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La simultanéité des expériences du temps ou l’homme venu d’un autre monde

Dès son travail avec Alain Resnais pour Nuit et brouillard en 1956, Marker a inscrit la catastrophe dans son oeuvre comme la marque indélébile de son époque. Dans son film La Jetée (1962 [2]), il imagine une troisième guerre mondiale et la destruction d’un Paris dont les survivants parasitent les ruines, à la recherche d’un passage vers le temps. Monde figé, tétanisé par l’instant de la catastrophe, celui de La Jetée trouve paradoxalement du secours dans la mort d’un seul homme devant lequel le passage s’est enfin ouvert, livrant une mémoire aussi singulière qu’émouvante : « L’homme dont on raconte l’histoire » est en effet choisi entre tous pour réintégrer à la fois le passé et l’avenir à cause de son obsession pour une image du passé. Cette image est au coeur du film, déployant son faisceau comme un joyau éclairé par le désir pour un visage de femme. C’est elle, l’image devenue femme, qui conduit à l’utopie du temps retrouvé. Mais si par elle le monde d’avant renaît de ses cendres et l’avenir ouvre ses ailes, elle suppose aussi le sacrifice d’une vie. Permettre au temps de circuler à nouveau équivaut, pour notre homme, à retourner dans son passé à la recherche d’une issue vers son propre avenir ; mais en ouvrant pour le monde le passage du temps, l’homme ranime ce qui le conduit à la mort dont il avait reçu, enfant, le présage sous la forme d’une image obsédante : le meurtre d’un inconnu qui n’était autre que lui-même, pour lequel le visage obsédant d’une femme témoigne toujours. Cette formidable et tragique spirale du temps où la mémoire et l’amnésie se confondent devant l’énigme de la mort, Marker en trouve l’inspiration dans le film d’un autre réalisateur : Vertigo, d’Alfred Hitchcock.

Vingt ans après son film culte, Marker reprend la référence à Vertigo et explore une autre « fin », non plus par le biais de la science-fiction et du ciné-roman-photo, comme c’était le cas pour La Jetée, mais en retournant à un style de documentaire proche du journal cinématographique. Sans soleil (1982) retrace les pérégrinations — en particulier au Japon — d’un cinéaste fictif du nom de Sandor Krasna. Une narratrice (la voix de Florence Delay) lit ou relate les lettres de Krasna tout au long du film, tandis que les images défilent et s’entrecroisent, parfois avec celles d’un autre cinéaste du nom d’Haroun Tazieff (Images d’Islande, 1970). Krasna raconte : « J’aurai passé ma vie à m’interroger sur la fonction du souvenir, qui n’est pas le contraire de l’oubli, mais plutôt son envers. On ne se souvient pas, on récrit la mémoire comme on récrit l’Histoire. Comment se souvenir de la soif ? » Si dans La Jetée cette réécriture était rendue possible par la médiation d’un visage de femme, d’une image obsédante, cette fois, c’est par le biais d’une voix de femme que se réinscrit la mémoire, tant et si bien que cette voix se confond avec l’écriture des lettres et que le spectateur ne sait bientôt plus s’il s’agit du contenu épistolaire ou de la voix des images elles-mêmes. Les femmes, nous explique-t-on dans le film, sont les gardiennes de la mémoire et des cérémonies. Elles sont comme les images, puisqu’on ne peut pas se rappeler sans elles de ce qui a disparu ou a été détruit : « Je me souviens de ce mois de janvier à Tokyo. Ou plutôt je me souviens des images que j’ai filmées au mois de janvier à Tokyo. Elles se sont substituées à ma mémoire. Elles sont ma mémoire. Je me demande comment se souviennent les gens qui ne filment pas, qui ne photographient pas, qui ne magnétoscopent pas. » Un seul film, affirme le cinéaste, « avait su dire la mémoire impossible » : Vertigo. On comprend que le cinéaste, qui « pense à un monde où chaque mémoire pourra créer sa propre légende », trouve dans l’univers hitchcockien l’ouverture vertigineuse conduisant à l’entière corrélation entre le désir des images et la fabrique de la mémoire : Vertigo ne raconte-t-il pas l’histoire d’un homme pour qui la femme réelle se confond avec l’image de la femme perdue, l’étrange résurrection de Madeleine étant le visage même de la fatalité ? L’image se confond ici aussi avec l’objet du désir ; elle est la présence d’une absence, l’empreinte de ce qui a été perdu.

