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Quelques hypothèses n’hypothéquant pas la lecture de Martine Audet

Indépendamment de ce qui bouge d’un livre à l’autre, la poésie de Martine Audet, dont Les mélancolies [1] constituent le sixième opus, repose sur quelques invariants bien manifestes. Il y a d’abord cette épargne minutieuse de la parole : vers et strophes ne sont pas loin d’être compendieux. Le lexique a ses mots fétiches, de préférence monosyllabiques : air, vent, corps, main, coeur, os, ciel, nuit… Mots assez incontournables, il est vrai, mais la valeur qu’on leur accorde ici va plus loin que l’usage nécessaire. On leur confie l’essentiel ; ils sont cet essentiel, cette langue élémentaire, épurée, qui semble être une mode chez beaucoup de poètes. En effet, ce n’est pas rare dans les oeuvres actuelles, cette gestion sans dépense inutile. Il semble au contraire que la plupart aspirent au dépouillement formel comme à un idéal entendu et obligatoire, idéal qui, pour certains, a l’air de se confondre avec l’idée même de la poésie. Première hypothèse : dans Les mélancolies, l’économie du poème serait tout à fait adéquate. Ce ne serait pas, comme chez d’autres, une convention ou une afféterie. Le courant endigué du langage serait à rapprocher de la tentation du mutisme qui habite le pays de la mélancolie : « je renonce à parler […] je sais à peine/qui je suis » (12), lit-on dès la première page. La bile noire est une encre blanche. Elle répugne au bavardage, se tenant plutôt à l’orée du secret, aux bords où la parole vient près de manquer :

on souligne à la fois l’oeil

et la tranquillité des pierres

les yeux voudraient pleurer

quelle eau touche ainsi

l’eau

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Le tour interrogatif, dont Fontanier dit qu’il est propre à exprimer tous les mouvements de l’âme, est également caractéristique de la poésie d’Audet. Moins fréquent dans ce dernier livre que dans Orbites [2], il teinte cependant d’inquiétude l’affection mélancolique dans la quatrième séquence du recueil, avant de réapparaître dans les poèmes de la fin du livre. Et comme la première phrase des Mélancolies est elle-même interrogative (« Ai-je craint que mon coeur ne s’élève contre moi ? » [9]), on peut considérer que le texte entier est placé sous le signe du questionnement. Deuxième hypothèse (que le lecteur a si bien vue venir qu’il émet à son tour l’hypothèse de la complaisance du chroniqueur) : le mal mélancolie obscurcissant toutes les certitudes consolantes, le doute, la crainte, l’irrésolution et autres fluctuations de l’esprit étant ses conséquences naturelles, le tour interrogatif en serait l’expression même.

Pour que le lecteur n’ait pas le déplaisir de la voir venir, j’émets tout de suite la troisième hypothèse avant d’en fournir la présomptueuse explication : la (ré)partition du thème en douze parties formellement distinctes était la seule manière de lui insuffler quelque chose de neuf et de justifier son traitement en un livre de cent quarante pages. La mélancolie est en effet un thème poétique en soi, un thème rebattu autant que « canonique », dont la seule mention évoque un nombre considérable de poèmes célèbres, du rondeau où Charles d’Orléans se dit l’« Escollier de Mérencolye [3]  » aux pièces de Verlaine placées sous l’influence de Saturne, en passant par celles des Contemplations où se fait entendre la bouche d’ombre, les Spleen de Baudelaire et le sonnet au soleil noir de Nerval, pour ne rappeler que les plus connus. Ce serait un peu ridicule de vouloir situer l’entreprise de Martine Audet dans le sillon de ces illustres et lointains devanciers, et en les évoquant, on réalise aussi qu’il serait impossible de citer autant de poèmes modernes (du vingtième siècle, disons) et célèbres écrits sur le même thème [4]. J’avance cette énormité que sauf exception (on pourrait citer l’oeuvre importante de Jacques Brault), la mélancolie est une vertu poétique d’autrefois. Dans le livre de Martine Audet, la structuration du thème propose de celui-ci une lecture originale, au sens où sa pluralisation (les mélancolies) désavoue son alibi romantique et cherche à représenter l’attitude mélancolique comme une chose diversement pathogène. Les intitulés des première et huitième mélancolies, empruntés l’un à Sappho (« je n’essaierai pas de toucher le ciel »), l’autre à Gail Scott (« C’est le ciel que je veux »), en montrent assez le visage paradoxal.

