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L’état d’une discipline, ou plus simplement d’un champ de discours et de pratiques savantes, ne peut se comprendre hors sa genèse historique nationale. C’est donc à un survol historique général que l’on convie ici le lecteur, en posant la question de l’existence/non existence d’une criminologie en France. On espère du même coup, sinon échapper complètement à l’écueil fatal de la reconstruction à partir du présent et du plaidoyer pro domo, du moins s’en écarter le plus possible[1]. Ce regard d’ensemble amène à proposer un découpage en trois grandes périodes : 1) les affirmations paradigmatiques et l’impossible dialogue interdisciplinaire qui caractérisent les années 1880-1940 ; 2) le contexte normatif des années 1945-1975 et les rapprochements inédits qu’il a occasionnés ; 3) le nouvel éloignement des logiques professionnelles et du dialogue interdisciplinaire depuis le milieu des années 1970, parallèle au développement considérable des recherches en sciences sociales[2]. En conclusion, on s’interrogera sur la situation actuelle, ses difficultés et ses perspectives de développement.

I. Entre le biologique et le social : la recherche d’un paradigme du crime en France (1880-1940)

En France, dans les années 1880, au moment où s’institutionnalise comme un peu partout en Occident une nouvelle discipline consacrée à l’étude du crime, les discours scientifiques sont, au départ, dominés par la problématique de la genèse individuelle du crime. Cette problématique trouve presque exclusivement des réponses biomédicales par le biais de théories prétendant identifier d’une manière ou d’une autre, chez certains individus, l’existence de prédispositions « naturelles » à l’agressivité, au crime ou même tout simplement au « Mal » (Pick, 1989 : 44 et suivantes ; Renneville, 1997 : 452 et suivantes ; Mucchielli, 2000a). La nouvelle discipline qui émerge en France n’est pas baptisée « criminologie » par ses promoteurs mais « anthropologie criminelle ». Certes, à l’instar de son principal artisan, Alexandre Lacassagne (1823-1924), professeur de médecine légale à la Faculté de médecine de Lyon, certains médecins français évoquent fréquemment les « facteurs sociaux du crime » et ils contesteront partiellement l’idée du criminel-né de Cesare Lombroso. Toutefois, proclamer un principe à la tribune d’un congrès international est une chose, le mettre en pratique dans ses recherches en est une autre. En réalité, le recours au social n’est pour ces médecins qu’un mot qu’autorise leur néo-lamarkisme, leur positivisme (au sens de la doctrine d’Auguste Comte) ou, plus rarement, leur socialisme[3]. Le mot leur sert surtout à se démarquer stratégiquement de l’école italienne dont ils sont en réalité intellectuellement (car professionnellement) très proches (Mucchielli, 1994a ; Renneville, 1995). Pour voir émerger une véritable étude du crime en tant que phénomène social, il faut se tourner vers des sciences sociales encore balbutiantes.

1. Le crime comme phénomène social

Dans les années 1890, les rares travaux qui ne relèvent pas du champ médical, et qui s’intéressent aux dimensions sociales du crime, ne proposent pas pour autant une méthode sociologique. Ainsi, on trouve dans l’oeuvre prolixe de Gabriel Tarde (1843-1904) un très grand nombre de réflexions sur le crime et la peine, à travers une série d’ouvrages dont certains ont eu un retentissement international, surtout La criminalité comparée (1886), La philosophie pénale (1890) et, dans une moindre mesure, Les transformations du droit (1893). Toutefois cette oeuvre est essentiellement critique, constituée de commentaires sur les travaux des autres, principalement les travaux des criminologues et sociologues italiens Lombroso, Ferri, Garofalo, mais aussi Colajanni, Loria, Sighele et Turati (Beirne, 1987 ; Mucchielli, 1994b ; Debuyst et al., 1998 : 304-342 ; Borlandi, 2000). De plus, malgré les fonctions importantes qu’il a occupées pendant dix ans à partir de 1894 (la direction de la statistique judiciaire au ministère de la Justice et la codirection de la revue de Lacassagne : les Archives d’anthropologie criminelle), son élection au Collège de France survenant quatre ans avant sa mort, Tarde n’a jamais formé de chercheurs ni établi un programme de recherches. En réalité, il est probable qu’il n’est pas parvenu à relier ses ambitions théoriques très (trop) générales (sa théorie de l’imitation) et ses analyses parfois très pertinentes de tel type de crime ou de tel aspect de la justice pénale. De là des « redécouvertes » régulières sur le plan philosophique, mais qui demeurent toujours sans suite empirique (Mucchielli, 2000b).

À côté de Tarde, plusieurs intellectuels consacrent au moins une partie de leurs activités à l’étude du crime. Le plus actif et le plus original d’entre eux est un moment Henri Joly (1839-1925) qui donne un cours de « science criminelle et pénitentiaire » à la Faculté de droit de Paris à partir de 1887 et qui écrit une suite d’ouvrages remarquée à la fin des années 1880 (Veilt, 1994). Revendiquant sa filiation universitaire spiritualiste et ses convictions catholiques, Joly est aussi un membre important du réseau leplaysien orthodoxe groupé autour de la Société d’économie sociale et de la revue La réforme sociale. Le thème dominant de son oeuvre criminologique est celui de la déchéance morale et non de l’infériorité biologique. Le criminel est pour lui un « homme égaré » et non un « survivant des âges primitifs ». Cette déchéance elle-même est liée au déracinement de l’homme moderne obligé de quitter sa famille, son village, son métier, pour partir travailler dans l’anonymat et l’isolement des grandes villes. Joly s’emploie à prouver cette théorie à l’aide des nombreuses cartes géographiques qu’il publie en 1889 dans son ouvrage La France criminelle. L’oeuvre de Joly eut cependant assez peu d’échos en dehors des milieux où il était inséré. À nouveau, il s’agit d’un écrivain plutôt solitaire.

Enfin, à partir de 1893, on pourrait s’attendre à trouver les premiers développements d’une sociologie criminelle autour des institutions créées par René Worms (1867-1926). Or, il n’en fut rien. Aucun des auteurs réunis par lui dans la Revue internationale de sociologie (créée en 1893) n’a inauguré une véritable sociologie criminelle. Un de ses proches, le magistrat Raoul Guérin de la Grasserie (1839-1914), fit certes paraître deux articles, puis un livre sur Les principes sociologiques de la criminologie (1901). Mais c’est en réalité l’oeuvre d’un praticien visant d’abord à fonder les droits de la victime. De plus, il occulte les travaux de Joly, Tarde et Durkheim et s’en remet à Lombroso (auteur de la préface du livre) pour expliquer l’acte criminel. Enfin, les institutions internationales créées par Worms n’ont pas davantage permis d’insuffler une dynamique en ce domaine. Lors du Congrès de l’Institut international de sociologie de 1895, à Paris, une des discussions porte sur le crime que Ferri, Garofalo, Puglia, Tavares de Medeiros et Tonnïes s’accordent à considérer comme un phénomène social. Mais ces courtes communications sont de simples pétitions de principe, des généralités, et puis il s’agit exclusivement d’auteurs étrangers. L’institut de Worms fut un lieu de convivialité internationale, jamais un instrument de recherche (Geiger, 1981).

