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Le phénomène de l’hypervigilance chez le sujet anxieux

Les sujets anxieux semblent souvent présenter un biais attentionnel pour les stimuli à contenu menaçant. La congruence entre les manifestations anxieuses et le contenu des stimuli peut modifier le traitement de l’information, ce qui est mesurable entre autres par une réponse ralentie dans des tâches attentionnelles où un stimulus anxieux est associé. Ce phénomène de sélection préférentielle de stimuli anxiogènes au détriment des tâches à accomplir se traduit par des manifestations d’hypervigilance. Les états anxieux altèrent ainsi les performances en mémoire de travail et par conséquent les performances cognitives du sujet.

L’anxiété-trait (disposition générale à l’anxiété) est d’autre part supposée ne pas entraîner de perturbation significative, mais mobilise une partie des capacités attentionelles, plaçant le sujet anxieux en situation de double tâche, devant traiter à la fois l’information pertinente et celle générée par l’anxiété. Si, dans des tâches simples, l’anxiété peut améliorer les performances, elle peut les péjorer dans les situations dans lesquelles le sujet doit traiter une grande quantité d’informations.

Perception et attention dans les troubles anxieux

Qu’en est-il des stratégies d’attention et de perception à l’endroit des stimuli externes chez les patients anxieux ? Cliniquement ils ont été décrits le plus souvent comme étant hypervigilants en rapport avec des dangers éventuels dans leur entourage. Les mesures des mécanismes d’attention et de perception chez les patients anxieux donnent des résultats qui sont aussi à première vue paradoxaux. Ainsi dans une étude récente (Poloni et al., sous presse) nous avons constaté que les patients anxieux (troubles de panique et troubles obsessionnels-compulsifs en particulier) percevaient plus lentement les stimuli verbaux présentés que des sujets témoins sans trouble anxieux. Cette lenteur relative, qu’on peut qualifier de défense perceptuelle, concernait l’ensemble des stimuli présentés, dont la majorité était reliée à des thèmes fréquemment anxiogènes. Le patient ne s’accélérait pour devenir perceptuellement aussi rapide qu’un sujet normal que lorsque le thème du stimulus concernait son anxiété personnelle, par exemple des thèmes caractéristiques des troubles obsessionnels-compulsifs dans le cas de patients souffrant de cette pathologie. Dans cette étude, nous avons conclu à des mécanismes préconscients de défense perceptuelle car les stimuli étaient présentés à des vitesses initialement trop rapides pour être perçus consciemment, et la variable mesurée était la durée de la présentation requise pour que le patient identifie correctement le mot présenté. On se serait attendu à ce qu’un patient anxieux décrit habituellement comme hypervigilant identifie rapidement ces mots potentiellement générateurs d’anxiété. Mais ce fut le contraire qui fut observé, c’est-à-dire une lenteur relative pour la majorité des stimuli, à l’exception des stimuli se rapportant à leurs troubles spécifiques. Donc une stratégie perceptuelle habituellement défensive ou lente, sauf pour des stimuli spécifiques : notons que cette stratégie requiert un traitement préconscient de l’information.

Ce type d’observation a été rapporté dans d’autres recherches, particulièrement des travaux utilisant l’épreuve de Stroop, où le sujet doit nommer la couleur des mots présentés en dépit d’interférences venant du sens de ces mêmes mots. Ainsi Mac Leod et Rutherford (1992) ont décrit avec cette méthode une augmentation des latences pour nommer les couleurs devant des mots stimuli anxiogènes d’une façon générale. Par contre, ils ont observé une accélération du processus pour des mots reliés de façon spécifique à l’anxiété du sujet.

Anxiété et réactions physiologiques

L’anxiété, comme toute autre émotion, s’accompagne de réactions physiologiques périphériques plus ou moins manifestes affectant le comportement et l’état de l’organisme. Ceux-ci résultent typiquement d’une activation sympathique qui affecte particulièrement l’activité cardiaque, la tension artérielle et la conductance cutanée. Malgré ceci, les mesures psychophysiologiques sont actuellement peu utilisées dans la pratique clinique et même dans la recherche ayant trait à ce domaine, et sont habituellement remplacées par un recueil de données subjectives au sujet des perturbations physiologiques.

L’évaluation globale des émotions requiert cependant l’évaluation simultanée des trois aspects de l’expression émotionnelle : le comportement manifeste, les données subjectives rapportées par les patients, et les changements physiologiques (Orr et Roth, 2000). L’exclusion d’un de ces paramètres peut conduire à des erreurs d’appréciation : par exemple, le comportement anxieux tel que la fuite ou l’évitement peut être temporairement diminué par le courage. Des cognitions peuvent être réprimées, supprimées, modifiées ou niées. Des symptômes associés à la peur peuvent être consciemment ou inconsciemment minimisés ou exagérés dans les sensations rapportées par les patients.

