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Instrumenta studiorum

1. Frédéric Lenoir et Ysé Tardan-Masquelier, dir., Le livre des sagesses. L’aventure spirituelle de l’humanité. Paris, Bayard Éditions, 2002, 1 950 p.

La sagesse est un vaste sujet. Avec ce livre, par exemple, c’est en presque 2 000 pages qu’on traite des maîtres spirituels et de leurs écrits. Comment critiquer un tel ouvrage ? Commençons peut-être par décrire l’objectif de ce livre. Les éditeurs le présentent comme une collection de textes écrits par et pour ceux qui « refusent de s’en tenir à une vision purement matérialiste de l’homme et du monde » (p. 8), donc des textes spirituels dans le sens libre et ouvert du mot — pour ne pas dire vague. On admet tout et on met tout côte à côte. Comme le disent les éditeurs, on y a fait « une recherche plus attentive à ce qui rassemble et qui ressemble qu’à ce qui sépare ou diverge » (p. 9). Il s’agit alors d’une vulgarisation, un peu Nouvel Âge dans l’esprit. Ce n’est pas là un problème puisqu’on a toujours besoin de bonnes vulgarisations. Et la nôtre est effectivement bonne, même si elle n’est pas parfaite.

Le livre se divise en trois parties. L’ouvrage débute par une centaine de petites biographies des maîtres spirituels (en moyenne cinq à dix pages chacune). De l’Égypte pharaonique aux « lamas tibétains contemporains », on trouve tous les grands noms, et quelques-uns auxquels on s’attendrait moins, comme Mani (biographie écrite par Madeleine Scopello, qui a fait aussi la biographie des « Gnostiques ») ou Thomas Münzer. Les maîtres des traditions chrétiennes, musulmanes et juives (dans cet ordre) sont les plus représentés. Cela ne choque pas : un livre doit répondre aux besoins et aux connaissances de son auditoire, surtout composé d’occidentaux en ce qui nous concerne. Par ailleurs, on y trouve aussi plusieurs biographies de maîtres qui viennent d’autres traditions.

La deuxième partie, « Trésors de Sagesses », présente quelques extraits de textes spirituels, organisés en chapitres par thème, tels que « L’Homme et le Divin ». C’est ici que le livre devient un peu trop Nouvel Âge. Il y a de véritables et d’énormes différences entre les traditions religieuses, et je trouve embêtant que l’on nie ces différences pour créer une fausse — et ennuyante — unité. Par exemple, le chapitre consacré à « L’Un et le Multiple » contient « le grand hymne à Aton », un Upanishad, le prophète Jérémie, Plotin, Hildegarde de Bingen, Rûmi, Eckhart, Spinoza, et j’en passe. Ce chapitre — et plusieurs autres — aurait dû plutôt être intitulé « Le Multiple réduit à l’Un ». Malgré cette critique, il faut dire qu’on trouve des choses intéressantes dans cette partie, comme quelques textes de Nag Hammadi (l’Exégèse de l’âme et l’Allogène), le De abstinentia de Porphyre, et un texte de Najm al-Din Kubra sur « le chemin des intrépides ».

La troisième partie, qui se veut synthétique, est très courte (seulement 300 pages !). Elle donne de brefs résumés des « spiritualités dans l’histoire », organisées par région géographique ou par religion. Dans une vingtaine des pages, on essaie donc de décrire la spiritualité de la Mésopotamie, du bouddhisme, ou de l’Afrique Noire, etc. L’idée est bonne, mais le résultat — comme on doit s’y attendre — n’est pas très satisfaisant.

Enfin, disons que rien n’est pas parfait : outre ces critiques, on peut ajouter que beaucoup plus d’information bibliographique aurait été utile pour ceux qui voudraient poursuivre plus loin leurs recherches. Malgré tout, j’ai trouvé ce livre intéressant, plein d’informations, bien écrit et facile à comprendre. Il m’a d’ailleurs déjà été utile pour mes propres recherches. On ne peut demander plus.

Michael Kaler

2. Cornelius Mayer, éd., Augustinus-Lexikon.Vol. 2, fasc. 5/6 : Donatistas (Contra-) - Epistulae. Rédaction par Karl Heinz Chelius et Andreas E.J. Grote. Basel, Schwabe & Co. AG Verlag, 2001, p. liii-lvi et col. 642-1 057.

Cette nouvelle livraison de l’Augustinus-Lexikon compte vingt-neuf articles, que l’on peut répartir en quatre ensembles. Il y a tout d’abord ceux qui traitent des oeuvres d’Augustin. Outre la fin de celui dévolu au Contra Donatistas, on trouve des notices portant sur le De dono perseverantiae, le De duabus animabus (un des traités antimanichéens), le Contra duas epistulas Pelagianorum, l’AdEmeritum episcopum Donatistarum post conlationem, les Enarrationes in Psalmos, notice très développée signée par Hildegund Müller pour la partie philologique (avec un tableau synthèse des données relatives à la datation et à la localisation des sermons) et par Michael Fiedrowicz pour la partie théologique. Cet ensemble se termine par le long et remarquable article de plus de 160 colonnes réservé aux Epistulae et rédigé par Johannes Divjak. L’article commence par des considérations sur le genre épistolaire dans l’Antiquité jusqu’à Augustin (A) et chez Augustin (B), et se poursuit (C) par une présentation des lettres individuelles par « dossiers » (C I) et selon leur ordre actuel (C II), soit les lettres 1-270 et 1*-29*. Un premier appendice répertorie, lettre par lettre, les données accessibles à la critique externe et relatives aux expéditeurs, destinataires et dates probables de rédaction. L’index des correspondants figure dans un second appendice. Le deuxième ensemble de notices traite des personnages reliés d’une manière ou d’une autre à Augustin, à commencer par Donat. Viennent ensuite Émeritus, Épiphane, les Episcopi Afri et Romani. Le reste des notices de ce double fascicule aborde d’abord des concepts ou des thèmes théologiques, comme Donum et Dulcedo, l’ecclésiologie d’Augustin, à laquelle sont réservés trois articles (Ecclesia et Ecclesiae figurae, par Émilien Lamirande, et Ecclesiae res, par Charles Munier), Ecstasis, Ego sum qui sum, Elementum, Electio, et Episcopus (episcopatus). Le dernier groupe de notices touche des realia ou différents aspects de la culture ou de la vie ecclésiale, comme Eleemosyna, Eloquentia, Ementadio/editio, Epicurei/Epicurus et Epiphania. Le rythme soutenu de la publication de cette véritable encyclopédie augustinienne nous permet d’espérer pour bientôt d’autres fascicules aussi riches de contenu, non seulement pour la connaissance d’Augustin et de son oeuvre, mais aussi du contexte ecclésial et intellectuel dans lequel il a évolué.

Paul-Hubert Poirier

Bible et histoire de l’exégèse

3. La Bible d’Alexandrie. 18. L’Ecclésiaste. Traduction du texte grec de la Septante, introduction et notes par Françoise Vinel. Paris, Les Éditions du Cerf, 2002, 186 p.

Deuxième livre de la trilogie salomonienne, l’Ecclésiaste fait son entrée dans la Bible d’Alexandrie après les Proverbes, traduits et présentés par David-Marc d’Hamonville en 2000 (BA 17). Livre relativement bref, avez ses 12 chapitres, mais énigmatique et difficile, la traduction française de sa version grecque que propose Françoise Vinel exigeait une introduction développée. Les sept chapitres de celle-ci examinent l’ensemble les problèmes liés au texte grec, tout en abordant les questions que soulève l’interprétation du livre biblique. Celles qui touchent à la chronologie sont abordées d’entrée de jeu. On retiendra que, si l’Ecclésiaste a été composé au milieu du troisième siècle avant notre ère et qu’il est attesté à Qumran par l’un des rouleaux de la grotte IV, ce qui nous mène au deuxième siècle avant notre ère, il ne sera admis dans la liste des livres canoniques juifs que dans la période séparant les deux guerres judéo-romaines, vers 90-105, pour être finalement traduit en grec peu après, au début du deuxième siècle de notre ère, « dans un milieu rabbinique » (p. 87). Dernier livre de la Bible juive à avoir été rendu en grec, sa traduction présente des caractéristiques qui permettent de l’attribuer sinon à Aquila, du moins à son cercle ou à son école. Mme Vinel souligne (p. 24-26) la similitude des conditions qui ont présidé à la production du livre en hébreu et à sa traduction en grec. Séparés par environ cinq siècles, les deux événements coïncident avec des périodes de crise, d’une part, l’installation des monarchies hellénistiques et le début de l’hellénisation du judaïsme, d’autre part, l’ébranlement provoqué par la prise de Jérusalem, la destruction du Temple et la réduction de la Judée au statut de province romaine. Dans un cas comme dans l’autre, on retrouve une même interrogation sur la valeur de la sagesse traditionnelle juive. La traduction grecque de l’Ecclésiaste, réalisée dans un milieu « où les conceptions religieuses conjuguées du groupe des scribes et de celui des pharisiens font une place centrale à l’étude de la Torah, inscrite désormais comme un véritable culte au coeur de la religion juive » (p. 25), marque un recentrage de la sagesse sur l’étude de la Loi. D’où « le double horizon du texte : à l’universalisation, à la perte de frontières apportée par la rencontre des cultures pendant la période hellénistique succède une nouvelle institutionnalisation de la religion, où les sages, les rabbins occupent une place déterminée » (p. 26). Les chapitres II à V de l’introduction sont consacrés à un examen approfondi de la version grecque, considérée dans son rapport au texte hébraïque, dans sa composition et sa rhétorique, dans les effets qu’elle tire du littéralisme dont faisait profession son auteur et dans l’« intertextualité développée » (chap. V) qui la caractérise. Cette intertextualité s’explique par la traduction très tardive du livre, dans lequel convergent des échos des livres précédemment passés en grec, son caractère de pseudépigraphe salomonien, qui orientait vers les livres historiques et par le travail de relecture de la Loi comme aussi des livres historiques et prophétiques propre aux livres sapientiaux. Dès lors, le littéralisme du traducteur ne saurait être réduit à une reproduction servile et matérielle de l’hébreu, mais, « proche d’un procédé midrashique », il constitue un véritable « travail interprétatif » (p. 34), qui s’efforce de rendre la rhétorique du texte, jusque et y compris dans son allure répétitive. Il importe donc, conclut Mme Vinel, de « réexaminer le concept de littéralisme, avec cette constatation que même la traduction la plus littérale court le risque de produire un autre sens que celui du texte de départ » (p. 45). Les derniers chapitres de l’introduction abordent les thèmes majeurs du livre, dont le motif royal et la critique de la royauté, qui renvoient aussi bien à la monarchie hellénistique de l’époque de la rédaction qu’à la domination romaine qui s’exerce sur la Palestine au début de notre ère, ainsi que les interprétations anciennes dont il a fait l’objet dans le judaïsme rabbinique et chez les chrétiens. Des échos de l’Ecclésiaste sont également relevés (p. 86-88) dans les Testaments des Douze Patriarches et dans les logia 45 (à mon avis, inexistants) et 77 de l’Évangile selon Thomas. La traduction rend bien le caractère poétique et répétitif du texte, en le présentant en strophes. Si, en 1,2 et suiv., l’interprétation de ματαιότης par « folie » est lexicographiquement justifiée, il n’était pas nécessaire pour autant de bannir la traduction traditionnelle par « vanité ». L’annotation de la traduction est abondante, riche et pertinente. Elle fait une large place aux lectures et reprises anciennes du texte, à l’étude du lexique et à la mise en valeur de l’articulation du texte. Éditrice des Homélies sur l’Ecclésiaste de Grégoire de Nysse (Paris, « Sources Chrétiennes », 416, 1996), Françoise Vinel a parfaitement rendu compte du passage de Qohélet à l’Ecclésiaste.

Paul-Hubert Poirier

4. La Bible d’Alexandrie. 23.1. Les Douze Prophètes. Osée. Traduction du texte grec de la Septante, introduction et notes par Eberhard Bons, Jan Joosten, Stephan Kessler, avec la collaboration de Philippe Le Moigne. Introduction générale aux Douze Prophètes par Takamitsu Muraoka. Paris, Les Éditions du Cerf, 2002, xxiii-194 p.

Dans la Septante comme dans la Bible hébraïque, le livre d’Osée ouvre le recueil des Douze Prophètes. Si le présent ouvrage inaugure donc cette partie de la Bible grecque dans la Bible d’Alexandrie, il est cependant le deuxième à paraître, puisque le volume 23.4-9, contenant les livres de Joël, Abdias, Jonas, Nahum, Habacuc et Sophonie, a été publié en 1999[1]. Le volume consacré à Osée s’ouvre par une « Introduction aux Douze Petits Prophètes », signée par Takamitsu Muraoka. L’éminent spécialiste de Leiden situe tout d’abord le recueil des Douze Prophètes dans la Bible hébraïque, ainsi que dans les rouleaux de la mer Morte et dans la Septante, y compris la recension fragmentaire de celle-ci découverte dans le Naḥal Ḥever (8ḤevXIIgr). Il reprend et confirme par de nouvelles observations l’hypothèse émise dès 1903 par H.S.J. Thackeray de l’attribution de la traduction grecque des Douze Prophètes à un seul et même traducteur. Il inventorie enfin les procédés (calques, équivalences et emplois lexicaux, traits stylistiques) qui caractérisent la Septante des Douze Prophètes comme texte grec de traduction. Fruit d’un travail commun effectué au sein du « Groupe de recherches sur la Septante » de la Faculté de théologie protestante de l’Université Marc Bloch de Strasbourg, la traduction de l’Osée grec a pu bénéficier des compétences diverses des membres de l’équipe, qui comprenait un vétérotestamentaire (E. Bons), un spécialiste des traductions anciennes de la Bible, qui a travaillé, entre autres, sur la Peshitta (J. Joosten), d’un helléniste (P. Le Moigne) et d’un patrologue (S. Kessler). Cette complémentarité se reflète dans l’annotation de la traduction, particulièrement riche de matériaux pour la comparaison du grec et de l’hébreu, pour l’étude du vocabulaire et pour l’interprétation patristique de certains versets. Le premier chapitre de l’introduction offre une brève et excellente synthèse de la recherche récente sur le livre d’Osée, notamment sur les diverses hypothèses avancées quant à sa date de composition et à son unité littéraire. Le deuxième chapitre présente le livre d’Osée dans sa version grecque, en s’arrêtant à la division du texte, tripartite comme dans l’hébreu, à quelques thèmes que la traduction a, d’une manière ou d’une autre, particulièrement mis en valeur : ceux du mariage du prophète avec la prostituée, source de scandale pour les lecteurs juifs et chrétiens depuis l’Antiquité, de la connaissance, de l’éducation et de la correction, ainsi qu’au traitement des allusions d’Osée à des événements de l’histoire du peuple d’Israël. Même s’il manifeste des écarts par rapport à l’hébreu, que recense le chapitre III, le texte grec d’Osée témoigne d’une grande fidélité par rapport à son modèle, nonobstant la difficulté d’interpréter au deuxième siècle avant notre ère un texte hébreu beaucoup plus ancien et contenant plusieurs passages obscurs qui défient encore aujourd’hui la sagacité des traducteurs. Par ailleurs, l’évaluation de ces écarts doit tenir compte du fait que le traducteur d’Osée a pu travailler sur un modèle hébreu différent du texte massorétique. Le vocabulaire et le style de l’Osée de la Septante, dont des éléments sont présentés au chapitre IV, montrent le souci du traducteur de rendre non seulement le sens du texte source mais aussi de faire sentir sa particularité. D’où un style hébraïsant, qui n’est toutefois pas incompatible avec une « bonne grécité » et une maîtrise plus que satisfaisante du lexique grec, d’une grande variété pour les noms d’animaux et de plantes, mis au service de comparaisons et de métaphores (voir les listes de p. 47-48). La réception du livre d’Osée dans le judaïsme et le christianisme anciens fait l’objet du dernier chapitre de l’introduction. Osée est attesté à Qumran par trois manuscrits lacunaires et par un pesher, également incomplet, qui interprète le livre prophétique en fonction de la situation actuelle de la communauté, mais l’importance de celui-ci pour les solitaires se mesure aussi aux nombreuses allusions qui y sont faites dans divers écrits de la secte. Datant du deuxième siècle de notre ère, le Targum de Jonathan ben Uzziel sur Osée, s’il occulte les trois premiers chapitres du livre, jugés trop choquants, ne transmet pas moins des traditions exégétiques anciennes. Quant au Nouveau Testament, il cite Osée ou y fait allusion à plus de 40 reprises, mais c’est le verset 6 du chap. 6 qui a sa prédilection, en raison de son appel à la miséricorde aux dépens des sacrifices. La tradition patristique est particulièrement abondante et témoigne d’une interprétation christologique et ecclésiologique du livre prophétique. Ultime témoin de la réception du texte, l’usage liturgique d’Osée dans l’Église catholique romaine, avant et après Vatican II, et dans l’Église byzantine, est évoqué dans la notice finale du chapitre V. L’Osée de la Bible d’Alexandrie est un bel exemple d’un travail d’équipe réussi, qui méritera l’attention de quiconque s’intéresse à ce livre biblique sous un aspect ou l’autre.

Paul-Hubert Poirier

5. Alexis Bunine, Une légende tenace : Le retour de Paul à Antioche après sa mission en Macédoine et en Grèce (Actes 18,18-19,1). Paris, J. Gabalda et Cie Éditeurs (coll. « Cahiers de la Revue Biblique », 52), 2002, 142 p.

Cet ouvrage se fonde sur un principe épistémologique inspiré de Karl Popper et de Thomas S. Kuhn. Selon ce principe, la valeur d’une construction théorique n’est pas tant sa « vérité », toujours incertaine, que sa « fécondité » ou son caractère prédictif. Avec cette oeuvre, l’A. se donne comme objectif de tester une théorie de Boismard et Lamouille[2] sur un cas précis, en l’occurrence Actes 18,18-19,1.

Voici en quelques mots en quoi consiste cette théorie. Les Actes des apôtres nous sont parvenus sous deux versions principales. La première est celle de notre texte standard, ou texte alexandrin, dont les meilleurs témoins sont les grands manuscrits grecs onciaux. La seconde version est l’occidentale, principalement connue par les anciennes versions latines, quelques papyri grecs, le codex Bezae, les annotations marginales de la version syriaque harkléenne, ainsi que par quelques manuscrits coptes. Par une critique textuelle minutieuse de ces deux versions et la mise en valeur de la version occidentale des Actes, Boismard et Lamouille proposent l’hypothèse de trois rédactions successives : Act I qui est perdu et dont ils proposent une reconstitution sur la base des deux autres rédactions, Act II dont témoigne le texte occidental et Act III qui est le texte alexandrin. Ils postulent également l’existence de deux autres documents perdus. Le premier de ces documents est désigné sous l’appellation P et serait une Geste de Pierre. Le deuxième document serait un Journal de voyage rédigé à la première personne du pluriel par un compagnon de route de Paul.

Bunine ouvre la discussion en nous présentant une édition critique d’Actes 18,18-19,1, distinguant clairement la recension alexandrine de l’occidentale. Pour étayer sa thèse, l’A. utilise tous les outils à sa disposition en matière d’analyse narrative et d’intertextualité. Il tient compte de toutes les variantes attestées, notamment d’une citation de cette section des Actes par Asterius d’Amasée à la fin du quatrième siècle. Il étale également l’ensemble des preuves tirées des autres parties des Actes ainsi que des épîtres pauliniennes. Il est alors en mesure d’offrir une hypothèse de l’histoire de la rédaction d’Actes 18,18-19,1, en mettant en évidence les trois étapes rédactionnelles supposées par la théorie de Boismard et Lamouille. L’A. passe en revue et discute une somme considérable de travaux savants consacrés à cette section des Actes, traitant une à une chacune des hypothèses proposées par ses devanciers. À ce sujet, je me dois toutefois de déplorer un petit irritant : un usage immodéré de l’ironie. Citons à titre d’exemple son jeu de mots sur le nom de W.A. Strange (p. 49). Ce genre d’humour peut amuser dans les salons, ou devant une bière entre collègues, mais il est à mon avis un peu déplacé dans un ouvrage académique. Ce faisant, il risque de s’attirer à son tour quelques satires ; notons au passage son allusion à l’existence possible d’archives de l’Église de Rome, dont aurait pu disposer le rédacteur des Actes (p. 124, n. 190). Cela ne manquera pas de faire sourire les historiens de la littérature du premier siècle !