En réalité, il faut se tourner vers le groupe fondé en 1897 par Émile Durkheim (1858-1917) autour de la revue l’Année sociologique pour voir l’esquisse de la constitution d’une sociologie criminelle. Ce groupe rassemblait des jeunes philosophes convaincus de la nécessité de donner à la sociologie un véritable programme scientifique sur la base d’une autonomie par rapport aux autres sciences (Mucchielli, 1998). Parmi eux, c’est Gaston Richard (1860-1935) qui est chargé par Durkheim de la section « Sociologie criminelle et statistique morale » de la revue et qui va tenter de poser les bases d’une sociologie du crime, en opposition radicale avec la biologisation des comportements alors dominante. Le travail accompli autour de Richard constitue, autant dans son aspect critique (contre les approches évoquées et inversement pour les approches sociologisantes, par exemple à travers la notion de « milieux criminogènes ») que dans son apport érudit propre (l’analyse historique des changements de systèmes de valeurs et de travail et leurs conséquences sur la criminalité), une tentative pour constituer peu à peu l’objet et le programme d’une sociologie criminelle (Mucchielli, 1994b)[4]. Toutefois, en comparaison avec l’influence que les durkheimiens ont exercée dans d’autres secteurs de l’activité scientifique de l’époque, leur travail critique dans le champ criminologique a été un échec. À cela, au moins trois raisons. La première est la force et l’autonomie considérable du milieu des psychiatres, dont le discours est de plus en plus dominant une fois la mode de l’anthropologie criminelle passée et dont l’alliance avec les magistrats est déjà institutionnalisée. La seconde est la très forte cohésion du monde médical autour d’une conception principalement héréditariste de la criminalité. La troisième est la quasi-disparition des recherches sociologiques en ce domaine passé le tournant du siècle et le départ de Richard du groupe durkheimien.

2. De l’anthropologie criminelle à la psychiatrie : un déplacement de la criminologie médicale

Tandis que le champ criminologique des années 1880-1895 a été dominé presque exclusivement par les travaux italiens et français d’anthropologie criminelle, au cours de la dernière décennie du siècle, on assiste à une reconquête progressive de la maîtrise du discours médical par les aliénistes. Cette prééminence peut se mesurer de plusieurs manières. Le volume global des publications ne constitue pas un critère suffisant, mais l’examen de la composition des comités d’organisation et la qualité des orateurs des congrès internationaux de criminologie permet de mesurer aussi le poids institutionnel des groupes en présence. Certes, il s’agit toujours de congrès d’« anthropologie criminelle ». Mais derrière le maintien de cette dénomination, la présence de ceux qui se définissent comme anthropologues est en réalité de plus en plus faible. Tandis que les critiques envers le type criminel et la pertinence de l’anthropométrie se multiplient dans tous les pays, le Troisième Congrès d’anthropologie criminelle, qui a lieu à Bruxelles en 1892 (le premier avait eu lieu à Rome, en 1885, et le second à Paris, en 1889), marque une première rupture symbolique puisque la délégation italienne refuse d’y assister sous le motif que ses idées n’y sont pas suffisamment représentées. Sans doute, les lombrosiens reprendront-ils par la suite leur place et revendiqueront-ils leur priorité dans ces études et ces congrès. Toutefois, un coup d’arrêt est porté à leur hégémonie. Le congrès de Bruxelles voit en effet se réaliser un véritable tir de barrage. Les Français Debierre, Lacassagne, Manouvrier et Tarde, les Hollandais Jelgersma, Masoin et Van Hamel, les Belges Cuylits, Dallemagne, Houzé et Struelens, l’Autrichien Benedikt, les Allemands Näcke et Von Liszt, estiment tous que les stigmates physiques peuvent caractériser fréquemment les criminels mais ne sauraient permettre de définir un type criminel ni ne disent rien de général sur les causes du comportement criminel. Le président de la séance de clôture (Heger) ne s’y trompait pas en concluant : « Personne ne s’est trouvé ici pour défendre le criminel-né ». Au tournant du siècle, en dehors de la dernière garde des disciples de Lombroso, il semble que seul Lacassagne et ses élèves continuaient à croire aux vertus de l’anthropométrie[5].

3. Les théories héréditaristes : de la dégénérescence au constitutionnalisme

Dans les années 1880-1914, le monde de la médecine mentale partage globalement le même innéisme, le même déterminisme héréditaire, qui sert de fondement aux constructions des anthropologues, mais ils l’expriment autrement. Leur modèle de prédilection est la théorie de la dégénérescence. Les aliénistes français les plus présents au sein des premiers congrès d’anthropologie criminelle sont Charles Féré et Valentin Magnan. Féré est le premier à intervenir dans les débats criminologiques avec son ouvrage Dégénérescence et criminalité (1888). Mais l’autorité de Magnan est plus grande. Ce dernier a soutenu sa thèse en 1866 sur La lésion anatomique de la paralysie générale. Simple médecin à l’hôpital Saint-Anne, battu par Ball en 1877 dans la conquête de la Chaire des maladies mentales de la faculté de médecine de Paris, peut-être vient-il chercher dans les congrès d’anthropologie criminelle une dimension internationale qui lui manque encore. Il est vrai qu’il s’est intéressé très tôt aux problèmes sociaux par le biais de l’alcoolisme. Toujours est-il que Magnan vient défendre et propager sur le terrain du crime la théorie de la dégénérescence qu’il a héritée de son premier maître, Prosper Lucas. Invité à s’exprimer au Congrès de Paris en 1889 sur l’enfance criminelle, Magnan est catégorique : chez l’être humain, « il n’y a aucune prédisposition naturelle aux actions malfaisantes ». Par conséquent, « les sujets chez lesquels existe une prédisposition native aux délits et aux crimes, ne sont pas des êtres normaux, mais bien des héréditaires dégénérés ». À Bruxelles, en 1892, Magnan présente un rapport intitulé L’obsession criminelle morbide dans lequel il reprend à nouveau la distinction entre « aliénés délirants » et « dégénérés lucides » agissant sous le coup d’« obsessions morbides » que l’aliéniste s’attache à distinguer et décrire selon qu’elles se concentrent sur l’homicide, le vol, la pyromanie ou la perversion sexuelle. Cet exposé de Magnan illustre à nouveau l’ultra-déterminisme biologique de l’aliénisme de l’époque. Il y distingue par exemple quatre catégories de pervers sexuels en fonction de caractéristiques tirées uniquement de la physiologie cérébrale : les « spinaux » agissant inconsciemment sous l’emprise de réflexes organiques élémentaires ; les « spinaux cérébro-postérieurs » chez qui la simple vue d’un sujet du sexe opposé déclenche l’impulsion sexuelle (« c’est l’acte instinctif purement brutal ») ; les « spinaux cérébro-antérieurs » qui ont simplement une perversion située au niveau de l’écorce cérébrale antérieure et qui orientent leur désir de façon anormale, c’est-à-dire vers des sujets inappropriés (inceste, homosexualité, désir d’animaux) ou bien par des voies inappropriées (exhibitionnisme, mutilation, etc.) ; enfin les « cérébraux antérieurs ou psychiques » qui, au contraire, ne fonctionnent qu’au niveau frontal, le désir conscient n’entraînant pas normalement les fonctions physiologiques.

Ainsi l’emprise de la causalité physiologique est totale dans les théories psychiatriques dominantes au tournant du siècle. Et si le concept de dégénérescence passera au second plan du vocabulaire aliéniste après le retrait de Magnan en 1912, son successeur Ernest Dupré reconduira les mêmes attendus dans ses concepts de « constitution morbide » et de « perversité constitutionnelle ». Et c’est encore la même inspiration qui guidera pleinement les travaux de psychiatrie infantile de Georges Heuyer, au moins durant l’entre-deux-guerres (Lefaucheur, 1994).