Les symptômes somatiques et les manifestations psychiques peuvent même être associées à différents mécanismes physiologiques ou psychologiques et peuvent répondre différemment à des interventions psychologiques ou pharmacologiques (Hoehn-Saric et al., 1989b). Par exemple, les symptômes psychiques du trouble anxieux généralisé (TAG) semblent mieux répondre à l’imipramine tandis que les symptômes somatiques semblent mieux répondre à l’alprazolam (Hoehn-Saric et al., 1988).

Psychophysiologie de l’anxiété

Les états anxieux ont été associés à des modifications de la conductance cutanée (Fredrikson et al., 1976 ; Fredrikson et Ohman, 1979 ; Naveteur et Baque, 1988 ; Quermonne et al., 1993) et des réponses cardiovasculaires (Carrillo et al., 2001) à des stresseurs. L’élévation de la tension musculaire, et en particulier du muscle frontal, a été l’observation la plus constante (Hoehn-Saric et al., 1989a), et il semble refléter principalement des états affectifs alors que la tension d’autres muscles, comme par exemple le muscle du mollet, reflète plutôt le niveau général de tension (Hazlett et al., 1994 ; McLeod et al., 1988).

Parallèlement à l’étude des modifications de la réactivité psychophysiologique dans l’anxiété en général, des études se sont appliquées à analyser cette réactivité chez des patients atteints de troubles anxieux spécifiques. C’est ainsi que par exemple les patients souffrant d’état de stress posttraumatique ont une réactivité physiologique augmentée lors de l’exposition à des stimuli en lien avec le traumatisme. Ceci est constaté sur la fréquence cardiaque, la pression artérielle, la conductance cutanée et le EMG facial lors de mesures durant l’exposition à des stimuli audiovisuels relatifs au traumatisme (Orr and Roth, 2000). Des patients souffrant de phobies spécifiques présentent une réactivité augmentée au niveau de la fréquence cardiaque et de la conductance cutanée durant la visualisation d’images spécifiques de leur peur (Orr and Roth, 2000). Les mesures électromyographiques du muscle frontal sont élevées chez des patients souffrant de TAG à l’état basal, restent élevés en cas d’activation, mais varient peu lors de stress psychologiques (Hoehn-Saric et al., 1989a). Par contre l’activité électromyographique du muscle du mollet est plus faible dans des conditions de repos et augmente significativement durant des tâches stressantes (Hazlett et al., 1994 ; Hoehn-Saric et al., 1989a). Durant des tâches de stress psychophysiologiques, les patients souffrant d’un TAG présentent aussi une plus faible réactivité de la conductance cutanée avec une fourchette de réponses plus étroite (Hoehn-Saric et al., 1989a).

Le phénomème de la sélectivité attentionnelle objectivé par des mesures psychophysiologiques

Compte tenu des modifications psychophysiologiques associés à l’anxiété et aux troubles anxieux on s’est intéressé à rechercher des liens entre les mesures psychophysiologiques et les phénomènes de sélectivité attentionnelle. On devrait s’attendre à une activation élective de fonctions psychophysiologiques comme réaction à des stimuli menaçants, et à une diminution lors de l’exposition aux stimuli neutres. Ce phénomène a effectivement été observé et a été nommé « diminution de la flexibilité psychophysiologique ».

C’est ainsi que par exemple la majorité des patients avec un trouble anxieux ne présentent pas ou peu de signes d’activation physiologique au repos (Hoehn-Saric and McLeod, 2000). La fréquence cardiaque, la tension artérielle, la conductance cutanée et la fréquence respiratoire au repos ne sont habituellement pas supérieures aux valeurs d’un groupe contrôle.

En plus du manque d’hyperactivité neurovégétative au repos, les patients avec un trouble anxieux chronique, contrairement à ce qui pouvait être attendu, présentent une diminution de la réactivité physiologique lors de l’exposition à des stresseurs en laboratoire par rapport à des groupes contrôles (Hoehn-Saric and McLeod, 1988). Des personnes non-anxieuses ont des réponses plus marquées à des situations nouvelles, mais retournent plus facilement à la ligne de base et présentent une habituation plus rapide que les sujets anxieux.