Intégrant les images de Vertigo à son film, citant par la même occasion La Jetée en se servant à nouveau des images d’un séquoia du Jardin des Plantes à Paris, Marker imagine, au coeur même du documentaire, le voyage d’un homme d’une autre planète, d’un autre temps, venu récolter des images de notre monde. Dans son monde à lui, dans sa propre légende qui est aussi celle de Marker, la mémoire est totale parce qu’on aurait perdu la faculté d’oublier. Arrivé en Islande comme au milieu d’un paysage lunaire, l’étranger parcourt notre monde, cherche à comprendre la musique, la poésie et le malheur des gens, décriant les injustices. Mais comment y parvenir alors que tout ici-bas semble voué à la disparition et que, lui, ne sait pas oublier ? Cet homme venu de loin devient en quelque sorte une métaphore de la médiation même des images qu’emprunte Marker pour construire sa propre légende. Il figure ce qui se tient dans l’entre-deux des images, porté par le désir d’une voix féminine, entre l’accomplissement et l’inaccompli, entre ce qui est et ce qui n’est pas encore, comme le temps lui-même sur lequel se calque toute médiation : « Je vous écris tout ça d’un autre monde, d’un monde d’apparences », précise Krasna, lui-même venu de la fiction.

Le titre du film — Sans soleil —, dystopique s’il en est un et s’inspirant de la musique de Moussorgski, est celui d’un film que Krasna ne tournera jamais, lui-même compris dans la spirale légendaire du temps, oeuvre inexistante en même temps que réalisée par Marker — oeuvre de fin du monde et de gestation tout à la fois. Ainsi, Marker entre lui-même dans la zone fictionnelle de l’homme venu d’ailleurs, récoltant comme de l’extérieur les images du siècle, mais participant à celles-ci dans la mesure où il emprunte l’identité de celui qui ne connaît pas l’oubli et partage la simultanéité des expériences du temps. La mémoire du siècle devient sa propre légende, imaginaire, fabuleuse, utopique, réaliste et mélancolique à la fois [3]. C’est sans doute cette simultanéité des expériences du temps qui caractérise le mieux l’imaginaire de la fin d’un monde. La narratrice le constate : si le xixe siècle s’est acharné à régler le problème de l’espace, le xxe siècle trouve dans la coexistence de différentes conceptions du temps son principal défi. Le cinéma permet ainsi de saisir cette concaténation des époques, fait littéralement voir la forme que prennent les ravages du temps alors que le présent se superpose au passé et que l’avenir apparaît au détour d’une image, car dans la mesure où toute image repasse, tout ce qui est passé se destine à revenir, à libérer le temps à venir. Marker partage, à travers ses propres souvenirs de voyage comme autant de documents d’archives, les dernières manifestations du rituel. Filmer ce qui est en train de disparaître — voilà l’ultime conditionnement de la cinématographie markerienne, non pour en faire le deuil, mais pour dévoiler ce qui, au sein de la disparition, enfante un nouveau rapport au monde.