4. La situation durant l’entre-deux-guerres

Dans un tel cadre paradigmatique, on voit mal quelle place aurait pu être faite aux idées sociologiques. De l’autre côté, la criminologie aurait pu représenter un champ d’investigation particulièrement intéressant pour les sociologues durkheimiens. C’était aussi le seul point de contact potentiel avec le monde psychiatrique, où ils auraient pu porter la contradiction. Mais le combat n’eut point lieu, faute de combattants côté durkheimien, et faute d’un signe d’intérêt de la part du milieu des aliénistes dominant de plus en plus les débats et les institutions criminologiques. Sans doute, Gaston Richard était connu et apprécié dans le milieu philosophique, et son travail dans l’Année sociologique a certainement contribué à accroître la force et la crédibilité du paradigme durkheimien. Mais, d’une part, son influence ne s’est guère étendue au-delà du petit monde formé par les lecteurs de l’Année sociologique et de la Revue philosophique ; d’autre part, Richard va quitter le groupe durkheimien en 1907, en raison d’une hostilité croissante à Durkheim. Par ailleurs, Tarde est mort sans succession en 1904 et Joly publie son dernier grand livre sur ces questions en 1907. La partie semble jouée.

La fécondité des recherches françaises s’épuise de façon générale durant l’entre-deux-guerres. À cette époque, la production sociologique internationale dans ce domaine est dominée par les travaux américains, essentiellement autour de l’École de Chicago. Mais ceux-ci ne sont guère connus en France. Homme clef du dispositif durkheimien de l’entre-deux-guerres (avec Marcel Mauss), Maurice Halbwachs (1877-1945) s’intéresse certes au suicide, mais non à la criminalité. Il porte de surcroît un regard très distancé sur l’École de Chicago et ses recherches sur la ville (Marcel, 1999). Certes, les études de « sociologie juridique et morale » ne cesseront de tenir une place importante chez les durkheimiens. Outre les travaux historiques d’auteurs tels que l’antiquiste Louis Gernet, citons ceux de Paul Fauconnet, qui soutient en 1920 sa thèse de doctorat sur La responsabilité. Mentionnons aussi le travail de Georges Davy sur La foi jurée (1922), qui retrace la formation historique du droit contractuel. Toutefois, malgré ces travaux, l’intérêt pour le crime dans les sociétés modernes disparaît à peu près complètement dans la sociologie universitaire française de l’entre-deux-guerres.

Durant cette période, ce sont en réalité les juristes qui investissent véritablement ce qu’ils appellent de plus en plus fréquemment « criminologie » (plus rarement « science criminelle », encore souvent « science pénitentiaire »), en y associant les médecins intervenants au pénal (médecins légistes et experts psychiatres) (Kaluszynski, 1994 : 231-233). Le mouvement s’enclenche dès avant la Première Guerre mondiale. Les choses trouvent d’abord une traduction universitaire avec la multiplication des enseignements associant le droit pénal, la criminologie et/ou la science pénitentiaire. Entre 1905 et 1914, au moins trois facultés de droit (Paris, Toulouse, Dijon) créent des « certificats de science pénale » qui associent le droit pénal, la procédure pénale, la criminologie, la science pénitentiaire, la médecine légale et la médecine mentale (Pinatel, 1957 : 417). La même année, un projet gouvernemental important échoue de peu devant le Parlement. Préparé depuis 1909 au moins, le projet consiste en la création d’« un service ayant pour but l’examen scientifique complet des criminels et la recherche des facteurs sociaux de la criminalité », qui aurait pris le nom de « Laboratoire d’anthropologie criminelle » puis d’« Office scientifique de criminologie ». Il semble que le projet soit lié au rattachement de l’administration pénitentiaire au ministère de la Justice et à la volonté de développer le service statistique de ce dernier. Le projet n’a pas abouti, sans doute pour des raisons budgétaires. Toutefois, une dynamique est bel et bien enclenchée du côté juridique, dans une alliance institutionnelle entre médecins et juristes, mais pilotée cette fois par ces derniers. Côté universitaire, cette alliance trouvera finalement sa consécration dans la fondation de l’Institut de criminologie de Paris en 1922, sous la double tutelle de la faculté de droit et de la faculté de médecine de Paris (mais dans les locaux de la faculté de droit), avec une formation en quatre axes : 1) droit criminel, 2) médecine légale et psychiatrie criminelle, 3) police scientifique, 4) science pénitentiaire. Depuis cette date, la criminologie ou la « science criminelle » ne cessera d’être enseignée dans les facultés de droit en tant qu’annexe savante du droit pénal (qui est lui-même une annexe du droit privé, ce dernier demeurant en France la discipline « reine » dans les facultés de droit [voir Robert, 1986 : 309]). En 1936, elle trouve son organe d’expression : la Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, dirigée par deux professeurs de la faculté de droit de Paris (Louis Hugueney et Henri Donnadieu de Vabres), entouré d’un comité dans lequel, outre d’autres juristes, l’on trouve le psychiatre Claude, le médecin légiste Balthazard, ainsi que le directeur de l’Institut de police scientifique Sannié (également professeur à la faculté de médecine de Paris).

Enfin, sur le plan paradigmatique, après le retour de la psychiatrie au détriment de l’anthropologie criminelle, le phénomène marquant de l’entre-deux-guerres français est l’introduction progressive de la psychanalyse (Mucchielli, 1994c : 363 et suivantes). Toutefois, fidèles à la lettre des textes freudiens, les premiers psychanalystes français (Hesnard, Laforgue, Marie Bonaparte, etc.) insistent tous sur la nature criminelle de l’Homme, sur ses « instincts agressifs », sa « violence originaire », et toutes leurs analyses en reviennent tôt ou tard au fond commun de la psychiatrie de l’époque : le « terrain constitutionnel », le « fondement physiologique » des conduites criminelles. Dans un tel paradigme, la rencontre n’est guère possible avec les sciences sociales. Les objets de cette première psychanalyse appliquée au crime sont du reste des études de cas pathologiques (délires de paranoïa, crimes passionnels). Il faudra attendre les travaux de Lagache, après la Seconde Guerre mondiale, pour voir un clinicien-psychanalyste s’interroger sur la dimension sociale des conduites délictueuses.

II. Le temps du dialogue et son contexte normatif (1945-1975)

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale s’ouvre une autre époque pour les sciences humaines et leur implication dans la vie sociale et politique. Après tant d’horreurs et de souffrances, après l’adaptation politique sanglante et terrifiante des théories biologiques eugénistes et racialistes, tandis que de nombreux acteurs de la vie intellectuelle et politique ont connu eux-mêmes la guerre, la clandestinité, la prison et parfois la déportation, l’heure est à l’optimisme, au volontarisme et à l’éducation[6]. Cette nouvelle ère philosophique se traduit notamment au plan juridique dans les principes de la « défense sociale nouvelle » développés en France par Marc Ancel (1902-1990) et constituera une culture commune à bien des juristes dans les années 1950-1960 (Levasseur, 1991 ; Enguéléguélé, 1998). De surcroît, l’idéal socialiste (au sens large) est de plus en plus prégnant en Europe. Dans le champ des politiques pénales, tout cela amène notamment la volonté de mettre l’accent sur l’éducation (ou la rééducation) et la prévention, de prendre en charge psychologiquement les adolescents difficiles, de réformer profondément la prison (ce sera la tâche de Paul Amor et de Pierre Cannat au sein du ministère de la Justice [Faugeron, 1991b]). Certes, ce mouvement n’est ni une nouveauté radicale, ni une dominante exclusive. Les tendances anciennes persistent et le contredisent partiellement (voir plus bas). Mais dans le champ scientifique, trois exemples, entre autres, illustrent les rapprochements nouveaux que permet cette culture commune : le premier est l’ouverture des juristes vers la sociologie (cet aspect est abordé au point 2), le second est le dialogue pluridisciplinaire qui se développe dans le secteur de la délinquance juvénile (point 3), le troisième est le dialogue théorique qui semble un temps pouvoir enfin se nouer entre sociologie et psychologie (point 4).