Ceci a pu être constaté pour la fréquence cardiaque et la conductance cutanée chez des patients atteints de TAG (Davis et al., 2002 ; Hoehn-Saric et al., 1989a ; Hoehn-Saric and McLeod, 1988 ; Hoehn-Saric and McLeod, 2000), ce qui a pu être confirmé aussi en dehors de laboratoires lors de monitorages ambulatoires des activités quotidiennes (Davis et al., 2002). Les changements de la variabilité de l’EMG durant les conditions de stress semblent dépendre du niveau de tension du muscle au repos. Le stress réduit la variabilité dans le muscle frontal déjà tendu, mais augmente celle du muscle du mollet initialement moins tendu (Hazlett et al., 1994). Une telle diminution de la flexibilité du système neurovégétatif est également retrouvée chez des patients souffrant de trouble panique (Hoehn-Saric et al., 1991 ; Roth et al., 1992), ou de trouble obsessionnel-compulsif (Hoehn-Saric et al., 1993). La diminution de flexibilité physiologique chez des patients anxieux est souvent accompagnée par un retour plus lent au niveau basal (Hoehn-Saric and McLeod, 2000 ; Roth et al., 1990).

Il a été régulièrement démontré que la réactivité dépend du stimulus spécifique au trouble anxieux du patient (Hoehn-Saric and McLeod, 1988). Lorsque ils sont exposés à un stresseur spécifique de leur pathologie, c’est-à-dire à des stimuli qui ciblent spécifiquement leur anxiété, les patients anxieux ont une réactivité similaire ou même supérieure à celle des personnes non anxieuses (Hoehn-Saric and McLeod, 2000). Ainsi, le type d’activation diffère de patient en patient. Ceci a été démontré pour les patients atteints de TAG (Hoehn-Saric et al., 1989a), de trouble panique (Hoehn-Saric et al., 1991), et de trouble obsessionnel-compulsif (Hoehn-Saric et al., 1993). Tous ces troubles sont caractérisés par une anxiété chronique, ce qui va correspondre chez beaucoup d’entre eux à l’anxiété-trait, et confirme donc l’hypothèse de la sélectivité attentionnelle.

Le type de cognitions et d’imagerie mentale associées aux troubles anxieux interférent également avec les réponses psychophysiologiques aux stresseurs. Dans le TAG, par exemple les inquiétudes ont été conceptualisées comme une stratégie d’évitement cognitif (Borkovec and Inz, 1990). Selon ce concept, les inquiétudes sont un processus de pensée utilisé surtout pour répondre à une menace et pour anticiper et éviter une catastrophe future. Dès qu’une menace est détectée, l’individu tente de déplacer son attention de la menace vers des inquiétudes. Cette activité mentale verbale servirait à réduire la génération de l’imagerie mentale, qui normalement provoque l’activation du système nerveux sympathique et des centres émotionnels du système nerveux central. Dans ce contexte il est intéressant de noter que les tâches de mémoire verbale interfèrent avec les inquiétudes alors que des tâches de mémoire visuo-spatiale ont peu d’effets sur les inquiétudes. D’ailleurs, la réponse cardio-vasculaire à la peur provoquée par des images peut être supprimée durant la présence d’inquiétudes en comparaison à des pensées neutres ou relaxantes (Borkovec et al., 1993 ; Borkovec and Hu, 1990).

En plus de la sélectivité attentionnelle, différentes autres hypothèses ont été proposées pour expliquer la rigidité physiologique rencontrée chez des patients anxieux. À l’exception de l’EMG du muscle frontal (Hoehn-Saric et al., 1989a), un effet plafond semble improbable, puisque les valeurs basales des sujets anxieux ne diffèrent pas de celles de sujets non anxieux. La possibilité d’une prédisposition constitutionnelle et une adaptation physiologique à des stress chroniques ont aussi été discutées (Hoehn-Saric and McLeod, 2000).

Conclusion

Des données scientifiques indiquent certaines altérations des réactions physiologiques dans les troubles anxieux spécifiques, globalement dans le sens d’une activation physiologique lors de l’exposition à des stresseurs spécifiques (Orr and Roth, 2000), et ceci associée à une diminution de la flexibilité des réactions physiologiques (Hoehn-Saric and McLeod, 1988) et un niveau normal ou chroniquement élevé de certaines mesures physiologiques au repos (Hoehn-Saric and McLeod, 2000). Les cognitions et l’imagerie mentale sont associées de manière variable et spécifique à ces modifications, par exemple les patients souffrant notamment d’un TAG sont plus sensibles à des cognitions spécifiques qu’à des images mentales (Borkovec and Hu, 1990). Le type de réactivité et flexibilité physiologique semblent, dans certaines études, influencer tant la réponse au traitement pharmacologique que psychothérapeutique (Pitman et al., 1996). Par ailleurs, l’efficacité de l’un ou l’autre de ces traitements est associée à une réponse physiologique plus flexible et à une diminution de la réactivité aux stresseurs spécifiques (Tucker et al., 1997). Une évaluation précise et détaillée, en recherche clinique, des paramètres physiologiques, cognitifs et comportementaux pourrait aboutir à une compréhension plus intégrative des troubles anxieux et de leurs traitements, à des stratégies thérapeutiques plus optimales ainsi qu’à une meilleure compréhension de phénomènes qui peuvent à première vue sembler paradoxaux.