Quel est donc le contenu de ces images ? Une « image de bonheur » ouvre le film, rappelant que l’image est au coeur de la quête cinématographique, qu’elle est ce dont le film est fait et ce qui échappe au film, comme c’était le cas pour la mémoire du survivant dans La Jetée ; les premières images à apparaître après la fin du monde ne sont-elles pas nécessairement, semble réitérer Marker, celles qui sont perdues au plus lointain, mais qui rappellent le plus proche : paysages du quotidien, images d’un bonheur maintenant inaccessible au point de paraître sourdre d’un autre monde ? Cette fois, il s’agit de trois enfants en Islande filmés au grand vent — image dont on nous dit qu’elle est impossible à lier à d’autres images. Cette impossibilité sauve en quelque sorte la valeur utopique de l’image, en restaure le potentiel enchanteur, comme « l’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps [4]  ». Tourné principalement au Japon, Sans soleil célèbre cet éloignement de l’homme venu d’un autre monde. La mémoire de cet homme, constituée d’images photographiques et cinématographiques, se mêle simultanément à Tokyo, ville-image. Le tissu des diverses cultures dont on nous montre les rituels et les célébrations acquiert, à travers l’agencement filmique, une complexité nouvelle : des danseurs traditionnels japonais aux fusées nucléaires, en passant par la mort d’une girafe — chaque geste s’en trouve défamiliarisé. Les gesticulations, ces emmêlements du concret et de l’abstrait, de la parole vivante et du flux de conscience, des cris et des voix, des restes diurnes et des rêves transfigurent la réalité.

Le tour de force de Marker est alors, par cet effet d’éloignement, de tourner le regard du spectateur vers l’acte de regarder. Dans le monde hypermédiatique qui est le nôtre, le regard est partout qui participe d’une bien étrange ironie : le regard, qui ne se perçoit plus en tant que regard, finit par ne plus reconnaître que le monde autour de lui le regarde à son tour. En conséquence, le film met en scène le regard d’un cinéaste sur une ville dont le souvenir s’accroche aux regards des gens : Tokyo est rempli de voyeurs sur des affiches publicitaires géantes ; les images de la télévision japonaise multiplient les regards vers un spectateur gavé de représentations, rompu aux rêves que viennent hanter les médias. Puis le cinéaste laisse défiler les images de son propre téléviseur qui célèbre la simultanéité des temps — de Jean-Jacques Rousseau aux Khmers rouges. Tokyo est rempli de petites légendes et de réincarnations de pacotille : un robot à l’effigie de John F. Kennedy qui salue les passants à la sortie des magasins ; le chien qui persiste à attendre son maître après sa mort ; les cimetières de chats ; les animaux fétiches de Marker qui réapparaissent au coeur de la ville étrangère, comme la chouette sur une publicité japonaise et d’autres chats — tant d’êtres et de choses qui échappent à l’Histoire, mais ne la ponctuent pas moins de légendes personnelles. Il est vrai que le Tokyo de Marker appartient à l’imaginaire d’un seul regard : la ville est aussi fantasmatique que réelle, féminisée comme l’est d’emblée chez Marker toute trace mémorielle. Si les films de Marker sont si souvent hantés par un visage de femme — pensons au Mystère Koumiko entièrement centré sur le visage d’une jeune fille japonaise — en tant que « visage de l’absence », l’Orient représente bien chez Marker la figure immémoriale et matricielle de toute image comme étant ce qui est, par définition, « lointain ». Les images qui pourtant « manquent » et hantent sont toujours, par définition, féminines chez Marker. La raison en est simple et mérite d’être rappelée : les images d’Orient en tant que traces du lointain et de l’altérité sont associées à l’enfance et, par conséquent, à la formation même de la mémoire. C’est en ce sens qu’elles forment une matrice et produisent l’impression, paradoxalement, de la familiarité, voire d’un réconfort maternel. L’orientalisme de Marker est donc assumé et Tokyo n’est pas une image vide ou une pure production de fantasmes : les traces de la réalité se mêlent nécessairement aux souhaits et aux désirs, à la hantise toute personnelle d’un visage de femme ou d’une image perdue, mais parce qu’il ne saurait y avoir de regard absolument objectif sur le monde — y prétendre en toute innocence, voilà l’orientalisme dans sa version idéologique [5].