1. Le maintien d’une criminologie traditionnelle

Le maintien d’une criminologie traditionnelle peut être exemplifié par la pensée et l’action de Jean Pinatel (1913-1999) dans les années 1950-1980. Inspecteur général de l’administration pénitentiaire, Pinatel participe à la commission Amor chargée de la réforme du système pénitentiaire en 1945. Il se présente d’abord comme spécialiste de « science pénitentiaire » puis de « criminologie », discipline qu’il enseignera des années durant à l’Institut de criminologie de Paris. Dès le lendemain de la guerre, et pendant plusieurs décennies, Pinatel sera aussi l’un des principaux collaborateurs de la Revue de science criminelle et de droit pénal comparé. Dès sa première chronique, en 1946, il ne cache pas ses réserves à l’égard de l’esprit qui souffle après 1945, ici, à propos de l’éducation surveillée : « La science pénitentiaire moderne est dominée en ce qui concerne la criminalité juvénile par un grand courant d’humanitarisme qui tend à assimiler l’enfance coupable à l’enfance malheureuse ». Cela lui semble très dommageable, de même que « le mouvement récent de l’École Lyonnaise » qu’il voit se dessiner dès cette époque (voir infra). A contrario, Pinatel entend défendre la criminologie de la première moitié du siècle, qui s’ouvre sur la biologie criminelle, se poursuit dans la psychopathologie, et va éventuellement chercher in fine dans la sociologie quelques contextes généraux favorisant un niveau de criminalité plus ou moins élevé. C’est là le plan de ses cours et c’est aussi le plan scientifique qui domine le Congrès international de criminologie que Pinatel organise à Paris en 1950, fort de son implication dans la Société internationale de criminologie qu’il dominera pendant près de trente ans (sur la définition implicite du crime qui prévaut alors, voir Pirès [1979])[7]. Cela se comprend dans la mesure où Pinatel définit la criminologie comme l’étude du criminel, ayant pour coeur l’étude de la « personnalité criminelle » (qui serait caractérisée sur le plan psychologique par quatre caractères fondamentaux : « l’égocentrisme, la labilité, l’indifférence affective et l’agressivité »), qui doit ensuite servir à diagnostiquer « l’état dangereux » pour préserver la société de ces nuisances. Certes, dans les années 1970, face à la montée en puissance des critiques sociologiques et de la « critical criminology » en Occident, Pinatel fera des concessions à l’approche sociologique. Mais, pour employer le langage de Thomas Kuhn (1970), ce seront là des « modifications ad hoc » qui ne remettront jamais en cause le coeur théorique du « paradigme » classique défendu par Pinatel et encore par de nombreux juristes de sa génération[8]. Cet état de fait occasionnera du reste de nombreux heurts avec les sociologues dans les années 1970 (Mucchielli, 1997 : 23 ; Lévy, 1998 ).

2. Dialogue des juristes et des sociologues et renouveau de la sociologie criminelle[9]

Cela étant, l’approche sociologique du phénomène criminel a aussi trouvé un accueil favorable chez de nombreux juristes-criminologues de l’époque, en particulier dans et autour des cercles durkheimiens[10]. L’Année sociologique, qui renaît pour la seconde fois en 1948, est en effet le coeur de ce nouveau dialogue dont le principal artisan est Henri Lévy-Bruhl (1884-1964). Professeur de droit romain à la faculté de Paris, enseignant aussi à l’École pratique des hautes études (EPHE), membre fondateur du Centre d’études sociologiques (CES), Lévy-Bruhl est un des piliers de la nouvelle Année sociologique, où il tient la rubrique de « sociologie du droit et de la morale » avec Davy. Dans son programme scientifique, Lévy-Bruhl accorde une importance particulière à l’étude du crime, car « c’est à son attitude envers le crime qu’un ensemble social révèle le mieux sa personnalité ». Dès 1950-1951, il mène sous les auspices du CES une « enquête de criminologie », qui sera présentée au 2e Congrès international de criminologie sous le titre « Enquête statistique sur l’abus de confiance ». C’est au même moment que voit le jour un « groupe d’étude de sociologie criminelle », dont Lévy-Bruhl est la figure tutélaire mais dont André Davidovitch (1912-1986) deviendra rapidement l’un des principaux animateurs puis, progressivement, le responsable. Constitué autour d’un noyau de chercheurs et d’étudiants attirés à l’EPHE par l’enseignement de Lévy-Bruhl, le groupe déborde rapidement ce cadre et s’agrandit progressivement jusqu’à constituer une petite équipe (Tréanton, 1991 : 401). En 1956-1957, son programme fait état, outre l’enquête princeps de Davidovitch (« L’escroquerie et l’émission de chèques sans provision »), d’une recherche de Constantin Oeconomo intitulée « Aspects psychosociologiques et sociologiques de la guerre : la délinquance militaire spéciale ». Dimitri Kalogeropoulos, diplômé de l’Institut de criminologie de Paris et de l’Institut de droit comparé, travaille sur « Les crimes de sang ». René Benjamin, vacataire au CES, annonce une recherche sur « le rôle du sentiment religieux dans la resocialisation de délinquants ». Les années suivantes enregistrent l’arrivée de nouveaux chercheurs et la mise en place d’enquêtes diverses sur l’inceste (Denis Szabo, qui fera ensuite sa thèse sur « Crimes et villes ») ou encore sur la criminalité à Paris (Vasile Stanciu). Une dynamique est enclenchée. Sont posés désormais, paradoxalement par le biais d’un rattachement institutionnel à la sociologie sous l’impulsion d’un juriste, les premiers jalons d’une discipline hybride, la sociologie criminelle (que Lévy-Bruhl avait qualifiée un temps de « juristique », mettant au passage l’accent sur l’étude de l’histoire des incriminations, direction de recherches qui, une fois encore, ne sera pas suivie par les travaux sociologiques du moment).

