Celle-ci se caractérise par un ensemble de comportements valorisés par le groupe de travailleurs et considérés comme une norme de référence qu’on ne discute pas et à laquelle on se conforme sous peine d’être marginalisé ou exclu (Dejours, 1993a).

Prémisses théoriques

Les trois prémisses théoriques de la PDT

Trois prémisses théoriques énoncées par Vézina (2000) situent clairement l’approche de la PDT. Elles permettent une meilleure compréhension de la dynamique entre le sujet, l’univers du travail et le champ social, trois entités ou trois pôles dont l’équilibre est essentiel à la santé mentale.

La première prémisse théorique réfère au sujet en quête d’accomplissement. La conception théorique du sujet en PDT postule en effet que tout individu est habité par le désir de s’accomplir lequel s’inscrit dans la quête d’identité qui l’anime, qu’il poursuit et qui le porte à vouloir offrir sa contribution à la création sociale ou à la construction d’une oeuvre commune. En absence d’accomplissement possible au travail — comme c’est le cas lorsque le travail est à ce point structuré et organisé de manière rigide par la hiérarchie, qu’il ne laisse aucune voie de décharge possible à l’énergie psychique de l’individu — l’énergie psychique du sujet finit par s’accumuler générant une tension psychique, un sentiment de déplaisir ainsi qu’une souffrance susceptible de s’accompagner de divers troubles psychiques. Si, par contre, l’organisation du travail offre des voies de décharge adaptées aux désirs psychiques de l’individu, le travail est dès lors « équilibrant » (Dejours, 1980b).

La deuxième prémisse porte sur le travail qui dépasse la prescription (Vézina, 2000). Ce fait mobilise le sujet et suscite son investissement subjectif dans l’activité de travail. En interpellant l’intelligence pratique du sujet et en sollicitant sa créativité, le travail qui laisse une marge d’autonomie offre à l’individu la possibilité de s’accomplir et de construire son identité. Ainsi, en présence d’une organisation qui offre aux travailleurs une certaine marge de manoeuvre dans l’interprétation des consignes reçues et leur permet de mettre leurs connaissances, habiletés (culture de métier), créativité et ingéniosité à profit pour élaborer de nouvelles façons de faire qui soient plus satisfaisantes, les cadres gestionnaires contribuent au développement chez ces travailleurs d’un sentiment accru d’autonomie, d’accomplissement de soi et de maîtrise de leur environnement. Dans ce contexte précis où le travail permet l’expression ou la concrétisation de l’intelligence et de l’ingéniosité humaines, on est en présence d’une organisation du travail dite « structurante » pour l’identité et par conséquent, favorable à la santé mentale. Par contre, si l’organisation du travail est à ce point rigide que l’écart entre le travail prescrit et la réalité du terrain est non négociable et que toute forme de créativité ou d’initiative est proscrite, elle entrave la construction identitaire et fragilise par le même fait l’équilibre psychique (Vézina, 1999). Un excès de prescriptions et de contrôle génère de la souffrance (Dejours, 2000) ; la préservation de l’équilibre psychique doit beaucoup à la relative souplesse de l’organisation du travail.

La troisième prémisse désigne le nécessaire jugement de l’autre (Vézina, 2000). La construction de l’identité au travail s’appuie sous l’angle de la PDT, sur le nécessaire regard de l’autre lequel peut être le fait d’un collectif de travail ou d’une communauté d’appartenance. Deux types de regards ou de jugements sur le travail accompli sont à distinguer : le jugement d’utilité et le jugement de beauté. Le jugement d’utilité est proféré essentiellement par autrui sur la ligne verticale des rapports de travail, c’est-à-dire par les supérieurs hiérarchiques et les subordonnés éventuellement par les clients et portant sur le caractère utile du travail accompli. Le jugement de beauté est proféré surtout par la ligne horizontale, par les pairs, les collègues, les membres de l’équipe, ou les membres de la communauté d’appartenance (Dejours, 1993a). Au niveau du jugement de beauté, deux volets sont à distinguer. Le premier volet concerne la conformité du travail aux règles de l’art. Ce jugement confère l’appartenance au collectif ou à la communauté d’appartenance. Il contient toujours dans son énonciation, un jugement de beauté du travail effectué, exemples : « c’est une magnifique réfection de pansement » ou « quelle belle relation d’aide » ou encore « quelle belle technique de sondage urinaire ». Le deuxième volet consiste — au-delà de la reconnaissance de conformité aux règles de l’art — à apprécier ce qui fait la spécificité, l’unicité, l’originalité, voire, le style du travail. Ce jugement confère au travailleur, la reconnaissance de son identité singulière, c’est-à-dire ce par quoi celui-ci n’est précisément identique à aucun autre, par exemple : « ta façon de réussir l’installation d’une perfusion intraveineuse n’est à nulle autre pareille » ou « ton empathie pour ce patient est unique ». La reconnaissance est un élément déterminant de la construction identitaire (Dessors, 1995) ; elle est génératrice de sens et de plaisir au travail (Carpentier-Roy, 1990, 1995b).

En résumé, la santé mentale au travail est pour la PDT, le résultat d’un équilibre dynamique entre le désir d’accomplissement de l’individu, les normes sociales dont il est tributaire et le travail qui impose une productivité dans un cadre donné (Vézina, 2000, 36). Ceci fait dire à l’auteur que le travail est une activité comprenant une triple relation : « à l’objet de l’action, aux autres personnes concernées par l’objet et à soi-même ». C’est autour de ces trois dimensions (utilitaire, intersubjective et intrasubjective) que se construit le sens que revêt le travail pour l’individu qui l’accomplit (Vézina, 2000).

Conclusion

En conclusion, il peut être dit, qu’en s’inspirant de la tradition existentialiste, l’approche de la psychodynamique permet de mieux comprendre — ou de comprendre différemment — les expériences subjectives, les attitudes et les actions des travailleurs au sein de leur environnement de travail. L’objet de l’approche est en effet, l’étude compréhensive des dynamiques intra- et intersubjectives qui se jouent dans les rapports sociaux que les travailleurs entretiennent avec leur travail tel qu’organisé à un moment donné, à un endroit donné et dans un contexte donné. La PDT tente ainsi d’une part, d’accéder au sens des attitudes et comportements développés par eux dans le cadre de leur travail et d’autre part, de comprendre comment les dits rapports jouent sur l’équilibre psychique de ceux-ci. La PDT permet de mieux comprendre l’articulation des dimensions sociales et subjectives de l’activité de travail et le rapport complexe entre l’être humain et le travail. Il ne s’agit plus ici d’atteindre la vérité dans son objectivité chimérique mais de découvrir le sens que revêt la situation de travail, pour le sujet qui la vit.