Stéphane Bouquet (1998, p. 60-61) écrit, au sujet des animaux fétiches de Sans soleil : « Leurs représentants disséminés dans Sans soleil […] sont autant de perturbateurs de l’attention, de légers chocs visuels qui rappellent au spectateur, bercé par le rythme régulier d’un très beau texte, que ceci est du cinéma, qu’il se tient là un discours (puisqu’il y a un réseau de signes sous-jacents) et qu’il faut éviter de se laisser leurrer par la fascination poétique de l’écriture. » Cette thèse, proche de la distanciation théâtrale, ne rend pas justice à la photogénie de ces animaux fétiches. Le film va au-delà d’un discours se voulant dénonciateur de l’illusion cinématographique, version moderne de la mise en garde socratique devant les effets du muthos ; la mise en garde vis-à-vis du leurre est une topique résistante, à laquelle la critique réfère malheureusement trop facilement au sujet des films de Marker. Or les animaux fétiches, qui conjuguent des traits d’animaux, d’images et d’objets familiers, sont les signes d’une mémoire affective à l’oeuvre, signes que les images et les objets « sans vie » s’animent par la force et l’impact du temps, de la répétition, des retrouvailles, et que leur animation dépend de la capacité qu’ont les humains à affronter le temps et la perte. Dans Level Five, une femme en deuil de son homme tente en vain de faire parler un perroquet de pacotille. Frôlant le ridicule mais n’y sombrant à aucun moment, cette séquence témoigne de ce que l’être humain s’attache aux choses comme si elles pouvaient témoigner des morts : par son mutisme, le fétiche aurait le pouvoir, non pas métonymique mais homéopathique, de rendre sensible et présent ce qui est inerte et incommunicable. Loin de « perturber l’attention » comme le prétend Bouquet, il fait entrer les images-documents dans son spectre et fait adhérer le spectateur à la sensibilité toute singulière du regard. Le mort se laisse reconnaître dans la chose inerte parce que la chose parle à travers son mutisme comme le souvenir du mort en son absence. Les animaux fétiches ne sont pas là pour introduire une distanciation épistémologique permettant d’affirmer « ceci est du cinéma » ; à l’inverse, ils affirment le caractère poétique d’une réalité qu’on ne saurait séparer si commodément des images, en particulier les images-souvenirs. Les images, persiste à soutenir Sans soleil, font partie de cette réalité, comme les restes télévisuels pénètrent les rêves des dormeurs dans le métro de Tokyo.

Tokyo se compare à un comic strip, nous dit Krasna. Fasciné par la faculté qu’ont les Japonais à communier avec les choses, à entrer dans les choses, à se faire chose, le cinéaste entre dans la dimension de ce qui est achevé en même temps qu’éphémère : la chose, destructible et docile, accepte les ravages du temps sans pathos. C’est ainsi que Marker cherche à saisir ce qui disparaît : poser sur les choses un regard sans pathos, pénétrer entièrement la nature de cette fragilité, se plier aux déliquescences, aux passages, aux restes. Aussi, son regard se pose-t-il sur les temples consacrés aux chats défunts, sur les cendres qui ont enseveli le paysage d’Islande où se tenaient les trois enfants quelques années plus tôt, sur les célébrations, les rituels, les expositions, les archives cinématographiques et les musées : tout ce qui a la réputation de s’être cristallisé dans le temps, Marker en montre au contraire l’instabilité. Il montre cela même qui caractérise le médium cinématographique : sa capacité à faire vibrer l’archive et à reproduire le temps en le faisant repasser sous forme d’images et par la médiation d’un regard toujours singulier.

« Que fait donc le cinéma subtilement, parodiquement, brutalement, poétiquement ? » demande Jean Louis Schefer (1997, p. 43) dans un essai où il cherche à comprendre la relation entre la notion de « monde » et les images-en-mouvement : « Il invente des variations d’une espèce mutante dont nous sommes peut-être la conscience, en tout cas le garant temporel des actions. » Schefer conçoit le xixe siècle d’après son « catalogue de rêves » — tous des « rêves d’orphelins », soutient-il : « Le rêveur est un dormeur mourant qui répète sous toutes les formes possibles la dernière supplication : “Monde, pourquoi m’as-tu abandonné ?” […] L’effroyable concours de l’industrie et de la philosophie de l’âge industriel invente une réponse : le Réel » (Scheffer 1997, p. 50). C’est dans ce contexte que le cinématographe est inventé, dans le prolongement des fantasmagories et de la photographie [6]. Le réel en est la principale attraction, aussi fantastique que soit le cinématographe ; car désormais, la fantastique coexistence des temps — cortège de fantômes et d’apparitions — se présente à l’évidence à la manière réaliste des images en mouvement.