Bien précisé au départ, son objectif était de tester l’hypothèse de Boismard et Lamouille. Selon lui, cette hypothèse permet d’abord de rendre compte des anomalies d’Actes 18,18-19,1. Il attire ensuite l’attention, ainsi que le prévoyait la théorie de Boismard et Lamouille, sur les variantes de la version occidentale. Il s’intéresse également à la valeur historique du livre des Actes. Les détails des voyages de Paul qui ne sont pas confirmés par les épîtres devraient, selon lui, être sujet à caution. Il invite alors à lire le livre des Actes en nous attachant à sa cohérence narrative plutôt qu’à ses référents événementiels. Ses conclusions ouvrent une perspective de recherche en matière de chronologie paulinienne.

À la lecture de cet ouvrage, nos impressions sont les suivantes. Il s’agit d’un véritable festin offert à l’amateur de critique textuelle et d’analyse narrative ! L’A. pose une question précise, son objectif est clair et son argumentation, dans laquelle les hypothèses s’enfilent les unes à la suite les autres, est aisée à suivre tant elle est précise et structurée. L’A. semble s’exprimer volontairement dans une langue accessible à tous. Il s’agit là d’un véritable tour de force qu’il faut souligner et saluer. Si j’avais à caractériser le style de Bunine, je dirais qu’il présente sa recherche comme un rapport d’enquête et qu’il sait capter l’attention du lecteur, un peu à la manière d’un bon auteur de romans policiers. Sa thèse est bien documentée et séduisante même si, en quelques points, elle est difficile à accepter sans réserves. Elle a cependant le mérite de sensibiliser à la critique textuelle et à la pertinence de l’analyse narrative en cette matière. Dans ses dernières lignes, il émet le souhait que son livre contribue à relancer le débat sur les problématiques rédactionnelles du livre des Actes ; pour ma part je considère que c’est « mission accomplie » !

Serge Cazelais

6. La Chaîne sur l’Exode. Édition intégrale. II : Collectio Coisliniana. III : Fonds caténique ancien (Exode 1,1-15,21). Texte établi par Françoise Petit. Louvain, Peeters Publishers (coll. « Traditio Exegetica Graeca », 10), 2000, xxxi-372 p.

La Chaîne sur l’Exode. Édition intégrale. IV : Fonds caténique ancien (Exode 15,22-40,32). Texte établi par Françoise Petit. Louvain, Peeters Publishers (coll. « Traditio Exegetica Graeca », 11), 2001, xiv-358 p.

Ces deux volumes font suite à un premier paru en 1999, qui proposait l’édition des fragments de Sévère d’Antioche transmis par la chaîne sur l’Exode[3]. Après ces fragments, dont la nature et la transmission exigeaient un traitement séparé, c’est l’édition intégrale de cette chaîne qui nous est maintenant offerte. L’introduction du premier de ces deux nouveaux volumes (TEG 10) présente la documentation par laquelle la chaîne sur l’Exode est parvenue jusqu’à nous. On doit distinguer (1) la tradition primaire, c’est-à‑dire la descendance directe de l’archétype, tradition peu diffusée et qui n’est plus accessible que par trois manuscrits partiels, (2) une tradition dérivée ou secondaire, connue sous le nom de Collectio Coisliniana (parce qu’attestée, entre autres, par le ms. Paris, B.N., Coislin 113), et (3) le Commentaire sur l’Octateuque de Procope de Gaza, qui a eu accès à la chaîne primitive, mais en a fait un remaniement rédactionnel dans le but de constituer un commentaire continu. Quant à la Collectio Coisliniana, elle est constituée fondamentalement des Questions sur l’Octateuque de Théodoret de Cyr, parmi lesquelles ont été intercalés des textes, surtout d’auteurs antiochiens. Pour le livre de l’Exode, ces textes sont au nombre de vingt-six et les auteurs représentés sont les suivants : Diodore de Tarse (quinze textes), Cyrille d’Alexandrie (quatre), Théodore de Mopsueste (deux), Isidore de Péluse, Acace de Césarée, Gennade de Constantinople, Clément d’Alexandrie et Flavius Josèphe (un texte chacun). L’établissement du texte est fait sur la base de six manuscrits représentant les deux traditions (P et C) selon lesquelles la Collectio Coisliniana est attestée. Quant au fonds caténique ancien, dérivé de la chaîne primitive, il est représenté par trois manuscrits incomplets, ainsi que par les trois manuscrits du rameau P, hybride, de la Collectio Coisliniana. Ce fonds compte 1 070 pièces (de fait, ce nombre doit être porté à près de 1 090 si l’on tient compte des bis et soustrait les doublets), dont les numéros 1 à 464bis, couvrant Ex 1,1-15,21, sont édités dans le premier des deux volumes que nous présentons (TEG 10), et les numéros suivants, sur Ex 15,22-40,32 (38), dans le second. À chaque fois que le cas se présente, l’édition des fragments s’accompagne du texte correspondant du remaniement de Procope de Gaza. L’identification des pièces et le contenu des témoins (les mss S et B, ceux du rameau P et Procope) sont répertoriés dans un index figurant à la fin de chacun des volumes, après l’index biblique et avant ceux des parallèles de Procope et des auteurs et des oeuvres. En parcourant cet index, on constatera la richesse de la chaîne par le nombre d’auteurs cités mais aussi par le nombre de textes, 308 au total, non encore identifiés ou attribués à des auteurs sans qu’on puisse établir de quelle oeuvre ils ont été détachés. On notera également qu’un bon nombre de fragments proviennent d’ouvrages dont l’original grec est perdu et qui ne sont plus conservés que par des versions latines ou orientales. C’est le cas, notamment, pour Philon d’Alexandrie, Origène et Eusèbe d’Émèse. Enfin, des fragments proviennent d’oeuvres connues mais dont rien n’a autrement subsisté. La préparation de cette édition a en outre permis à Mme Petit de rendre un certain nombre de fragments à leurs véritables auteurs. Comme elle l’écrit (TEG 11, p. xiv), « la publication de la chaîne a tiré de l’oubli les textes anonymes qui sont le plus souvent négligés dans les collections de fragments limités à tel ou tel auteur ». Mais l’intérêt de ces deux ouvrages et de celui qui les a précédés réside surtout dans le fait qu’ils rendent désormais accessible tout un pan de l’exégèse ancienne du livre de l’Exode. La lecture des introductions et la consultation de l’appareil critique qui accompagne chacun des fragments donneront une bonne idée de la complexité de la tradition manuscrite de la chaîne et, partant, du labeur considérable qu’a dû consentir son éditrice pour en procurer une édition définitive. Grâce à elle, exégètes et patrologues disposent d’un autre précieux instrument de travail.

Paul-Hubert Poirier

Jésus et les origines chrétiennes

7. Peter J. Tomson, Jésus et les auteurs du Nouveau Testament dans leur relation au judaïsme. Traduit du néerlandais par Joseph Duponcheele. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Initiations bibliques »), 2003, 486 p.

Cet ouvrage résulte d’une commande faite à son auteur par la « Fondation pour l’étude scientifique de la littérature chrétienne sur les Juifs et le judaïsme », un organisme néerlandais qui se propose d’éditer des ouvrages scientifiques portant sur les racines religieuses de l’antisémitisme. Dans cette perspective, la Fondation a décidé de lancer une étude sur la perception des Juifs et du judaïsme dans la plus ancienne collection d’écrits chrétiens, le Nouveau Testament, étude qui a été confiée au professeur Peter J. Tomson, exégète néerlandais bien connu pour ses travaux sur le judaïsme et sur Paul. L’auteur a conçu le livre comme une relecture historique du Nouveau Testament basée sur « deux intuitions maîtresses » : « à savoir qu’il porte des signes d’antijudaïsme ou de haine des Juifs, et qu’en même temps, il ne peut être compris qu’à partir du judaïsme de son époque » (p. 11). L’ouvrage comporte neuf chapitres dont le premier présente le judaïsme dans le monde gréco-romain (lieux d’habitation, langues et écrits des Juifs ; courants et écrits juifs en Terre Sainte) et le second, la vie religieuse juive (Temple et synagogue, le calendrier, la loi). Le troisième chapitre est consacré à Jésus, sa mission, son rapport à la loi et son attitude face aux non-Juifs. Dans les six chapitres suivants, l’auteur examine l’ensemble de la littérature néotestamentaire en suivant grosso modo la chronologie reçue : IV. Paul ; V. l’Évangile de Luc et les Actes des apôtres ; VI. les Évangiles de Marc et de Matthieu ; VII. la littérature johannique : Évangile et Lettres ; VIII. les lettres des Églises juives (Jude, Jacques, Hébreux, ainsi que l’Apocalypse de Jean et, en annexe, la Didachè). Le dixième et dernier chapitre, intitulé « Le Nouveau Testament et les Juifs », propose une synthèse sur la manière dont les différents écrits néotestamentaires se situent face aux Juifs et au judaïsme. L’auteur arrive à la conclusion qu’on ne peut faire l’impasse sur le sentiment antijuif présent dans la plupart des écrits du Nouveau Testament. Dès lors, il s’agit d’apprendre à « vivre avec l’antijudaïsme néotestamentaire », d’être capable de « relire le Nouveau Testament avec une oreille sensible à “l’après-Auschwitz” » (p. 434), de le lire en une « communauté ouverte », comme « une “Église” autour de Jésus non pas contre, mais à côté d’Israël » (p. 446). Tout autant historique que théologique, cet ouvrage se veut « une description interprétative du Nouveau Testament accordant une attention continue à la relation au judaïsme » et considérant « les traces néotestamentaires d’antijudaïsme comme un aspect de la relation totale aux Juifs » (p. 447). Cette analyse lucide s’adresse tant au grand public qu’aux spécialistes. Ceux-ci regretteront peut-être l’absence de notes infrapaginales, mais la bibliographie finale mentionne les ouvrages dont l’auteur reprend les conclusions ou sur lesquels il s’appuie. À la suite des travaux de E.P. Sanders et de plusieurs autres, ce livre est une belle contribution à la revalorisation des racines juives de la tradition chrétienne et, ne serait-ce qu’à ce titre, il mérite d’être lu.

Paul-Hubert Poirier

8. John P. Meier, A Marginal Jew. Rethinking the Historical Jesus. Volume Three : Companions and Competitors. New York, Doubleday (coll. « The Anchor Bible Reference Library »), 2001, xiv-704 p.

Avec ce troisième tome, le grand oeuvre de John P. Meier, exégète catholique et historien, maintenant professeur à l’Université Notre Dame (Indiana), s’achemine vers son terme. Il ne restera plus à publier que le quatrième volume pour que nous disposions de l’exposé le plus complet et le plus détaillé qui soit du « Jésus historique », c’est-à‑dire de tout (et de cela seulement) ce que l’on peut dire du Nazaréen sur la base d’un examen des sources mené selon les règles de la méthode historique généralement admises, indépendamment de toute conviction de foi (ou de non-foi). La pierre angulaire de la méthode historique est en effet l’affirmation que, le passé et ses acteurs étant à jamais disparus et hors de notre atteinte directe, ils ne sont plus accessibles que par l’intermédiaire des traces, des vestiges qu’ils ont laissés. Dans le cas de Jésus, ce que l’histoire permet de connaître de lui, abstraction faite de ce que la foi ou le dogme pourrait ajouter, ne sera jamais, comme le rappelle Meier (p. 9), le « Jésus réel », car, pas plus pour lui que pour n’importe quel autre objet qu’elle étudie, l’histoire n’a la prétention de restituer la totalité du passé : elle ne peut opérer cette restitution qu’à la mesure des sources accessibles, ainsi donc, de manière toujours partielle. Le Jésus historique n’est pas non plus le « Jésus théologique » ou celui que la foi christologique ou les dogmes ecclésiaux construisent. Dès lors, on pourrait s’interroger sur l’intérêt qu’il y a à dépenser tant d’énergie pour retrouver un Jésus qui reste en deçà de ce qu’il a toujours représenté pour les croyants qui ont perpétué sa mémoire jusqu’aujourd’hui. Il s’agit néanmoins d’un projet d’une importance capitale. Outre la volonté de savoir, dans le cas de Jésus comme de n’importe quel autre personnage significatif du passé, ce qui est advenu, ce que l’on peut documenter, la quête du Jésus historique, menée sur la base de sources et de principes purement historiques, admissibles, vérifiables et, le cas échéant, réfutables par tous, constitue un antidote singulièrement efficace contre les manipulations ou les sollicitations excessives dont il continue de faire l’objet dans et en dehors des cercles ecclésiaux. Si elle est conduite selon les règles de l’art, une telle « enquête » — c’est là le sens premier de ἱστορία —, demeure pertinente aussi bien pour l’historien et le théologien que pour le croyant ou, tout simplement, l’honnête homme curieux du passé.

L’entreprise du Prof. Meier a été lancée il y a presque 20 ans, lorsqu’en 1984, il fut chargé de rédiger la section sur Jésus du New Jerome Biblical Commentary[4]. Le projet prit de l’ampleur au point de totaliser les 2 300 pages que comptent les trois volumes parus dans la « Anchor Bible Reference Library ». Le premier, publié en 1991, qui portait comme sous-titre « The Roots of the Problem and the Person », abordait d’abord la question des concepts (chap. 1 : « The Real Jesus and the Historical Jesus »), des sources (chap. 2-5) et de la critériologie (chap. 6), pour examiner ensuite ce qu’on peut connaître de Jésus avant son entrée en scène : ses origines et sa naissance, vraisemblablement à Nazareth et non dans la Bethléem davidique, son statut économique, culturel, familial et religieux (chap. 8-10), et la chronologie de sa vie que les sources permettent de reconstituer (chap. 11). Sorti en 1994, avec, comme sous-titre, « Mentor, Message, and Miracles », le second volume consacrait les chapitres 12 et 13 au maître de Jésus, Jean-Baptiste, 14 à 16 au message du Royaume et 17 à 23 aux miracles.

Pour en venir au troisième volume, il a pour objectif de replacer Jésus dans le réseau de relations favorables, hostiles ou plus ou moins indifférentes, dans lequel s’est déroulée son activité publique. Comme l’écrit Meier dans son introduction, « to tell the story of Jesus is to tell the story of his various relationships : his relation to individuals like Peter or Judas, to groups of followers like the disciples or the Twelve, and to Jewish movements like the Pharisees or the Sadducees » (p. 2). L’ouvrage se divise en deux parties, flanquées d’une introduction et d’une conclusion. La première partie présente « Jésus le Juif et ses partisans[5] juifs », à commencer par les « foules » (chap. 24), le « outer circle » de ceux qui s’attachèrent à Jésus et dont la délimitation pose un problème de terminologie. Par un mouvement concentrique, on passe ensuite des foules aux « disciples », dont le chapitre 25 établit l’existence et la nature historiques, et les exigences auxquelles on devait satisfaire pour se qualifier comme disciple. L’auteur y traite également de deux catégories que les « unclear boundaries of discipleship » ne permettent pas d’identifier tout de go aux disciples, les femmes et les partisans de Jésus qui ne quittaient pas leur foyer. Dans le cas des femmes qui suivaient Jésus, si elles ne sont jamais qualifiées de « disciples », c’est peut-être simplement parce que, contrairement au grec (cf. Ac 9,36), l’araméen ne connaît pas de forme féminine pour le mot « disciple » (talmīda). Quoi qu’il en soit, la présence continue auprès de lui de ces « femmes qui l’avaient suivi » (Lc 23,49) est un fait avéré, et on peut conclure que le Jésus historique, fait inusité à l’époque et un des éléments qui consacre sa « marginalité », eut des disciples féminins, « in name no ; in reality — putting aside the question of an implicit as opposed to an explicit call — yes » (p. 79). Les deux chapitres suivants abordent la question des Douze, celle de l’existence et de la nature de ce groupe (chap. 26) et celle des membres des Douze pris individuellement (chap. 27). Meier, comme la majorité des exégètes, attribue la mise en place des Douze au Jésus prépascal, qui leur réserva comme fonction d’être un symbole prophétique du rassemblement eschatologique des Douze Tribus d’Israël. Quant aux membres de cet « inner circle », à l’exception de Pierre, Jacques et Jean, l’enquête historique ne permet pas d’en dire grand-chose. Dans le cas de Jean, l’auteur montre bien que ce que la tradition chrétienne a retenu résulte du télescopage de cinq personnages distincts que le Nouveau Testament prend bien soin de ne jamais identifier l’un à l’autre : Jean, le fils de Zébédée, le « disciple (anonyme) que Jésus aimait » du Quatrième Évangile, l’auteur, également anonyme, de cet évangile, l’auteur, anonyme lui aussi, des trois lettres mises sous le nom de Jean et le voyant qui a écrit l’Apocalypse et qui s’appelle lui-même Jean. Pour Pierre, la documentation est plus abondante, mais bien des éléments, dont le fameux « Tu es Pierre » de Mt 16,17-19, sont des créations de la tradition postpascale.

Les trois chapitres consacrés aux « compétiteurs » de Jésus, appartiennent autant à l’histoire du judaïsme au tournant de l’ère commune qu’à celle du Jésus historique. Ils portent en effet sur les groupes d’intérêt ou de pression qui, par delà des origines obscures, prennent forme pour nous à l’époque hellénistique et, plus précisément, à partir de la révolte maccabéenne. Parmi ces groupes, souvent qualifiés de « sectes », traduction inadéquate du terme αἱρέσις qu’utilisent à leur endroit Flavius Josèphe et les Actes de Luc, la première place revient, comme il se doit, aux pharisiens. Le chapitre 28 revient sur les origines de ce parti, à l’époque hasmonéenne, aborde la délicate question des sources — essentiellement le Nouveau Testament, Josèphe et la littérature rabbinique — et celle de leur identité historique, de leurs croyances et pratiques, et de leur présence, discutée, en Galilée à l’époque de Jésus. Pour ce qui est de la relation de Jésus aux pharisiens et de l’historicité de ce que les Évangiles disent à ce sujet, Meier arrive à une conclusion nuancée : les diverses sources évangéliques (Marc, Q, le « bien propre » de Matthieu et de Luc, Jean) attestent d’une manière multiple et indépendante les relations, souvent teintées de controverse, de Jésus avec les pharisiens. Il reste néanmoins que le rôle prépondérant joué par les pharisiens dans les évangiles de Matthieu et de Jean doit être imputé au programme théologique de ces textes plus qu’à la réalité historique. Les adversaires des pharisiens, les sadducéens, qui font l’objet du chapitre 29, sauf pour le problème de leur origine et de leur situation historiques, nécessitent un examen moins étendu, puisque leurs contacts avec Jésus se limitent en fait à la dispute sur la résurrection des morts, en Mc 12,18-27 et par « a unique and precious relic that allows us to appreciate more fully Jesus’ own views on what the future coming of the kingdom would mean » (p. 443). Le dernier chapitre de l’ouvrage présente des groupes dont on ne peut établir que Jésus les ait fréquentés, nonobstant ce qui est parfois affirmé — c’est le cas des esséniens ou des qumraniens — ou avec lesquels il n’eut que des rapports épisodiques, comme les samaritains, les scribes, les hérodiens et les zélotes. Dans le cas des esséniens, Meier inventorie et évalue les points sur lesquels ils peuvent être rapprochés de Jésus et surtout ceux sur lesquels son message et celui des solitaires de la mer Morte divergent de manière irréconciliable. Quant au terme « zélote » rien ne permet de dire qu’il ait revêtu à l’époque de Jésus le sens précis que lui donne Josèphe dans son compte rendu de la guerre de 66-70, où cette appellation qualifie un groupe de révolutionnaires armés, terroristes avant la lettre, en rébellion contre Rome. Dès lors, l’image à succès d’un « Jésus zélote », en plus d’être anachronique, est dénuée de tout fondement.

