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On l’a dit usé à la corde, plat, ennuyeux, idéologiquement suspect, bourgeois, facile, anachronique, nul, etc. On l’a déclaré mort plusieurs fois. Et pourtant le réalisme n’a jamais été aussi florissant, tout comme le roman dont il est l’expression canonique. Le réalisme fait partie de ces courants esthétiques si peu définis qu’ils peuvent prendre mille sens, mille couleurs, mille formes. Il apparaît aujourd’hui débarrassé de ses anciennes doctrines et porté par une évidence nouvelle. À une époque qui aime à se penser sous le signe de l’immatériel et du simulacre, le réalisme est là pour rappeler que le réel n’est pas n’importe quoi et qu’il vous saute au visage si vous vous obstinez à faire comme s’il n’existait pas. Et cela donne, comme dans les trois exemples qui suivent, des textes qui ne sont ni usés ni faciles, bien au contraire.

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Le premier exemple appartient à une catégorie de romans que l’on ne rencontre pas souvent dans cette chronique de Voix et Images : celle du best-seller international. Il s’agit, on l’aura peut-être deviné, du troisième roman de Yann Martel, Life of Pi, prix Booker 2001, qui vient d’être traduit par les parents de l’auteur et publié à Montréal sous le titre L’histoire de Pi [1]. Acclamé en Angleterre, aux États-Unis et au Canada, traduit en plus de trente langues, ce roman a séduit à peu près tout le monde, et à juste titre.

Le genre auquel on associe spontanément L’histoire de Pi n’est pourtant pas neuf, loin de là. C’est une robinsonnade comme il s’en est écrit des centaines sans doute depuis celle de Daniel Defoe au début du dix-huitième siècle. Chaque fois, c’est un peu le même scénario : un homme seul perdu au milieu de l’océan lutte pour sa survie et parvient tant bien que mal à dominer la nature. Le voici comme à l’origine du monde : il retrouve des instincts que des siècles de civilisation lui avaient fait perdre. Mais le voici tout autant comme à la fin du monde, après un désastre qui le laisse seul face à son destin. Dans les plus connues de ces robinsonnades, comme dans Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier par exemple [2], le côté un peu boy-scout et prévisible de l’aventure est compensé par la beauté somptueuse du style ou par la profondeur philosophique de l’observation. L’intérêt de L’histoire de Pi est ailleurs toutefois que dans le style ou les grandes idées philosophiques : c’est la fable elle-même qui est brillante, drôle, captivante. Yann Martel élève l’art de raconter à une hauteur que peu de romanciers atteignent.

On connaît l’histoire : un jeune garçon d’origine indienne, rescapé du naufrage d’un cargo qui le transportait vers le Canada, avec à bord une partie des animaux du zoo paternel, dérive durant 227 jours dans un canot de sauvetage où se trouve également un tigre royal de Bengale. L’idée géniale du roman de Yann Martel, c’est ce tigre. Il en fait un véritable personnage romanesque, comme la baleine Moby Dick de Melville, mais un personnage exilé de son territoire naturel. Le tigre s’appelle curieusement Richard Parker et le roman ne manque pas de tirer profit, dans les premiers moments du naufrage, de la confusion que permet ce nom humain. Le héros, lui, s’appelle tout simplement Pi, diminutif d’un nom difficile à porter et attribué en l’honneur d’une piscine parisienne — Piscine Molitar Patel — comme s’il était prédestiné à vivre sur l’eau. Ce nom a son histoire, tout comme celui de Richard Parker qui commence ainsi : « Richard Parker devait son nom à une erreur bureaucratique » (144). Yann Martel multiplie ainsi les petites histoires et fait chaque fois la preuve qu’il est incapable d’être ennuyeux. Mais ce sont des amuse-gueule destinés à préparer la véritable histoire qu’il se donne le défi de raconter. Car l’histoire de Pi n’est pas une histoire comme une autre : c’est « une histoire qui va vous faire croire en Dieu » (10), prévient-il.

À quoi tient la magie de ce récit ? D’abord à une sorte d’allégresse qui traverse chaque page ou presque. Yann Martel a dû travailler fort, on l’imagine, pour maîtriser tout ce vocabulaire zoologique et pour ne rien laisser au hasard. Chaque petite victoire de Pi sur Richard Parker est racontée dans ses moindres détails et l’on finit par connaître très exactement comment réagit un tigre en haute mer. Le romancier dit absolument tout à son lecteur, comme si sa vie dépendait de la foi que ce dernier acceptait de placer en lui. En revanche, s’il ne cache rien, il n’en remet jamais non plus et manifeste même un penchant assez net pour l’understatement et pour l’autoréflexion. L’art du récit de Yann Martel tient peut-être au fait qu’il laisse toujours planer le doute sur l’authenticité de son récit, comme s’il s’amusait (le mot n’est pas trop fort) à tester les limites de sa fable, à vérifier jusqu’où est prêt à le suivre son lecteur.