L’imaginaire de la fin et l’utopie technologique

Au paradoxe que déroulait le film de 1962 s’ajoutent d’autres volutes qui orientent l’imaginaire de la fin vers une utopie technologique : le récit de science-fiction que découpait La Jetée en images fixes croise, dans Sans soleil, un imaginaire technologique utopiste dont l’antagoniste n’est pas le réel. Au contraire, le réel s’offre au regard en tant qu’images, épiphanies, autres regards sans fond d’où jamais la vérité ne découle, incontestable et unique. La fiction est le réel, dans la mesure où ce que capte la caméra à chaud, ce qu’elle récolte mécaniquement, ce qu’elle paraît objectiver traduit à son tour une légende qui, cette fois, touche la limite entre le regard humain et l’imaginaire de la machine. Sans soleil raconte la mémoire d’un cinéaste mais toujours captive de la technologie des images. Ainsi, le cinéma de Marker met en déroute la dichotomie usuelle entre le réel et la fiction, car l’imaginaire se fonde dans l’essor technologique, au sein de la matière électronique. Comme le rappelait Louis-José Lestocart (1997, p. 48), Marker est « parmi les premiers en France à posséder un Spectron (logiciel permettant de transformer les images d’un film par le numérique) […] au début des années 1980 ». Sans soleil expérimente donc la mutation informatique des images ; cependant, si l’imaginaire émerge de la matière électronique, cette dernière ne trouve son sens qu’une fois confrontée à l’irréductibilité du regard humain, à la singularité du souvenir et de sa fragilité. C’est pourquoi le film explore une mémoire à la limite du regard humain et de l’imaginaire de la machine. Il signe en quelque sorte la fin d’un monde, car s’est retirée du monde la possibilité de circonscrire l’unité de ce que donnent à voir ces images d’un nouveau ressort.

Ainsi, pour son film, Marker invente la « zone [7]  » : espace virtuel où sont transformées les images du siècle — des souvenirs de la Guinée et du Portugal, les visages d’une guérilla, les archives de la Deuxième Guerre mondiale dont il extrait ces scènes émouvantes de kamikazes avant leur départ —, images qui se mêlent aux derniers rituels célébrant la mémoire des victimes d’Okinawa. Accompagnées d’une bande électro-acoustique déroutante, passées par l’ordinateur de Yamaneko — une console d’aiguilles électroniques que manipule le cinéaste —, ces images révèlent soudainement le secret de leur caractère éphémère ; elles semblent se liquéfier jusqu’à mélanger leurs contenus et offrir, en une spectrale apparition, leur empreinte négative (sans soleil !), les derniers battements d’un monde ou d’une mémoire collective en voie de disparition. Cette texture lumineuse et nuancée des images en train de se dissoudre est la seule à rendre compte de la mémoire dans sa matérialité et son immatérialité mélangées. Le regard ne peut oblitérer le fait que ces images, dans leur déliquescence même, sont susceptibles d’être détruites, qu’elles sont filles de la matière ; mais le mouvement de cette disparition, les emportant du côté de la spectralité, les font voir du coup aussi immatérielles que l’affleurement d’un songe.

Si, comme le suggère la narratrice du film, le pac-man est « la plus parfaite métaphore graphique de la condition humaine », c’est bien parce qu’il témoigne de cette dévoration machinique de la mémoire, de la disparition en même temps que de la dilution des époques dans la texture des images. Le film constate : les premiers jeux vidéo à Tokyo sont aussi les plus primaires. La sophistication électronique découlera bientôt d’un prosaïque réflexe de survie : rivé à la machine, un homme tape sur la tête de ses supérieurs.