La conclusion du volume III permet au lecteur de jeter un regard rétrospectif sur le chemin parcouru depuis le début du volume I et de prendre la mesure des acquis de l’enquête historique. L’auteur y esquisse également les linéaments d’un portrait du Jésus historique. Jésus semble s’être avant tout perçu consciemment comme le prophète « à la manière d’Élie » qu’on attendait, qui aurait comme mission d’annoncer la fin de l’état présent de la vie d’Israël et l’irruption prochaine du Royaume eschatologique. Ce Royaume, Jésus l’annonça par sa parole, mais aussi par des actes symboliques à la façon des anciens prophètes (comme la « purification » du Temple), par ce que lui-même et ceux, amis ou ennemis, qui en étaient témoins considéraient comme des miracles, et surtout par sa commensalité, le fait de faire table commune avec des Juifs socialement et religieusement malfamés. Prophète eschatologique, Jésus s’est distingué de ses pareils, dont Jean-Baptiste, par le fait qu’il a doté le groupe de ses partisans et disciples d’une structuration embryonnaire, qui, loin d’être identique à celle-ci, servira de tremplin pour la mise en place de l’organisation des communautés postpascales. Ce portrait du « prophète à la manière d’Élie » que voulut être Jésus sera mené à terme au volume IV, qui examinera « les énigmes que Jésus a posées et celle qu’il fut ». Ces énigmes sont au nombre de quatre : la « judaïté » de Jésus, les paraboles et leur relation au Jésus historique, les « titres » de Jésus, ou la manière dont l’homme de Nazareth s’est désigné lui-même, et, last but not least, les raisons pour lesquelles la vie de Jésus s’est terminée comme elle l’a fait, par la crucifixion aux mains des Romains sous l’accusation d’avoir prétendu être le roi des Juifs.

Il était hors de question dans un compte rendu comme celui-ci de discuter les positions et les conclusions de John P. Meier. Nous avons plutôt choisi de donner au lecteur un aperçu de l’ensemble de son projet et du contenu du volume III de son Marginal Jew. Je ne saurais clore ces lignes sans souligner la remarquable clarté avec laquelle l’auteur réussit à présenter et à évaluer des dossiers parfois extrêmement complexes, en raison tant de la difficulté des sources que de l’abondance des données historiographiques. Il existe des livres récents plus succincts et souvent excellents sur le Jésus historique[6]. La somme qu’est à achever Meier s’imposera néanmoins pour de nombreuses années comme une référence indispensable.

Paul-Hubert Poirier

9. Vittorio Fusco, Les premières communautés chrétiennes. Traditions et tendances dans le christianisme des origines. Traduit de l’italien par Noël Lucas. Préface par Jacques Schlosser. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Lectio divina », 188), 2001, 376 p.

Ce livre est la traduction française d’un ouvrage paru en italien sous le même titre, en 1995, l’année où l’auteur, exégète du Nouveau Testament et professeur, était nommé évêque d’un diocèse des Pouilles, dans le sud de l’Italie. Comme il l’écrit lui-même, cette dernière oeuvre signait son départ « des chères études néotestamentaires pour le service pastoral ». Dans sa préface, Jacques Schlosser, de l’Université Marc Bloch de Strasbourg, retrace la carrière de V. Fusco, décédé en 1999 des suites d’un cancer, et il évoque son travail scientifique. Cette traduction française est donc un hommage à la mémoire de l’auteur et elle permet en même temps à un public élargi d’avoir accès à une synthèse personnelle et fortement documentée, riche de perspectives et d’analyses neuves. Cet ouvrage se veut une étude des traditions les plus anciennes sur le Jésus prépascal et le ressuscité. Il se propose de retrouver, à travers les premiers écrits chrétiens, produits avant la seconde moitié du deuxième siècle, les traces des traditions chrétiennes primitives, le terme « tradition » étant entendu « avec la connotation de l’oralité » (p. 13, n. 1). La thèse défendue par Fusco est que ces traditions anciennes se sont très tôt cristallisées sous deux formes et de manière indépendante l’une de l’autre, une tradition kérygmatique pascale et des traditions sur le Jésus prépascal : « […] d’un côté, mort et résurrection, pratiquement sans aucune parole et aucun fait du Jésus prépascal, et de l’autre, la prédication prépascale sans Passion et résurrection » (p. 58). La proposition de cette thèse repose sur la constatation de l’existence de deux couches de tradition discernables dans les plus anciens écrits et jusque dans la disposition des textes fondateurs que finiront par adopter l’Église ancienne et la tradition liturgique : « […] d’une part, l’Évangile, comprenant les quatre évangiles canoniques, et, de l’autre, l’Apôtre, comprenant tous les autres écrits : épîtres pauliniennes et catholiques, Actes des Apôtres et Apocalypse » (p. 61). Deux couches qui se séparent l’une de l’autre par leur centre d’intérêt, d’une manière que V. Fusco évoque par la négative : « À partir des Évangiles, si par hypothèse nous n’avions pas les épîtres et les autres écrits, il serait possible de reconstituer largement la foi des premières communautés chrétiennes (l’attente de la Parousie, le baptême, l’eucharistie, le don de l’Esprit, l’évangélisation des païens…) ; au contraire, à partir des épîtres et des autres écrits, si nous n’avions pas les évangiles, on ne pourrait presque rien reconstituer de la vie terrestre de Jésus en dehors de sa mort et de sa résurrection » (p. 63). Et encore, d’ajouter Fusco à propos des lettres et des autres écrits, « on trouverait seulement le fait lui-même de la résurrection et sa valeur salvifique pour nous, mais aucun récit détaillé comme dans les évangiles (procès, Passion, tombeau vide, apparitions…) » (ibid., n. 2). Cette « absence quasi complète de références aux mots et aux gestes de Jésus » caractérise également la littérature des « Pères apostoliques » et « ce sera seulement avec Justin, Irénée, Marcion que l’on pourra enregistrer une plus large utilisation de la tradition des paroles et des actes de Jésus » (p. 71-72). Retracer et reconstituer ces deux couches, voilà le premier objectif de ce livre. Les sources qui permettent de réaliser cette opération sont, pour la tradition kérygmatique pascale, d’abord et avant tout les formules de foi, c’est-à‑dire ces « formules brèves et incisives, communes, contraignantes » (p. 101), par lesquelles on a très tôt voulu exprimer le contenu essentiel de la foi et dont la forme la plus originelle peut être reconstituée à partir de Rm 10,9 : « Dieu a ressuscité Jésus des morts ». L’étude de ces formules occupe l’essentiel de la première partie de l’ouvrage (sections 4-7). La deuxième partie (sections 8‑11) s’applique à reconstituer les traditions sur le Jésus prépascal. La base documentaire privilégiée est alors la source Q, qui se caractérise par l’importance énorme accordée à la prédication de Jésus, considérée comme « la révélation définitive et décisive, de valeur unique, incomparable, qui est à accueillir dans la radicalité d’une décision de foi et de conversion et qui a pour enjeu le salut » (p. 174). Sur la nature de Q, Fusco remarque à juste titre que, si des matériaux importants en sont absents, cette source n’est pas dénuée de toute dimension historique et narrative, car il ne s’agit pas d’une suite de logia, mais de discours, « rapportés selon un ordre qui au moins dans les grandes lignes, est de type historique » (p. 180). En effet, « ce n’est pas un hasard si le texte commence avec le Baptiste, comme dans les Évangiles, et si les discours de Jésus sont classés, en mettant au début le discours programme, au milieu les discours qui supposent une attitude de refus à l’égard de Jésus, avec les conséquences dramatiques que cela entraîne pour ses disciples, et à la fin le discours eschatologique » (ibid.). Fusco considère aussi les traditions sur Jésus véhiculées par les écrits extracanoniques, en particulier l’Évangile selon Thomas (NH II, 2), à propos duquel, en réaction contre certaines prises de position radicales, il veut redonner la parole à la critique historique : « Quelle reconstitution [celle d’un Jésus eschatologique ou celle d’un Jésus sapientiel] parvient à rendre plus compréhensible l’ensemble de la trajectoire de développement ? Est-ce la branche “canonique” qui fait des ajouts (par exemple la dimension eschatologique) ou n’est-ce pas plutôt l’Évangile de Thomas qui fait des omissions quand cela n’entre pas dans sa perspective ? » (p. 215). À l’examen des deux branches de la tradition — kérygmatique et prépascale — succède celui des groupes discernables au sein du christianisme naissant. La troisième partie de l’ouvrage (sections 14-20) les étudie en suivant « un fil conducteur historico-chronologique reprenant les principaux événements de l’Église primitive, non pour une reconstitution des événements comme tels, mais simplement pour porter un éclairage sur les groupes, les tendances, les tensions que ces événements mettent en lumière » (p. 221). Ces tensions se polarisent surtout autour de la question disputée de l’admission des païens dans la communauté des disciples juifs de Jésus et elles révèlent au sein de celle-ci l’absence de toute initiative missionnaire vis-à‑vis des païens. Car, « si les disciples avaient eu dès le départ une telle directive explicite de Jésus [à savoir, d’aller vers les non-Juifs], l’ouverture aux païens ne serait pas passée par tous ces développements progressifs, ces hésitations et ces conflits dont les sources font mention » (p. 246). Dès lors, on peut tirer la conclusion, « largement partagée, que le mandat missionnaire, dans la forme explicite où nous le trouvons dans les évangiles [Mc 28,16-20 ; Lc 24,44-54], a été placé dans la bouche de Jésus après la Pâque » (ibid.). Particulièrement révélateur des tensions provoquées par la mission auprès des païens est l’incident d’Antioche (Ga 1-2 ; Ac 15), dont la reconstitution historique la plus plausible doit, d’après Fusco, coïncider avec le récit de Luc (cf. p. 302) et qui aboutira à l’admission des païens à la condition d’assimiler les chrétiens de la gentilité aux étrangers admis à vivre parmi les fils d’Israël. L’ouvrage se termine par un « tableau d’ensemble » (sections 21-22) qui résume les acquis sur les traditions kérygmatiques des communautés palestiniennes et hellénistiques, et revient sur le processus permettant de retrouver les traditions sur le Jésus terrestre. Par-delà les très nombreuses analyses fines et détaillées dont regorge cet ouvrage, il faut souligner la grande attention qu’il porte à la dimension historiographique. L’auteur a le souci constant de situer sa propre enquête sur l’horizon de la recherche néotestamentaire et historique menée depuis le milieu du dix-neuvième siècle. Cette préoccupation apparaît dès l’introduction de l’ouvrage, où on trouve (section 2) un status quaestionis du débat sur les premières traditions chrétiennes enclenché par les travaux de l’école de Tübingen, avec Baur et Overbeck, et qui s’est poursuivi au vingtième siècle. Tous ceux qui s’intéressent aux origines chrétiennes trouveront dans ce livre une ample matière à réflexion non seulement sur le plan de la reconstitution historique mais aussi sur celui de la méthodologie[7].

Paul-Hubert Poirier

Histoire littéraire et doctrinale

10. Pierre-Marie Hombert, Nouvelles recherches de chronologie augustinienne. Paris, Institut d’Études Augustiniennes (coll. « Études Augustiniennes », série « Antiquité », 163), 2000, 682 p.

Cet ouvrage s’insère dans le renouveau que connaissent les recherches augustiniennes depuis la découverte à Mayence par F. Dolbeau de nouveaux sermons d’Augustin (1990). Ce sermonnaire est constitué selon l’ordre des fêtes liturgiques et contient des prédications datant de toutes les époques de l’épiscopat d’Augustin. Lors du Colloque International sur Augustin prédicateur tenu à Chantilly (1996), F. Dolbeau lança un appel pour une révision générale de la chronologie augustinienne. L’A. accepta de relever ce défi. S’arrêtant d’abord au travail de datation des sermons de Mayence, il réalisa que l’enquête pourrait aboutir à de solides conclusions si elle était élargie à l’ensemble des oeuvres d’Augustin, d’autant plus que les datations des sermons reposaient sur celles déjà établies par divers spécialistes pour l’ensemble des écrits augustiniens. Cet ouvrage est d’un intérêt indéniable, car il effectue un travail qui n’avait pas été réalisé depuis le dix-septième siècle et remet en question plusieurs travaux qui reposaient sur une chronologie que l’A. juge erronée.

L’A. concentre son analyse sur les ouvrages écrits entre 395 et 411, période qui pose le plus de problèmes chronologiques et pour laquelle les sermons de Mayence apportent un nouvel éclairage. Dans le but de réaliser une datation de l’ensemble des écrits augustiniens, il opte pour une démonstration oeuvre par oeuvre. L’A. analyse trois corpus de textes : le premier est composé d’oeuvres d’Augustin écrites après son ordination, le second comprend plusieurs sermons de Mayence et le dernier est constitué des 50 autres prédications, à savoir les Sermones ad populum et les Enarrationes in Psalmos.

L’A. applique d’abord la méthode de la critique externe et s’attarde sur les indications historiques présentes dans les textes. Il complète cette méthode par une critique interne, qui confronte les textes pour en repérer les similitudes scripturaires et thématiques. Il reprend ainsi d’une façon plus systématique la démarche d’A.‑M. La Bonnardière. Ce traitement, encore peu exploité, a permis à l’A. de découvrir des variantes significatives et des indices chronologiques. L’examen des citations bibliques est, selon lui, le moyen le plus sûr pour comprendre la pensée d’Augustin et pour dater ses oeuvres. En effet, l’utilisation de certaines citations ou thématiques par Augustin est toujours liée à un contexte précis. Les résultats obtenus précisent de nombreux éléments biographiques relatifs à Augustin, ce qui nous oblige à revoir une partie des travaux réalisés. L’A. mentionne toutefois qu’il n’est pas toujours parvenu à des conclusions définitives. C’est pourquoi il désire que son étude soit poursuivie ultérieurement.

Cet ouvrage s’adresse à des spécialistes des études augustiniennes et scripturaires possédant les compétences requises pour saisir les subtilités de la démonstration. Il compte de nombreux tableaux, un index thématique et biblique et une bibliographie volumineuse. Cet ouvrage est déjà un outil de référence indispensable pour les chercheurs.

Steve Bélanger

11. Jean Zumstein, Le protestantisme et les premiers chrétiens. Entre Jésus et Paul. Genève, Éditions Labor et Fides (coll. « Protestantismes »), 2002, 136 p.

Pour sa troisième publication dans cette collection, l’A. tente de dégager un des aspects constitutifs de l’identité protestante, soit la quête de l’origine et de la vérité. Il reconstitue les principaux moments de sa construction : son émergence au seizième siècle, sa remise en question par les Lumières et la modernité, puis sa transformation au vingtième siècle. Son objectif n’est pas de rédiger une apologie ou une histoire du protestantisme, mais de saisir comment celui-ci a tenté de circonscrire son identité et de comprendre la manière dont cette identité fut influencée par l’émergence de la pensée critique et scientifique.

Selon l’A., cette identité est une quête de l’origine et de la vérité. Pour étayer sa thèse, il montre que le rapport à l’origine a toujours hanté le protestantisme. En accordant la primauté à l’Écriture, le protestantisme avait un devoir de mémoire qui ouvrait l’accès à l’histoire fondatrice centrée sur Jésus. Dès lors se posait le problème de l’interprétation et de la compréhension des Écritures. Selon l’A., la Réforme vit en Paul la clef de cette interprétation, car celui-ci fit de la croix, dans une justification par la foi, l’appel libérateur auquel désirait se rallier l’identité protestante. La mort et la résurrection du Christ offraient aussi à l’homme une identité nouvelle basée sur la reconnaissance de la valeur et de la dignité. En plaçant sa confiance en Dieu, l’homme se libérait de l’autojustification.

La pensée scientifique du dix-huitième siècle modifia la perception protestante de l’origine en repensant le rapport à l’Écriture. Celle-ci devait être réévaluée, notamment par la critique historique qui cherchait à retracer le portrait et le projet initial du Christ. Pour l’A., Paul fut alors rejeté par le protestantisme parce qu’il avait dévié de ce projet originel. La véritable référence identitaire protestante devint le Jésus historique, et non plus celui de la foi, que les divers travaux du vingtième siècle tentèrent de cerner. Jésus prit ainsi la figure d’un maître qui enseignait les véritables valeurs morales et spirituelles. Ce recentrage provoqua une tension entre Jésus et Paul que l’A. tente de minimiser. Délaissé par la tradition, Paul doit demeurer, selon l’A., dans la quête identitaire protestante, car il a saisi l’appel libérateur du Christ. L’identité protestante doit vivre avec cette tension dans sa quête de l’origine.

Malgré une démonstration logique et une forme accessible, cet ouvrage comporte certaines lacunes : absence d’une définition du concept d’identité, de références aux nombreuses recherches récentes dans ce domaine, absence de références bibliographiques, redondance occasionnelle du propos. Cela dit, l’ouvrage offre une bonne réflexion sur la constitution de l’identité protestante.

Steve Bélanger

12. Jérôme Alexandre, Une chair pour la gloire. L’anthropologie réaliste et mystique de Tertullien. Préface par Yves-Marie Duval. Paris, Beauchesne Éditeur (coll. « Théologie historique », 115), 2001, vii-554 p.

« Vir ardens — homme de feu » est l’expression par laquelle Jérôme caractérise Tertullien, la première grande et puissante personnalité connue dans l’Église latine. L’ouvrage de Jérôme Alexandre veut faire pendant aux ouvrages du vingtième siècle consacrés à la théologie trinitaire du théologien carthaginois Tertullien. Contre les systèmes gnostiques et les courants philosophiques païens, les premiers théologiens chrétiens ont abordé les thèmes essentiels de l’existence humaine : qu’est-ce que l’homme ? qu’est-ce que le corps ? quelle est la destinée ultime de l’homme ? etc. Pour répondre à toutes ces questions, l’outil de base a été le livre de la Genèse, tout particulièrement les premiers chapitres qui traitent de la création de l’homme par Dieu à « son image et à sa ressemblance » (Gn 1,27). L’homme n’est cependant pas resté dans cet état paradisiaque, mais a désobéi à l’ordre de Dieu, son Créateur. C’est pourquoi l’économie divine va consister dans l’accomplissement de la « restauration » de l’homme, par et dans le Christ venu prendre notre chair faible et mortelle afin de lui redonner l’incorruptibilité et l’immortalité. Le vrai terme de l’économie du salut est la glorification de la chair et de l’âme.

« La chair est la charnière du salut » (Sur la résurrection 8, 2, p. 6) est un énoncé on ne peut plus simple, concis et définitif. Cependant, autour de cet énoncé, on peut se poser plusieurs questions : le salut dépend-il de la chair ? la chair suffit-elle au salut ? qu’a voulu dire Tertullien ? L’A. se donne pour objectif de centrer ses recherches sur ces questions afin de faire ressortir toute la richesse philosophique et théologique cachée derrière la pensée anthropologique de Tertullien. Le théologien africain accorde en effet une grande importance à la question « qu’est-ce que la chair ? », qui traverse ses grands ouvrages (Sur la chair du Christ, Sur la Résurrection de la chair, Sur la pudicité, Sur le baptême). La chair demeure un centre d’intérêt constant dans la pensée du théologien carthaginois.