Quand Pi touche terre à la fin de son odyssée, il raconte son histoire à deux représentants du ministère japonais des Transports chargés de faire la lumière sur le naufrage du cargo dont il était passager (et qui battait pavillon japonais). « Il nous prend pour des imbéciles » (307), conclut le plus expérimenté des deux hommes. Devant leur incrédulité, Pi leur propose aussitôt un tout nouveau récit, beaucoup plus bref, dans lequel il ne met aucun tigre. Puis il leur demande de choisir entre l’histoire avec des animaux et l’histoire sans animaux. Les deux Japonais tombent d’accord : « l’histoire avec les animaux est la meilleure histoire » (332).

À une époque où l’on dit que tout est relatif, les lois de la zoologie fournissent un excellent appui pour élaborer un roman de type réaliste. L’arche de Pi comprend au début un zèbre, un orang-outan et une hyène, en plus du tigre et du garçon. C’est comme un zoo miniature avec une seule cage pour tous les animaux et leur gardien. Les règles sont simples : le plus fort l’emporte sur les plus faibles. Le zèbre meurt le premier, suivi de l’orang-outan qui livre toutefois un combat honorable, puis de la hyène. Restent donc le tigre et le garçon. Nous sommes à la moitié du roman : la suite est une démonstration rigoureuse, convaincante et parfaitement documentée des chances réelles de survie du garçon. Sa réussite ne tient pas tant du miracle que de l’application méthodique de ses connaissances éthologiques.

L’histoire de Pi est cependant autre chose qu’une banale illustration des lois naturelles. La vérité empirique est carrément inversée : c’est grâce à Richard Parker que Pi trouve l’énergie pour survivre. « C’est la vérité pure et simple : sans Richard Parker, je ne serais pas vivant pour vous raconter mon histoire. » (177) Vérité transcendante et non plus seulement empirique : l’individu devient humble devant le grand désert du cosmos. Il a besoin d’un tigre, qui est ici un puissant symbole d’une divinité à la fois terrible et fascinante. C’est aussi l’aspect le plus étonnant du roman que cette manière de réintroduire Dieu en prenant bien garde de ne pas l’identifier à une religion en particulier. Pi se vante, dans la première partie du roman, d’être en même temps hindou, musulman et chrétien. Le roman n’est plus, comme le disait le grand critique Georg Lukács au début du vingtième siècle dans sa fameuse Théorie du roman, « l’épopée d’un monde sans Dieu » : le religieux est au coeur de l’aventure de Pi. Non pas la religion en tant qu’institution, mais le religieux au sens le plus large, nourri de toutes les traditions. Pi porte sur ses épaules une sorte de grand rêve oecuménique et universel. En cela, il incarne moins un nouveau Robinson refaisant tout le chemin de la civilisation moderne qu’une forme d’idéalisme contemporain où se trouvent enfin réconciliés le combat pour la survie individuelle, le désir d’une communauté élargie et le sentiment religieux. L’histoire de Pi aborde ainsi les grands sujets comme si de rien n’était et fait le grand écart sans aucun effort apparent : un pied dans l’Orient, l’autre en Occident, un oeil tourné vers le monde empirique, l’autre vers le ciel et l’au-delà. Il parle de lui-même, du tigre, du lecteur et de Dieu sur le même ton : tous quatre font partie de son nécessaire de survie.

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Il n’y a aucune transition logique possible entre la très ambitieuse Histoire de Pi de Yann Martel et La héronnière [3] de Lise Tremblay. Il s’agit d’un tout autre réalisme, d’une tout autre écriture. Nous ne sommes plus au milieu de l’océan Pacifique, mais dans un village québécois fermé aux influences extérieures. La héronnière propose des histoires qui ne visent pas à redonner foi en Dieu, mais décrivent plus modestement un tableau de moeurs locales. C’est aussi un recueil de nouvelles plutôt qu’un roman, même si les cinq nouvelles sont extrêmement unifiées. Chacune d’elles évoque sur le même ton la vie dans un village québécois. Pas le village ancien à saveur folklorique, mais le village tel qu’il est devenu aujourd’hui, le village moderne si l’on peut dire, déserté par les jeunes et les femmes, envahi par des villégiateurs urbains et des chasseurs venus d’un peu partout. Les personnages se ressemblent beaucoup d’une nouvelle à l’autre, certains réapparaissant tout bonnement sous le même nom. L’énigme d’une nouvelle trouve parfois sa résolution dans la suivante. Mais ce qui fait surtout l’intérêt et la force de ces croquis villageois, c’est la netteté du trait, la justesse du regard et un mélange de froideur et de compassion à l’égard des personnages un peu tristes qui peuplent cette inquiétante campagne.

