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Le métier de lexicographe est un gagne-pain ingrat, comme le savait déjà le Docteur Johnson. Le lexicographe, en effet, « ne peut espérer d’autre éloge que celui d’échapper à la critique ». C’est pourquoi, mutatis mutandis, ce nouveau Dictionnaire d’apprentissage du français des affaires passera sans doute plus inaperçu qu’il ne le mérite. Échapper à la critique, en l’occurrence, signifie également « injustement ne pas être remarqué ». Le public d’un dictionnaire des affaires est, somme toute, réduit et ceux qui veulent s’efforcer d’apprendre le français des affaires et non pas simplement résoudre un problème ponctuel, sont sans doute d’un nombre plus réduit encore.

Il n’empêche que ce dictionnaire de Binon, Verlinde, Van Dyck et Bertels vaut bien le détour du lexicographe en raison de ses particularités structurelles. La première est le nombre exigu de ses mots vedettes. Trois mille deux cents mots, c’est ce que l’on attend d’un dictionnaire fait maison. Néanmoins, quand on compare ce nombre au nombre de pages, 710 au texte dru, l’on comprend aisément que le dessein ici est autre. Il ne s’agit pas de faire une liste de mots et de se contenter d’en donner la définition ou l’équivalent en une autre langue, ni même les deux. L’intention est de dresser un bilan des mots les plus fréquents du vocabulaire d’une spécialité déterminée et de les documenter de façon raisonnée, la seule qui permette à l’étudiant adulte de dominer la matière.

Comment les auteurs ont-ils procédé ? D’abord il a été établi une série de mots à l’aide du recoupement de quatre listes, série corrigée d’après l’avis de spécialistes dans le domaine. Cette liste a donné lieu à 135 familles de mots, celles-ci ayant été analysées, d’une part, à l’aide du système actanciel de Mel’cuk et, de l’autre, d’une bonne dose d’expérience de professeurs en la matière. Que cela signifie-t-il ?

Tout d’abord que la classification des mots vedettes est alphabétique mais que le traitement micro est onomasiologique. Cela signifie qu’un mot comme patron se trouvera sous l’article patronat où l’on nous explique que nous pouvons aussi avoir affaire au patronage, à une patronne et à l’État-patron. Il y a un adjectif dérivé de patron qui est patronal et un verbe : patronner. Suit alors un traitement exhaustif de chaque dérivé : le patronat, suivi de sa transcription phonétique, classification grammaticale, définition, synonyme, antonyme et un exemple inspiré du corpus de 25 millions de mots qui a été utilisé comme base de travail. Dans une série de cadres, l’on considère le mot vedette en conjonction avec d’autres mots. Ainsi, nous avons la combinaison de patronat avec un verbe : Qui fait quoi ? La réponse est résumée dans le tableau 1 :

Tableau 1

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De la même façon, nous sommes informés qu’avec patron l’on peut utiliser les adjectifs grand, comme dans grand patron, ancien patron, opposé à patron actuel ou à nouveau patron.

Ce que l’on peut déduire de ces exemples, c’est que le DAFA n’est pas, heureusement, un dictionnaire tout public. Il a été conçu spécifiquement pour des usagers déterminés à apprendre comment s’exprimer correctement et, surtout, naturellement. Cela signifie que ce dictionnaire ne satisfera pas l’usager en quête d’un glossaire prêt à le dépanner à l’occasion. Vu la richesse du DAFA, il est nécessaire de dédier quelques heures à l’apprentissage de son utilisation. Il est pour cela vraisemblable qu’il soit utilisé comme outil dans un cours de français des affaires et qu’un économiste fouinant aléatoirement à la recherche d’un instrument linguistique de travail soit rebuté par son aspect touffu.

Mais le plus important est que ce dictionnaire a été pensé pour des usagers producteurs. Les critiques auxquelles le DAFA pourrait être sujet en le considérant du point de vue de la compréhension sont dès lors un peu imméritées[1]. Cela même si les auteurs du dictionnaire eux-mêmes – obligés par leur maison d’édition ? – affirment que leur ouvrage est également utilisable comme dictionnaire de compréhension. Un problème de compréhension, la plupart des dictionnaires à usage général le résolvent. En effet, ne serait-il pas plus sensé pour un anglais de recourir à un dictionnaire bilingue qui lui dirait que société d’affacturage est tout simplement une factoring society au lieu d’essayer de s’en faire une idée par le biais de la définition « société financière spécialisée qui se charge du recouvrement des créances en assumant les risques et les pertes éventuelles en compensation d’une commission et des intérêts » (p. 516). Non, le DAFA est bel et bien un dictionnaire de production et, vu sous cet angle, ses définitions servent tout au plus à pourvoir l’apprenant d’un vocabulaire qui lui permette de disserter sur le thème du mot vedette qui l’intéresse. Les définitions ne furent pas faites d’abord pour aider un lecteur à solutionner ses problèmes de compréhension.

Mais tous ceux qui sont déjà passés par la rude épreuve de la production en langue étrangère seront d’accord pour dire que la partie la plus difficile n’est pas tout à fait celle de trouver « le mot juste » mais plutôt de trouver « le mot exact » qui accompagne « le mot juste ». Particulièrement dans le cas des langues de spécialité qui se caractérisent par un refus très légitime de l’innovation, exercer la langue selon les règles établies est une condition sine qua non pour être compris comme on le veut. Dans le cas des langues de spécialité, la créativité est très justement découragée en faveur de la compréhensibilité. Disons donc que le taux fluctue et non pas qu’il se transforme. Parlons de primes à l’embauche et non pas de gratifications. Il va sans dire que les auteurs du DAFA n’ont cure de la norme – si conflit il y aurait – et que c’est l’usage qui prime. Dés lors, comment le DAFA facilite-t-il la production et qu’en peuvent apprendre les lexicographes d’autres spécialités ?