Pour mieux illustrer l’aspect anthropologique dans la pensée de Tertullien, Jérôme Alexandre divise son travail en quatre parties. Tout d’abord, il aborde la défense basée sur la raison que fait Tertullien de la vérité de la Révélation. La conviction que Tertullien veut partager est le lien étroit qui existe entre Dieu et la raison : « La raison, assurément, est la chose de Dieu, car il n’est rien que Dieu, créateur de toutes choses, n’ait prévu, disposé, ordonné selon la raison, et il n’est rien qu’il ne veuille voir traité et compris sans la raison » (Sur la Pénitence 1, 2-3, p. 14). Dans la deuxième partie, l’A. aborde la théologie de la création chez Tertullien. Le Dieu des chrétiens est le Dieu unique des Juifs, et il est avant tout le Dieu Créateur de l’univers, de la matière et de l’homme. La troisième partie du livre est consacrée à l’anthropologie tertullienne qui essaie de comprendre et de décrire le fonctionnement interne de l’homme. Le théologien africain accorde une grande importance à la relation entre l’âme, la chair et l’esprit et à leur rôle respectif. Dans cette partie, l’A. fait une grande place au traité Sur l’âme de Tertullien, où l’Africain essaie de comprendre la position de la chair vis-à‑vis de l’âme, « leur interdépendance et leur différence » (p. 5). Toute l’anthropologie du théologien carthaginois est orientée contre les hérésies de son temps, le gnosticisme et le marcionisme, qui n’attachaient aucune valeur à la chair. Tertullien, en s’appuyant sur l’Écriture, leur démontre que la chair est bonne et qu’elle est appelée à la résurrection avec et dans le Christ. Enfin, dans la dernière partie de l’ouvrage, l’A. s’intéresse à la conception qu’a Tertullien de la relation du monde visible avec l’au-delà et à la conduite chrétienne en cette vie. La question que l’A. pose est : comment doit se comporter le chrétien pour arriver à l’accomplissement des promesses de Dieu dans l’autre monde ? En contemplant la venue du Christ dans la chair, Tertullien a compris que la chair est « le véritable sacrement par lequel Dieu permet à l’homme non seulement de vivre, mais de le connaître et d’être sauvé » (p. 522).

Le but de l’A. est d’éclairer et de clarifier pour le lecteur la conception d’ensemble de la place de la chair dans la foi et dans la théologie de Tertullien qui, converti au christianisme, fut ensuite séduit par le radicalisme montaniste. De cette pensée philosophique, théologique et mystique, le lecteur contemporain retient que la chair, loin d’être négligée à l’intérieur de l’économie du salut, en « est la pièce maîtresse » (p. 527). La chair est « réalité de Dieu », c’est pourquoi elle est promise à la résurrection et à la gloire avec le Christ.

Lucian Dîncã

13. William A. Richards, Difference and Distance in Post-Pauline Christianity. An Epistolary Analysis of the Pastorals. New York, Peter Lang (coll. « Studies in Biblical Literature », 44), 2002, xiv-282 p.

Ce livre présente une analyse littéraire de trois lettres deutéro-pauliniennes du Nouveau Testament, qu’on désigne habituellement sous le nom de Pastorales. L’originalité de cette étude est qu’elle suspend la thèse traditionnelle de l’auteur unique des Pastorales qui a dominé l’histoire de la recherche des deux derniers siècles. L’A. considère que les Pastorales constituent trois oeuvres d’auteurs distincts, dont les différences illustrent la diversité du christianisme paulinien à la fin du premier siècle. Il propose d’analyser les trois oeuvres à la lumière des conventions épistolaires gréco-romaines des premier et deuxième siècles de notre ère, dans le but de déterminer leur contenu, la raison de leur rédaction et leur utilité pour l’Église naissante.

En guise d’introduction, l’A. nous présente un bref aperçu de l’histoire de la recherche sur les Pastorales. Il y fait une enquête destinée à déterminer un contexte littéraire approprié, qui consiste principalement en une comparaison des trois lettres à l’étude avec le reste du corpus paulinien, les écrits du Nouveau Testament et la littérature chrétienne ancienne. Le second chapitre du volume fait la présentation de l’art épistolaire, en insistant sur les formes, les structures et les types de lettres rencontrées dans le monde hellénistique. Cette partie est illustrée par des extraits de lettres (en langue originale) assez diversifiés. Sur les bases de cette présentation, les trois chapitres suivants sont consacrés à l’analyse des trois lettres dites Pastorales. L’A. procède inversement à l’ordre canonique : il débute avec la Lettre à Tite (chap. 3), vient ensuite la deuxième Lettre à Timothée (chap. 4) et finalement la première Lettre à Timothée (chap. 5). Une attention particulière est portée à la spécificité de chaque lettre, qui est un critère déterminant aux yeux de l’A. pour définir un contexte littéraire et social approprié à chacune. Le sixième chapitre présente une comparaison des lettres à la lumière des résultats de l’analyse des chapitres précédents. Sur la base des différences identifiées lors de l’analyse, c’est-à‑dire des différences dans le type de lettre, dans l’image de Paul, dans les destinataires et dans la personnalité des auteurs implicites, cette comparaison mène à la conclusion que chaque lettre a un auteur spécifique. Le dernier chapitre, intitulé « Measuring the Distance from Paul », est en quelque sorte un retour sur le premier chapitre, puisqu’il vise à déterminer le contexte littéraire de chacune des Pastorales. L’A. compare alors chaque lettre Pastorale avec une lettre paulinienne et une lettre de la littérature chrétienne. Un appendice sur la fréquence de certains termes et de l’emploi de l’impératif qu’on trouve dans les Pastorales par rapport aux autres écrits du Nouveau Testament complète l’étude de ce livre.

Ce volume constitue une analyse intéressante des Lettres Pastorales. La présentation et la structure de l’oeuvre sont très claires, ce qui permet au lecteur non initié qui possède une connaissance minimale du grec de s’y retrouver sans trop de difficultés. Cependant, l’A. n’arrive pas entièrement à nous convaincre de la thèse qu’il défend. En effet, il existe une parenté évidente entre les trois lettres, en particulier dans le vocabulaire entourant les polémiques qu’elles présentent. La thèse des trois auteurs distincts aurait certainement gagné à prendre en considération les liens indéniables que présentent ces oeuvres et à tenter de les expliquer. Malgré tout, cette analyse littéraire des Pastorales réussit à démontrer qu’il existe des différences importantes entre les trois lettres, différences que la recherche ultérieure devra prendre en considération.

Steve Johnston

14. Gregory J. Riley, Un Jésus, plusieurs Christs. Essai sur les origines plurielles de la foi chrétienne. Traduction par Jean-François Rebeaud. Paris, Éditions Labor et Fides (coll. « Essais bibliques », 31), 2002, 223 p.

Dans l’introduction de son ouvrage, l’A., professeur à la Claremont School of Theology, pose les questions qui seront au centre de son étude : comment le christianisme, qui était perçu comme une vulgaire superstition, a-t‑il réussi à supplanter la religion romaine ? et qu’est-ce qui explique cette réussite ? L’A. balaie d’abord du revers de la main les différentes hypothèses des théologiens (« c’était la volonté de Dieu » p. 7) et des historiens (« le monde était assoiffé de spiritualité » p. 7). Il précise également que le triomphe du christianisme sur la religion romaine ne peut non plus se justifier par l’argument de l’unité doctrinale, que le christianisme ne connaissait pas à ses débuts. Malgré la diversité doctrinale et les contradictions entre les chrétiens, cette religion, avec Jésus comme figure de proue, a tout de même réussi à conquérir le monde romain. Pourquoi tant de gens ont-ils suivi Jésus et cela même au péril de leur vie ? Riley émet l’hypothèse suivante : les gens ont cru en Jésus et l’ont suivi parce qu’ils voyaient en lui la figure du héros antique.

Par cette image du héros, l’A. explique les succès du christianisme des premiers siècles. Il montre comment on pouvait percevoir Jésus comme un héros de l’Antiquité et fait de nombreux parallèles avec les plus illustres d’entre eux, tels Achille, Héraclès, Asclépios ou Dionysos. Comme plusieurs de ces héros gréco-romains, Jésus est né de l’union d’une vierge et d’un dieu, avait des pouvoirs qu’aucun humain ne possédait, a été mis à l’épreuve, est mort prématurément et a obtenu l’immortalité en récompense de ses souffrances.

L’hypothèse de l’A. est plutôt intéressante. En effet, l’argumentation est fondée sur l’influence grecque subie par la culture juive depuis l’époque d’Alexandre le Grand. La démonstration est bien organisée. L’A. présente d’abord la notion de héros antique (chapitre 3), ensuite la façon dont Jésus correspond à ce modèle (chapitre 4), les différentes christologies, telles que le gnosticisme, le docétisme et l’arianisme que ce héros a inspirées (chapitre 5) et finalement comment les chrétiens ont modelé leur vie sur celle de ce nouveau héros (chapitres 6, 7 et 8). Cet ouvrage comporte toutefois deux défauts. Premièrement, il n’y a aucune note de bas de page. Les seuls textes qu’il cite sont soit les textes d’Homère, soit ceux de la Bible ou soit ceux d’apologistes chrétiens, tels que Justin et Tertullien. De plus, il n’y a aucune bibliographie. Il n’y a que deux index, un pour les noms propres et l’autre pour les citations bibliques. Ces deux lacunes agaceront peut-être le lecteur qui désirerait approfondir le sujet. La démonstration reste somme toute très intéressante.

Jean Labrecque

15. Bertrand de Margerie, s.j., Le Christ des Pères. Prophète, Prêtre et Roi. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Initiations aux Pères de l’Église »), 2000, 224 p.

Même s’il est publié dans une collection intitulée « Initiations », cet ouvrage ne pouvait être écrit que par un auteur versé non seulement dans la patristique, mais aussi dans l’histoire de la christologie. Il comporte sept chapitres respectivement consacrés à cinq caractéristiques attribuées au Christ dans la patrologie : unique, prêtre, prophète, roi, et miséricordieux ; ainsi qu’à deux événements marquants de l’histoire ecclésiastique : la crise iconoclaste et le concile de Chalcédoine.

Riche en courtes citations soigneusement sélectionnées pour établir les problèmes christologiques soulevés par les Pères de même que les solutions souvent différentes, parfois même contradictoires, qu’ils ont successivement proposées jusqu’à la cristallisation conciliaire de la fin de l’ère patristique, le texte se veut d’abord et avant tout un survol historiographique et ecclésiologique.

Ce survol permet en un minimum de pages de mieux comprendre le rôle complexe qu’a joué dans l’histoire de l’Église la question de la nature du Christ. L’A. se permet à l’occasion de développer quelques-uns des débats qui ont opposé les Pères et les écrivains hétérodoxes. Tandis que la question du sacrement de la pénitence nous est montrée opposant Novatien à Ambroise de Milan, celle du salut du Christ en croix, sacrifice divin, est abondamment illustrée en citant Augustin, Jean Chrysostome, et la Didascalie des Apôtres, oeuvre probablement écrite par un évêque syriaque du troisième siècle.

Par ailleurs, l’A. explique les motivations pastorales et politiques qui ont d’abord permis à l’option iconoclaste de prévaloir à Nicée I pour ensuite vraisemblablement la contredire à travers l’instauration de la vénération obligatoire des images saintes lors du second concile tenu dans cette ville en 787. Parallèlement à ce revirement, on retrace le développement de la théorie christologique des deux natures, humaine et divine, en la même personne du Christ, qui se verra couronnée à Chalcédoine en 451. L’A. prend grand soin de lier ces deux mouvements et de souligner leurs fondements exégétique et patrologique.

À l’issue de cette analyse de la position conciliaire, l’A. cite les rapprochements faits plus récemment entre les Églises catholique, copte, monophysite et certains théologiens protestants sur le plan christologique. L’A. termine en ouvrant sur des avenues eschatologiques qui présentent certaines conséquences qu’auraient, selon lui, les conclusions christologiques des Pères sur le retour attendu du Christ et sur l’éternité de la vie humaine.

L’ouvrage est étayé d’une bibliographie patrologique, théologique et biblique étonnante vu sa modeste dimension. Mais on comprend qu’il s’appuie sur une réflexion plus vaste, développée dans de nombreuses publications, dont plusieurs sont d’ailleurs citées par l’A. pour éviter la répétition.

Charles Mercure

16. François Blanchetière, Les premiers chrétiens étaient-ils missionnaires ? (30-135). Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Initiations »), 2002, 225 p.

L’auteur cite, au principe de ce volume, la question d’Arnobe : « D’où vient qu’en si peu de temps cette religion a rempli le monde entier, et comment des peuples dispersés sur la terre, sous la voûte du ciel, aux quatre points cardinaux ont-ils pu réaliser un accord unanime ? » (Adversus Nationes 1, 55). Deux réponses sont possibles. L’une, providentialiste, voit dans les événements le résultat de l’intervention de Dieu dans l’histoire. L’autre, historienne, voit dans les événements le résultat de conjonctures qu’il appartient à l’historien de débrouiller. Après avoir consacré quelques pages à la définition de la notion de religion (p. 19-30), c’est la seconde voie qu’adopte l’A, en situant l’émergence du christianisme dans le contexte de l’expansion des cultes orientaux dans le bassin méditerranéen (p. 31-87). Il pose ensuite une question qui se situe en amont de celle de l’expansion du christianisme et de ses moyens, à savoir s’il y a eu un prosélytisme juif (p. 89-104), pour alors aborder l’expansion primitive du mouvement chrétien (p. 105-147). Une conclusion, un glossaire et plusieurs annexes consacrées à Arnobe, Celse, Justin et Tatien, Lucius, à l’empereur Julien, qui n’est plus « l’apostat », et à Eusèbe, couronnent l’ensemble.

Le chapitre consacré à l’expansion du mouvement chrétien pose un regard critique sur les images des origines chrétiennes léguées par les textes néotestamentaires, les Actes des apôtres en particulier, canonisés par l’historiographie chrétienne. Il propose également une autre lecture de cette histoire, fondée sur la distinction de deux mouvements issus de l’activité de Jésus le Nazaréen, celui des Hébreux et celui des Hellènes, auxquels il réserve l’épithète chrétienne. L’A. y récuse la thèse de Nock, selon laquelle toutes les religions antiques auraient été « prosélytes » (p. 111). Il s’applique ensuite à démontrer que le christianisme premier, contrairement à une idée reçue, n’a pas été missionnaire. En conclusion, l’A. rappelle la nécessité du travail de déconstruction entamé par la recherche historique sur le paléochristianisme et rejette comme anachronique la présentation du premier christianisme comme missionnaire, pour remplacer la notion de mission par celle de témoignage. Vient ensuite la question des motivations de conversion : « oeuvres de puissance », insistance sur ce que les « païens » connaissaient du christianisme.

Ouvrage très stimulant, quoique paraissant avoir été écrit un peu rapidement, ce volume de haute vulgarisation, qui comporte des notes et des index d’auteurs et des textes cités ainsi qu’un index thématique, sera utile pour quiconque veut réfléchir à l’histoire des commencements du christianisme. Il ouvre des pistes qui demanderaient à être explorées plus à fond, par exemple, l’examen du rôle des « oeuvres de puissance » dans l’expansion du christianisme.

On pourra toutefois lui reprocher d’aborder la question de l’expansion du christianisme, pour laquelle les sciences sociales peuvent procurer des outils conceptuels de première importance, en dehors de toute approche sociologique[8]. En particulier, l’absence de définitions claires des notions utilisées, par exemple de celle de « conversion », et de distinctions opérationnelles entre les notions de « mission » et de « témoignage » affaiblit la portée du volume.

L’ouvrage est utilement complété par des index des auteurs anciens et modernes, ainsi que par des index scripturaires et thématiques. On regrettera cependant l’absence d’une bibliographie.

Louis Painchaud

17. Pseudo-Giustino. Sulla resurrezione. Discorso cristiano del II secolo. A cura di Alberto D’Anna. Presentazione di Enrico Norelli. Brescia, Editrice Morcelliana (coll. « Letteratura cristiana antica », Testi), 2001, 323 p.