Il y a douze parties : chacune a son titre propre, chacune a sa singularité formelle, mais chacune est également appelée « mélancolie », de sorte que ce livre se compose de douze mélancolies, comme s’il s’agissait d’une catégorie générique. Et parce que le poème est un fruit de la tourmente de l’âme. Et du même coup sa rémission pharmaceutique.

Douze mélancolies, autant de dispositifs d’écriture au fil desquels s’opère un déplacement du sujet mélancolique observable sur plusieurs plans : voix pronominale (je/nous/on), temps de verbe, construction phrastique complexe ou nominale, mise en page du poème (marges justifiées à gauche et à droite, vers non ponctués/blocs de prose ponctuée, recours à la parenthèse), etc. La configuration propre à chaque section est assurée par le choix d’un ou de plusieurs de ces éléments régulateurs. La plus excentrique des mélancolies, la septième [5], propose une digression sur un chapitre du livre de Robert Burton, Anatomie de la mélancolie [6]. La séquence est digressive sur le plan formel en raison de la verticalité privilégiée par la mise en page, qui fait penser aux expériences d’un E. E. Cummings. Elle est aussi digressive parce qu’elle évoque un texte de la Renaissance, cette époque qui fut comme un âge d’or de la mélancolie.

Dernière hypothèse de lecture, brièvement : il faudrait déduire du livre d’Audet que la mélancolie est elle-même digressive, à côté, dans les marges de l’ordre du monde et de ses raisons. Et que le poème est de cette nature, écart dans le discours, parenthèse dans le temps dévorateur, éloignement indiqué.

Deux ou trois choses sur le vingt-septième titre de Normand de Bellefeuille

Dans Les paradis artificiels, Baudelaire parle de la sensation transfigurée par les effets du haschich, laquelle est alors, relativement à sa forme habituelle, « ce que la mélancolie poétique est à la douleur positive [7]  ». Je ne le dis pas au préjudice du beau livre de Martine Audet, qui a, comme on l’a exprimé, sa valeur propre, mais, passant du livre de celle-ci à celui de Normand de Bellefeuille, le lecteur a l’impression de passer de la mélancolie poétique à la douleur positive, tant les mots de ce poète d’exception, depuis La marche de l’aveugle sans son chien, ont l’air de faire corps avec la douleur. Bien sûr, toute écriture est transfiguration, et les lecteurs de de Bellefeuille sont bien placés pour le savoir : nous mentons tous, n’est-ce pas, et le texte juste ment [8]. Les sortilèges du langage et de la forme sont toujours à l’oeuvre chez de Bellefeuille, mais on dirait qu’ils n’empêchent en rien le poème de distiller la vie, le désir, de tirer l’essence de chaque sentiment d’amertume ou sensation de suavité, pour paraphraser encore le poète des Fleurs du mal.

Elle était belle comme une idée [9] est un long poème où alternent, inégalement distribuées dans les quatre parties du livre, trente séquences en vers et trente missives adressées (ironiquement ?) à une « chère amie ». Cette amie est la vie elle-même, « Elle n’est que la vie, Elle est toute la vie », précise le prologue. Difficile, pourtant, de ne pas y voir le retour évident du féminin, de ses charmes, de ses marques, ce féminin dont les Cold cuts supprimaient la marque grammaticale en élidant les e muets. La préface de Denise Desautels exprime le même scepticisme quant à l’identité réelle de cette elle —c’est d’ailleurs le seul intérêt véritable de cette préface qui est surtout paraphrastique, me semble-t-il.

