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Il s’agit de la réédition, en version brochée et avec quelques corrections mineures, selon l’auteur, du même livre paru en 1997. C’est sans nul doute bon signe de voir, après trois ans, une réédition de ce livre, à la fois parce que l’ouvrage est à nouveau disponible et qu’il l’est à un prix plus modique.

Dans la « Préface », l’auteur justifie son ouvrage en se fixant trois buts. Le premier but est métaphorique dans son exploration des théories de la traduction et renferme sa présentation du cadre conceptuel qui lui permet de relier des points de vue disparates sur la traduction. Le deuxième but est théorique et expose une orientation influencée par Karl Popper, soit le concept de la théorie expérimentale, de l’élimination des erreurs et de l’évolution de la connaissance objective, à laquelle s’ajoute une argumentation appuyée sur la norme – sur la théorie de la norme et partiellement sur la théorie de l’action –, sur la stratégie et sur la valeur. Le troisième but est directement pratique en ce sens qu’il montre que la théorie de la traduction a une utilité tant pour les traducteurs que pour les étudiants ou leurs formateurs.

Le premier chapitre explique, comme il se doit, le concept de mème (nous donnons l’équivalent français), emprunté par les études culturelles de l’évolution à la sociobiologie. Le mot, créé par Dawkins, est une formation parallèle à celle de gène. Comme les gènes, les mèmes ont des attributs semblables : ils participent à l’évolution, luttent pour leur survie, sont soumis à des mutations et transmettent des caractéristiques particulières. Les mèmes sont en fait des unités d’imitation qui possèdent un certain niveau de généralité. L’auteur trouve indiqué d’utiliser alors le concept de supermèmes pour les mèmes qui ont un niveau élevé de généralité. Les mèmes apparaissent souvent dans des complexes, les mémomes où ils sont alors en position d’interdépendance avec d’autres mèmes. Une théorie peut donc se concevoir comme un mémome. Certains mèmes enrobent des concepts de traduction, des vues sur la traduction et sur la théorie de la traduction et forment donc ce qu’on peut appeler les mèmes de traduction. L’auteur propose l’étude de cinq supermèmes de traduction. Ainsi, le supermème source-cible correspond à l’idée que la traduction est directionnelle et renvoie donc aux concepts bien connus de texte-source (texte de départ) et de texte-cible (texte d’arrivée). La traduction diffuse les mèmes du texte-source aux lecteurs du texte-cible. En fait, très souvent cette diffusion se fait avec un ajout qui constitue une valeur supplémentaire pour le texte-source, et il n’est pas étonnant d’y trouver également ce qu’on peut qualifier d’idées proligères, c’est-à-dire ces connaissances qui naissent dans la langue-cible en développant des interprétations suggérées ou découvertes dans la prise de conscience ou l’analyse des mèmes originels. L’équivalence est un autre supermème. En fait, le supermème équivalence est la pièce centrale de toute la traduction. Le mot même de traduction montre bien que quelque chose, avec l’obligation d’équivalence, doit passer de X à Y. Mais, il faut le reconnaître, cette notion d’équivalence se montre plus ou moins élastique, ce qui permet d’en déterminer plusieurs formes et de dresser une typologie. L’auteur nous renvoie alors aux notions bien connues d’équivalence formelle et d’équivalence dynamique que l’on trouve chez Nida (1964), d’équivalence sémantique et d’équivalence communicative de Newmark (1981), d’équivalence directe (overt) et d’équivalence indirecte (covert) de House (1981), d’équivalence documentaire et d’équivalence instrumentale de Nord (1991), et d’équivalence imitative et d’équivalence fonctionnelle de Jakobsen (1994), par exemple. D’autres classifications plus ou moins complexes sont également présentées, comme l’équivalence fonctionnelle, l’équivalence stylistique, l’équivalence formelle, l’équivalence grammaticale, l’équivalence statistique, l’équivalence textuelle, etc. Une répartition hiérarchique peut déterminer les priorités de choix (cf. Koller 1979, Retsker 1993) ou une équivalence d’un degré plus faible, soit de correspondance (cf. Holmes 1988) ou de ressemblance de famille (cf. Wittgenstein 1953, Toury 1980), ou encore de similarité (cf. Chesterman 1996). La pragmatique montre bien que l’équivalence absolue est un comme l’enfer pavé de bonnes intentions ! Les « voeux pieux » n’ont jamais été interdits ! Le supermème intraduisibilité découle bien évidemment du supermème équivalence. On peut à ce sujet renvoyer aux belles infidèles de Mounin (1963), à l’objection préjudicielle de Ladmiral (1994) et bien entendu à Ortega y Gasset (1937). Tous rappellent les difficultés insurmontables lorsqu’il s’agit de rendre la traduction poétique. Ce supermème a donné naissance à de riches et nombreuses études sur la communication, le flou indispensable de la langue, l’opposition entre langue et parole, etc. La difficulté génère la liberté de choix et la création du supermème traductions libre et littérale, mais il dégage également un flou sémantique. La traduction littérale englobe le banal mot à mot tout comme un ensemble plus distendu, un cadre d’une extensibilité plus individuelle. La traduction libre est victime du même phénomène, car elle aussi connaît de variables variations ! Le supermème toute écriture est traduction se dégage du constat que l’écriture n’est au fond qu’une certaine décantation filtrée du signifié sur des signifiants. « Écrire, c’est toujours traduire », répète-t’on ! On pénètre à ce moment dans l’approche intertextuelle à la Benjamin ou celle amplifiée à la Derrida. Ce qui pousse certains théoriciens à prôner une liberté absolue et à recommander au traducteur de ne se fonder que sur son bon vouloir. Le traducteur devient le deuxième auteur et c’est à lui seul qu’appartient le droit du choix. La traduction se transmute ainsi en rephrasage, en une sorte de réexplication. La traduction de textes anciens illustre bien ce procédé de traduction puisque le traducteur doit rendre le tout compréhensible directement au lecteur d’aujourd’hui. C’est peut-être aussi dans ce sens qu’il faut interpréter la traduction comme découverte, comme action herméneutique (cf. Steiner 1975, Paepcke 1986). On rejoint ainsi, semble-t-il, le point de vue des approches postmodernes de l’intertextualité qui vont de Benjamin à Derrida. Le point de départ reste identique : il n’y a pas d’originaux, tous les textes dérivent d’autres textes et tous les écrivains empruntent et recombinent les éléments existants, en fait, tout est toujours traduction. Le sens se « négocie » lors d’une communication et n’est donc pas une donnée propre puisque tous les sens existent déjà.