Dès les débuts du christianisme, comme en témoignent l’échec de Paul à Athènes (Ac 17,31) et les explications embarrassées qu’il en fournit (1 Co 15,12-58), la résurrection des morts et plus encore celle de la chair ont été un des éléments les plus controversés de la foi et de la prédication chrétiennes. Il n’en allait d’ailleurs pas autrement dans le judaïsme du premier siècle de notre ère, puisque Flavius Josèphe pouvait faire de l’acception ou du refus de la survie après la mort un critère pour classer les « trois manières de philosopher existant chez les Juifs », c’est-à‑dire les αἵρεσεις des esséniens, des sadducéens et des pharisiens (Guerre II, 119-166). Il n’est donc pas surprenant de voir apparaître, à partir du début du deuxième siècle, toute une série de traités consacrés à la défense de la croyance en la résurrection des corps. C’est cette histoire que retrace Enrico Norelli dans sa présentation du livre d’Alberto D’Anna, qui fut son élève à Genève. Élaboration d’une thèse de « doctorat de recherche » présentée à l’Université « La Sapienza » de Rome, cet ouvrage constitue la première étude approfondie de l’un de ces traités de resurrectione, celui dont Jean Damascène a cité trois fragments dans ses Sacra Parallela, affirmant les avoir tirés du traité Sur la résurrection de Justin, philosophe et martyr. Inventoriés sous les nos 107-109 dans le recueil de Karl Holl des fragments des Pères de l’Église anténicéens conservés dans les Sacra Parallela, ces trois morceaux sont tout ce qui nous est parvenu de ce traité, qui, depuis le dix-neuvième siècle, figure habituellement dans les oeuvres du Pseudo-Justin. Le but que s’est fixé D’Anna dans ce livre n’est pas d’abord de résoudre la question de l’auteur véritable de ce De Resurrectione ou de son authenticité justinienne, mais plutôt de reconstruire le contexte historique et doctrinal qui a pu donner naissance à cette oeuvre. Une telle approche est d’ailleurs la seule qui soit valable d’un point de vue méthodologique, et la seule susceptible d’aboutir à des résultats probants. L’ouvrage comporte deux parties, la première donnant le texte et la traduction du De Res., la seconde proposant une étude critique en cinq chapitres. En introduction à la première partie, l’auteur rappelle les données matérielles essentielles relatives à la transmission de l’oeuvre par les Sacra Parallela, les témoignages anciens la concernant (essentiellement ceux de Procope de Gaza et de Méthode d’Olympe, Eusèbe ne mentionnant pas le traité dans son catalogue des oeuvres de Justin, en Hist. Eccl. IV, 18, 1-9), et les principes retenus pour l’édition. Tout en reprenant le texte de Holl, D’Anna s’est donné la peine de collationner les trois principaux témoins manuscrits des excerpta du De Res. Le texte grec est accompagné d’un apparat critique et la traduction, d’une annotation, parfois assez développée, renvoyant aux passages pertinents de l’étude qui suit. Le premier chapitre de celle-ci, intitulé « Contenu des fragments, structure originelle et intégrité du De Resurrectione », propose une analyse thématique et rhétorique du traité, sur la base de laquelle D’Anna conclut que les trois excerpta des Sacra Parallela nous ont préservé l’essentiel du texte originel et que les lacunes qu’indiquent les notices de transition de l’excerpteur (καὶ μετ’ ὀλίγα et καὶ μετὰ βραχύ / βραχέα) ne nuisent pas à la compréhension de l’oeuvre ni à celle de l’argumentation de son auteur. D’Anna établit en outre que le De Res. obéit au modèle aristotélicien du discours de l’orateur « qui prend la parole en second (ὕστερον δὲ λέγοντα) » et doit « commencer par répondre au discours adverse, en le réfutant par un contre-syllogisme » (Aristote, Rhétorique III, 17, 1418 b 12-13). L’auteur du De Res. fera porter cette réfutation sur trois points, qui constitueront les thèmes principaux de l’écrit : la possibilité matérielle de la résurrection de la chair, sa convenance et les promesses dont elle a fait l’objet de la part du Seigneur. Le deuxième chapitre examine la situation historique et littéraire du De Res. Après avoir rappelé les attributions dont le traité a fait l’objet depuis T. Zahn, D’Anna procède à une comparaison minutieuse de celui-ci avec l’Adversus Haereses d’Irénée et du De Resurrectione mortuorum de Tertullien, pour conclure que, si le rapprochement avec Irénée ne livre pas d’éléments qui permettraient de préciser la situation historique du De Res., il appert en revanche que Tertullien l’a utilisé pour la rédaction de son propre ouvrage, ce qui procure un terminus ante quem précis, soit 211/212. Fort de cette donnée, l’auteur passe, dans un troisième chapitre, à l’analyse des objections soulevées à l’encontre de la résurrection de la chair dans le De Res. dans le but de dégager le « profil idéologique » de leurs auteurs. Même si on doit renoncer à reconstruire leur position doctrinale, il ressort néanmoins de l’analyse que ces adversaires, qui devaient former un seul groupe, n’étaient pas des gnostiques, mais plutôt des chrétiens qui partageaient avec l’auteur la croyance en un dieu unique et tout-puissant, créateur des corps matériels et du monde, mais qui voulaient aussi concilier créationnisme et peccabilité en mettant de l’avant une conception platonicienne de la matière impliquant une connotation négative de la sarx. Quant à l’idéologie de l’auteur du De Res., le quatrième chapitre montre qu’il recourt à une critériologie « classique », fondée sur la conviction que la doctrine de la vérité est libre, autosuffisante et supérieure à toute réfutation, que, si la sensation (αἴσθησις) est le critère (κριτήριον) pour ce qui est perçu par le raisonnement (1, 1), la vérité constitue le critère ultime permettant de juger des raisonnements humains et profanes, et qu’elle n’est elle-même jugée par rien d’autre (1, 6). D’Anna établit, et c’est là un des résultats les plus originaux de son travail, qu’une telle critériologie doit être rapprochée de celle de Galien, notamment par son recours, à côté des certitudes que procurent les sens, à des axiomes indémontrables et universels utilisés comme critères démonstratifs. Par ailleurs, sur le plan de l’interprétation théologique de la polémique, l’auteur du De Res. se situe nettement dans la perspective d’Hégésippe, lorsqu’il attribue la corruption de l’Église doctrinalement vierge aux enseignements délétères d’apôtres que le prince de l’iniquité se serait choisis « parmi ceux qui ont crucifié notre Sauveur » (10, 4)[9]. Est-il possible pour autant d’identifier l’auteur du De Res. et ses adversaires ? C’est la question à laquelle D’Anna s’efforce de répondre dans le cinquième et dernier chapitre de son livre. Au terme d’une comparaison du De Res. avec les oeuvres de Justin, Irénée et Tertullien, l’auteur arrive à la conclusion que les négateurs de la résurrection de la chair contre lesquels polémique le De Res. étaient des adversaires parents de ceux qu’Irénée combattait au livre V de son Adv. Haer., et que le De Res. serait antérieur à Irénée. On peut dès lors formuler une première hypothèse, que le De Res. aurait été composé entre 150 et 180 et même au cours de la décennie 170-180, à Rome. Le choix de cette ville est suggéré par la proximité avérée entre le De Res. et Justin, mais surtout par le rapprochement avec Galien, actif à Rome depuis 162. Quant aux adversaires, c’étaient des chrétiens appartenant à l’Église, donc ni des gnostiques ni des marcionites, dotés d’une bonne culture profane, et qui poursuivaient une réflexion anthropologique et eschatologique fortement marquée par la tension (paulinienne) entre la chair et l’esprit, qu’ils interprétaient selon un schéma dualiste et platonicien. Si ces adversaires sont restés anonymes, ce serait justement parce qu’ils faisaient partie de la même communauté que l’auteur. Pour sa part, celui-ci paraît être un fidèle continuateur du projet culturel de Justin, dans la mesure où il cherche à défendre le contenu de la foi chrétienne avec des instruments philosophiques. Il s’agirait davantage d’un Deutéro-Justin[10] que d’un Pseudo-Justin, qui se serait senti autorisé à mettre son factum sous le nom du maître pour réaffirmer la doctrine de l’école et le rôle qu’avait joué Justin au sein de la communauté chrétienne de Rome. Un Deutéro-Justin, car s’il y a une proximité certaine entre le De Res. et l’oeuvre de l’apologiste, on observe aussi entre les deux des écarts tels qu’on ne peut pas admettre la paternité justinienne encore défendue par certains (cf. p. 100)[11]. Ainsi relu, le De Res. contribue à éclairer la situation théologique prévalant à Rome dans la seconde moitié du deuxième siècle, où on devine la présence de chrétiens cultivés qui, réagissant au judéo-christianisme de la majorité, approfondissaient le christianisme de Paul sans pour autant donner dans les thèses extrêmes des gnostiques ou des marcionites. À la fin de sa présentation, Enrico Norelli formule le souhait que le livre d’Alberto D’Anna reçoive l’accueil qu’il mérite. Ce que nous pouvons dire, c’est qu’il s’agit d’une recherche neuve qui, à la fois, propose une interprétation détaillée du De Res. et le met à contribution pour enrichir notre connaissance des débats doctrinaux qui ont agité la Rome chrétienne vers la fin du deuxième siècle. Nous lui souhaitons de nombreux lecteurs en dehors de l’Italie !

Paul-Hubert Poirier

18. Rebecca Krawiec, Shenoute and the Women of the White Monastery. Egyptian Monasticism in Late Antiquity. New York, Oxford University Press, 2002, xii-248 p.

This book began as the author’s dissertation, under Bentley Layton at Yale. Krawiec aims to depict the lives of the female monks under the authority of Shenoute, from 385-464 c.e., using thirteen of his letters to these women. Letters from the women to Shenoute are not extant. She aims to use the letters to “reconstruct a series of quarrels and events in the life of the White Monastery and to discern some of the key patterns in the participants’ relationships to one another within the world as they perceived it.” A study of these women is a valuable project, but the thirteen letters are stated to be “fragmentary, only partially translated, little studied, and written in difficult-to-decipher Coptic.” It would seem unfair to determine the exact relationship of Shenoute to the female monks associated with the White Monastery with these fragmentary texts, but the author uses many other contextual works, primary and secondary, to supplement her assertions. The book must be a study of both the women and of Shenoute, as a study of the women cannot be done without a study of their putative leader.

The book is divided into eight chapters : 1) Daily Life in the Monastery under Shenoute ; 2) Women’s Life in the White Monastery under Shenoute ; 3) Shenoute’s Discourse of Monastic Power ; 4) Acceptance and Resistance : The Women’s Power ; 5) “They too are Our Brethren” : Gender in the White Monastery ; 6) Gender and Monasticism in Late Antiquity ; 7) Women’s Role in the Monastic Family : The Intersection of Power and Gender ; and 8) “According to the Flesh” : Biological Kin in the White Monastery. The main stumbling block to the challenge of determining the interaction of the women with Shenoute would be the letters themselves. In her introduction, Krawiec states that Chapter 2 “consists of a series of narratives of the ten periods of conflict that the thirteen letter fragments record. These narratives, which are my interpretations of the letters and not historical fact, are necessary to provide context for the analysis that follows.” One is forced to ask, if her interpretations are not fact, how can they set the stage for any further context ?

As for that context, Krawiec interprets the letters as revealing an essential separation of the women’s community from Shenoute, mostly based on the women’s wishes. Shenoute initially attempts to assert more control over the women through frequent visits, as his predecessors did not visit often, if at all. He is ultimately forced to forego his own frequent visits and one is left with the perception of a man with little actual power over the women, forced to exert his will via letters and emissaries. The women gain their own power through the very separation Shenoute attempted to modify through visits. Shenoute wanted control and the women wanted to limit his control. However, there were direct communications from individual women in the monastery directly to Shenoute and it appears that his authority was accepted as it suited the women, and that many of the letters were his attempt to enforce precedent in this regard. One feels for a man trapped between Christian authority and the power women in Egypt had relative to other Hellenistic societies.

The most interesting discussion was around Shenoute’s perceptions of gender and his use of familial language to support his authority. He made the effort to deal with all monks as monks first and as men or women separate, but, like the women, he did what he could to assert his own authority. Shenoute tried to denigrate familial bonds to the benefit of the monastic family, but when it suited him, he sent a blood brother to visit the women’s monastery and then chastised the official “mother” for not receiving him, as he was a man, and therefore Shenoute’s equal, as well as her physical brother. The ideal of a genderless society was sacrificed to assertions of power.

The book is very readable and one can sense the enthusiasm Krawiec has for her subject. As for format, all endnotes come at the end of the book and are quite detailed, comprising 61 of 248 pages. However, as the letters are fragmentary, and as the responding letters of the women cannot be studied, all evidence of their behaviour toward Shenoute must be interpreted via the writing of their “disapproving male leader.” As such, this study is a critical “reading between the lines” but then, much of scholarship is, and it is up to specialists to determine for themselves how accurate Krawiec’s interpretations are.

Jennifer Wees

Gnose et manichéisme

19. Jane Schaberg, The Resurrection of Mary Magdalene. Legends, Apocrypha, and the Christian Testament. New York, The Continuum International Publishing Group, Inc., 2002, 379 p.

Jane Schaberg a reçu une formation en études bibliques et a consacré son doctorat à la question de la triade Père-Fils-Esprit qu’on retrouve en Mt 28,19b. Présentement professeur à l’Université de Détroit, elle a publié de nombreux articles qui portent principalement sur les récits d’enfance de Jésus, les récits de la passion et de la résurrection et sur la question du Jésus historique. L’A. privilégie l’approche féministe dans l’interprétation des récits bibliques. Elle est par ailleurs l’auteur d’un ouvrage intitulé « The Illegitimacy of Jesus : A Feminist Theological Interpretation of the New Testament Infancy Narratives », qui suscita de vives critiques à sa parution en 1987.

L’intention de ce volume est de démontrer comment le personnage de Marie Madeleine a été transformé, voire distordu et diminué dans les écrits et les légendes qui conservent sa mémoire. En fait, l’A. veut montrer les diverses stratégies de suppression de la mémoire de Marie Madeleine, derrière lesquelles se cache une volonté de subordination de la femme au pouvoir de l’homme. Les deux premiers chapitres de l’ouvrage pourraient être qualifiés d’introductions. Tout d’abord, l’A. nous présente Virginia Woolf (1882-1941), qui fut, nous dit-elle, sa « compagne intellectuelle » tout au long de sa recherche sur Marie Madeleine. Elle trace ensuite le portrait du site archéologique de Migdal et montre le peu d’intérêt qu’il suscite dans les milieux de la recherche. Ce n’est qu’au troisième chapitre que débute véritablement l’étude annoncée. Ce chapitre s’applique à démontrer les fausses conceptions qui furent construites autour du personnage de Marie Madeleine, en particulier en ce qui concerne la confusion qui existe entre Marie Madeleine, Marie de Béthanie et la pécheresse de Lc 7,36-49. L’A. fait alors l’examen des sources gnostiques où Marie Madeleine apparaît comme un personnage central (cf. Évangile de Thomas, Sagesse de Jésus-Christ, Première Apocalypse de Jacques, Évangile de Philippe, Pistis Sophia, Psaumes Manichéens et Évangile de Marie) dans le but de bien faire sentir le contraste qui existe entre ces textes et les textes canoniques. Le cinquième chapitre aborde la question des problèmes historiques et littéraires qu’amène l’étude du personnage de Marie Madeleine dans le Nouveau Testament. Pour ce faire, l’A. présente les reconstructions de cinq chercheurs (Bovon, Price, Marjanen, King et Crossan). Elle propose ensuite sa propre reconstruction, fondée sur la conviction que des siècles d’interprétation patriarcale ont diminué toute contribution des femmes. Elle suggère donc de voir le mouvement de Jésus comme un mouvement égalitaire qui ne distinguait pas les sexes. Témoin de la mort de Jésus, Marie Madeleine découvrit le tombeau vide, ce qui donna naissance à la croyance en la résurrection. L’A. conclut que Marie Madeleine est la fondatrice du christianisme, ou à tout le moins de la croyance en la résurrection. Elle propose également de voir dans l’épisode de l’apparition de Jésus à Marie de Jn 20 une allusion à l’épisode de l’ascension d’Élie de 2 R 2,1-18. Ceci impliquerait de voir en Marie Madeleine le personnage qui a succédé à Jésus. À la toute fin, nous trouvons trois appendices ainsi qu’un index des citations des textes bibliques et apocryphes.

La principale qualité de ce volume est de bien présenter les difficultés reliées à la reconstruction historique et littéraire des textes qui traitent de la résurrection. L’A. démontre aussi clairement l’existence de tensions et de conflits autour de la figure de Marie Madeleine, en particulier en ce qui concerne sa subordination constante à la figure de Pierre. L’A. accorde cependant trop de place à des réflexions personnelles parfois inappropriées. Par ailleurs, le premier chapitre n’est pas vraiment nécessaire à l’étude qu’on nous présente. Quant à la tentative de reconstruction d’une Marie Madeleine historique, elle demeure selon nous une entreprise utopique que l’A. présente d’ailleurs de façon paradoxale, par l’analyse et la lecture littéraire des épisodes de la passion de Jésus. De plus, le parallèle proposé entre Jn 20 et 2 R 2,1-18 n’est pas véritablement convaincant, nous pouvons même dire qu’il est un peu forcé par la lecture implicite qu’en donne l’A. Somme toute, il s’agit d’un livre dont l’approche surpasse l’objet d’étude puisque l’objet d’étude est en fait au service de l’approche féministe de cet ouvrage.

Steve Johnston

20. St. Leo The Great, Sermons and Letters against the Manichaeans. Selected Fragments. Introduction, texts and translations, excursus, appendices, and indices, by Hendrik Gerhard Schipper and Johannes Van Oort. Turnhout, Brepols Publishers (coll. “Corpus Fontium Manichaeorum”, Series Latina, I), 2000, viii-154 p.

This volume constitutes the first in the “Series Latina” of the ambitious “Corpus Fontium Manichaeorum” project directed by Alois Van Tongerloo, Samuel N.C. Lieu, and Johannes Van Oort and published by Brepols. Collected here are fragments from Leo’s writings in which he makes specific reference to Manichaeans. Included are text and translation for Sermones IX, 4 ; XVI, 4-6 ; XXIV, 4-6 ; XXXIV, 4-5 ; XLII, 4-6 ; LXXII, 7 : LXXVI, 6-8 ; Epistula VII ; Constitutio Valentiniana III de Manichaeis (inter ep. Leonis VIII) ; Epistula XV ; and a Letter of Turibius of Astorga. The text of the Sermones is taken from A. Chavasse’s 1973 edition for “Corpus Christianorum”, while the text of Epistula XV is taken from Migne (PL 54). Following this selection of texts are a series of 10 Excursus which serve to contextualize the information recorded by Leo in light of primary Manichaean sources (p. 89-108). Finally, the volume concludes with a series of appendices, bibliography, and indices (p. 111-154).

According to the editors, Manichaeans came to Rome to escape “Vandal swords” (p. 19) and were detected participating in the eucharist but without partaking of the wine (p. 19). In response, Leo delivered a series of sermons attacking the Manichaeans according to five themes : 1) Mani and his religion, 2) astrology, 3) the Bible and the Apocrypha, 4) dualism and docetism, and 5) anthropology (p. 7-9). Leo’s presentation of the Manichaeans, however, seems to have been in large part indebted to the anti-Manichaean writings of Augustine, of which the editors detect some direct influence (p. 18). The additional documents collected concern Leo’s reactions to the “Manichaean episode in Spain” involving Priscillian (p. 2-5).

While these documents do provide an interesting picture of the religious situation at Rome during Leo’s time, for Manichaean studies as a whole, the value of these documents is somewhat marginal. Given the fact that he seems to have based his own polemic on that of Augustine, no previously unknown information about the movement is provided by Leo. Nevertheless, the texts are well presented with a clear and readable English translation. In addition, the excursus are concise and informative, providing a valuable element of contextualisation for this volume.

One of the more interesting questions raised by the editors in their introduction concerns the status of the evil principle in Manichaeism. According to Schipper and Van Oort, the “mistaken” notion that the evil principle is a “god” derives from the Acta Archelai (VII, 1) and that such a “ditheism” is more suited to Marcion (p. 10). Leo, however, “correctly” calls the evil principle the devil (p. 10). This is an interesting suggestion. If, in fact, the evil principle in Manichaeism was equivalent to the mainstream conception of the devil, what then was all the fuss about ? According to Augustine, Faustus claimed that, even though the Manichaeans believed in two principles, the evil principle was not considered a God, but rather “matter” (Contra Faustum, 21.1). It would seem, then, that there was a certain ambiguity in the way in which Western Manichaeans understood and presented their doctrines. This ambiguity clearly calls for some further research if we are to arrive at a better understanding of Manichaeism in the Roman Empire.

Timothy Pettipiece

21. Xavier Tremblay, Pour une histoire de la Sérinde. Le manichéisme parmi les peuples et religions d’Asie Centrale d’après les sources primaires. Vienne, Verlag der österreichischen Akademie der Wissenschaften (coll. « Österreichische Akademie der Wissenschaften, philosophisch-historische Klasse, Sitzungsberichte », 690. Band ; « Veröffentlichungen der Kommission für Iranistik », nr. 28), 2001, vi-338 p.