Toutefois, cette synergie est vraisemblablement coupée dans son élan à la mort de Lévy-Bruhl en 1964. Une scission s’opère. À « l’héritage sociologique » de Lévy-Bruhl, on peut associer les travaux de l’équipe qui se constituera autour de Davidovitch, son « élève et continuateur » (Robert, 1994 : 431). Du côté du droit, c’est Jean Carbonnier qui jouera un rôle déterminant, remplacera Lévy-Bruhl au comité de l’Année sociologique, réunira beaucoup de ses anciens étudiants et fondera avec Georges Levasseur un groupe de « Recherche et mesure des transformations institutionnelles et normatives de la société contemporaine », qui deviendra, en janvier 1968, le Laboratoire de sociologie criminelle et juridique de l’Université Paris II. Pourquoi cette scission ? Nous en savons trop peu sur les hommes et sur les enjeux institutionnels. Mais des différences sur le plan théorique sont perceptibles. Carbonnier se fait une idée bien précise de la sociologie juridique, qu’il considère certes comme associée à une posture intellectuelle qui appréhende le fait juridique comme une chose « de l’extérieur », mais de manière à aider le législateur. En ce sens, s’il se réclame du durkheimisme, c’est une filiation intellectuelle à « moindre coût » qu’il revendique dans le monde des juristes, puisqu’il annexe en quelque sorte la sociologie juridique au droit (Soubiran-Paillet, 2000). Davidovitch a d’autres perspectives, qui semblent plus fidèles au paradigme durkheimien. Il les développera au sein de la petite structure qu’il dirigera au CES jusqu’à sa retraite en 1981 : l’« Unité de recherche de sociologie criminelle ». Davidovitch y a réalisé une série de travaux importants sur les statistiques judiciaires, l’activité des parquets (depuis son travail princeps sur les abandons de poursuite jusqu’à sa typologie des parquets), sur la répartition de la criminalité en milieu urbain et sur quelques contentieux spécifiques (notamment les chèques sans provision et la délinquance routière). Au fil des ans, il perfectionnera son système d’analyse dans le cadre d’un programme de recherches bien tracé : « l’observation de la machine judiciaire aux prises avec la criminalité et l’analyse de la criminalité en tant que produit de la machine. Ces produits, en tant que résultats d’interventions sélectives, traduisent en termes objectifs (ce sont des indicateurs) l’attitude, ou les attitudes de la magistrature, aux différents niveaux de l’appareil judiciaire, face aux différentes variétés de la criminalité ». C’est aussi lui qui animera pendant de nombreuses années les chroniques de l’Année sociologique. Dans l’histoire de la sociologie du crime en France, Davidovitch a joué ainsi dans les années 1955-1970 un triple rôle de passeur institutionnel, d’animateur intellectuel et de défricheur pour la recherche.

3. Développement d’un secteur pluridisciplinaire : la délinquance juvénile

Le secteur de la délinquance juvénile est l’un des principaux points de rencontre et de débat des différents universitaires et professionnels intéressés à ce domaine après 1945 (Tétard, 1985). Outre la tradition de psychiatrie infantile ouverte notamment par Heuyer et ses élèves, le juge des enfants Jean Chazal de Mauriac (1907-1991), proche de Marc Ancel, a joué un rôle important en ce domaine dès la période de Vichy et surtout dans les années d’après-guerre[11]. Par la suite, le thème se développera essentiellement sur le plan institutionnel du fait de l’ouverture en 1958, au sein du ministère de la Justice, du Centre de formation et de recherche de l’éducation surveillée (CFR-ES) à Vaucresson. La création de ce centre est liée à la réorganisation de la justice des mineurs par l’Ordonnance de 1945. La création d’une nouvelle Direction de l’éducation surveillée au sein du ministère de la Justice et une série de mesures d’encadrement de la jeunesse en danger et de la jeunesse délinquante appelaient la création d’un centre de formation pour ce nouveau personnel judiciaire. Ce centre s’organise progressivement et s’implante à Vaucresson en 1951. En 1958, l’activité de formation est renforcée par un service de recherche qui s’organise à son tour et se renforce significativement à partir de 1964. Tout au long de cette période, le CFR-ES est dirigé par un agrégé de grammaire (Henri Michard) mais, à partir de 1964, la direction du service des recherches est confiée au psychologue Jacques Sélosse. Vaucresson va devenir rapidement le plus important centre français de recherche criminologique, avec une équipe comptant une vingtaine de chercheurs et de techniciens titulaires (des psychologues, des sociologues, des psycho-pédagogues, des statisticiens, un neuro-psychiatre, un juriste, un démographe et des documentalistes) et de nombreux vacataires. Les activités de recherches du centre sont donc pluridisciplinaires, avec une légère dominante clinique. Le centre lance enfin sa propre revue en 1963 : les Annales de Vaucresson. Les dix années qui suivent constituent l’âge d’or du centre de Vaucresson. Au début des années 1970, les recherches se développent autour de cinq axes : 1) l’analyse des phénomènes d’« inadaptation sociale » des jeunes, c’est-à-dire essentiellement des phénomènes de bandes et de la délinquance (vols de voitures, usage de drogue, crimes) ; 2) les méthodes d’intervention des éducateurs auprès des jeunes délinquants ; 3) l’évaluation des résultats de cette action rééducative ; 4) les recherches sur les causes générales soutenant le développement de la délinquance juvénile (en particulier l’école et les transformations économiques) ; 5) les méthodes de formation continue des éducateurs. Du point de vue « socio-criminologique » (expression alors courante), c’est donc le premier axe qui apportera le plus d’informations nouvelles. Les chercheurs de Vaucresson ont par exemple réalisé à cette époque une vaste enquête sur les facteurs généraux de la délinquance juvénile, portant sur un échantillon de 1 000 jeunes garçons délinquants de 16-17 ans. Certaines de ces recherches ont permis la mise en évidence d’aspects nouveaux de la délinquance juvénile dans une société de consommation. C’est notamment le cas de celles concernant les vols d’automobiles et de deux roues qui indiquent qu’il ne s’agit pas principalement de vols d’appropriation à but lucratif mais de vols à but ludique ou utilitaire (l’usage d’un soir) dont la dangerosité tient surtout aux accidents provoqués.

Dans son secteur, la délinquance juvénile, le centre de Vaucresson est ainsi la principale expérience de recherche pluridisciplinaire qu’a connue la France. Elle s’épuise cependant progressivement à partir de la fin des années 1970.

4. Sciences sociales et sciences psychologiques : un dialogue enfin possible ?

Dans leur ouverture inédite à l’échelle historique, les années 1945-1975 ont vu la perspective d’un rapprochement entre sociologie et psychologie s’esquisser. Jusque avant la guerre, des paradigmes inconciliables opposaient une sociologie insensible à la dimension psychologique individuelle et une psychologie incapable de s’émanciper du déterminisme biologique. La longue controverse entre le sociologue Maurice Halbwachs et le psychopathologue Charles Blondel, dans les années 1920 et 1930, illustre bien ce blocage paradigmatique (Mucchielli, 1999c). Mais la situation évolue rapidement au lendemain de la guerre. Daniel Lagache (1903-1972) est le premier à l’illustrer (Mucchielli, 1994c : 381 et suivantes). Déjà fortement influencé par la phénoménologie dans les années 1930 (à la fois par Jaspers et Minkowski en psychopathologie générale, mais aussi par le fameux psychocriminologue belge Étienne De Greeff), ainsi que par la lecture du psychosociologue Kurt Lewin, Lagache se trouve pendant la guerre chargé d’organiser l’assistance médico-psychologique aux enfants et adoles-cents inadaptés à Clermont-Ferrand. C’est peut-être l’élément décisif qui l’incline à s’investir dans le domaine criminologique après la guerre et qui lui permet aussi de comprendre que « la plus grande partie des criminels présente des variations caractérielles qui ne les différencient pas nettement de la population générale », ainsi qu’il le dira au Congrès de Paris en 1950. Toujours est-il que Lagache va développer dans les années 1950-1960 une psychologie du crime très ouverte sur la problématique sociale. Fortement investi par ailleurs dans le champ psychanalytique, il ne trouvera cependant apparemment pas d’interlocuteur pour construire cette frontière à ce moment de l’histoire.