La zone devient utopique parce qu’elle permet de sauver la mémoire au sein même de sa disparition, inventant pour cela un monde éphémère, aussi singulier que l’est Marker lui-même, parce que sa nouveauté repose sur ce qui lui échappe : la force de sa hantise, de son aura, de sa projection. Par conséquent, il ne s’agit plus de comprendre le monde d’un point de vue réaliste, encore moins de le saisir sous la forme du documentaire, mais d’entrer dans la mutation d’une mémoire, de fondre son regard dans la déliquescence électronique du monde, jusqu’à y trouver une nouveauté révolutionnaire. Le xxe siècle aura aussi produit cela : cette rapide et spectaculaire sédimentation d’images visuelles et sonores, photographiques, cinématographiques et numériques dont l’expérience humaine se nourrit aujourd’hui quotidiennement. Et si l’imaginaire avait l’incandescence de la zone ? La fiction n’est jamais ici à prendre au sens de la simple représentation ; elle est une potentialité de l’expérience vive, son contenu poétique, diversifié et énigmatique, une « processualité du réel », pour emprunter à Ernst Bloch sa définition de l’utopie [8].

C’est là le sens que prendra le multimédia chez Marker dans la suite de son oeuvre, avec l’installation vidéo Zapping Zone au Centre Georges-Pompidou en 1990, l’oeuvre multimédia Silent Movie présentée à Colombus au Wexner Center en 1995 et le CD-ROM Immemory en 1997 — véritable testament électronique où l’oeuvre entière est rejouée et déjouée ; mais aussi avec le film Level Five en 1996, dans lequel l’ordinateur devient le personnage principal d’une quête mémorielle reprenant le filon de Sans soleil [9]. Chris Marker étant né en 1921, il aura connu tout au long de son existence l’émergence et le développement technologique des médias modernes, du cinéma sonore à la radio, en passant par la télévision, la vidéo et la technologie numérique. Cette concentration générationnelle d’inventions et de développements — unique dans l’histoire humaine des médiations — a un effet particulier : ce qu’on appelle communément « nouveaux médias » a, pour un homme de la génération de Marker, une double connotation : d’une part, en l’espace d’une seule existence, la photographie, le cinéma, la bande dessinée, l’ordinateur deviennent contemporains ; d’autre part, la nouveauté est toujours déjà ancienne parce qu’elle appartient à l’enfance et que l’émergence de chaque nouveauté en rappelle une autre déjà lointaine.

L’utopie se fonde alors sur la possibilité qu’ont les « nouveaux médias » de transformer le rapport au monde, de déjouer la fin d’un monde en permettant d’inventer des legs, de créer des mémoires aussi riches que multiples. Passant par cette technologie — celle-ci étant encore à l’état embryonnaire dans Sans soleil —, les catastrophes du siècle reviennent hanter la mémoire, modifiées, synthétisées, glissant dans cette concaténation de l’espace, des objets, des êtres et des temps.