On est en effet loin de la pastorale naïve chez Lise Tremblay : le village est un univers obscur, avec ses lois secrètes, ses marais, ses chasseurs qui ne veulent pas être dérangés. Le citadin ne s’y sent qu’à moitié accueilli et lui-même n’adhère jamais complètement à l’univers des habitants. Cet écart entre ville et campagne n’est pas nouveau, mais on dirait que les valeurs se sont inversées avec le temps : alors que la ville était jadis le lieu de tous les dangers et le symbole de la vie artificielle, c’est désormais le village qui apparaît, au fil de ces nouvelles, comme l’espace même de l’étrangeté et du mensonge.

Les petits tableaux réalistes que dessine Lise Tremblay du milieu rural prennent volontiers le contre-pied d’un certain régionalisme actuel. Dans « La beauté de Jeanne Moreau », le point de vue est celui d’une ethnologue qui fait le portrait ironique d’une sorte de poète du terroir, appelé Raynald. Fort du prestige que lui valent ses amitiés avec des artistes montréalais réputés, Raynald jouit de beaucoup de considération au village :

Raynald était le prototype du poète du terroir dans tout ce qu’il y a de plus détestable. Il était suffisant et étalait sa supériorité partout dans le village. Il était aussi le fruit de ce que nos politiques culturelles font de pire. Il recevait bon an, mal an subvention sur subvention pour rédiger ce que j’appelais Ces histoires des pays d’en haut : des livres de contes, en général mal écrits, où il se vantait de conserver la mémoire d’un peuple. C’était un très mauvais écrivain, mais il avait vite compris comment fonctionnait le système.

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Dans la nouvelle éponyme, les amateurs d’oiseaux font l’objet d’une caricature à peine moins féroce :

On dirait qu’ils se ressemblent tous : costume de camouflage, sac à dos, lentilles de toutes sortes accrochées partout. Les femmes aussi sont toutes pareilles. Ce n’est pas le concours de Miss Monde : pas de maquillage, les cheveux tressés ou ramassés en queue de cheval, pas de teinture. Je ne sais pas pourquoi, elles ont presque toutes les cheveux gris et des lunettes. Vers quatre heures, ils ont pris le bois. On ne les reverrait pas avant sept, huit heures au concours d’imitation de chants d’oiseaux.

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Lise Tremblay décrit aussi l’hypocrisie de vrais villageois, comme dans « Élisabeth a menti » qui raconte, toujours du point de vue de l’ethnologue, ce qui se passe quand on se mêle de dénoncer le braconnage. Et puis il y a les pauvres innocents, le plus souvent des hommes que leur femme a abandonnés et qui vieillissent dans une détresse telle que le pire est toujours à craindre. Ce sont les mêmes armes qui servent à la chasse, au braconnage et au meurtre.

Après trois romans remarquables, La héronnière constitue un très bon « petit livre » qui confirme la place de plus en plus grande de Lise Tremblay dans le paysage littéraire québécois d’aujourd’hui. Le cadre restreint de la nouvelle n’est peut-être pas celui qui la sert le mieux, mais on y retrouve les qualités d’écriture et le don d’observation qui font d’elle un des talents les plus naturels de sa génération.

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Si la réalité des villages de Lise Tremblay est on ne peut plus actuelle, la réalité urbaine de l’autre Tremblay (Michel) semble à première vue tournée vers le passé. Son dernier roman, Le cahier noir [4], s’inscrit dans le vaste cycle des Chroniques du Plateau Mont-Royal et appartient au même univers ancien que les six romans précédents. Nous sommes en 1966 et les personnages, prisonniers de leur roman familial, habitent en marge de l’Histoire.