D’après Xavier Tremblay (p. 1, note *), le terme « Sérinde » a été forgé par Sir Mark Aurel Stein pour désigner ce que l’on appelle habituellement « Asie centrale » ou encore « Haute Asie », région qui correspond aujourd’hui à l’Afghanistan, au nord du Pakistan et au Turkestan russe et chinois. Stein a inventé ce terme pour distinguer cette aire sur les plans non seulement géographique mais aussi chronologique, pour qualifier son histoire au premier millénaire, grosso modo jusqu’à l’arrivée des Mongols. L’essai de X. Tremblay, indogermaniste et iraniste, se veut une étude de synthèse sur cette région et cette période, mais du point de vue de l’histoire du manichéisme et des traces manuscrites que cette religion a laissées en Sérinde. En clair, l’auteur se propose de répondre à « quelques questions élémentaires », éludées ou ignorées par « les éditions de textes et de miniatures, philologiquement minutieuses », à savoir : « (1) qui était manichéen à Turfan ? (2) les manichéens étaient-ils nombreux ? Et même, (3) de quand datent les textes ? » (p. 11). Anticipant sur les résultats de son enquête, il déclare d’entrée de jeu (p. 15) que « la réponse aux trois questions liminaires que [les] documents [édités ou étudiés ces vingt dernières années] suggèrent est contraire à l’opinio communior ; pour la résumer, avec une netteté peut-être provocante, (1) le manichéisme ne touchait qu’une petite élite marchande sogdienne et un parti à la cour ouïghoure ; (2) il n’eut jamais un grand succès à Turfan, moins que le bouddhisme, le christianisme nestorien (marginalement melchite) ou le mazdéisme ; et (3) il fut des quatre religions de Turfan la dernière venue et la première disparue, en décadence dès l’an mil ». Mais avant d’en arriver au manichéisme de Sérinde, étant donné la complexité de l’histoire politique, culturelle, religieuse, linguistique et littéraire de cette large zone de passage et de rencontre traversée par la route de la soie, l’auteur a senti le besoin, pour lui-même et surtout pour le bénéfice de ses lecteurs, d’évoquer l’historiographie de la recherche sur la Sérinde et, en particulier, Turfan (chapitre I), et de décrire les « populations et classes sociales de Sérinde », comment s’articulaient « le pouvoir et les corps intermédiaires : empereurs, aristocratie, marchands sogdiens », tout en restituant des « éléments d’une histoire politique et démographique de Turfan » (chapitre II). Sogdiane et Turfan, les deux noms qui reviennent constamment dans cet essai, représentent les deux pôles, occidental et oriental, de la Sérinde de l’Antiquité et du haut Moyen Âge. Sérinde, Sogdiane et Turfan, ces trois termes sont employés ici plus ou moins l’un pour l’autre, ce qui peut engendrer quelque confusion mais se justifie néanmoins, si l’on considère la prépondérance de la Sogdiane dans la Sérinde de l’époque et le fait que c’est à Turfan (et à Qočo) qu’une grande partie des manuscrits et autres documents écrits produits en Sérinde a été retrouvée. Le chapitre III présente les linéaments d’une « histoire externe du manichéisme en Sérinde », pour proposer une « datation relative des monuments manichéens » (peintures murales, grottes, manuscrits) et des « éléments archéologiques et historiques de datation absolue du manichéisme en Sérinde ». Quant au chapitre suivant (IV), intitulé « Le manichéisme dans la société de Turfan », il cherche à établir le rôle joué, dans la diffusion vers l’est du manichéisme, par « un petit groupe de Sogdiens, que l’on devine être des marchands, [qui] auraient diffusé le manichéisme avant que celui-ci ne fût cultivé chez eux » (p. 95). De fait, ce que cherche à expliquer X. Tremblay, c’est un paradoxe : d’une part, il constate que « le manichéisme ne convertit pas un grand nombre de Sogdiens (seulement quelques-uns des plus riches marchands), ni de Tochariens ni même de Turcs » (p. 111), d’autre part, il se demande pour quelle raison le qaγan ouïghour Mo-ho passa au manichéisme en 761 et en fit la religion d’état de son empire. L’explication de ce paradoxe, Tremblay propose de la trouver dans la politique de l’état ouïghour et dans la nature de ses relations avec la Chine. « Religion d’aucun autre empire […], universelle, qui légitimait ses prétentions hégémoniques, en particulier sur la Chine et Samarkande (avec un droit d’ingérence bien concret, pour défendre la colonie de marchands manichéens), et monarchiques, comme réincarnation de Mani » (p. 112), le choix du manichéisme par Mo-ho se serait ainsi imposé pour des raisons de politique étrangère. Une telle préoccupation expliquerait que le manichéisme soit toujours demeuré en Sogdiane la religion d’une « classe fermée », celle, d’abord, des marchands sogdiens, puis, avec la conversion de Mo-ho, celle des « ambassadeurs, proxènes et publicains, manichéens et missionnaires par devoir d’état » (p. 114) au service de l’empire ouïghour. C’est donc par opportunisme politique que le manichéisme se serait imposé, sans jamais devenir une religion cultivée pour elle-même par les Sogdiens, à la différence du christianisme nestorien. Il aurait donc connu un sort analogue à celui du bouddhisme : « bouddhisme et manichéisme semblent alors symétriques pour les Sogdiens, le premier étant religion officielle pour les Sogdiens de Chine et dans le premier empire turc, le second dans l’empire ouïghour après 763, mais aucun ne s’implantant profondément » (p. 117). Le dernier (V) chapitre de l’ouvrage est consacré à « trois traits d’histoire interne du manichéisme à Turfan », le titre de dēnāwar et le schisme qui, aux septième et huitième siècles, déchira l’Église manichéenne, l’importance de l’institution monastique dans le manichéisme de Turfan et l’intérêt des manichéens de Turfan pour l’eschatologie et pour un salut uniquement perçu comme individuel.

Les cinq chapitres que nous venons de présenter à grands traits constituent moins de la moitié du livre de Xavier Tremblay. Celui-ci les a complétés, sur plus de 100 pages, par cinq appendices qui répondent à « l’ambition de donner un coup d’oeil sur toutes les langues et religions attestées dans les manuscrits de Turfan » (p. 4). Programme en effet ambitieux, mais quiconque a eu un tant soit peu à recourir à cette documentation, sera extrêmement reconnaissant à l’auteur de lui offrir ces inventaires. L’appendice A est une « concordance toponymique », qui facilitera la consultation de la carte de la Sérinde aux sixième-neuvième siècles qui figure à la fin de l’ouvrage. L’appendice B donne la liste annotée des « langues de l’aristocratie dans la Sérinde du premier millénaire ». L’appendice C inventorie les « langues et religions des Mongols (deuxième s. a.C.n. — douzième AD) », tout en renvoyant aux textes et documents (chrétiens, manichéens, bouddhiques, mazdéens, juifs) qui les attestent. L’appendice D fournit des « notes sur l’origine des Hephthalites », qui seraient « jusqu’à preuve du contraire […], des Iraniens orientaux, mais non des Sogdiens » (p. 186). Quant à l’appendice E, le plus volumineux, il s’agit d’une bibliographie des éditions de textes manichéens et sogdiens, qui se veut complémentaire de celles qui existent, notamment la Database of Manichaean Texts de Samuel N.C. Lieu[12], en indiquant « à quels manuscrits et à quels monastères faire correspondre des publications, qui depuis 1901 furent déterminées par les pays qui avaient envoyé les expéditions et la localisation des fonds » (p. 189). Ne portant que sur les manuscrits édités, cette bibliographie n’est pas classée « par fonds ou par fragments, mais par religions, puis à l’intérieur de chaque religion par lieu de provenance » (ibid.). Un répertoire des « références abrégées, éditions des textes utilisés, monographies, périodiques » et un sextuple index complètent l’ouvrage. En raison même de sa richesse documentaire, qui se retrouve non seulement dans les notes infrapaginales mais aussi dans le corps du texte, ce livre n’est pas toujours de lecture aisée, mais il constitue à coup sûr une précieuse somme sur la Sérinde et le manichéisme d’Asie centrale. À ce titre, il rendra de grands services.

Paul-Hubert Poirier

22. Werner Sundermann, Manichaica Iranica. Ausgewählte Schriften. Herausgegeben von Christiane Reck, Dieter Weber, Claudia Leurini und Antonio Panaino. Rome, Istituto Italiano per l’Africa e l’Oriente (coll. « Serie Orientale Roma », 89, 1 et 2), 2001, 2 volumes en pagination continue, xi-966 p.

L’iranisant allemand Werner Sundermann est sans contredit l’une des figures les plus éminentes de la recherche manichéenne du vingtième et du début du vingt et unième siècle. De 1960 à 2000 (date à laquelle se clôt le présent recueil), il a en effet fait paraître près de 260 publications, livres, articles, recensions, éditions et traductions, sans compter des contributions mineures à des encyclopédies et dictionnaires, publications toutes consacrées aux textes manichéens découverts dans l’oasis de Turfan, dans le Turkestan chinois, à la fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècle, par plusieurs expéditions russes, françaises, prussiennes (ou allemandes), anglaises et japonaises. W. Sundermann s’est plus particulièrement consacré à l’édition des manuscrits manichéens iraniens ramenés à Berlin par quatre expéditions commanditées par le Musée d’Ethnologie de Berlin, de 1902 à 1914. Pendant plus de 30 ans, il a oeuvré, au sein de l’Académie des sciences de Berlin, à reconstituer, déchiffrer, traduire et commenter ces textes. Dans les dernières années et jusqu’à sa retraite survenue à la fin de l’année 2000, il fut en outre le directeur du projet « Turfanforschung » de l’Académie des sciences de Berlin-Brandebourg. Malgré leur importance quantitative et qualitative, les travaux de Werner Sundermann n’ont pas toujours été facilement accessibles, dans la mesure où un grand nombre d’entre eux ont paru dans des revues scientifiques dont un certain nombre ne se trouvent que dans des bibliothèques ou instituts spécialisés. Dès lors, on ne peut que se réjouir de l’initiative prise par des collègues allemands et italiens de W. Sundermann de réunir en un recueil les plus importants des articles ou contributions à des ouvrages collectifs qu’il a produits tout au long de ces années. Des 255 titres que comporte la bibliographie figurant à la fin du deuxième volume du recueil, 52 ont été repris dans celui-ci. On a bien entendu exclu de ce choix les huit monographies de W. Sundermann, ainsi que les recensions. Les titres retenus (un cinquième du total) n’en forment pas moins un corpus de près de 900 pages, véritable monument de la recherche sur le manichéisme oriental, désormais rendu accessible grâce à la générosité des éditeurs de l’Institut italien pour l’Afrique et l’Orient. Les 52 articles choisis ont été regroupés sous sept thèmes : I. Doctrine et culte (six articles) ; II. Histoire (quatre articles) ; III. Le manichéisme oriental, sa doctrine, son histoire, sa littérature (17 contributions, dont les importantes « Studien zur kirchengeschichtlichen Literatur der iranischen Manichäer », en trois volets totalisant 210 pages de texte serré) ; IV. Notes lexicales (quatre articles) ; V. Textes (13 articles) ; VI. Dieux (cinq articles, dont celui sur le Paraclet dans la tradition manichéenne orientale) ; VII. Hommes (trois articles sur Mani, la légende de Zarathustra et Eva illuminatrix). La présentation matérielle exemplaire de l’ouvrage en facilitera la lecture et la consultation puisqu’on a conservé partout la pagination originale des articles reproduits, même pour ceux qui ont dû être recomposés pour des raisons de mise en page. Pour chacun des articles retenus, W. Sundermann a rédigé des Addenda et Corrigenda, qui figurent à la fin de chacun d’eux. Le deuxième volume du recueil se termine par une cinquantaine de pages d’indices. On y trouvera d’abord un « Sachindex » recensant les matières, les auteurs anciens et modernes, et les manuscrits cités ; vient ensuite un index des mots (en vieil iranien ; moyen perse ; parthe ; sogdien ; persan ; grec ; bactrien ; arménien ; vieil indien ; accadien ; araméen ; syriaque ; arabe ; copte ; vieux turc et chinois, sans mentionner quelques occurrences dans d’autres langues) et des noms de personnes (dans leur graphie originale). La parution de ces Manichaica Iranica, éloquent témoignage de la riche activité scientifique de Werner Sundermann, constitue un événement dans le champ des études manichéennes dans la mesure où ils mettent désormais à la disposition des chercheurs des textes essentiels dont l’accès, sinon le simple inventaire, était des plus ardus. On n’en sera que plus reconnaissant aux personnes et institutions qui ont assumé le fardeau éditorial et scientifique de l’entreprise.

Paul-Hubert Poirier

Éditions et traductions

23. Ambroise de Milan, Sur la mort de son frère. Traduction de Michèle Bonnot et Denis Marianelli. Introduction, notes et guide thématique de Denis Marianelli. Paris, Migne (coll. « Les Pères dans la foi », 84), 2002, 135 p.

« Comme j’admirais tes vertus, dans le silence de mon âme ! Comme je m’applaudissais de ce que Dieu m’eût accordé un tel frère, si discret, si efficace, si pur, si naturel ! Au point que, en considérant ta pureté, je désespérais de ton efficacité, je ne pensais pas à ton innocence. Mais tu joignais les deux, dans une vertu étonnante ». C’est avec ces mots qu’Ambroise, évêque de Milan, pleure la mort prématurée de son frère Satyre.

Pour mieux comprendre la douleur qui afflige le coeur d’Ambroise à la suite de la disparition de celui qui a été l’intendant de son diocèse, les traducteurs de l’ouvrage nous rappellent dans l’introduction les circonstances de cette mort. Ambroise, fils d’une famille de l’aristocratie sénatoriale romaine, après ses études dans les grandes écoles de l’Empire, suit une carrière politique assez impressionnante. À 30 ans, il est nommé gouverneur de la plus grande province d’Occident, l’Emilie-Ligurie. Son frère Satyre est quant à lui nommé gouverneur d’une autre province romaine. Ce fut la première séparation des deux frères, certes douloureuse, mais pleine de l’espérance de pouvoir arriver un jour à travailler ensemble. À la suite à la mort de l’arien Auxence, alors évêque de Milan, naît un conflit entre catholiques et ariens. Ambroise est appelé pour y mettre bon ordre. Les deux partis sont tellement satisfaits de son intervention qu’ils le proclament évêque le 7 décembre 374. À la suite de cette nomination, son frère Satyre renonce à sa carrière et revient à Milan pour recevoir la charge d’économe du diocèse. Le désir de vivre une vie pure, totalement tournée vers Dieu, les pousse à habiter la même maison avec leur soeur Marcella, déjà vierge consacrée. Les liens spirituels qui unissent les trois enfants de la même famille deviennent de plus en plus forts et pleins de fruits pour les fidèles milanais, fiers d’avoir un si digne évêque.

En 377, Satyre doit aller en Afrique du Nord pour défendre les intérêts de l’évêque de Milan en faveur de la paix. Il accomplit brillamment sa mission, mais tombe gravement malade à son retour et meurt dans les bras d’Ambroise en 378. L’évêque écrit alors deux discours à sa mémoire. Le premier, prononcé le jour des funérailles, est une oraison funèbre exprimant la souffrance causée par cette perte. Le second, prononcé sept jours plus tard, « symbole du repos à venir » (II, 2, p. 57), est un traité philosophique et religieux ayant pour but de libérer les chrétiens de la crainte de la mort en leur donnant l’espérance de la résurrection.

Le premier discours nous fait revivre l’affectivité et la douleur de l’évêque à la suite de la perte de son « frère bien-aimé », Satyre. Le seul motif de consolation pour Ambroise est l’Écriture. Dans la première partie (§ 1 à 40), l’A. regroupe quatre arguments afin d’apaiser ses souffrances : sa douleur privée épargne une douleur publique à sa patrie et à l’Église, la mort est le sort commun de tous les humains, le réconfort vient de la compassion, les malheurs du temps présent n’ont plus de prise sur Satyre. L’évêque se donne le droit de pleurer une perte si chère, car Jésus lui-même a pleuré au tombeau son ami Lazare. La seconde partie (§ 41 à 80) développe les qualités de Satyre qui rendent encore plus douloureuse sa disparition : affectueux, d’une grande piété, un homme de confiance, un bon orateur, avec un coeur de pauvre, généreux et juste. Ambroise dépeint Satyre comme étant le modèle du chrétien idéal pourvu des vertus théologales : la foi, l’espérance et la charité, et des vertus cardinales : la prudence, la force, la justice et la tempérance. La foi en la résurrection apaise sa douleur et sèche ses larmes.

Le second discours exprime avec plus de sérénité la foi et l’espérance d’Ambroise en la résurrection, fin ultime de tout être humain. Les sentiments d’affection portés à son frère sont dépassés et, à la manière d’un grand spirituel, Ambroise exprime ses réflexions sur la mort et la résurrection appuyées de citations et d’exemples bibliques. Même si la mort est le sort commun de tous les humains, la foi en la résurrection doit habiter et remplir de joie le coeur du chrétien. La mort nous délivre des maux terrestres et nous introduit dans la vie bienheureuse avec Dieu. Ambroise exprime sa forte conviction qu’après sa mort, il va retrouver son frère. Les trois formes de mort (spirituelle, naturelle et de l’âme) développées par l’A., lui permettent d’évoquer la supériorité du témoignage biblique sur la philosophie païenne. Les exemples scripturaires auxquels il se réfère, tels que la prophétie d’Ézéchiel (37,1-10), la résurrection du jeune homme de Naïm (Lc 7,11-17), la résurrection de Lazare (Jn 11,1-44) et la résurrection de Tabitha par Pierre (Ac 9,36-43), ont pour but d’affermir la foi des croyants en la promesse de Jésus, « le premier-né d’entre les morts » : « Je suis la résurrection et la vie : celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra ; et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais » (Jn 11,25-26). La résurrection même de Jésus est la garantie de notre propre résurrection : « De même qu’en Adam sont les prémices de la mort, de même les prémices de la résurrection sont en Christ » (II, 91, p. 98).

Le présent volume nous offre, en plus d’une excellente traduction, une bonne introduction, un guide thématique qui reprend les grands thèmes de l’ouvrage d’Ambroise, un index des citations scripturaires utilisées et une petite bibliographie sélective sur le sujet traité par l’évêque de Milan. Lecteurs du troisième millénaire, nous sommes touchés par l’émotion d’un homme affligé par la perte de son frère, qui se transforme en un guide spirituel exprimant ses fortes convictions sur la mort et sa grande espérance en la résurrection.

Lucian Dîncã

24. Pamphile et Eusèbe de Césarée, Apologie pour Origène. Tome II. Étude, commentaire philologique et index par René Amacker et Éric Junod. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 465), 2002, 316 p.

Le premier tome de l’Apologie pour Origène dans la collection des « Sources Chrétiennes » nous en donnait la traduction française. Tout ce qu’on attendrait normalement d’une édition critique se trouve dans le deuxième tome : bibliographie, des index et des notes, mais aussi une analyse des caractéristiques littéraires de cet ouvrage et de la langue de Rufin. Tout est clair, intéressant et savant.

Mais parce que la situation à l’origine de ce livre est très compliquée, et qu’aucun de nos témoignages n’est complètement fiable, Amacker et Junod deviennent pour nous Holmes et Watson. Ils essaient d’expliquer le comment et le pourquoi de cette Apologie. C’est en fait l’histoire d’un siècle. Le livre complet fut composé en six volumes par Pamphile et Eusèbe de Césarée entre 307 (année de l’emprisonnement de Pamphile) et 310 (année de son martyre). Puis quelqu’un (on ne sait pas qui) a pris seulement le premier volume de ce livre et l’a fait circuler sous le nom de Pamphile. C’est ce texte que Rufin a montré à Jérôme avant 393 et que Jérôme a mentionné dans son De viris illustribus, aux côtés du livre complet, donnant ainsi l’impression qu’il s’agissait de deux apologies pour Origène, une petite de Pamphile et une plus longue d’Eusèbe.

Arrivé à Rome à la fin du quatrième siècle, Rufin publia sa traduction latine de la version courte de l’Apologie. Jérôme l’attaqua sous prétexte que sa « traduction » l’avait falsifiée et que Rufin mentait en l’attribuant au seul Pamphile. On sait que Rufin, en raison de sa loyauté envers Origène, n’est pas toujours fiable. Il cherchait à défendre Origène, ce qui l’a amené de temps en temps à cacher ou omettre dans ses traductions des éléments suspects de la pensée du maître alexandrin. Or, on sait que Jérôme n’est pas plus fiable que Rufin, puisque ce combat avait pour lui, comme pour Rufin, des aspects très personnels.

Donc en principe il faut se méfier des deux. Mais alors que faire avec l’Apologie ? Voilà la question qu’Amacker a voulu régler, avec brio, et, si je ne me trompe, avec succès aussi. Nous manquons d’espace ici pour résumer leurs résultats, mais vous les trouverez dans leur livre, qui est indispensable pour ceux qui ont lu le premier tome ou qui s’intéressent à cette période si importante du christianisme.

Michael Kaler

25. Theodoret of Cyrus, Eranistes. Translated by Gerard H. Ettlinger. Washington, D.C., The Catholic University of America Press (coll. « The Fathers of the Church », 106), 2003, xii-281 p.

This work presents the first English translation of Theodoret’s Eranistes since 1892, and is based on a far superior edition of the text (that of Ettlinger himself in his earlier Theodoret of Cyrus. Eranistes : Critical text and Prolegomena, Oxford, Clarendon, 1975) than was its predecessor. The translation throughout is clear and readable, workmanlike rather than graceful. Speaking in terms of aesthetics, for the most part Ettlinger’s rendering suffices, but at times one is brought up short by truly clumsy phrases such as “It is mad boldness to wag your tongue against those men who are noble champions of the faith” (p. 172) which bespeak an inability to step back from the mechanics of translation and evaluate one’s work strictly from the standpoint of English usage. The footnotes are helpful and clearly written. Ettlinger’s introduction to the work is exemplary — my one caveat being that a little more information on the personalities and doctrines of Theodoret’s complex period (the first half of the fifth century) would have been welcome.

Theodoret of Cyrus was born in Antioch in the last decade of the fourth century, and became Bishop of Cyrus in 423. After a career full of controversy and reversals (he became “the leading and last representative of the ‘Antiochene’ tradition” [p. 1] ; he was condemned at an ecclesiastical synod in 449, and reinstated in 451), he died sometime in the 460s.

