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Entretien réalisé au cours de l’été 2003 par
Jean-Louis Pautrot

1. J.-L.P. Récapitulant l’année romanesque 2000 en France, et s’interrogeant sur la disparition de la figure du « Grand Écrivain », telle que Proust, Sartre, Camus, ou Duras ont pu l’incarner, William Cloonan avançait : « [A]mong novelists still publishing today, only Pascal Quignard […] seems willing, in terms of style and subject-matter, to assume the mantle of his illustrious predecessors[1]. » En effet, ils sont peu nombreux aujourd’hui ceux qui semblent posséder, comme vous, à la fois l’érudition et le désir de s’affronter à plusieurs millénaires de littérature et de pensée. Vous reconnaissez-vous, toutefois, dans cette dénomination d’« Écrivain » avec majuscule, et dans l’ambition qui vous est prêtée ?

P.Q. Un symptôme n’a pas la dignité d’un statut. Les statuts je les ai tous délaissés en démissionnant de toutes les fonctions sociales que j’ai pu exercer en France. D’autre part, je ne me suis jamais vraiment éprouvé comme écrivain. Autre status que je trouve à vrai dire misérable dès l’instant où s’y recherche un rôle ou un honneur ou une supériorité dans le groupe. C’est la lecture qui est pour moi vitale. Au sens strict : qui m’a permis de ne pas étouffer, de surnager, de survivre. La lecture (l’étrange passivité, le regressus, la mise au silence) plutôt que l’activité conquérante ou volontaire d’écrire.

2. J.-L.P. Dans un entretien avec Catherine Argand en 1998, vous déclariez vouloir « être le plus individualisé possible, le plus imprévisible possible » dans votre vie. Quelques lignes plus bas, vous ajoutiez « chercher quelque chose comme être en dehors de soi ». C’est donc d’une individualisation paradoxale que vous parliez, qui ne serait pas spécialisation fonctionnelle, qui tendrait à débarrasser l’individu de ses déterminations sociales et, jusqu’à un certain point, culturelles, ce que vous appeliez plus récemment, dans un autre entretien avec Catherine Argand en 2002, votre « ensauvagement ». Dans quelle mesure cet ensauvagement est-il, pour vous, lié au geste littéraire et, plus largement, artistique ? Ou constitue-t-il plutôt quelque chose dont vous rêveriez pour toute l’« humaine condition » ?

P.Q. Le plus atomique ressentira de la gêne à se rêver universel. La cabane éprouve des difficultés à se prendre pour l’état-major de la région militaire ou du champ artistique. Le déserteur a du mal à prendre le point de vue du général. C’est ma vie.

3. J.-L.P. Vous consacrez une grande partie de vos écrits à explorer et à interroger la nature de l’écriture et ses différences, notamment comme mise au silence de la langue orale et comme « petit neveu éloigné » de la lecture (Scherzo, no9, 1999). D’autre part, vous êtes revenu, dans plusieurs entretiens, sur la place que tiennent pour vous le silence et la lecture (notamment, bien sûr, dans vos entretiens avec Chantal Lapeyre-Desmaison). Cependant, vous parlez rarement — à ma connaissance — de l’activité de réécriture, de la phase terminale de rédaction d’un livre ou d’un texte. Vous déclarez cependant à Catherine Argand (Lire, septembre 2002) : « Je commence toujours par écrire trop, je coupe, je taille […] ce travail de marqueterie est le moment que je préfère. » Voudriez-vous commenter un peu plus ce « travail de marqueterie » et la joie que vous en tirez ?

P.Q. C’est une joie réelle, artisanale, obsessionnelle, motrice.

C’est quelque chose qui tient entre l’écriture et la lecture. Qui se situe entre l’activité et la passivité. Entre la volonté et le plaisir.

Accepteriez-vous que je parle d’un instant de lecture active ?

Pour être clair il y a six moments bien distincts. Ce sont les moments 3 et 5 que j’aime.

  1. J’écris à la main soudainement.

  2. Puis je tape péniblement sur l’ordinateur dont j’ai l’usage comme d’une machine à écrire.

  3. Puis je relis le stylo à la main, corrige, retape, recorrige au stylo, retape, rerecorrige… Cela représente une vingtaine de sorties jusqu’à l’absence de toute correction sur la page imprimée.