L’auteur s’appuie sur la philosophie des sciences de Karl Popper pour déterminer l’origine du point de rencontre des mèmes. Popper reconnaît l’existence de trois mondes : le monde 1 formé d’objets physiques, par exemple les chaises, les arbres, les araignées, bref les objets concrets ; le monde 2 composé par le monde subjectif, la prise de conscience, l’état mental et la disposition comportementale pour agir, et le monde 3 qui est le monde objectif du contenu de la pensée, plus particulièrement des pensées scientifiques et des pensées poétiques et artistiques, c’est en fait le monde des idées du domaine collectif (théories, problèmes, hypothèses, arguments, par exemple). Les trois mondes interagissent et interréagissent les uns sur les autres et créent des rétroactions et des ajustements constants, phénomèmes qui donnent lieu à une sorte de plasticité adaptative. C’est dans ces trois mondes que l’on trouve donc les mèmes. Il est clair que les mèmes de traduction, c’est-à-dire les théories et les idées sur la traduction en général, influencent incontestablement la façon dont le traducteur vaque à ses occupations.

Le schème de Karl Popper utilisé pour décrire le processus du déroulement scientifique se résume par la formule suivante :

Toute connaissance commence par un questionnement, la pose d’un problème, P1. Face à ce déséquilibre, une hypothèse probable ou une tentative théorique (TT) est émise. L’hypothèse est ensuite examinée, vérifiée et soumise à l’élimination des erreurs (EE) possibles et probables. La rigueur scientifique donne une nouvelle formulation du problème (P2). Comme on le sait, il n’y a pas de place dans la science pour des opinions personnelles, tout est réexaminé de façon critique : le but de la science étant de produire des théories, c’est-à-dire des dispositifs qui relient une série d’observations à une autre en en déduisant des règles générales et valables.