Deux autres cliniciens vont par contre se positionner plus directement dans le champ criminologique et y trouver des interlocuteurs du côté des sciences sociales (Mucchielli, 1997 : 18-22). Le premier est Marcel Colin, et avec lui ce que l’on appellera la « deuxième école de Lyon » à partir du premier Congrès français de criminologie (Lyon, 1960), pour désigner l’équipe qu’il animera au sein de l’Institut de médecine légale et de criminologie clinique de la faculté de médecine de cette ville. Profondément marqué sur le plan personnel par l’expérience de la guerre et sur le plan intellectuel par l’existentialisme sartrien, rejoignant l’interactionnisme sur bien des points, proche également des anti-psychiatres anglais, Colin affirme la raison d’être fondamentalement thérapeutique de la clinique et s’oppose au concept déterministe de « personnalité criminelle », terme qui lui semble devoir être « banni du vocabulaire psychiatrique ». Il sera de fait un compagnon de route des sociologues français et des criminologues critiques européens, autour notamment du réseau qui se construit dans la première moitié des années 1970 notamment par la revue Déviance et société. Le même constat vaut pour Christian Debuyst, élève de De Greeff, professeur de criminologie à Louvain, auteur dans les années 1960-1970 de recherches empiriques soulignant la rencontre possible entre phénoménologie et interactionnisme, auteur également de textes de référence condamnant les concepts de « personnalité criminelle » et de « dangerosité ». Debuyst sera, de fait, un compagnon de route des sociologues de la déviance et des criminologues critiques jusqu’à nos jours. Toutefois, la relève de ces deux figures de la clinique criminologique des dernières décennies ne sera pas assurée. Depuis les années 1980, l’évolution du champ scientifique n’a plus permis de telles rencontres, ou bien a occasionné de nouveaux heurts (voir infra).

III. Croissance institutionnelle, éloignement des disciplines et prédominance de la recherche en sciences sociales (1975-2000)

À partir de la fin des années 1960, la recherche criminologique va connaître un nouvel essor institutionnel en liaison avec une politique de recherche volontariste au sein du ministère de la Justice. Elle bénéficiera aussi du soutien financier de la Direction générale à la recherche scientifique et technique. Outre le centre de Vaucresson, la Chancellerie crée, en 1964, le Centre national d’études et de recherches pénitentiaires (CNERP) et, en 1968, le Service d’études pénales et criminologiques (SEPC). Autour de ce développement sectorisé, deux structures de coordination et de financement global de ces centres de recherche sont mises en place : en 1968, le Comité de coordination des recherche criminologiques (CCRC, composé de 21 membres, dont le président sera Paul Amor), qui aura pour missions officielles d’établir un inventaire régulier et de coordonner tant les moyens mobilisés que les recherches menées ; l’année suivante, le Service de coordination de la recherche (SCR), qui aura pour missions officielles la préparation des programmes de recherche, leur organisation avec tous les centres de recherche mobilisés, le suivi de leur exécution, ainsi que le financement d’opérations « urgentes ». Si le CNERP ne deviendra jamais véritablement un centre de recherche, il en va tout autrement du SEPC, qui allait inaugurer un troisième âge de la sociologie criminelle en France.

1. La sociologie de la réaction sociale

Le SEPC est né à la fin de l’année 1968 à l’initiative de Philippe Robert (magistrat et docteur en sociologie, formé à l’Université de Bordeaux), au sein de la Direction des affaires criminelles et des grâces (avec l’aide de son directeur Pierre Arpaillange). Outre les recherches en question, il se voit confier le secrétariat général du CCRC, ainsi que la gestion du Compte général de l’administration de la justice (la statistique judiciaire). Comme Vaucresson dix ans auparavant, le SEPC va connaître une croissance rapide et devenir le second centre de recherche dans le champ criminologique français, après Vaucresson. Dans son fonctionnement et dans sa production, le SEPC va progressivement s’autonomiser en partie par rapport au ministère de la Justice, se placer sous la cotutelle du CNRS, pour se positionner de façon originale dans le champ « criminologique » français. Il va également établir de solides liens au plan européen et nord-américain (Canada francophone) au travers d’un réseau qui débouchera notamment sur la création en 1977 de la revue Déviance et société, dans un contexte intellectuel marqué par la contestation du système pénal, la réception de l’interactionnisme (la seconde école de Chicago et sa théorie de l’étiquetage) et celle de la criminologie critique (Mucchielli, 1997).

Certains des premiers domaines de recherche du SEPC sont liés aux besoins directs de la justice criminelle (prévisions d’évolution de la criminalité enregistrée, statistiques administratives, observation de la délinquance apparente des étrangers, de la place des stupéfiants). Les autres relèvent davantage d’une analyse du fonctionnement de l’institution (étude des coûts du crime, étude du traitement pénal de la criminalité d’affaire, construction de la catégorie de viols collectifs) et de son image dans la société (étude des représentations sociales du système de justice criminelle). Mais au-delà d’intitulés assez partagés dans le champ criminologique du moment, le SEPC va en réalité y prendre une position critique. En 1973, Robert publie dans l’Année sociologique (où il a été introduit par Davidovitch pour s’occuper à son tour de la sociologie criminelle) un texte présentant son bilan de la décennie précédente et le programme de recherche de son centre. Il annonce la crise de la « criminologie du passage à l’acte », c’est-à-dire des théories étiologiques. D’abord, ces recherches bio-psychologiques reposent sur des échantillons non représentatifs de la criminalité. La population carcérale résulte d’un processus de tri ultra-sélectif (moins de un délinquant sur cent fait l’objet d’une peine d’emprisonnement). Ensuite, Robert introduit la théorie de l’étiquetage en indiquant que le processus qui voit l’individu passer de la délinquance occasionnelle à la délinquance régulière « découle d’une stigmatisation de la réaction sociale intervenant quand l’audience classifie comme déviant celui qui s’est contenté en premier lieu de poser un acte déviant ». La criminologie peut donc de ce point de vue devenir une « science des mécanismes sociaux de rejet ». L’analyse du système pénal en sera l’élément central. Robert s’efforce alors de fonder un programme de recherche en ce sens, à partir de deux questions : comment la société crée-t-elle les normes et comment les sanctionne-t-elle ? À côté des champs empiriques traditionnels, l’analyse des statistiques pénales (de la police à la prison) et l’étude des représentations sociales de la justice, les chercheurs du SEPC vont progressivement développer des recherches sur les mécanismes de renvois vers le judiciaire (par la police et par d’autres organisations publiques ou privées) et sur la genèse des normes pénales (la sociologie législative), établissant aussi, plus tard, sur ce dernier thème des liens avec les historiens (autour notamment d’un séminaire commun avec Michèle Perrot à l’École des hautes études en sciences sociales). Dans les années 1970 et 1980, le SEPC sera ainsi à la pointe de la recherche en ce domaine, dans un cadre paradigmatique bien délimité qui, de fait, exclut la recherche de collaboration avec les sciences psychologiques[12]. La position de Robert sera ainsi toujours de considérer la criminologie comme une discipline sans objet, une pluridisciplinarité de façade et non heuristique ; il lui opposera une sociologie du crime ancrée dans un paradigme donné et dans une démarche de recherches empiriques cumulatives. Le problème se pose du reste de façon plus générale à l’époque. Le conflit que traverse par exemple le comité de rédaction de Déviance et société à la toute fin des années 1970, au sujet de la place de la clinique, en est révélateur (Mucchielli, 1997 : 37-40). Au-delà même des positions politiques qui amènent certains à rejeter tout point de vue autre qu’extérieur sur les objets de la recherche (par exemple sur la prison), les logiques professionnelles des uns et des autres sont beaucoup trop éloignées pour qu’une collaboration réelle s’instaure sur le plan de la recherche.