  4. Pendant un an au moins je laisse sécher.

  5. Puis nouvelles lectures ultimes.

  6. Enfin la dernière sortie va directement chez l’éditeur en même temps que la dernière disquette chez l’imprimeur.

4. J.-L.P. D’autre part, je me souviens aussi que Marianne Payot, lors de la parution des Petits traités en « Folio », avait remarqué la « musicalité des enchaînements ». Il me semble à moi aussi, pour les traités, pour les trois volumes parus de Dernier royaume, voire pour les romans, que diverses formes de répétitions, d’échos, d’analogies et d’associations, jouent un rôle dans l’effet sur le lecteur, et qu’il y a là une certaine attention portée à la composition ou à la disposition du propos qui, malgré la fragmentation et l’hétérogénéité, évoquerait aussi la musique. Portez-vous attention à la mise en place de telles résonances ? Pour aller plus loin, adoptez-vous dans vos livres certaines stratégies que vous qualifieriez de « musicales », d’autant plus que l’écriture trouve pour vous un référent utérin, qui est aussi à l’oeuvre dans la musique ?

P.Q. Le mot stratégie est trop volontaire, trop actif, trop tourné vers autrui, c’est-à-dire belliqueux. En Grèce ancienne le mot de stratagème signifie la ruse de guerre. Non. Pour ce qui me concerne je ne piège ni n’assiège, j’obéis, je fais tout à l’oreille. Il faut que ça sonne bien aux oreilles. Que ça sonne comme il faut pour le Surmoi pour lequel j’écris. J’écris pour le premier royaume. J’écris in aurem.

5. J.-L.P. Certaines analyses de votre oeuvre y veulent voir une forme neuve de geste autobiographique, échappant au récit de vie et à la représentation conventionnelle du soi, mais peignant la vie secrète de l’être, dans son affectivité, ses mouvements contradictoires, et la profondeur de son héritage culturel et humain. Vous semblez plutôt décrire votre activité d’écriture comme une quête interminable, ouverte à l’inconnu, comme « la recherche d’un mystère comme celui du circuit des oiseaux dans le ciel » (Magazine littéraire, septembre 2002), et dont la dimension confessionnelle ne serait qu’un moment. Reconnaissez-vous à vos livres, cependant, une certaine finalité autobiographique ?

P.Q. Oui, si on prend le mot de fidélité. Être fidèle aux symptômes de l’enfance. Être fidèle à la solitude. Être fidèle à la peur. Être fidèle au fait de ne comprendre rien de rien à ce monde. Rester dans le Cur infantilis à l’état pur.

6. J.-L.P. Pour revenir sur un mot employé à la question précédente, pensez-vous en termes d’oeuvre ? Car, par-delà une certaine évolution, que Chantal Lapeyre-Desmaison a, je crois, bien retracée dans son livre Mémoires de l’origine, et par-delà leur caractère de prime abord paradoxal et contradictoire, on est frappé de la cohérence a posteriori de vos écrits, depuis les premiers et jusqu’aux plus récents, au sein d’un corpus dont les formes sont pour le moins éclatées et hétérogènes, et dont le cheminement apparaît chaotique.

P.Q. Oeuvre, opus, labour, travail, ces mots ne m’inspirent rien. Opéra déjà c’est autre chose. « Chaos » plutôt que « cosmos » — mais Hésiode aurait eu du mal à expliquer une différence que le mythe n’invente que pour la réduire. Les Modernes ont tout résolu en faisant d’un Big Bang le principe d’explication de l’espace s’avançant sur la crête du temps nous réassociant au fond explosif du ciel. L’adjectif cohérent ne va pas. L’adjectif obsessionnel serait déjà beaucoup plus judicieux que cohérent. À vrai dire j’erre dans tous les mots que vous employez. Je ne parviens pas à répondre à votre question.

7. J.-L.P. Dominique Rabaté parle à votre sujet de « tentation du roman », des « tentatives ou refus que cette oeuvre déploie pour parvenir à une fiction continue, c’est-à-dire liée, échappant parfois au fragmentaire pour y revenir » (Poétiques de la voix). Je suis plus frappé par le geste mythique de la plupart de vos romans, qui, au moins pour Le salon du Wurtemberg, Les escaliers de Chambord, Tous les matins du monde et Terrasse à Rome, offrent comme des paraboles orphiques de l’écriture, et de l’art. Quelle(s) dynamique(s) vous pousse(nt) — ou plutôt vous poussai(en)t — à écrire un roman ? Et quelles seraient les différences de nature entre le mythe, le conte — que vous aimez beaucoup — et le roman ?