Lettres et fragments poétiques sont moins des miroirs donnant lieu à des effets de réverbération que des trames parallèles. Mais les fragments en vers sont une sorte de litanie qui semble préluder aux lettres, ce qu’indiquerait le leitmotiv « après, il faudra leur dire » (ou l’une de ses variantes) qui ouvre tous les fragments. Après : ce mot, un adverbe, comme par hasard [10], est le premier du livre et se trouve ensuite répété comme une ponctuation : après, il faudra leur rappeler, […] après, le leur crier, etc. À cette invite réitérée répond, dans chaque lettre, un post-scriptum succinct. Post-scriptum : locution latine signifiant « écrit après ». Après l’amour, après la mort, celle, obsédante, de l’ami qui chantait, notamment. Après l’écriture, après tous les décomptes exercés par cette manie comptable du poète cherchant à prendre la mesure du réel, après « ce fatigant ajustement » (69). Après : cet adverbe de temps (qui, soit dit en passant, peut aussi se muer en préposition) et l’imparfait du titre (Elle était), apparemment en contraste, tendent à se confondre, comme tendront à se mêler les deux tissus textuels qui font la trame de ce livre à la fois simple et complexe.

Si le genre épistolaire n’est pas tout à fait nouveau chez de Bellefeuille, puisque la plaquette Dans la conversation et la diction des monstres, il y a plus de vingt ans, le pratiquait déjà, le post-scriptum, lui, agit comme un élément formel nouveau. Il me paraît avoir une double fonction. Ou bien il formule une précision adventice, il signale le superfétatoire, car la vie est si quotidienne (c’est le titre de la première partie) ; il laisse alors ce qui précède « intact ». Ou bien il rectifie ce qui précède, le corrige, laissant entendre que l’écriture n’a pas atteint la précision souhaitée ; presque aveu, ce post-scriptum, chez un poète à l’écriture aussi surveillée que de Bellefeuille. Le poète parle au reste de son écriture comme d’une « tâche d’égarement » (100) et fait mention d’une étonnante « liste des improbabilités » ([101], mais c’est aussi l’intitulé de la troisième partie), formules qui sont comme en marge de la poétique de l’exactitude et de la prévisibilité à laquelle il nous a accoutumés.

Enfin, si tout poème n’est jamais qu’un post-scriptum, car « la poésie ne vient qu’après » (102), c’est que le vécu à lui seul ne suffit pas. J’ajoute que ce vingt-septième livre peut être tenu pour un post-scriptum à l’oeuvre élaborée précédemment, comme le laisse croire le prologue. Quelque chose a bougé chez ce formaliste qui opérait à froid dans le corps de la langue, et qui écrit aujourd’hui que « le coeur/est le dernier étage du poème » (110).

Dans les lettres que je reçois d’elle, écrit Breton dans Nadja, ce qui me touche le plus, ce pour quoi je donnerais tout le reste, c’est le post-scriptum.

Plusieurs cartes postales

Les cent cinquante-huit poèmes brefs recueillis dans Je m’en vais à Trieste [11] tiennent de la carte postale, du cliché touristique et du journal de bord, celui d’une voyageuse qui cherche à enregistrer, au fil des escales, les impressions de l’heure et du lieu en autant d’instantanés. Tous les poèmes sont datés, et leur écriture s’échelonne sur une dizaine d’années. Ils sont comme les photos d’un voyage qu’on a fait ; ce sont choses du passé qui appartiennent désormais à la mémoire. Ils disent où la voyageuse est passée, à quels points d’attache s’est provisoirement fixée l’écriture, activité essentiellement migrante, affaire de mouvement, comme le rappelle l’intitulé (Je m’en vais) qui désigne peut-être moins les poèmes colligés qu’on donne à lire ici que ceux qui sont à venir. Peut-être ne s’agit-il pas tant, quand on écrit, de dire d’où l’on vient que là où l’on veut aller. Le complément de destination (à Trieste) renvoie à la dernière mention toponymique du livre, mais étant donné ce projet toujours en cours (Je m’en vais), il pourrait aussi bien figurer l’impossible point d’arrivée de l’écriture [12]. On n’arrive pas au poème, on y va. Cela étant dit, la ville de Trieste, tout à la fois italienne et slovène, ville aux racines levantines diverses, ville carrefour, en somme, coiffe mieux qu’une autre ce travail d’écriture fortement teinté de cosmopolitisme. C’est aussi la ville d’un grand poète, Umberto Saba, qui l’a célébrée dans son Canzoniere [13].