La zone est décrite dans le film comme une machine apte à synthétiser et à modifier le passé. Puisqu’on ne peut modifier le présent, suggère-t-on, force est de transfigurer le passé. Comme ces jeunes danseurs de rue que Marker filme à Tokyo et qui partagent le même rituel tout en paraissant enfermés chacun dans une sphère individuelle, les temps s’ajustent à la commune transformation de la machine tout en dévoilant leur fragmentarité. Le spectateur voit la matérialité des images se modifier ; il saisit sur le vif la transformation médiatique qui s’opère dans le passage du cinéma au multimédia, comprenant du coup que l’histoire qu’on lui raconte est à la fois celle de la fin d’un monde et celle d’un commencement de monde : car le spectateur est amené à penser qu’il peut développer lui aussi sa propre zone et couler sa propre expérience dans la transformation médiatique de la mémoire. C’est peut-être ce qu’il y a de plus touchant dans ce film, c’est-à-dire le passage inédit et mélancolique du cinéma au multimédia, l’état embryonnaire de la technique informatique qui, avec le secours de la technologie toute classique du film et de ses métaphores auratiques, s’épanouit lentement, d’une manière qui, bientôt, ne sera plus la sienne. Le cinéma de Marker imite alors de manière anachronique ce qui n’existe pas encore, mais que son invention prochaine séparera du caractère unique et poétique de sa légende. Vingt ans plus tard, il y a, dans la machine de Marker, autant d’échos des traditions enfouies et de belles désuétudes que de science-fiction. Le cinéaste livre alors dans son film la préfiguration de l’ordinateur personnel, captant le moment utopique de son invention — ici encore machine à imaginer davantage que machine de vision. Parce que embryonnaire, l’ordinateur de Marker est encore nourri par le rêve cinématique, marqué par la vulnérabilité de la pellicule filmique. À ce point d’ailleurs que les images de la zone ont la beauté décolorée et fragile d’une pellicule en train de fondre sous l’intensité de la flamme.

L’avenir de l’intelligence humaine, nous dit Marker, est contenue dans cette nouvelle technologie. Mais celle-ci est-elle vraiment celle que nous connaissons vingt ans plus tard et que nous éprouvons au quotidien ? La formidable console mémorielle qu’est la zone a-t-elle vraiment tenu sa promesse ? Level Five pose un constat plus mitigé : l’ordinateur n’a pas réponse à tout et ne remplace pas les êtres disparus ; s’il modifie le passé et permet l’exercice d’une mémoire du siècle toute personnelle, il a rompu avec les anciennes communications et ne trouble en rien le mutisme des morts. Tout au plus permet-il — et c’est déjà beaucoup — l’exercice d’une pensée critique devant les traces de la guerre, mais à condition de s’en servir d’une manière toute poétique, unique à Marker ; si bien que l’ordinateur, dans Level Five, devient un espace métaphorique où se rencontrent la mélancolie et l’utopie — un appareil qui n’a pas grand-chose à voir avec l’usage qu’on en fait aujourd’hui. Marker donne à l’ordinateur une fonction salvatrice, lui conférant une ruse que ne permet pas l’usage normalisé que nous connaissons, comme si au fond, l’ordinateur markerien avait su conserver intacts les liens qui l’unissent au cinéma, à sa force auratique et épiphanique. La « zone » demeure un prototype unique.

On ne se surprendra pas de ce que Marker insiste tant dans ses films, et particulièrement dans Sans soleil, sur la persistance et la transformation des rituels ; en filmant des rituels, des cérémonies dont le sens profond échappe très souvent au spectateur, il a montré comment le médium cinématographique pouvait faire voir la geste collective, dût-elle passer par une extrême individuation du regard. Les images cinématographiques sont par essence rituelles, car elles impliquent avant tout la répétition des gestes jusqu’à en établir la plus vaste collection qui soit. L’ironie est, bien sûr, que le cinéma produit cette ritualisation formidable au moment où il capte les rituels en voie de disparition.

Sans soleil présente une cérémonie japonaise dont certains aspects s’apparentent étonnamment à un rituel bobo [10]. On s’affaire à brûler les restes d’une fête. Autour du feu, des enfants battent le sol à coups de bâtons, dispersant les déchets. Cette battue est aussitôt récupérée pour former à son tour une autre fête. Si le sens de la fête a tendance à s’effacer, le rituel, lui, demeure, comme une collection de gestes scellée par le film. Au rythme de la fête des déchets, de la perte et du renouveau, se dévoilent les restes de la tradition. Mais que viennent faire ces restes dans ce paysage de fin du monde que présente le film par ailleurs ? La fin du monde se dilue-t-elle dans le cycle renouvelé de la vie et de la mort ?