La façon dont le DAFA aborde les problèmes potentiels des « producteurs » nous rappelle certainement les préceptes des thésaurus plus traditionnels, ne serait-ce que pour le ciblage rigoureux que les auteurs ont appliqué. Voyons l’article « fluctuation ». Nous y trouvons bien sûr les verbes qui peuvent être utilisés avec « fluctuation », les noms, les adjectifs et les expressions, mais le compte rendu est enrichi de 11 pages qui enregistrent tout ce qui a trait à l’idée de « fluctuation », particulièrement chère aux économistes. Ainsi nous trouvons les informations déjà mentionnées plus haut, en plus des verbes qui expriment « varier, connaître des hausses et des baisses, des hauts et de bas ; parvenir à un montant, un pourcentage ; parvenir à un montant, un pourcentage approximatif », ce qui nous donne une série de verbes, tous accompagnés de leur type de sujets, s’il y a lieu, et le substantif auquel ces verbes peuvent s’appliquer. Le tableau est extrêmement complet, et complexe, et exige du temps pour être consulté de façon à donner des résultats.

Pour tester davantage l’efficacité du DAFA, j’ai choisi au hasard une phrase en espagnol qui me paraissait assez compliquée du point de vue du vocabulaire et j’ai essayé de la traduire à l’aide du DAFA. La vérité m’oblige à dire que mes connaissances de l’économie et de son jargon se réduisent à un minimum. La phrase est la suivante :

El costo por lo general se establece como un balance de efectivo que el facturador debe mantener en cuenta corriente en el banco por un tiempo determinado.
<http://www.dinero.com/larevista/122/E-CONOMIA.asp>

J’y trouve les problèmes de traduction suivants :

« el costo se establece »

Je trouve vite la traduction pour costo : coût. Le DAFA ne me donne pas d’indication au sujet de la traduction de establecerse en conjonction avec coût. J’assume dès lors que, dans ce contexte, establecerse peut se traduire tout simplement par s’établir. Mon corpus me le confirme, coût en conjonction avec s’établir s’y retrouve 8 fois dans un total de 113 millions de mots.

« balance de efectivo »

Étant une expression modérément fréquente (17 occurrences sur Google), je retrouve dans le DAFA deux traductions possibles : balance et bilan. Les définitions données par le dictionnaire sont, vus d’un oeil profane, assez similaires[2]. (Le DAFA, cependant, n’a pas été conçu pour des profanes.)

Pour efectivo je retrouve sept possibilités :

comptant, espèces, dinero ~, en, ~, hacer ~, hacer ~ el ingreso en cuenta, que se puede hacer ~.

S’agirait-il tout simplement de balance ou de bilan d’effectif ? Ce qui rend ici la traduction considérablement plus difficile est le fait que le texte originel n’est pas mon texte et que je puis donc tout au plus espérer comprendre plus ou moins bien ce que l’auteur premier a voulu exprimer.

Balance : Dans le cas de balance, le DAFA me donne sept combinaisons avec de (balance des paiements, des services, etc.).
Bilan : Dans le cas de bilan, les possibilités paraissent plus réduites : deux combinaisons (bilan d’entrée, plus synonymes et antonymes, et bilan de compétence).

Résultat : je ne sais me décider quant à la traduction. Une recherche sur Google me donne les résultats suivants quant aux différentes possibilités de traduction :

Balance d’effectif(s) : 0 occurrence
Balance d’espèces : 0 occurrence
Bilan d’effectifs : 1 occurrence
Bilan des effectifs : 68 occurrences, mais aucune ayant un sens économique

En définitive, je m’aventure à traduire balance de efectivo comme bilan de l’argent comptant.

Pour « facturador » le DAFA me donne :

facturier : 1. Employé qui établit les documents comptables sur les produits vendus. 2. (n.m.) Classeur qui rassemble des documents comptables.

« cuenta corriente » : Étrangement, la liste de traductions espagnol–français ne contient pas l’expression cuenta corriente, pourtant très usuelle. Le DAFA pourtant me renvoie à compte, où je retrouve immédiatement l’expression compte (courant) bancaire.

Ma traduction de novice à l’aide du DAFA nous donne finalement :

Le coût s’établit en général comme un bilan de l’argent comptant que le facturier doit maintenir sur son compte courant à la banque pour une période déterminée.

J’ai l’impression de ne m’en être pas trop mal tiré en dépit de mes piètres connaissances en économie. Un spécialiste ne manquera sans doute pas de formuler quelques réserves quant à ma traduction. Elle me paraît néanmoins transmettre de façon très acceptable le message original. Et je n’appartiens pas au public cible du DAFA.

En conclusion, le DAFA est certainement un dictionnaire pilote qui mérite d’être imité. Il a été conçu pour des usagers spécifiques par des auteurs qui connaissent leurs problèmes et qui les ont analysés à fond. Comme une nouvelle génération de lexicographes, plus proches de leur public, semble pointer à l’horizon et maintenant que l’informatique et la toile leur sont venues en aide, il paraît fondé de chérir l’espoir que le DAFA aura des disciples prêts à affronter des problèmes de production spécifiques, propres à différentes situations, différentes paires de langues et différents publics. Le DAFA montre que des lexicographes qui ne sont pas uniquement ni principalement lexicographes sont capables d’aborder les problèmes de leur public en connaissance profonde de cause. Ne restons donc pas les bras croisés en attendant l’initiative des lexicographes de la situation.