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La génétique textuelle, domaine déjà fort ancien, fait l’objet d’un regain d’intérêt au Québec depuis une vingtaine d’années. Les articles réunis ici témoignent des perspectives variées qu’adoptent les chercheurs face aux manuscrits de travail et à la succession des esquisses et des versions qui ont donné naissance aux textes publiés. Le présent dossier est donc consacré à l’étude des manuscrits et des variantes d’édition qui mènent peu à peu à l’oeuvre définitive. Or dans ce domaine, le chercheur dispose de sources diverses et peut procéder de plusieurs façons différentes. Il peut relever les corrections, les transformations et les hésitations (ratures, ajouts, substitutions, déplacements, restructurations, réécritures) présentes au sein des brouillons dans le but de les comparer aux nombreux états manuscrits du roman et enfin au texte publié (génétique des variantes). Il peut également se pencher sur les premières phases de réflexion, de prospection, de programmation, voire de fabrication (plans sommaires et détaillés, notes de régie et de documentation, scénarios initiaux, programmes développés, listes de mots et d’idées, résumés, esquisses) que contiennent les dossiers préparatoires (génétique des ébauches). Si le texte a connu plusieurs éditions et si les modifications (ou variantes) ont produit des versions sensiblement différentes de l’oeuvre, elles obligent à fixer l’identité du texte en aval de toutes les modifications (génétique de l’imprimé). Qu’il s’agisse d’étudier les différents états manuscrits, les documents préparatoires ou les variantes d’édition, le dossier de genèse nous permet d’entrevoir les étapes successives d’écriture et de réécriture qui ont participé à la production du texte achevé, de comprendre le processus dynamique (construction-déconstruction-reconstruction scripturales) qui a participé à sa genèse.

Comme le met en évidence le présent numéro de Voix et Images, les manuscrits littéraires et les versions publiées successives sont une terre d’élection pour quiconque s’intéresse à la lente mise en place du matériau langagier. En plus d’éclairer les méthodes de travail de l’écrivain en révélant les schémas dramatiques, dialogiques, narratifs et descriptifs, ils constituent une riche source de documentation pour celui qui s’intéresse à la mise en fonctionnement de la langue et au surgissement du sujet dans l’énoncé. Un dossier génétique relativement complet permet de suivre pas à pas le processus de la création et contribue à restituer le parcours d’une production littéraire, de ses premières traces écrites (les dossiers préparatoires) jusqu’au texte narratif achevé, en passant par la phase rédactionnelle (divers états manuscrits). De quelque nature qu’ils soient, les avant-textes littéraires laissent apparaître de manière très nette les choix et les hésitations de l’écrivain vis-à-vis du texte en germe (corrections, transformations, commentaires marginaux), ainsi que ses diverses réflexions à ce sujet (effets souhaités, mécanismes de réception visés, supports thématiques et structuraux employés, schémas d’intrigues privilégiés). La critique génétique est particulièrement apte à observer les différentes postures intellectuelles et affectives du sujet écrivant : ses lieux d’ancrage, ses points d’achoppement, ses impasses, compromis et censures.

Ce que l’on désigne communément par avant-texte, c’est cet ailleurs de l’écriture où s’est élaborée l’oeuvre. Comme le montrent certains de nos collaborateurs et collaboratrices, les manuscrits littéraires déplient, dans le mouvement même de l’écriture, les mécanismes de production du texte, éclairent la démarche de l’écrivain et les processus qui ont présidé à l’émergence de l’oeuvre achevée. L’étude des textes et avant-textes de Yolande Villemaire, Laure Conan, Félix-Antoine Savard, Gilbert La Rocque, Gabrielle Roy et Hubert Aquin permet de remonter, jusqu’à un certain point, aux origines du texte publié, voire de reconstituer une partie de sa préhistoire. Grâce à la variété des documents génétiques traités dans le dossier et à la diversité des dispositifs d’écriture mis en scène, on pourra non seulement se familiariser avec les nombreux fonds de manuscrits existants, mais aussi approfondir sa connaissance des techniques et des méthodes qui sous-tendent la génétique textuelle.

Ainsi, Danielle Constantin aborde les origines de La vie en prose de Yolande Villemaire par l’entremise d’une entrevue génétique qui nous fait pénétrer dans le laboratoire de l’écrivaine et nous invite à reconstituer l’espace intime de son écriture. Le témoignage d’un auteur sur la genèse de son propre texte est susceptible de modifier la compréhension que nous avons de ses intentions, de sa manière d’inventer, des présupposés qui sous-tendent son écriture et du contexte au sein duquel l’oeuvre fut créée.