2. L’évolution du contexte institutionnel dans les années 1980-1990

Le changement de gouvernement qui survient en mai 1981 est l’occasion de voir aboutir, au sein du ministère de la Justice, une refonte de l’organisation de la recherche qui était à l’état de projet depuis plusieurs années. Il va en résulter la disparition du CNERP et du SCR, ainsi que la signature, en 1983, d’une nouvelle convention entre la Chancellerie et le CNRS. Seuls subsistent le CFR-ES et le SEPC. Le premier prend le nouveau nom de Centre de recherches interdisciplinaires de Vaucresson (CRIV), le second celui de Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP). Ce dernier a cependant un lien avec le CNRS plus ancien. En outre, le CESDIP est le principal bénéficiaire de la réaffectation du personnel de l’ex-CNERP, ce qui lui permettra de faire des questions pénitentiaires un nouvel axe de son activité de recherche. La situation est nettement moins favorable au CRIV qui est confronté à une crise structurelle dont il ne sortira pas. À côté de ces deux structures, la plupart des chercheurs concernés par le champ mais rattachés à des centres de recherche généralistes s’y trouvaient plutôt isolés (par exemple Gérard Mauger et Claude Fossé-Poliak au Centre d’études des mouvements sociaux, de même que Jean-Charles Lagrée au Centre d’ethnologie sociale et de psychosociologie ou encore Dominique Monjardet au Groupe de sociologie du travail). De sorte que le CESDIP apparaît progressivement, dans les années 1980, comme l’unique centre français de recherche en sciences sociales sur le crime[13]. Il saura de surcroît se renouveler progressivement, notamment avec le développement — pionnier en France — de grandes enquêtes de victimation, associées à partir du milieu des années 1990 avec les recherches sur le sentiment d’insécurité (domaine développé en France dans la seconde partie des années 1980, notamment par deux politologues de Grenoble, Hugues Lagrange puis Sébastian Roché, et par un sociologue de Lille, Dominique Duprez).

Les années 1990 ont en partie transformé cette situation du fait du développement institutionnel de nouveaux secteurs de recherches, à nouveau sous l’impulsion directe de l’État. Le premier est constitué par les recherches sur les drogues, qui débutent en France dans les années 1980 et se développent considérablement dans la décennie suivante. Le phénomène est lié à une forte demande institutionnelle motivée par l’extension des consommations de drogue ainsi que le développement de la maladie du sida. Une structure interministérielle de lutte contre les toxicomanies se met en place à partir de 1982 et s’autonomise progressivement. En 1993, est créé un groupement d’intérêt public dénommé Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), qui témoigne de la poursuite de cet investissement budgétaire et de la volonté de stabiliser des indicateurs statistiques. Cela permettra aux chercheurs impliqués, sous l’impulsion notamment d’Alain Erhenberg, de se structurer progressivement. Un réseau de recherche (« Psychotropes, politiques, sociétés ») voit le jour en 1994, puis un laboratoire du CNRS en 2001 (le CESAMES). Les recherches se sont développées d’abord sur le plan des pratiques de consommation et sur celui des politiques publiques. Le traitement policier des usagers et des trafiquants a également fait l’objet de beaucoup d’attention. Plus récemment, des recherches ont abouti portant aussi sur les trafics eux-mêmes.

Un second secteur a connu un développement certain au cours des années 1990, celui des recherches sur la police. La création en 1991 de l’Institut des hautes études de la sécurité intérieure (IHESI) a en effet, grâce aux efforts de Jean-Marc Erbès (inspecteur général de l’administration) et de Dominique Monjardet (chercheur au CNRS), permis d’injecter des budgets importants dans ces recherches. Cet institut a pris du reste une place relativement importante dans l’ensemble du domaine, par le biais du financement des recherches et de la publication d’une revue spécialisée à laquelle collaborent de nombreux universitaires (les Cahiers de la sécurité intérieure). Il subit toutefois les aléas périodiques de sa dépendance à l’égard du pouvoir politique.

Enfin, le ministère de la Ville (créé en 1990) a aussi beaucoup aidé les recherches dans le domaine de la délinquance tout au long des années 1990, tandis que la Délégation interministérielle à la sécurité routière finance également de nombreuses recherches dans le secteur de la délinquance routière[14].

3. Les grands secteurs de la recherche en sciences sociales dans les années 1980-1990

Malgré la crise du centre de Vaucresson, le développement des recherches sociologiques a amené plusieurs auteurs à réinvestir le thème de la délinquance dans le cadre de travaux portant sur la jeunesse des milieux populaires. C’est le cas du tandem Mauger/Fossé-Poliak, le premier organisant à partir de 1982 (avec Lagrée) le réseau « Jeunesses et sociétés » qui regroupera progressivement plusieurs dizaines d’universitaires et de chercheurs, le tout dans un pôle intellectuel s’inspirant le plus souvent des travaux de Pierre Bourdieu. C’est aussi le cas de plusieurs chercheurs issus de la mouvance d’Alain Touraine et qui travailleront sur l’action collective dans les quartiers populaires, l’un d’entre eux (François Dubet) étudiant plus spécifiquement les phénomènes de délinquance juvénile[15]. Ne se réclamant d’aucun courant théorique, Christian Bachmann défrichera aussi les nouvelles cultures populaires apparaissant notamment chez les jeunes d’origine étrangère, dans les banlieues de l’agglomération parisienne. Au total, les années 1980 auront cependant marqué un désinvestissement de ce secteur traditionnel de la socio-criminologie, ainsi qu’une dispersion des chercheurs et de leurs outils conceptuels. Inversement, dans un contexte replaçant la question de la délinquance juvénile au centre de l’agenda politico-médiatique et de la demande institutionnelle (notamment à travers la catégorie non scientifique de « violences urbaines »), la production savante va beaucoup augmenter dans la seconde moitié des années 1990. Mais, au contraire de la décennie précédente, les recherches utiliseront surtout des méthodes quantitatives, en liaison avec la place grandissante des statistiques et de l’« expertise » dans le débat public. C’est dans ce contexte qu’est par exemple réalisée, en 1999, la première enquête de délinquance auto-reportée proprement dite. La seconde partie des années 1990 consacre aussi l’émergence d’un nouveau sous-thème se rattachant à la délinquance juvénile et fortement lié à la commande politique : celui des « violences à l’école ».

A contrario, l’étude des délinquances pratiquées par les classes supérieures (que l’on appelait traditionnellement la « délinquance en col blanc »), tant dans le secteur privé que dans le secteur public, n’a jamais démarré de façon collective en France. Corruption, blanchiment d’argent, délinquance d’affaires, fraude fiscale, atteintes au droit du travail, extension du droit pénal administratif, nouvelles stratégies des assurances..., le champ des études est potentiellement très large mais bien peu de chercheurs l’ont défriché dans la durée (à l’exception notable de Pierre Lascoumes). Seule la corruption politico-administrative a fait l’objet d’un intérêt convergent des politologues et des sociologues à un moment donné (la fin des années 1980), en liaison avec la redécouverte de ce phénomène dans le débat public français.