The Eranistes is a heresiological work, probably published in 447, whose title comes from the Greek verb ἐρανίζειν, meaning “to collect (something for oneself)” — for it is Theodoret’s belief that heretics assemble their doctrines merely by “collecting the wicked teachings of many evil men” (from the prologue, p. 28). In form it consists of a prologue, followed by three chapters of vaguely Socratic dialogue between Eranistes and his opponent, Orthodox (who, of course, is always right). The three chapters (entitled Immutable, Unmixed, and Impassible) all have to do with Christology, and particularly with the right understanding of the Incarnation — Theodoret is very concerned to defend a Christology which would link Christ as intimately as possible both to humanity and to God, but which would identify Him with neither. These chapters are followed by a brief epilogue, summing up the points proved in the dialogues.

The Eranistes was written during the height of the controversies over the status of Christ vis-à‑vis God and vis-à‑vis humanity. Theodoret had himself been an important supporter of Nestorius, and an opponent of Cyril of Alexandria, as well as his successor, Dioscurus. It was Dioscurus who had Theodoret condemned in 449, although he was reinstated by the council at Chalcedon in 451, in return for his formal repudiation of Nestorius. The dialogues between Eranistes and Orthodox surely relate to this context of doctrinal strife. Although, as Ettlinger points out, it is difficult to be sure whether or not Eranistes is modeled on any one opponent of Theodoret, and if so, which one, nonetheless it is most probable that it is Dioscurus himself who is being attacked, and who is virtually accused of Apollinarianism.

One theme which pops up at several points in the work is that of secrecy. In the second chapter, Unmixed, for example, discussing the nature of Communion, Orthodox says “We must not speak clearly, for there may be uninitiated people nearby,” to which Eranistes replies, “Make the answer obscure” (p. 132). Also, in the first chapter, when they are discussing typology and the proper interpretation of Old Testament prophecy, Orthodox warns Eranistes “Please answer in esoteric language, for there may be some uninitiated people nearby” (p. 46). This is all the more interesting given that the dialogue seems to be an entirely fictitious account : Theodoret has therefore integrated this dramatization of the secrecy theme into his narrative, perhaps as an illustration of how, in his opinion, initiated Christians ought to behave. One is forcefully reminded of the cultural context of the work, with its heritage of mystery religions and secret cults, and one gets the idea that, to outsiders, Christianity would have looked something like Freemasonry does to us. It makes for an interesting change in perspective.

Michael Kaler

26. Barsanuphe et Jean de Gaza, Correspondance. Volume II. Aux cénobites. Tome II. Lettres 399-616. Texte critique, notes et index par François Neyt, o.s.b., et Paula de Angelis-Noah. Traduction par Lucien Regnault, o.s.b. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 451), 2001, p. 459-912.

Barsanuphe et Jean de Gaza, Correspondance. Volume III. Aux laïcs et aux évêques. Lettres 617-848. Introduction, texte critique, notes et index par François Neyt, o.s.b., et Paula de Angelis-Noah. Traduction par Lucien Regnault, o.s.b. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 468), 2002, 354 p.

La publication des 848 pièces[13] de la correspondance de Barsanuphe et de Jean de Gaza, deux moines palestiniens de la première moitié du sixième siècle, entreprise et poursuivie à un rythme soutenu dans la collection des « Sources Chrétiennes », parvient à son terme. Après celle des lettres 1-223 adressées à des solitaires (vol. 426-427, 1997-1998) et celle de la première partie (224-398) des lettres adressées aux cénobites (vol. 450, 2000)[14], voici maintenant l’édition de la seconde moitié de ces lettres (399-616) et de celles destinées à des laïcs et à des évêques (617-848). Ces dernières font l’objet d’une introduction qui en présente les correspondants et évoque les relations qu’entretenaient l’abbé Séridos et ses habitants avec le monde extérieur : relations avec des laïcs, avec les instances politiques, militaires et administratives, et avec les autorités religieuses. Ces pages font voir l’intérêt de la correspondance pour l’histoire religieuse, sociale et même politique de la région de Gaza et de la Palestine byzantine au sixième siècle. Une histoire que l’on saisit pour ainsi dire sur le vif grâce à ces billets échangés entre Jean et Barsanuphe, et leurs interlocuteurs. L’ampleur de la correspondance et les quelque 2 000 pages qu’ont nécessitées leurs seules édition et traduction n’ont pas permis de doter les lettres de l’annotation et du commentaire qu’elles auraient mérités. Ces cinq volumes susciteront sûrement des études littéraires, lexicographiques (nombreux hapax et mots rares), historiques et doctrinales, qui exploiteront les richesses enfouies dans cette oeuvre unique. Le parachèvement de cette édition survient exactement 30 ans après la parution de la traduction française intégrale que publièrent à Solesmes L. Regnault, P. Lemaire et B. Outtier[15], et dans l’introduction de laquelle ils annonçaient celle des « Sources Chrétiennes ». Il convient donc de saluer la détermination et la persévérance des présents éditeurs qui mettent ainsi à la disposition de tous un véritable monument de la littérature grecque de l’Antiquité tardive.

Paul-Hubert Poirier

27. Tertullien, Contre Marcion. Tome IV (Livre IV). Texte critique par Claudio Moreschini. Introduction, traduction et commentaire par René Braun. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 456), 2001, 560 p.

Dans l’introduction de son édition du livre I de l’Adversus Marcionem de Tertullien, René Braun a rappelé, sur la base des indications que donne l’auteur lui-même en I, i, 1-2, l’histoire singulière de l’élaboration de l’ouvrage, de 200-202 à 211-212, en trois éditions ou reprises successives : tout d’abord un livre unique, monobiblos, qui traitait du dieu suprême et du dieu créateur, et peut-être déjà de christologie ; puis une composition plus élaborée, en deux livres, l’un pour le problème de la divinité, l’autre pour le Christ ; enfin, une troisième et nouvelle rédaction en cinq livres, les deux premiers attribués à la question de Dieu, le troisième, à celle du Christ de Marcion, les quatrième et cinquième, respectivement à l’« Évangile » et à l’« Apôtre » de Marcion. Cette troisième édition, grâce à laquelle nous connaissons l’Adversus Marcionem et que Tertullien voulut « de troisième la première » (I, i, 2), avait été rendue nécessaire par le fait que Tertullien s’était littéralement fait voler la deuxième par un « frère » malintentionné qui en avait de plus diffusé des copies fautives. Cet ouvrage, qui a occupé Tertullien pendant une dizaine d’années, est aussi le plus long traité de l’Africain et il constitue une des sources majeures pour la connaissance de Marcion et surtout pour celle des « Écritures » marcionites. Pour les trois premiers livres, le professeur Braun avait assuré à lui seul édition, traduction et commentaire. Pour les livres IV et V, la responsabilité de l’édition a été confiée au professeur Claudio Moreschini, de l’Université de Pise, qui a publié en 1971, à Milan, une édition critique de l’Adversus Marcionem et qui avait signé la notice sur les manuscrits et les éditions dans l’introduction générale du premier volume de l’édition des « Sources Chrétiennes ». Le quatrième livre de l’Adversus Marcionem, plus étendu à lui seul que les trois précédents, est dévolu à l’examen de l’Évangile marcionite, c’est-à‑dire au texte évangélique que Marcion avait établi sur la base de Luc, le seul évangéliste qu’il recevait. Dès lors, l’essentiel du livre IV (§ 7-43) se présente comme un recueil de textes scripturaires comportant, d’une part, dans l’ordre de la narration évangélique, les passages lucaniens retenus par Marcion et dont il tirait argument en faveur de son dithéisme, et, d’autre part, les textes de l’Ancien Testament que lui opposait Tertullien pour réduire à néant la contradiction instaurée par son adversaire entre les deux économies. On voit l’importance du livre IV pour la reconstitution de l’évangile marcionite, même si, comme le précise R. Braun (p. 28), la prudence s’impose, car Tertullien ne fait pas oeuvre de critique biblique mais toujours de polémiste. Outre l’Évangile marcionite, Tertullien prend appui sur les Antithèses de Marcion, ouvrage dans lequel celui-ci avait rassemblé, « outre un parallèle de textes et de faits (exempla) mettant en opposition le Créateur et le Christ, des développements explicatifs et exégétiques qu’on peut qualifier de argumentationes » (p. 25). Ainsi conçues, les Antithèses devaient servir d’outil en vue d’une lecture « correcte » et du rétablissement des Écritures authentiques. L’introduction au livre IV comporte neuf brefs chapitres, dont voici les titres : I. Date (vers 209-210) ; II. Organisation et contenu (excellent sommaire du livre, qui montre comment celui-ci est articulé en fonction du plan de l’Évangile marcionite, donc de celui de Luc) ; III. Sources : les Antithèses et l’Évangile (où est discutée, entre autres, la question de la langue — grec ou latin — dans laquelle Tertullien a eu accès à ces documents) ; IV. Écriture sainte (les dicta probantia scripturaires invoqués par Tertullien) ; V. Montanisme (les traces de celui-ci dans le livre IV) ; VI. Argumentations et interprétations (importance de l’argument chronologique et de ceux de la cohérence et de l’accord qui règne entre le Créateur et le Christ, entre les textes prophétiques de l’Ancien Testament et les textes évangéliques du Nouveau) ; VII. Polémique (dirigée contre Marcion, ses disciples et sa doctrine) ; VIII. Procédés d’exposition, rhétorique, langue et style ; IX. L’édition. Le texte et la traduction sont accompagnés d’un commentaire infrapaginal structuré selon le plan des p. 20-24 et proposant pour chaque section un sommaire, suivi de notes explicatives. La présentation et la réfutation par Tertullien de l’Évangile marcionite sont précédées d’un prologue (§ 1) dans lequel l’auteur précise l’objet du livre et apporte une réponse brève aux Antithèses. Suit une praestructio, une démonstration préalable (§ 2-6), par laquelle Tertullien établit que l’Évangile de Marcion est un évangile adultéré, sans nom d’auteur, se réclamant d’un personnage apostolique (Luc) et non d’un apôtre, et qui est le produit d’une correction, en somme une contrefaçon. L’édition et la traduction française de « cet interminable livre IV » de l’Adversus Marcionem feront date dans les études marcionites. Espérons qu’il sera bientôt suivi du livre V, dans lequel Tertullien examine « l’Apôtre » de Marcion, c’est-à‑dire son édition des lettres pauliniennes.

Paul-Hubert Poirier

28. William D. Furley, Jan Maarten Bremer, Greek Hymns. Selected Cult Songs from the Archaic to the Hellenistic Period. Volume I. The Texts in Translation. Volume II. Greek Texts and Commentary. Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck) (coll. « Studies and Texts in Antiquity and Christianity », 9 et 10), 2001, xxii-411 et viii-443 p.

Les auteurs de ce recueil d’hymnes cultuelles grecques avancent deux raisons pour la réalisation de l’ouvrage : d’une part, le fait qu’un tel recueil n’avait encore jamais été constitué et, d’autre part, les découvertes archéologiques et papyrologiques des deux derniers siècles qui ont mis au jour un nombre important de chants ou d’hymnes gravés sur la pierre ou composés par les auteurs lyriques, en particulier Pindare, ou par des poètes comme Sapho ou Alcée. Tous ces textes, comme d’ailleurs ceux transmis par la tradition manuscrite normale, ont déjà fait l’objet de publications, mais ils n’ont jamais été rassemblés en un corpus destiné à illustrer l’hymnologie grecque. C’est une lacune que veut combler l’anthologie des professeurs Furley, de l’Université de Heidelberg, et Bremer, d’Amsterdam. Tout en visant à une relative exhaustivité, leur collection exclut les hymnes homériques et les six hymnes de Callimaque, ainsi que les textes transmis de manière trop lacunaire. Ils n’ont pas inclus non plus les hymnes de l’époque gréco-romaine adressées à des divinités orientales, comme Isis, Sérapis ou Mithra. Le recueil s’intéresse donc essentiellement à l’hymnologie classique et hellénistique. Quant à l’architecture de l’ouvrage, au lieu de classer les textes par genre ou selon les dieux ou déesses auxquels ils sont adressés, les auteurs ont opté pour un classement géographique, par lieux de culte dans lesquels les hymnes ont été utilisées. Ils ont voulu ainsi marquer le lien qu’entretient ce type de texte avec un Sitz im Leben précis : ces hymnes n’ont jamais fonctionné comme des textes autonomes, mais plutôt comme « la mise par écrit formalisée de certaines manifestations cultuelles attachées à des situations et à des lieux concrets » (vol. I, p. x).

L’ouvrage se présente sous la forme de deux volumes jumeaux, le premier donnant les textes en une traduction anglaise précédée d’une introduction et suivie d’un commentaire historique et littéraire, le second contenant les textes grecs, précédés d’une notice bibliographique et suivis d’un commentaire philologique détaillé. Le premier volume comporte en outre un chapitre introductif traitant de la nature des hymnes grecques, des textes attestés, de leur forme et de leur composition (invocation, louange, prière). Une bibliographie et un index thématique terminent le volume. Le second volume est, quant à lui, complété par quatre appendices répertoriant A. les épithètes et attributs des dieux utilisés dans les hymnes, B. les lieux sacrés qui y sont nommés, C. les types d’accompagnement musical auquel les hymnes font référence, D. les mots grecs[16]. Quant à la structure de l’ouvrage, identique pour les deux tomes, elle s’articule en sept chapitres regroupant chacun les hymnes rattachées à un même lieu, soit la Crète, Delphes, Délos, Lesbos et l’Ionie, Thèbes, Épidaure et Athènes, suivis de quatre chapitres rassemblant les hymnes attestées chez des auteurs dramatiques : Eschyle, Sophocle, Euripide et Aristophane. Un chapitre final ramasse cinq « miscellaneous hymns » qui ne pouvaient trouver place dans aucune des catégories précédentes.

Comme on le voit, il s’agit d’un ouvrage d’une grande richesse documentaire, qui permet de prendre la mesure de l’ampleur de la production hymnologique grecque des époques classique et hellénistique. Même si l’ouvrage ne déborde pas sur la période gréco-romaine, il intéressera néanmoins, outre les hellénistes, les spécialistes et les étudiants de l’Antiquité chrétienne, puisque ces hymnes figurent, par leur forme, leur contenu et leur vocabulaire, au nombre des ancêtres et des modèles de l’hymnologie chrétienne. Cet ouvrage constituera aussi un précieux instrument de travail comparatif pour tous ceux, de plus en plus nombreux, qui s’intéressent à la rhétorique de la prière et des hymnes païennes ou chrétiennes.

Paul-Hubert Poirier

29. Clément d’Alexandrie, Les Stromates. Stromate IV. Introduction, texte critique et notes par Annewies Van Den Hoek. Traduction par Claude Mondésert, s.j. (†). Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 463), 2001, 368 p.

Le quatrième Stromate de Clément d’Alexandrie annonce, comme thème principal, celui du martyre, mais, comme ailleurs dans les Stromates et de l’aveu même de l’auteur, des sujets secondaires y sont abordés, dont ceux de la perfection du gnostique, de la pratique de la véritable philosophie, entendons le christianisme, des relations entre foi et recherche, du « genre symbolique » (τὸ συμβολικὸν εἶδος), des avantages que les Grecs ont tirés de la « philosophie barbare », c’est-à‑dire juive. L’éditrice de ce Stromate, madame Van Den Hoek, de Harvard, consacre d’ailleurs l’essentiel de son introduction à tracer un plan de l’oeuvre en analysant, point par point, le développement de Clément. Malgré les nombreuses digressions dont celui-ci afflige ses lecteurs, le Stromate IV manifeste une grande unité thématique. L’auteur y traite en effet essentiellement du martyre, d’un point de vue philosophique et théologique, dans sa relation avec l’héroïsme et dans sa signification pour le chrétien gnostique. Une assez longue section du Stromate (§ 70-104) est consacrée à la polémique entourant le martyre au deuxième siècle, notamment aux conceptions qu’avaient de celui-ci Héracléon, Basilide et Valentin. Ces pages sont importantes, car elles lèvent le voile sur les controverses qui faisaient rage au sein des communautés chrétiennes sur la nature et la nécessité du martyre, et dont on trouve des échos dans les textes de Nag Hammadi, en particulier dans le Témoignage véritable (NH IX, 3). Les propos de Clément montrent que les divergences à l’égard du martyre ne régnaient pas seulement entre chrétiens gnostiques et chrétiens appartenant à la « Grande Église », mais qu’on devait les retrouver un peu partout. C’est ainsi que Clément avoue (§ 73, 1) qu’Héracléon et lui sont d’accord, sauf sur un point, à savoir que le témoignage pour le Christ jusqu’à la mort traduit une authentique disposition de foi, peu importe la qualité de la confession du Christ « par les actes et par la vie » antérieurement au martyre. Clément dénonce aussi deux attitudes face au martyr, condamnables l’une et l’autre, l’évasion et la fuite, d’une part, la provocation et le suicide, d’autre part. Il distingue en outre (§ 74, 1) la confession (ὁμολογεῖν), « de toute façon obligatoire », et l’apologie (ἀπολογεῖσθαι) qui « n’est pas toujours en notre pouvoir ». Comme il est habituel chez Clément, un grand nombre d’auteurs juifs, chrétiens et surtout profanes sont cités, dont, parmi les chrétiens, Basilide (6 fragments), Valentin (2 fragments) et Héracléon (1 fragment). Le Stromate est par ailleurs riche de matériaux sur le « véritable gnostique » tel que l’entend Clément (cf. § 3, la « physique véritablement gnostique[17] » ; § 96, le martyre gnostique ; § 101, la règle — κανών — du gnostique). Notons enfin que le préambule comporte une notice instructive (§ 4-7) sur la signification pour Clément du titre « Stromates », « ces notes (ὑπομνήματα) » destinées « au rappel et à la manifestation de la vérité pour celui qui est capable de recherche d’une façon rationnelle (μετὰ λόγου) ». Après le Stromate IV, il ne restera plus à éditer dans les « Sources Chrétiennes » que le Stromate III et ce qui a été transmis comme Stromate VIII. En attendant, saluons la publication en quatre ans des Stromates IV, VI (SC 446) et VII (SC 428).

Paul-Hubert Poirier

30. Grégoire de Nysse, Sur les titres des Psaumes. Introduction, texte critique, traduction, notes et index par Jean Reynard. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 466), 2002, 574 p.

