Corps de l’article

L’Espagne poursuit sa ruée vers l’histoire. Voilà un nouvel ouvrage collectif consacré à la traduction en Espagne qui n’embrasse qu’une infime parcelle d’un patrimoine immense. Un avant-goût de cette longue et faste histoire de la traduction en Espagne que nous préparent Francisco Lafarga et ses collaborateurs pour 2004…

L’âge d’argent ? Une période de l’histoire méconnue des non hispanophiles. Une période qui dépasse à peine le demi-siècle : elle s’étend de 1868 à 1936 selon les auteurs les plus généreux, de 1902 à 1936 selon les plus avares. Quoi qu’il en soit, elle comprendrait trois générations d’écrivains, connues en Espagne sous le nom de génération de (18)98, celle de (19)14 et enfin celle de (19)27. La première comprend les écrivains de la fin du xixe siècle et les « modernistes » ; elle apparaît à la suite de la perte de Cuba, de Porto Rico et des Philippines qui marque la fin de la puissance coloniale espagnole et la prise de conscience de l’isolement du pays. La deuxième est celle du début du xxe siècle, soit les « novencistas » et la troisième, celle des « avant-gardistes ».

L’ouvrage réunit une grande partie des communications, revues et corrigées, d’une rencontre sur la traduction à l’âge d’argent, tenue en juin 2000 à l’Université Pompeu Fabra de Barcelone. Il y est bien évidemment et abondamment question de traductions espagnoles de textes étrangers (Joyce, Krause, Verlaine, Shakespeare, Dickens, Supervielle, Poe et Shaw entre autres), mais la compilation comprend aussi deux travaux portant sur des traductions d’auteurs espagnols en Allemagne et aux États-Unis. Les langues du volume sont variées puisque treize articles paraissent en espagnol, cinq en catalan et un en anglais. Bien que présentées par ordre alphabétique des auteurs, les études qui constituent ce volume sont décrites et regroupées par l’éditeur en plusieurs blocs thématiques.

Le premier bloc met en rapport le fait traductif et le climat culturel de l’époque. Amparo Hurtado étudie ce fait traductif au sein de la revue Residencia, dont vingt numéros sont parus entre 1926 et 1934. La revue, véhicule de l’européanisation de la vie intellectuelle espagnole, était « universitaire, de nature pluridisciplinaire et à vocation multilingue » (p. 137). Miguel Ángel Vega explique, quant à lui, comment la traduction de L’idéal de l’humanité de Krause par Sanz del Río (1860) a contribué à l’implantation du « krausisme » en Espagne vers la fin du xixe siècle ; il suggère même l’existence d’une « école krausiste de la traduction » dont il rend amplement compte.

Le groupe suivant, constitué de six articles, traite de la réception de la traduction de textes étrangers en Espagne mais deux études sont consacrées à la réception d’auteurs espagnols traduits à l’étranger. Eleana Losada se penche sur Eça de Queiroz, l’un des plus grands romanciers portugais, connu pour son anticléricalisme. La plupart des traductions, y compris celles de Valle-Inclán, sont « manipulées, idéologiquement biaisées et littérairement épouvantables » (p. 172). Ensuite, à partir de concepts tels que « transculturisation » (Ortiz), et « hybridation » et « réaccentuation » (Bakhtine), Amalia Rodríguez examine les traductions de Poe par Baudelaire, Mallarmé et Cortázar. John Beattie se penche sur la réception de Joyce et Marcel Ortín sur celle de Dickens, tous deux en Catalogne. Quant à Martin Fisher et Luis Pegenaute, ils abordent la réception, le premier de Platero y yo en Allemagne et le second du théâtre de la fin du xixe aux États-Unis.

Quatre études relatives à la traduction du théâtre en Catalogne font partie du troisième bloc. Enric Gallén porte son attention sur les oeuvres dramatiques au sein de diverses collections publiées entre 1898 et 1938. Marta Giné, pour sa part, étudie deux traductions d’A. Dumas fils par Salvador Vilaregut, traducteur espagnol prolifique, et montre que la traduction devient un outil d’exaltation des valeurs bourgeoises et du respect d’une morale catholique étroite. Montse Guinovart travaille, elle aussi, une traduction de Vilaregut, cette fois le Measure for Measure de Shakespeare, en catalan et en espagnol. Pour retracer les modifications subies par l’oeuvre, elle utilise aussi les brouillons de deux conférences données par le traducteur à l’occasion de premières de la pièce. Enfin, Anna Soler s’attache à la réception du théâtre de G. B. Shaw en Catalogne de 1908 à 1938 ; pour ce faire, elle rend compte des différentes mises en scène, des traductions et des réactions de la critique. Elle conclut que les attentes de renouveau du canon esthétique par des modèles créatifs, nourries par les intellectuels qui ont « importé » le théâtre de Shaw, n’ont pas trouvé l’écho espéré.

Les trois travaux suivants portent sur les poètes symbolistes. Le premier, de Pilar Gómez Bedate, s’attarde à la très importante anthologie intitulée La poesía francesa moderna et compilée par Díez Canedo et Fortún en 1913 (puis revue et augmentée en 1945). Les circonstances de l’élaboration de cette anthologie, qui a marqué l’évolution de la poésie espagnole, sont décrites et plusieurs poèmes analysés. Le deuxième, de Soledad González, étudie les premières traductions de Verlaine par Juan Ramón Jiménez et plus précisément les révisions introduites par le traducteur au fil des années. Le dernier, de Francisco Ruiz Casanova, s’attelle à retracer les traductions dans les pages de la revue madrilène La República de las letras et avance certaines hypothèses au changement de politique éditoriale de la poésie à la prose.

« Las Vanguardias », les Avant-gardistes, est le sujet des deux articles de ce cinquième bloc. Miguel Gallego Roca, en fait, nous explique pourquoi les auteurs d’avant-garde européens n’ont pas vraiment été traduits en Espagne. Traduire et publier le Manifeste futuriste de Marinetti ne signifie pas nécessairement une poétique avant-gardiste qui recherche de nouveaux horizons linguistiques et formels au moyen de la traduction. Tout le contraire, selon Gallego Roca, ces traductions se rapprochent davantage d’une « poétique symboliste traduite selon un code moderniste hispanique » (p. 42). La poésie importée n’est donc pas provocation, mais bien réaffirmation des conventions. Dans le deuxième article, Alicia Piquer nous parle de Jorge Guillén, traducteur de Supervielle, et comment ses traductions établissent une véritable relation intertextuelle avec sa production originale.

Finalement, un travail centré sur le personnage du traducteur : Teodoro Llorente. Francisco Lafarga analyse minutieusement les circonstances de la composition de l’anthologie Poetas franceses del siglo XIX (1906), qui comprend 376 poèmes traduits par Llorente, le travail du traducteur et la réception de l’anthologie.

Dix-neuf études qui renseignent le lecteur sur le rôle de la traduction et des traducteurs au cours de l’âge d’argent, qui éclairent l’évolution de la littérature espagnole et catalane moderne. Traduction et littérature comparée s’y rencontrent à nouveau.