Le chapitre 2 trace l’évolution des mèmes de traduction. La traduction, on le sait, est aussi vieille que le monde et les réflexions sur le processus traductionnel sont légion. L’auteur présente ici une vue de l’évolution de l’activité traduisante en utilisant le schéma de Popper. Il distingue huit stades principaux dont chacun peut être considéré comme un mème particulier ou un mème-complexe qui, représenté par une métaphore, donne une structuration de l’ensemble des idées sur la traduction. Si l’étymologie de traduire est bien « faire passer », on transvase le sens dans les mots dans d’autres mots qui deviennent ainsi les premières unités de traduction. Les points de vue grecs sur la langue (cf. Rener 1989, Kelly 1979, Robinson 1991), comme l’illustrent Platon et Aristote, sont ainsi évoqués. Ce n’est que de nos jours que cette répartition a été questionnée et que le mème de l’idée du sens absolu et invariant a été remis en cause. C’est d’ailleurs ce mème qui a donné naissance à tout le débat sur l’intraduisibilité. Les mots des différentes langues ont-ils réellement le même sens ? Le mot, point central, a cédé sa place par la suite à la combinaison de mots, car seule la structure est porteuse de sens. L’importance accordée à la structure formelle a conditionné toute la réflexion sur la traduction des textes religieux. Il faut rappeler que les premiers traducteurs et théoriciens de la traduction étaient eux-mêmes traducteurs de textes religieux. C’est bien entendu ce type de texte qui a donné naissance à l’importante question théorique sur la traduction des Saintes Écritures, par exemple. Sont-elles réellement la parole de Dieu ? Si la mission est de propager la parole de Dieu, comment le faire sans changer la divine parole ? La traduction, on le sait, ne change pas simplement les mots, mais modifie également toute la structure enchâssant ces mots. Or, la forme même est déjà sacrée. Toute traduction, tout écart ou tout changement frise le blasphème ou mène à l’hérésie. La vie du traducteur devient un enjeu, l’histoire est là pour nous en fournir maint exemple, malheureusement. Quand une croyance ou une religion est en même temps un État et s’octroie naturellement une politique de puissance en alimentant infailliblement et inexorablement ce vieux rêve commun de domination du monde, il naît indubitablement un danger réel d’utiliser et de transformer la foi en simple moyen de conquête. Comment alors traduire sans risques les paroles saintes ? Pour faire face au problème, il a fallu étendre la significatio du texte de telle manière que le sens n’était plus lié au mot, mais au texte en entier et faire de la traduction littérale une obligation de littéralité entière et totale. Ces deux mèmes ont traversé les âges et le mème de la littéralité avait comme compagnon de route la peur. S’il tire son origine de la traduction biblique, il n’a pas épargné la littérature, la philosophie ou les textes scientifiques et techniques. On en retrouve d’ailleurs, de nos jours, quelques microtraces dans le concept de transfert minimal ou encore dans la notion de traduction sémantique, par opposition à la traduction communicative. On peut peut-être encore y rattacher l’opposition entre la traduction directe et la traduction indirecte. Le débat n’est d’ailleurs pas clos. Et même saint Jérôme, traducteur de textes religieux et de textes classiques, soutient que les textes non sacrés devaient être traduits de façon plus libre. Pendant la Renaissance, l’importance de la traduction de textes séculiers augmente et par conséquent la traduction, qui s’adapte aux besoins et au goût du jour, devient plus interprétative, plus explicative ou plus adaptative. On déplace l’accent du texte-source au texte-cible. La servilité à la lettre fait place, au siècle classique, à la fidélité de l’esprit. Le mème rhétorique fleurit pendant toute la Renaissance. Le lecteur devient le point central et les belles infidèles sont de plus en plus nombreuses. Un changement mémétique mène au mème de l’enrichissement de la langue cible !

Pendant la période romantique, un nouveau mème voit le jour, c’est celui qui réclame l’exotisme : la traduction littéraire doit viser un style marqué, étrange, étranger pour donner au lecteur le sens et le goût de l’original. C’est l’attitude prônée par Schleiermacher qui se retrouve également chez Benjamin et perdure jusqu’à nos jours. Il appartient au traducteur de franchir la barrière de la langue pour la regénérer. C’est quelque peu l’attitude qu’on retrouve chez un Berman, un Venuti, un May, par exemple. La traduction doit se donner une certaine « dé-naturalisation ».