P.Q. Je crois que je peux répondre cette fois-ci du moins à la seconde interrogation que comporte votre question. Je peux y répondre de façon énigmatique mais sûre. Le conte permet l’absence totale de subjectivité (il extermine toute considération psychologique). Le roman permet à la différence sexuelle de jouer à plein (de tout rêver de l’expérience humaine grâce aux positions de langage). Comment dire ? L’exercice de spiritualité ne connaît pas le temps. Le conte dérive directement du rêve — qui n’est pas une invention humaine. Les tigres ou les chats rêvent plus que nous. Même les oiseaux. Cette forme narrative est prélinguistique, est prélittéraire. Dans le conte l’expérience intérieure n’est même plus intime : elle est comme l’expérience que les chats ou les merles éprouvent dans le rêve qu’ils font. Narration hors sujet. Dans le rêve le sujet figure à la troisième personne comme une image parmi toutes les autres.

Le roman, lui, au contraire du conte, dérive de la littérature. Le roman — pour reprendre l’admirable définition de Cicéron — est le récit constitué d’inquam et d’inquit.

Il n’y a pas de possibilité de point de vue féminin dans les huit tomes de Petits traités, dans les volumes beaucoup plus nombreux de Dernier royaume, de quelque manière que je m’y prenne. Je recours de nouveau au roman à cette fin singulière. Ou déchirante. Je dirais que le roman est le seul genre hétérosexuel. Mais ne m’en demandez pas plus.

8. J.-L.P. Nous en venons à Claude Lévi-Strauss, envers qui vous avez reconnu « une dette toute littéraire » dans vos entretiens avec Chantal Lapeyre-Desmaison, et à propos de qui vous avez aussi écrit de belles pages dans Critique. Désaffection pour le sujet, la conscience, la philosophie, mesure de l’emprise de la langue sur l’humain, réflexion sur les relations du discontinu au continu : il me semble que votre quête vous rapproche de lui, et sans doute de la mouvance structuraliste en général, en ce qu’elle serait la recherche d’un ancrage naturel de la culture et de la littérature.

P.Q. Oui. Absolument, oui.

9. J.-L.P. Il me semble cependant qu’il existe une énorme différence entre vous et Lévi-Strauss, qui est la relation au référent. Pour lui, « les mythes ne disent rien qui nous instruise sur l’ordre du monde, la nature du réel, l’origine de l’homme ou sa destinée » (L’homme nu). Votre approche apparaît beaucoup plus complexe, et un récit, par exemple, portant quelque part l’empreinte du réel, véhicule ainsi pour vous un certain savoir, un certain nombre de savoirs, fussent-ils mystérieux.

P.Q. Je vois mal comment nous pourrions être la seule créature appartenant à cet univers qui serait indemne de l’évolution qui la conditionne. Le solipsisme, ou l’idéalisme, ou le kantisme, ou l’humanisme, sont des doctrines trop arrogantes pour moi. Nous ne savons pas qui nous sommes mais, croyez-moi, il y a plus de jadis dans notre corps que d’identité en nous-mêmes. Nous ne savons vraiment pas ce que nous faisons — mais ce que nous façonnons peu à peu de nos mains appartient certainement plus à ce qui nous est possible qu’à ce que nous croyons mettre en oeuvre.

10. J.-L.P. Votre recherche infatigable d’un non-genre qui intègre affectif et noétique rappelle la description de la mentalité archaïque que faisait Lévy-Bruhl. Jusqu’à quel point cette dilution des genres, que vous poussez très loin dans Dernier royaume, porte-t-elle comme un rêve de retour à une manière archaïque d’être au monde ? Pourrait-on alors voir en ce geste littéraire neuf, et pourtant si chargé d’ancien — pour les récapitulations et les citations qui s’y opèrent, et les mémoires vertigineuses qui s’y ouvrent —, quelque chose de mythologique ?

P.Q. Ce serait merveilleux. Votre programme mythographique est merveilleux. Nous ne trahirions pas l’explosion initiale en dépit de l’obstacle du langage. La lecture serait plus proche de la source du temps (parce qu’elle rejoindrait les conditions du premier monde foetal) que de celle de l’espace qui en dérive en s’épanchant dans la pénombre (le caractère noir ou nocturne n’étant que l’apparence que se donne à nos yeux l’infini dans ce que nous nommons le ciel). J’aimerais tellement vous croire. J’aimerais beaucoup être celui que vous avez souhaité lire. Mais — hélas — s’il y a quelque chose qui m’est propre, c’est que je suis tout à fait dépourvu de la possibilité de la confiance ou de la foi.