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Pascal Quignard écrit depuis plus de trente-cinq ans. Il a publié plus d’une quarantaine de livres. Déjà des romans comme Le salon du Wurtemberg (1986) ou Tous les matins du monde (1991) avaient connu un succès public et critique, mais la part la plus riche de l’oeuvre, à notre sens, celle qui est moins directement romanesque et par là moins accessible, demeurait méconnue. Depuis 2000, les prix littéraires successifs ont attiré l’attention sur l’ensemble quignardien ; c’est le cas en particulier du Goncourt de 2002, attribué pour un livre, Les ombres errantes, qui n’est pas un roman, pas un essai, qui n’est rien de familier et qui défie la catégorisation générique convenue.

De plus, les quelques années qui viennent de s’écouler témoignent de l’attention que l’université porte désormais à Pascal Quignard, avec plusieurs colloques et plusieurs livres. L’étude de Bruno Blanckeman, Les récits indécidables (2000), dont une partie portait sur Quignard, les autres traitant de Jean Echenoz et Hervé Guibert, ouvrait la série des publications consacrées à l’écrivain. Elle fut suivie aussitôt de l’ouvrage dirigé par Adriano Marchetti, Pascal Quignard, la mise au silence (2000), qui présente les actes du colloque tenu à Bologne en 1998, et d’un numéro spécial de la Revue des sciences humaines (octobre-décembre 2000). En mars 2001 paraissait le livre de Philippe Bonnefis, Pascal Quignard en son nom seul, puis la remarquable étude de Chantal Lapeyre-Desmaison, Mémoires de l’origine (mai 2001), accompagnée du riche volume d’entretiens avec l’auteur, Pascal Quignard le solitaire[1]. Un certain nombre de mémoires de maîtrise et de thèses sont actuellement en cours de rédaction, indiquant que l’écrivain bénéficie d’un intérêt critique de plus en plus soutenu.

Nous disons oeuvre, car nous pensons, avec Dominique Rabaté, que c’en est une, même si Quignard — on le verra dans l’entretien présenté ici — se méfie du mot, qui évoque pour lui un projet concerté, ordonné, une stratégie à long terme, ainsi qu’une entreprise d’auto-« statufication », un retour à une identité sociale dont il cherche à se déprendre, et, finalement, un pouvoir comme un autre. Par l’ampleur du geste qui s’y livre, cependant, par le besoin qui s’y déploie de s’affronter à plusieurs siècles de littérature et de pensée, à plusieurs civilisations, par le renouvellement des formes qui s’y dévoile, par l’immense régurgitation culturelle qu’elle organise, par le style simple et pourtant si travaillé de son écriture et de sa phrase, c’est bien d’une oeuvre qu’il s’agit.

Et l’oeuvre de Pascal Quignard apparaît de plus en plus comme une oeuvre majeure. « Déconcertante » (comme le dit Bruno Blanckeman), farouchement singulière, sa pertinence à notre époque est toutefois indiscutable par les remises en question qu’elle opère : des genres et de l’histoire littéraires ; des fondements de la modernité — en particulier le temps, l’histoire, le sujet, souvent interrogés avant lui, mais ici, pour ainsi dire, disqualifiés ; des relations du particulier à l’universel, de la culture à la nature, du savoir à la mémoire, du dicible à l’infigurable. Là réside peut-être le geste de tout opera, de toute vraie oeuvre : opérer une remise en friche du champ intellectuel, remuer les perspectives, faire remonter les origines, retourner une terre pour y laisser un chaos, faciliter une renaissance — mot cher à Quignard lorsqu’il désigne le retour du vital dans le dénaturé. Cette oeuvre nous parle de nous, humains, mammifères civilisés, membres d’une espèce domestiquée par le langage articulé, surcultivés et pourtant radoteurs « dès Lascaux ». Elle regarde en face le malaise et les limites de la pensée contemporaine, et, ce qui apparaît encore plus précieux, ramène celle-ci dans la littérature. Si elle est postmoderne — au sens lyotardien strict de l’impossibilité de croire aux « grands récits » — ce n’est pas, bien sûr, par volontarisme militant antimoderne ni par un quelconque esprit de chapelle, mais plutôt par un secret appel à l’humilité, et par l’affirmation implicite qui la fonde, à savoir que la modernité est caduque, défunte, et que sous elle s’ouvrent à nouveau les abîmes archaïques : de nos origines hors histoire, de notre part non parlante, de notre vieille violence prédatrice, de notre perpétuel manque d’identité et de raison, de notre intellect hallucinatoire et affabulateur, de notre nostalgie pour un au-delà qui n’est autre que le perdu. Pour reprendre une belle phrase de l’entretien, « Il y a plus de jadis dans notre corps que d’identité en nous-mêmes ».

Ce dossier a semblé nécessaire. D’abord parce que les ouvrages mentionnés ci-dessus, ainsi que le nombre croissant d’articles analytiques, et indépendamment de leurs remarquables qualités, sont loin d’avoir inventorié la teneur et les parentés du propos quignardien. Ensuite, parce que peu d’études ont encore paru sur Quignard en Amérique du Nord, et qu’il a semblé judicieux de combler un vide.

Les essais qui suivent s’attachent à dégager quelques traits fondamentaux de l’oeuvre. Ils souhaitent ainsi procurer des repères pour l’aborder, tout en se gardant de prétendre la circonscrire. Ces repères n’apparaissaient pas nettement dans le corpus critique préexistant. Par exemple, on a souvent remarqué l’érudition des traités de l’écrivain, mais sans examiner les distorsions que la rêverie lui inflige ni le procès de la connaissance qu’elle instruit. On a mal déterminé, encore, la place de Quignard dans la littérature actuelle, certaines préoccupations qu’il partage avec des écrivains comme Pierre Michon, ses filiations avec Blanchot et Mallarmé. Impressionnés par sa connaissance du xiie siècle ou de l’Antiquité romaine, les chercheurs ont peu examiné la marque sur l’oeuvre des grands discours critiques du xxe siècle, comme le structuralisme et la psychanalyse.

Aussi, dans ces pages, Bruno Blanckeman se penche-t-il sur le « traité » et sur son indécidabilité générique, pour mieux cerner la subtile relation entre érudition et rudesse, entre savoir et spéculation, entre affectivité et « autopsychographie ». Dominique Viart s’intéresse au rapport entre fiction et pensée chez Quignard, ce qui l’amène à étudier son « archéo-pathie », son geste intuitif vers les origines individuelles et culturelles, et à replacer les « fictions critiques » de l’écrivain dans le contexte actuel des renouvellements épistémologiques et formels. Chantal Lapeyre-Desmaison apporte la première contribution à une étude indispensable et qui faisait défaut : l’analyse détaillée de l’intimité de l’oeuvre avec la psychanalyse freudienne et lacanienne. La musique quignardienne, dans ses relations à la psychanalyse, à l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss, au langage et à l’écriture nous a semblé constituer un jalon nécessaire à l’approche de l’oeuvre. Enfin, Dominique Rabaté pose la question de la relation du discours, souvent péremptoire, gnomique et axiomatique, à la vérité.

Un texte inédit de l’écrivain, « La métayère de Rodez », qui ramène au drame initial du langage humain et au « noyau incommunicable » d’altérité, ouvre ce dossier ; un entretien, qui, nous l’espérons, jettera une lumière supplémentaire sur quelques-unes de ses préoccupations, le complète. Nous voudrions remercier Pascal Quignard de sa généreuse coopération.

Enfin, nous tenons à exprimer nos remerciements chaleureux et notre reconnaissance à Christian Allègre, pour sa participation déterminante à la conception de ce dossier.