Même si l’on rencontre dans Le cahier noir des figures familières au lecteur de Michel Tremblay, comme la Duchesse de Langeais, ce ne sont pas elles qui ont ici le premier rôle. La figure centrale s’appelle cette fois Céline Poulin. Elle est serveuse au Club Sélect, au coin des rues Saint-Denis et Sainte-Catherine. C’est elle qui écrit Le cahier noir, à la suite d’un événement honteux qui constitue le coeur même de son récit, de sa confession. Pour bien comprendre la portée de son humiliation, il faut savoir qu’elle est naine et que sa mère, une marâtre alcoolique de la pire espèce, lui a toujours interdit de tirer profit de son infirmité en se donnant en spectacle. Or, tout le drame se construit précisément autour d’un spectacle, Les Troyennes d’Euripide, dans lequel elle se voit offrir un rôle secondaire. C’est alors que surgit la mère qui est ici plus que jamais le grand adversaire, plus redoutable que le tigre de Pi. Quand elle apprend que sa fille se prépare à jouer dans une pièce de théâtre, elle lui promet d’être présente au moment de la première et de lui faire payer son audace en la ridiculisant : « Et je te préviens, je vais rire pendant tout le spectacle ! Je vais être le premier être humain à rire pendant toute une représentation des Troyennes d’Euripide ! » (180) Elle n’aura pas ce plaisir, car sa fille parviendra à la piéger au terme d’un plan compliqué qui les laissera finalement toutes deux vaincues, victimes de leur appétit de vengeance.

Le cahier noir reprend l’un des grands ressorts des Chroniques du Plateau Mont-Royal : le rêve de changer de vie, d’avoir enfin l’occasion de devenir un autre et de s’élever ainsi à une hauteur que l’on croyait interdite. C’est là, au fond, ce que veulent tous les personnages de roman réaliste, mais ce désir d’évasion prend chez Michel Tremblay une dimension plus dramatique dans la mesure où les héros comme Céline Poulin n’ont jamais eu la chance de sortir de leur condition initiale. Leur pauvreté est extrême et ne vient pas seulement de leur situation économique et sociale. C’est une pauvreté intériorisée, aggravée ici par le handicap physique qui semble condamner le personnage à une éternelle marge. En lui attribuant le premier rôle, le roman l’arrache toutefois à ce fatalisme et lui donne une seconde vie. Le cahier noir est soutenu d’un bout à l’autre par l’idée selon laquelle le personnage peut changer d’identité. Mais Céline ne quittera pas sa marge pour un invraisemblable centre : elle ira à la marge de la marge, dans le Montréal nocturne de la Main, là où vivent les travestis, les guidounes et les autres créatures qui forment sa véritable famille.

S’il reprend ainsi les grands thèmes des romans antérieurs de Tremblay, Le cahier noir s’en distingue toutefois par son caractère particulièrement écrit. Céline Poulin rédige un journal qu’elle appelle, par allusion à Musset, « la confession d’un enfant du milieu du siècle » (19). Ce n’est pas le premier personnage de Tremblay qui écrit son journal. On se souvient peut-être du journal de voyage d’Édouard, dans Des nouvelles d’Édouard [5]. Mais Édouard destinait son journal à Albertine et son style était essentiellement celui d’une lettre, d’un dialogue. Céline Poulin écrit au contraire son Cahier noir seulement pour elle-même, tout comme elle lit pour elle-même les romans de Zola, de Proust et de Kafka devant des clients du Club Sélect qui la regardent avec suspicion. Son écriture oscille entre la langue vernaculaire et le style affecté, trop littéraire pour être vraie. Une phrase qui commence par les mots : « Ils se targuent » (25) ne peut pas faire autrement que sonner faux sous la plume d’une serveuse au Club Sélect. Au-delà de ces brusques et nombreux changements de niveaux de langue, c’est toute l’entreprise qui paraît quelque peu bancale. On ne comprend pas ce qui pousse un tel personnage à consacrer autant de temps à l’écriture d’un journal qui, elle s’en rend compte à mi-parcours, ne lui apporte pas le bien-être espéré.

Cela dit, il faut peut-être rappeler ici l’une des remarques les plus justes d’André Belleau sur les personnages d’écrivains dans le roman réaliste au Québec : selon lui, c’est presque toujours le personnage qui ne vient pas d’un milieu traditionnellement cultivé qui y prend la plume. En ce sens, c’est parce que Céline Poulin est une écrivaine improbable qu’elle est prédisposée à jouer ce rôle. La culture n’est pas pour elle un héritage : c’est une conquête ou, mieux encore, un travestissement au sens positif que Michel Tremblay donne à ce terme. C’est son seul moyen d’échapper à la pauvreté généralisée de son milieu familial et de rejoindre la vie des grandes héroïnes de romans. Servir des « hamburger platters » et lire Proust : c’est un des traits du réalisme d’hier et d’aujourd’hui, version québécoise.