En grec comme en hébreu, un grand nombre de Psaumes (116 dans le texte massorétique, davantage dans la Septante) sont munis d’un titre portant l’indication d’un nom de personne ou relatif au genre littéraire du psaume, à son exécution musicale ou à son utilisation, ou encore précisant les circonstances dans lesquelles il aurait été composé. Si les exégètes modernes jugent habituellement ces titres secondaires tout en reconnaissant leur intérêt pour l’histoire de l’interprétation des psaumes, les lecteurs anciens, en revanche, les considéraient comme partie intégrante du texte sacré et donc, comme parole de Dieu. On s’est dès lors très tôt attaché à les expliquer et à en montrer la pertinence. Mais il semble bien que Grégoire de Nysse ait été le seul à leur consacrer un ouvrage complet, même si Jérôme, peut-être par méprise, en attribue un à Athanase dans son De viris illustribus (87). L’ouvrage du Cappadocien se distingue par son ampleur (presque 175 pages de grec dans l’édition des Gregorii Nysseni Opera) et par la manière approfondie dont le sujet est traité, et cela, même si certains titres ont été seulement cités ou même, pour cinq d’entre eux, carrément ignorés. Attesté par près de 50 manuscrits et par les chaînes exégétiques grecques sur les Psaumes, l’In inscriptiones Psalmorum connut au seizième siècle trois traductions latines avant d’être édité pour la première fois en 1600 par J. Gretser. La dernière édition a été procurée par J. Mc Donough, au volume V des GNO (Leiden, 1962). Celle que propose M. Reynard est tirée d’une thèse de doctorat soutenue à l’École Pratique des Hautes Études, à Paris, en 1998, qui comprenait également un commentaire développé, à paraître dans la « Bibliothèque des Hautes Études ». Le texte grec de M. Reynard reprend celui de Mc Donough, mais en lui apportant, sur la base d’une relecture des sept manuscrits principaux et par l’ajout de six manuscrits, une cinquantaine de modifications ou de rectifications. Il s’agit d’une édition qui devra désormais être préférée à celle des GNO. La traduction française qui accompagne l’édition est la première à avoir été réalisée dans cette langue. Édition et traduction respectent la division du traité en deux parties attestée par les témoins anciens et la répartition respective de celles-ci en 9 et 16 chapitres[18] donnée dans l’editio princeps. M. Reynard a doublé ces divisions d’un découpage du texte en 85 sections numérotées en continu et correspondant à des unités de sens, ce qui facilitera les références. L’introduction au traité est riche et bien construite. Un premier chapitre établit la date de composition de l’In inscriptiones Psalmorum au début ou au milieu des années 80 du quatrième siècle. Le chapitre II étudie la structure de l’oeuvre et ses principales articulations. M. Reynard est d’avis, nonobstant l’absence d’une conclusion, que « nous lisons le traité sous sa forme achevée et qu’il constituait ainsi, aux yeux de Grégoire, un ensemble cohérent » (p. 30). Les principes herméneutiques et la méthode exégétique de Grégoire font l’objet du chapitre III. Grégoire se montre fidèle à « sa grille de lecture habituelle, la recherche de l’ἀκολουθία du texte » (p. 32). Cette recherche de cohérence apparaît dans la manière dont il voit le Psautier, comme « un schéma de progrès spirituel en cinq étapes » (p. 35). Quant à savoir si, lorsqu’il ouvre le traité par la recherche du σκοπός, du but du livre biblique, Grégoire a subi ou non une influence néoplatonicienne, il s’agit, à mon avis, d’une question futile, dans la mesure où il s’inscrit manifestement dans une tradition scolaire commune à tous les commentateurs, philosophes ou exégètes[19]. La présentation de « Grégoire, exégète au travail », occupe l’intéressant chapitre IV, le plus long de l’introduction. M. Reynard y examine la façon dont Grégoire aborde le Psautier, les questions qu’il pose au texte sacré, l’organisation du commentaire et la part de l’allégorie. Le chapitre V, « Langue et style, comparaisons, métaphores et symboles », montre que Grégoire pratique une prose d’art riche en effets stylistiques et en images. Le thème de l’apocatastase, cher à Grégoire et qu’il hérite d’Origène, n’est pas absent de l’In inscriptiones Psalmorum, et l’auteur y consacre le chapitre VI. Il rappelle aussi la manière dont ce thème devenu vite embarrassant a été reçu par les copistes et les théologiens byzantins, qui sont allés jusqu’à « obéliser » les passages suspects pour les remplacer par des interpolations « orthodoxes ». Le chapitre VII rappelle l’histoire du texte et donne la liste des changements apportés à l’édition de Mc Donough. Une bibliographie raisonnée fait suite à l’introduction[20]. Aux habituels index (scripturaire, lexical et thématique) ont été ajoutés deux appendices qui recensent, pour l’un, les variantes propres à Grégoire dans les citations bibliques, et, pour l’autre, les citations de l’In inscriptiones Psalmorum dans la chaîne de Nicétas, qui reproduit les deux tiers du traité. Ce dernier relevé a été fait d’après les manuscrits. Cette très belle édition vient enrichir le Grégoire de Nysse des « Sources Chrétiennes » et permet désormais de lire une oeuvre unique de la littérature grecque chrétienne.

Paul-Hubert Poirier

31. Hilaire de Poitiers, La Trinité. Tome III (Livres IX-XII). Texte latin de P. Smulders (CCL), traduction, notes et index par Georges-Matthieu de Durand, o.p. (†), Gilles Pelland, s.j., et Charles Morel, s.j. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 462), 2001, 500 p.

Nous avons présenté dans les pages de notre revue[21] les deux premiers volumes de cette édition du De Trinitate d’Hilaire de Poitiers. Un troisième tome la mène à son achèvement. Il contient les livres IX à XII, un index des citations et allusions bibliques et, en guise d’index général, un index des noms de personnes et la présentation de l’index analytique des mots latins réalisé en vue de cette édition par le frère Irénée Rigolot, de l’abbaye cistercienne de Timadeuc. Cet index n’est pas publié ici, car il aurait nécessité à lui seul un quatrième volume, mais quatre exemplaires en sont disponibles et ont été déposés dans des institutions françaises dont les adresses sont données. Une liste d’addenda et corrigenda figure à la fin de l’ouvrage et couvre les tomes I et II. Comme pour les livres précédents, le texte latin imprimé et traduit est repris des volumes 62-62A de la « Series Latina » du « Corpus Christianorum », moyennant une révision de Jean Doignon. Les quatre derniers livres du De Trinitate d’Hilaire ont tous une forte unité thématique et ils examinent chacun des textes scripturaires auxquels les ariens avaient recours pour établir l’infériorité du Fils et sa condition de créature. Le livre IX montre que le Fils n’est pas moindre que le Père en réfutant l’exégèse arienne de Mc 10,18 (« Nul n’est bon, sinon Dieu seul »), Jn 17,3 (« Toi, le seul vrai Dieu »), 5,19 (« Le Fils ne peut rien faire de lui-même »), 14,28 (« Le Père est plus grand que moi »), et Mc 13,32 (l’ignorance par le Fils du jour et de l’heure). Le livre X établit que les souffrances du Christ ne contredisent pas sa divinité. Hilaire y traite particulièrement de l’objection que les ariens tiraient de la crainte de la mort manifestée par Jésus, ce qui l’amène à expliquer Mt 26,38 (« Mon âme est triste jusqu’à la mort ») et 27,46 (« Pourquoi m’as-tu abandonné ? »), et termine par un très riche développement sur l’humanité du Christ, manifestée par sa naissance, ses larmes, son corps et son âme, et finalement sa mort. Hilaire y affirme « la foi de l’Église, pénétrée des doctrines apostoliques, [qui] reconnaît dans le Christ une naissance, mais ne veut rien savoir d’un commencement, [et qui] maintient son unité dans le mystère qu’elle confesse par la foi : il n’y a pas à croire à un Christ différent de Jésus ni à prêcher un Jésus différent du Christ » (X, 52). Le livre XI est consacré à la résurrection du Christ et à son retour au Père, et il propose l’interprétation de Jn 20,17 (« Mon Dieu et votre Dieu ») et de 1 Co 15,21-28 (la soumission du Christ à son Père). Le dernier livre du traité est tout entier réservé à l’examen du texte par excellence de la controverse arienne, Proverbes 8,22-30, sur la création de la sagesse, qui était appliqué par tous au Christ, sur la base de 1 Co 1,24. Comme le livre I, qui se terminait par une prière, le livre XII et le traité s’achèvent par une prière finale adressée au Père, dans laquelle Hilaire résume en quelques formules frappantes la manière dont il comprend la génération éternelle du Fils : « Un Fils Dieu véritable issu de toi Dieu et Père, engendré par toi dans l’unité de ta nature, que nous devons confesser après toi, mais avec toi, parce que tu es l’éternel auteur de son origine éternelle. Pour autant qu’il est issu de toi, il est second par rapport à toi (dum ex te est, secundus a te est) ; pour autant qu’il est tien, nous ne devons pas te séparer de lui » (XII, 54). Hilaire y affirme aussi très clairement l’idée que l’Esprit procède du seul Père, mais qu’il est envoyé par le Fils (ex te profecto et per eum misso, XII, 55). Si le De Trinitate est l’oeuvre dogmatique la plus importante de l’évêque de Poitiers, il constitue également un des monuments théologiques du quatrième siècle, à mettre sur le même pied que les grands traités d’Athanase d’Alexandrie. La traduction française intégrale des « Sources Chrétiennes », si elle n’est pas la première[22], permet enfin de l’apprécier dans sa richesse comme dans sa difficulté.

Paul-Hubert Poirier

32. La tradition grecque de la Dormition et de l’Assomption de Marie. Textes introduits, traduits et annotés par Simon C. Mimouni et Sever J. Voicu. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sagesses chrétiennes »), 2003, 244 p.

L’histoire du développement de la croyance en la dormition (κοίμησις, « sommeil », désignation figurée de la mort) et de l’assomption de Marie, accompagnée ou non de sa résurrection, a été faite de façon magistrale par Simon Claude Mimouni dans son livre Dormition et assomption de Marie. Histoire des traditions anciennes[23]. Dans cette étude, il a exploité un dossier littéraire très complexe, celui des Transitus Mariae, c’est-à‑dire de ces textes patristiques, homilétiques ou apocryphes, qui racontent le « passage de Marie » de ce monde à l’autre. Comme plusieurs de ces productions, qui entretiennent entre elles des liens de dépendance fort complexes, sont difficilement accessibles ou n’ont même jamais été traduits dans notre langue, S.C. Mimouni et Sever J. Voicu ont eu l’heureuse idée de livrer au public un premier dossier de Transitus Mariae. Ils ont arrêté leur choix sur les cinq pièces les plus anciennes du domaine grec, soit la Dormition du Pseudo-Jean, le Transitus grec « R(omain) », le Discours sur la dormition de la Vierge de Jean de Thessalonique (dans ses deux recensions), l’Épitomè sur la dormition de la Sainte Vierge de Jean de Thessalonique et l’Homélie sur l’assomption de Marie attribuée à Théoteknos de Livias. Chacun de ces textes fait l’objet d’une présentation littéraire et doctrinale, d’une note critique et d’une annotation. Ne serait-ce que par ces traductions, qui mettent à la disposition du lecteur un dossier homogène, ce petit livre constitue une contribution originale à notre connaissance des traditions mariales. Mais il faut mentionner également l’introduction qui précède les traductions et qui, par sa concision et sa clarté, fournit même à celui qui est peu informé de cette littérature et de ses méandres, la meilleure porte d’entrée dans l’univers touffu des oeuvres que la piété mariale et le développement du dogme christologique ont inspirées. Accompagnée d’une liste exhaustive, ordonnée selon les langues, des témoins du Transitus Mariae (d’après l’inventaire de Michel Van Esbroeck), cette introduction littéraire et historique procure au lecteur les données minimales qui lui permettront de lire avec profit les pièces du dossier. Ajoutant à l’utilité de l’ouvrage, les index ont été particulièrement soignés. Outre l’index scripturaire (canonique et apocryphe), on trouvera des index topographique et prosopographique, et un index thématique recensant les titres mariologiques et christologiques (données en français et en grec), les termes liturgiques (également dans les deux langues), ainsi que les thèmes et matières remarquables. Par sa facture et du fait qu’il donne accès à des textes peu connus, ce livre intéressera à la fois les spécialistes, les étudiants et aussi quiconque veut en savoir davantage sur le développement des traditions et du culte marials.

Paul-Hubert Poirier

33. Apologie à Diognète. Exhortation aux Grecs. Traduction par Michel Bourlet. Introduction et notes par Mgr Roland Minnerath. Guide thématique par Marie-Hélène Congourdeau. Index biblique par Xavier Morales. Paris, Migne (coll. « Les Pères dans la foi », 83), 2002, 150 p.

La petite mais néanmoins dynamique collection des « Pères dans la foi » continue, avec ce 83e volume, à rendre service à la communauté scientifique comme au public cultivé, en mettant à leur disposition, à un prix raisonnable et souvent dans une première traduction française, des textes, connus ou moins connus, de la tradition chrétienne ancienne. Celui que nous présentons maintenant rassemble deux opuscules, le premier, souvent édité, traduit et commenté, l’anonyme À Diognète (Πρὸς Διόγνητον), le second, un Discours d’exhortation aux Grecs (Λόγος παραινετικὸς πρὸς Ἕλληνας), transmis à tort, comme d’ailleurs le premier, dans le corpus des oeuvres de Justin et dont on nous offre ici la toute première traduction française. L’ouvrage débute par une introduction générale, signée par R. Minnerath, qui s’est également chargé des introductions aux deux traductions et de leur annotation. Ces pages donnent un aperçu clair et bien documenté de la littérature apologétique des deuxième-quatrième siècles, de ses prolongements jusqu’à la période byzantine, de ses sources juives et de ses enjeux. Elle situe aussi les deux textes traduits dans cette tradition et en présente les thèmes. La traduction de l’À Diognète, oeuvre que Minnerath date de la fin du deuxième siècle, est faite sur la base de l’édition de H.‑I. Marrou (Paris, Cerf [coll. « Sources Chrétiennes », 33bis], 1965), même là où on doit s’en écarter pour revenir au texte du manuscrit[24]. Les subdivisions introduites dans le texte et les notes infrapaginales font bien ressortir la structure rhétorique et la progression de l’argumentation de l’auteur anonyme. L’Exhortation aux Grecs — que l’on accompagne d’un sous-titre : De la vraie religion, non attesté par la tradition manuscrite —, sans doute traduite sur l’édition de M. Marcovich (Berlin et New York, Walter de Gruyter [coll. « Patristische Texte und Studien », 32], 1990), est datée avec assez de vraisemblance des années 260-303. Cette oeuvre est riche de citations d’auteurs ou de textes grecs, depuis Homère et Platon jusqu’aux Oracles sibyllins et au Corpus hermeticum, citations que l’on a eu l’heureuse idée d’inventorier dans l’index final, à la suite des citations bibliques. Selon la pratique de la collection, l’ouvrage comporte un Guide thématique des deux oeuvres traduites, qui complète les notices introductives qui leur sont consacrées.

Paul-Hubert Poirier

34. Marvin W. Meyer et Richard Smith, éd., Ancient Christian Magic. Coptic Texts of Ritual Power. Princeton, Princeton University Press (coll. « Mythos »), 1999, xiv-409 p.

Dans le cadre du Coptic Magical Texts Project de l’Institute for Antiquity and Christianity (Claremont Graduate School), Marvin W. Meyer et Richard Smith nous offrent la traduction inédite[25], en langue anglaise, de textes coptes, d’origine chrétienne pour la plupart, qui datent du premier au douzième siècle de notre ère. Ce recueil, qui n’a pas la prétention, selon ses éditeurs, d’être complet (p. 6), peut certainement se concevoir comme un complément à l’ouvrage de Hans Dieter Betz, The Greek Magical Papyri in Translation, paru en 1986 et réédité en 1992, dans la mesure où le critère retenu par Betz pour omettre certains textes magiques, leur caractère chrétien, est précisément le même qui a servi à Meyer et Smith pour regrouper ces 135 textes coptes. Comme le titre l’indique, il s’agit donc de textes issus du christianisme ancien et qui portent sur ce qui est considéré par la plupart comme de la magie : « spells, charms, amulets » (p. 1). Comme le sous-titre le précise, les textes proviennent de la chrétienté copte d’Égypte et décrivent des rituels de pouvoir. Aux yeux des éditeurs, la précision est importante, puisque, dans ces textes, la distinction entre magie et religion n’apparaît pas toujours très nettement. De nombreuses invocations visent en effet à protéger leurs utilisateurs contre le pouvoir de la magie, jugé néfaste. Dans ce cas, l’expression « Texts of Ritual Power » serait plus correcte, selon Meyer et Smith (p. 5). En fait, la perspective chrétienne des documents réunis dans ce volume démontre que le christianisme peut prendre la forme d’une religion populaire (« folk religion »), avec un penchant syncrétiste (« with a syncretistic interest ») dans son emploi des rituels de pouvoir « for all sorts of practical purposes » (p. 7).

Trois catégories de textes donnent à l’ouvrage sa structure. Premièrement, des textes grecs et coptes, les plus anciens du recueil. Deuxièmement, des incantations diverses, en copte uniquement, et troisièmement, des manuels rituels (ritual handbooks). La première partie, « Ritual Power in Egypt », présente ainsi des textes rédigés en vieux copte, en grec et des textes gnostiques qui attestent le caractère ancien des rituels de pouvoir dans l’Égypte d’expression copte. On y trouve, par exemple, au chapitre 1, la traduction du vieux copte d’une invocation à des divinités égyptiennes (Osiris et Anubis) et juives (Sabaoth et l’archange Michel), pour obtenir une révélation (PGM 1 66-67[26]) et celle d’un charme d’amour adressé à Isis (PGM 1 70-77). Les textes du chapitre 2 réunissent des incantations traduites du grec, en usage chez les Chrétiens d’Égypte, pour s’assurer la protection contre la maladie — avec une citation de l’Évangile de Matthieu (p. 33) — ou la vengeance contre ses ennemis (p. 51). La première partie se conclut par quelques incantations d’inspiration gnostique, tirées notamment de l’Évangile des Égyptiens (p. 68-70) et de Zostrien (p. 73-76). La deuxième partie, « Coptic Spells of Ritual Power », ne regroupe que des incantations ou des amulettes coptes, avec ou sans la mention du client pour lequel elles ont été préparées, classées selon leur fonction : guérison (chapitre 4), protection (chapitre 5), amour (chapitre 6) et malédiction (chapitre 7). Le syncrétisme de certaines incantations est remarquable. Jésus et Horus se présentent ainsi en parallèle dans une incantation pour le soulagement des douleurs de l’accouchement et les maux d’estomac (p. 95-96). D’autres, comme ce charme d’amour inspiré d’une légende d’Isis et d’Horus (p. 152-153), s’en tiennent aux divinités égyptiennes les plus anciennes. Les précisions rituelles, d’usage dans ce type d’incantations (« dessine cette figure sur le fond d’un vase neuf, verse à l’intérieur une eau libre d’incantations […] », p. 169), accompagnées de dessins et de signes — parfois reproduits dans le volume (par exemple, p. 146, 158 et 222) ne manquent pas. Tout comme, d’ailleurs, les formules étranges, qui reposent notamment sur l’alphabet grec (AEEIOUO, EEIOU, EIO, IO, I, les sept voyelles sacrées, disposées à la verticale, formant un triangle renversé [p. 234]), les noms d’anges et d’archanges par ordre alphabétique : Michael, Mikael, Mikroel, Manel, Priphiel, Prothiel, etc. (p. 234-235) et certains mots de pouvoir comme ALPHA LEON PHONE ANER ou un extrait modifié du carré « magique » : SATOR AREDO TENED ODERA RODOS (p. 92)[27]. La troisième partie, « Coptic Handbooks of Ritual Power », se limite aux textes qui prennent la forme d’un livre de recettes magiques ou, pour reprendre l’expression de David Frankfurter, d’un grimoire[28]. Par exemple, le chapitre 11 (p. 293-310) est consacré à un codex fait de quatre papyri, conservé à l’Université du Michigan (Michigan 593), qui met à la disposition de son utilisateur des invocations et des prescriptions rituelles applicables à diverses circonstances : fièvre, vertige, hémorragie, protection, profit commercial et révélation. L’ouvrage est complété par un appendice, qui publie, pour la première fois, cinq textes coptes tirés de la collection Beinecke de l’Université Yale, des notes textuelles, un glossaire et une riche bibliographie.

À la lecture d’un recueil de textes rituels qui provient, comme celui que nous proposent Marvin W. Meyer et Richard Smith, de communautés chrétiennes, il serait difficile, à tout le moins, de ne pas remettre en question les définitions souvent trop rigides des termes « magie » et « religion ». Les noms de Marie et de Jésus s’associent régulièrement, dans les textes réunis ici, à des rites et des formules que l’on a souvent rangés dans la catégorie des pratiques magiques. Il n’est pas exclu, si l’on suit l’hypothèse de David Frankfurter, l’auteur de l’introduction à la troisième partie, que ces textes aient été rédigés par des moines convertis sur le tard, après un apprentissage de l’écriture acquis dans le milieu des sanctuaires traditionnels. Cette hypothèse expliquerait le syncrétisme de plusieurs incantations qui mêlent les traditions égyptiennes, juives et chrétiennes (p. 261).

Dominique Côté