À côté de ces deux secteurs, c’est surtout sur le système pénal que se sont concentrées les recherches au cours des deux dernières décennies (voir les bilans de Faugeron, 1991a ; Renouard et al., 1992 ; Faget et Wyvekens, 1999 ; Mucchielli, 1999a). De façon inégale toutefois, puisque les recherches sur les processus de décision de justice (« sentencing ») demeurent très rares en France. A contrario, celles portant sur les professions de la justice criminelle se sont fortement développées. Le secteur le plus étudié est sans doute celui de la police, déjà cité. Beaucoup de recherches ont également été menées sur les surveillants de prison. Comparativement, les magistrats, les avocats et les éducateurs ont été moins étudiés. S’ajoute enfin le démarrage des recherches sur les agents privés de sécurité et plus récemment sur les médiateurs. Ensuite, les recherches sur la prison constituent un point fort des recherches françaises, du fait notamment d’une liaison assez étroite entre historiens, sociologues et démographes, le tout en relation avec le rôle très stimulant qu’a joué le fameux ouvrage Surveiller et punir de Michel Foucault (paru en 1975). Celles-ci sont de différents genres : recherches statistiques (sur la population carcérale, sur les relations entre les mouvements de cette population et les contextes économiques, sur le suivi pénal et social des cohortes), recherches historiques (sur l’histoire des établissements pénitentiaires et des conditions de vie des détenus), recherches qualitatives sur la formation, les attitudes et les comportements dans la vie quotidienne des acteurs de la vie carcérale (détenus et surveillants), recherches spécifiques sur la détention provisoire. Le démarrage déjà évoqué des recherches sur les victimes est également un point important à partir du milieu des années 1980. Il y avait en la matière un important retard par rapport à la recherche nord-américaine et aux débats théoriques amenés par la victimologie. Dans la perspective d’une sociologie du contrôle pénal, les chercheurs du CESDIP ont développé ces enquêtes et insisté notamment sur les relations des victimes à la police et à la justice. Peu à peu, on y verra cependant aussi (et de plus en plus) un moyen de connaissance statistique de la délinquance qui sera confronté avec son image policière (la délinquance enregistrée).

Conclusions et perspectives

Si, par criminologie, il faut entendre un corps institutionnalisé de savoirs véritablement pluridisciplinaire portant sur un objet défini, alors il n’existe rien de tel en France[16]. La discipline qui nourrit le plus ce domaine sur le plan de la recherche empirique est certainement la sociologie (épaulée par la statistique ou la démographie). L’histoire y a apporté, surtout dans les années 1970 et 1980, une contribution importante[17]. Plus récemment, la science politique a renouvelé en partie le domaine en amenant de nouvelles problématiques (l’étude du sentiment d’insécurité, l’analyse des politiques publiques). Il faut donc parler de sciences sociales au sens le plus large. Mais la coupure est nette avec ce que l’on pourrait appeler les sciences psychologiques individuelles. Cela peut s’expliquer de diverses manières, sachant que ce dernier ensemble est lui-même très éclaté sur le double plan institutionnel et intellectuel. Sur ce dernier plan, le dialogue est quasi inexistant entre des sciences sociales à fondement résolument empirique et des sciences psychologiques individuelles où le poids des présupposés théoriques est parfois rédhibitoire. C’est notamment le cas de la persistance de certains dogmes psychanalytiques, ainsi que du retour périodique des vieux préjugés innéistes cherchant à débusquer au fond d’on ne sait quelles cellules les anomalies qui expliqueraient les comportements déviants (Mucchielli, 1994d ; 1999b). C’est ce que j’appellerai, en prolongeant une expression de Debuyst (1984), la « maladie infantile de la criminologie ». Des psychologues et des psychiatres sont certes émancipés de ces carcans théoriques. Mais aucun lieu institutionnel (d’enseignement ou de recherche) ne permet aujourd’hui de renouer entre eux et les chercheurs en sciences sociales un dialogue, fut-il critique. À bien des égards, il existe même une sorte de partage implicite des objets (aux sociologues les grandes enquêtes, la délinquance juvénile ordinaire et la délinquance des élites, les politiques publiques, les institutions pénales, etc., aux psychologues les crimes de sang et les affaires sexuelles, l’expertise individuelle ; seule la question des drogues maintient peut-être un lieu de rencontre potentiel), qui fait que les uns et les autres ne se rencontrent pratiquement jamais.

Le problème de la trop grande distance épistémologique se pose aussi dans la relation des chercheurs en sciences sociales avec les juristes. Le problème est d’actualité dans la mesure où la recherche financée par le ministère de la Justice par le biais d’un nouveau groupement d’intérêt public (la Mission de recherches Droit et Justice) « aboutit à un retour en force des juristes, dont les conceptions de la recherche inhibent les investigations empiriques novatrices sur le crime et la justice » (Faget et Wyvekens, 1999 : 148). Notons ici que, à la différence de nombreux autres pays, la collaboration entre les chercheurs en sciences sociales et les praticiens du droit ne passe pas par la formation initiale de ces derniers. Les magistrats, les cadres policiers et gendarmiques, ceux de l’administration pénitentiaire (la situation est différente pour ceux de la Protection judiciaire de la jeunesse) suivent généralement le ou les premiers cycles universitaires en droit, puis rejoignent leurs propres écoles de formation. Au demeurant, au sein même des formations universitaires en sciences sociales, l’enseignement de la sociologie de la déviance est très rare[18]. Enfin, le renouveau récent de l’Association française de criminologie (à l’initiative de Pierre Tournier), dont les congrès peuvent attirer plusieurs centaines de personnes, ne passe guère par ces grands débats sur l’analyse du crime et sur l’état intellectuel du domaine. Il témoigne surtout de l’acuité des questions criminologiques et pénales dans le débat public et de l’intérêt des chercheurs et des praticiens pour ce lieu de rencontre.

Pour revenir aux recherches empiriques, un dernier grand problème leur est posé aujourd’hui : celui de leur rapport de plus en plus important à la commande publique. Et ce train en cache un autre : celui de leur rapport inversement proportionnel à la politique scientifique. À regarder l’évolution actuelle des sciences humaines en France, dans bien des domaines, on pourrait être tenté de se demander s’il y a encore un pilote dans l’avion ? La fin de l’ère des grands patrons et des grandes théories, qui fut aussi une ère faste au plan institutionnel (permettant assez aisément de recruter des enseignants et des chercheurs), nous plonge progressivement dans l’ère de l’incertitude théorique, de l’individualisme des pratiques et de la pénurie des moyens. La commande publique devient ainsi de plus en plus massivement la source des programmes de recherche, ce qui pose de nombreux problèmes : « saupoudrages erratiques empêchant la pérennisation des équipes, fluctuations de la politique scientifique pour cause d’alternance politique » (Faget et Wyvekens, 1999 : 148), à quoi l’on doit ajouter, dans certains cas, la question de l’indépendance même de la recherche vis-à-vis du pouvoir politico-administratif[19]. C’est pourquoi, si ce lien entre les recherches et la commande publique est indispensable aux deux parties (pour les laboratoires, c’est souvent le seul moyen de salarier des chercheurs non titulaires), il s’agit toutefois d’une tendance à laquelle je souhaiterais pour ma part inciter les chercheurs à résister davantage, en s’efforçant de regrouper leurs forces autour d’un (ou de plusieurs) pôle de recherche et d’enseignement qui garantisse l’indépendance, la continuité et la cohérence de leur expertise collective.