Nicole Bourbonnais s’attarde à l’étude des remaniements que Laure Conan a apportés en 1884 et en 1905 à certaines éditions d’Angéline de Montbrun. À l’encontre des autres collaborateurs du dossier, qui disposent tous de manuscrits proprement dits, alors que ceux d’Angéline de Montbrun ont été perdus, Nicole Bourbonnais procède à une analyse des variantes (suppressions, ajouts, substitutions, déplacements) entre les éditions. Qu’il s’agisse des thèmes traités, des procédés de caractérisation mis en oeuvre ou de structures narratives, les variantes qui parsèment les éditions d’Angéline de Montbrun sont d’ordre stylistique et sémantique, mais ont aussi à voir avec la complexité narrative du roman.

Pour étudier certains épisodes marquants de Menaud maître-draveur, Yvan Lepage se penche sur différentes versions manuscrites et imprimées du célèbre roman de Félix-Antoine Savard. En s’appuyant sur l’étude de nombreux types d’avant-textes appartenant aux étapes pré-rédactionnelle (notes préparatoires), rédactionnelle (divers états manuscrits et dactylogrammes) et éditoriale (versions publiées), il met en évidence les tensions esthétiques présentes tout au long de la genèse du roman.

À l’instar des avant-textes des autres romans de Gilbert La Rocque, le dossier préparatoire de Serge d’entre les morts est d’une grande richesse, autant par la quantité et la variété des manuscrits que par leur diversité génétique. Des listes de mots, de thèmes et d’idées aux scénarios, résumés et essais rédactionnels, en passant par les plans de travail, les scénarios et les notes portant sur la structure narrative du récit, le cadre spatio-temporel ou la trame événementielle, le dossier préparatoire, qu’analyse Julie LeBlanc, met en place les principales composantes narratives du récit en gestation, notamment le processus d’écriture qui conduit à la construction des personnages.

Gabrielle Roy, on le sait, a repris, d’un texte à l’autre, des souvenirs de son enfance. Sophie Marcotte compare l’article « Mes études à Saint-Boniface » et le passage de La détresse et l’enchantement qui en est tiré. En se penchant sur le travail de réécriture qui s’est opéré entre ces deux textes, elle s’interroge sur les fondements mêmes du grand projet autobiographique de Gabrielle Roy.

Enfin, c’est en se penchant sur les notes de lecture, les listes de mots et autres documents de genèse que Jacinthe Martel met en lumière les enjeux esthétiques qui sous-tendent la production littéraire d’Hubert Aquin. À l’encontre des dossiers préparatoires et des différents états manuscrits de Menaud maître-draveur, par exemple, ou de Serge d’entre les morts, qui se prêtent à une étude systématique, les avant-textes d’Aquin apparaissent hétérogènes, chaotiques et lacunaires. Toutefois, comme le montre Jacinthe Martel, l’étude de certains dossiers manuscrits du romancier dévoile un travail important de documentation et de compilation, voire un remarquable appareil d’érudition.

À la lecture du présent dossier, on verra émerger un certain nombre de constantes. Nous sommes avant tout frappés par la complexité et la diversité des objets génétiques étudiés. Si la genèse textuelle a trouvé, au sein de la littérature québécoise, un terrain propice à son développement, cela ne devrait pas nous surprendre, compte tenu de la richesse des dossiers manuscrits de nombreux écrivains et écrivaines d’ici. La variété de documents et d’auteurs convoqués ici montre également que la critique génétique peut être mise au service de l’interprétation de textes et d’avant-textes littéraires de quelque nature que ce soit.

Par ailleurs, se voit soulignée la nécessité de forger des méthodes critiques à la fois suffisamment affinées pour tenir compte de la nature singulière des textes et des avant-textes littéraires privilégiés et assez souples pour prendre en charge la grande diversité des documents susceptibles de figurer dans un fonds de textes particulier. Sur le plan méthodologique, les auteurs des articles ci-joints se situent dans la mouvance de plusieurs approches : la philologie, l’histoire littéraire, la poétique et la stylistique, la narratologie, la sémiotique. C’est sans doute cette grande hétérogénéité méthodologique qui caractérise le mieux, depuis les trente dernières années, la génétique textuelle. Comme on le constatera à la lecture de ce dossier, l’étude des textes et des avant-textes de Yolande Villemaire, Laure Conan, Félix-Antoine Savard, Gilbert La Rocque, Gabrielle Roy et Hubert Aquin entraîne inévitablement d’autres types d’interrogations et d’investigations qui ont trait non seulement aux fondements théoriques et méthodologiques de la critique génétique, mais également aux concepts d’auteur, d’écriture et d’oeuvre littéraire.