Si le nom de Nicole Brossard est superlativement associé à diverses étiquettes (la poète la plus féministe, la plus hermétique, la plus lesbienne, la plus formaliste), ce livre nous apprend qu’elle est sans doute aussi celle qui a le plus voyagé. Certains poèmes ne sont pas sans verser dans le registre bon chic, bon genre du carnet mondain ou de l’agenda culturel : on va de musée en café, de cocktail en lecture, de la plage de Deauville à la Piazza San Marco de Venise. Mais ne soyons pas injuste, il y a aussi le centre Bell lors d’un match Toronto-Montréal (on a même droit au score !), le village de La Baie au Saguenay, la place Émilie-Gamelin, le parc industriel à l’angle de Sherbrooke et Sanguinet… Il y a l’Usine C, lieu de théâtre dont la mention répétée donne à penser que tous ces lieux restent sans hiérarchie dans l’ordre de la représentation. La réalité, dans Je m’en vais à Trieste, est cette représentation éclatée, babélique, dont les masques fuient : « je cours après toi réalité » (27), « la réalité s’en va » (72). Le défilé des « poèmes-escales », rapide (« la langue du poème file » [85] ; « je me déplace à vitesse d’ivresse » [130]) et ne ménageant pas les sauts d’un hémisphère à l’autre, a quelque chose d’extravagant. C’est une succession de haltes éphémères dans un parcours baroque. À cet éparpillement du voyage, un livre, quel qu’il soit, oppose toujours son rêve d’une impossible totalisation.

La poésie de Brossard, aux dires de ceux pour qui elle a véritablement compté, fut une intervention décisive, exempte de compromis et de facilités. Des facilités, il y en a dans Je m’en vais à Trieste, mais il y a aussi de véritables réussites, des poèmes chauds, émus, tel celui-ci, à la chute magnifique, dont on dirait qu’il se situe à la lointaine circonférence d’un exigeant centre blanc :

ANSE À LA BARQUE

22 juin 2000

épingles tremblantes dans leurs cheveux

les femmes redressent le passé

l’or de l’heure du ti-punch

pays de l’horizon

nuit bord haut bord d’étoiles

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L’inconscient du soleil [14] a été composé en voyageant, lit-on en quatrième de couverture, ce qui est au reste attesté par le premier poème, qui place le recueil sous le signe du voyage et du détachement qu’il permet, ainsi que par quelques indices de dépaysement. Ce soleil qui « latinise les envies de ne rien faire » (64) a tout l’air d’être celui du Mexique, pays évoqué à d’autres reprises. Mais notre poète est avant tout un explorateur de l’intériorité, quelqu’un qui ne craint pas de paraître « désorienté » (73). Le lisant, on comprend qu’il s’agit d’un abandon volontaire, Acquelin sachant mieux qu’un autre consentir à la perte des repères : « les quatre points cardinaux sont un caprice temporel » (40).

Dans le concert des voix de l’heure, celle de José Acquelin est très atypique, bellement personnelle. Elle est à contre-courant des fétichismes formels et de la surconscience stylistique dont on parlait plus haut. C’est une voix qui ne craint pas un certain laisser-aller, et j’y vois l’un de ses plus beaux mérites. L’abandon de soi ne va pas sans les abandons de l’écriture à un relatif et salutaire automatisme, un automatisme qui ne garantit pas à lui seul la poésie, mais l’irrigue continuellement. C’est ce qui explique la cohabitation, dans les poèmes, des registres les plus divers : notations auto-analytiques, vers aphoristiques, justesse descriptive, dérivation lexicale, abandon à la pente lyrique… Les mots tantôt manifestent une liesse formidable, tantôt ont l’air de s’étrangler dans un constat saisissant : « le soleil s’en va les valises périssent […] les ciseaux sont incrédibles même si on est découpé » (40). Le lecteur pressé qui n’aurait le temps que de quelques pièces devrait commencer par le très beau « On ne peut rien voler au feu » dont sont extraits les vers précédents.

L’inconscient du soleil : la part de l’ombre, sans doute, à moins qu’il ne s’agisse de toute la création, dont Acquelin demeure un contagieux contemplateur, par exemple de la lune, satellite associé à la volonté (« Volonté de la lune ») et générant des textes de prose sur lesquels se ferme le livre, après les quatrains à géométrie variable qui dominent dans les première et deuxième parties. Vers, prose, cette distinction formelle suffit à José Acquelin, poète qui a d’autres chats à caresser.