Les linguistes, sans doute plus près des sciences, penchent vers une priorité au supermème équivalence en recherchant une méthode objective permettant d’expliciter le processus traductionnel pour arriver à un statut objectif. La traductologie se calque sur la Übersetzungswissenschaft (littéralement, la science de la connaissance de la traduction). La traduction automatique est à la base du mème linguistique, même si l’on a abandonné depuis longtemps la traduction comme problème de cryptographie. On cherche à raffiner les règles de transfert indispensables par des algorithmes de toutes sortes qu’on raffine de plus en plus. La traduction humaine touve ses adeptes dans Catford (1965), dans la stylistique comparée de Vinay et Darbelnet, dans l’analyse contrastive (Hartmann 1980, Chesterman 1998), dans la pragmatique (Neubert et Shreve 1992), par exemple. La recherche d’universaux, le découpage en « phrases noyaux », l’équivalence totale ou l’équivalence adéquate n’ont rien réglé. L’accent semble se déplacer de ce mème et la traductologie, à l’heure actuelle, penche plus vers ce qui est sociolinguistique. L’emphase, pour d’autres, est sur la valeur communicative. Déjà Nida et Taber avaient mis en relief la théorie de la communication et de l’information que l’on retrouve également chez Wilss (1977, 1982) qui réclame une évaluation de la traduction en termes d’efficacité communicative, tout comme Reiss et Vermer (1984) qui déterminent l’efficacité communicative par le degré de correspondance aux objectifs ou buts déterminés par leur théorie de l’action traduisante du skopos. Pour d’autres (Holz-Mättäri 1984), le traducteur a des fonctions de médiateur culturel, responsable du dosage indispensable pour le texte-cible. Cette fonction sociolinguistique, plus précisément ce rôle socio-politico-économique est également mis en relief par Pym (1992), tout comme par Nord (1991) qui inclut dans son orientation des facteurs textuels, mais également des causes situationnelles, médiatiques, communicatives et fonctionnelles.

Ce livre nous présente en fait un immense et fascinant panorama mondial des diverses orientations théoriques et pratiques de la traductologie par la description et l’explicitation de l’évolution des mèmes étudiés à travers le temps et l’espace. Le chapitre 3 s’attache à la question des mèmes et de la norme en analysant le concept de norme de traduction et en explicitant une classification des diverses catégories normatives. Le chapitre 4 explicite les mèmes des stratégies de traduction dans leurs applications pratiques. L’auteur utilise un texte publicitaire pour mettre en relief les diverses stratégies utilisées, notamment les stratégies syntaxiques (traduction littérale, emprunt, calque, transposition, changement d’unité, changement de structure de groupe, changement de structure de proposition, changement de structure de phrase, changement de cohésion, changement de niveau, changement de schème). Le chapitre 5 reprend le modèle basé sur Popper en illustrant par des exemples des diverses phases du schéma décrit. Le chapitre 6 donne les aspects du développement de la compétence en traduction en mettant en relief l’importance des mèmes et de leur signification dans les stratégies de formation et de production. Le chapitre 7 centre l’attention sur la question de l’éthique de la traduction. Le livre se termine par un « Épilogue » qui réclame la mise en pratique sur tout le matériel présenté de la phase préconisée de l’élimination des erreurs (EE) dans la théorie poppérienne de la traduction. Soulignons encore l’importance des références bibliographiques et l’utilité de l’index des auteurs cités ainsi que l’index des sujets traités.

Le livre d’Andrew Chesterman est un « must » pour tous les traducteurs et tout particulièrement pour les étudiants en traduction. Le livre est agréable à lire et sans prétention. C’est, à ne pas douter, un livre qui ouvre les portes de la connaissance théorique et pratique en présentant les multiples facettes de la traduction. C’est aussi un livre qui éclaire de façon pénétrante le vaste domaine de la théorie de la traduction, qui autorise toutes les remises en questions, qui organise la matière en ne préconisant que l’indiscutable démarche poppérienne de l’élimination des erreurs, procédé des plus utiles et des plus fertiles pour la réflexion, la formation de l’esprit et le processus de découvertes scientifiques. C’est encore un livre qui aborde les questions essentielles en les reliant à l’ensemble du domaine, qui montre qu’il faut donner la priorité à une formation pleine, qui explicite un cheminement logique et indispensable dans une démarche réflexive, qui alimente la discussion et permet à chacun de tracer sa voie, qui donne une remise en question de tout, bref qui fait amplement et sainement réfléchir. C’est en fait un magnifique guide pour un séminaire sur la théorie de la traduction. Il est à recommander à tous les responsables de cursus dans les divers instituts et écoles de traduction. La formation et la pratique ont tout à y gagner.