Si, pour les traditions religieuses, la fin du monde appelle toujours un commencement comme la mort implique la renaissance, la modernité dont témoigne Sans soleil appelle un autre recommencement : une véritable mutation, un saut momentané hors du temps et de l’espace, auxquels se voit confier l’espérance de ceux qui reconnaissent la dimension de la perte. Ainsi, la fin du monde n’appartient plus au registre de l’inéluctable mais de la sécurisante omniscience divine ; la mort et la destruction ne riment plus avec la volonté sublunaire de relever les hommes et l’immanence d’un regard sur toute chose. Le témoin, qui est à la fois dans l’événement de cette fin et en-dehors de lui, puisqu’il a survécu, est celui qui, par définition, ouvre la zone. Toute topique de fin du monde n’est-elle pas en soi paradoxale, puisque la fin du monde implique précisément que personne ne puisse la raconter ? Si la fin du monde devient topique, c’est bien parce qu’il y a un lieu d’où pouvoir en témoigner, un autre monde, un moment d’exception, la zone peut-être.

Ce paradoxe commence à poindre véritablement dans la culture occidentale avec l’écroulement des idéaux modernes. C’est avec les deux guerres mondiales que ces questions ont véritablement surgi, plus intensément avec l’Holocauste et Hiroshima, alors qu’il est devenu évident que les vrais témoins ne peuvent être appelés à témoigner parce qu’ils sont morts. Les événements du 11 septembre 2001, en dépit de leur caractère spectaculaire et de leur importance politique, n’ont pas le même impact. Bien qu’il soit vrai que les morts ne reviendront pas témoigner ici non plus, l’événement en soi a pu être symbolisé dans la mesure où il a constitué son propre symbole : la catastrophe n’a pas signé la fin d’un monde, mais s’est trouvée à imiter un imaginaire de la fin déjà largement reconnu et médiatisé. Ce qui frappe dans l’écroulement du World Trade Center, c’est la surcharge de symbolisations et de significations, et non son caractère irreprésentable. L’événement est venu confirmer, certes de manière brutale, ce que tous avaient déjà pu imaginer. C’est la précision de cette confirmation qui demeure alors effarante, et non la nouveauté de l’événement. Qu’a-t-on besoin de témoins si la représentation de l’événement est à la portée de tous pour avoir été tant de fois imaginée avant même de se produire ? Hiroshima pouvait paraître irréel dans l’unique mesure de sa nouveauté ; l’irréalité du 11 septembre 2001 repose au contraire sur la capacité de l’événement à imiter la fiction, donc à ne rien inventer.

La question du témoignage en regard de la fin du monde se pose, pour la modernité, dans le sillage d’événements dont la symbolisation est inédite, voire impossible : l’imaginaire, confronté à eux, demeure toujours en carence, dussions-nous tourner sans cesse autour et voir proliférer les récits, les figures, les images. On notera, par exemple, l’incapacité d’envisager les conséquences de la bombe atomique chez les Américains responsables de Hiroshima et de Nagasaki. Pensons encore à ce texte lu par Claude Lanzmann dans son film Shoah — traduction d’une directive administrative concernant la solution finale. La langue de ce texte se veut sans équivoque, froide et littérale, mais elle évite systématiquement les termes qui permettraient à l’imagination d’établir la nature de l’expérience subie par les Juifs. Au contraire, l’expérience décrite, et qui a bel et bien lieu au moment où un fonctionnaire rédige ce texte, est entièrement oblitérée par l’impossibilité d’en imaginer le contenu réel. Ici, on le comprendra dans une optique aristotélicienne, l’imagination viendrait pourtant au secours de l’établissement de la vérité.

Mais si les vrais témoins ne peuvent témoigner, si aucun regard n’est possible sur ces événements parce qu’aucun imaginaire ne les avait d’abord préparés, est-ce à dire qu’on ne peut témoigner ? Aussi terrible que cela puisse paraître, cette carence de mémoire que produisent ces événements, en détruisant la possibilité d’en référer de manière cohérente à un « monde », peut contaminer ceux-là mêmes qui cherchent à la dénoncer. Faut-il en effet renoncer à témoigner parce que le témoin absolu a disparu ? Ne peut-on témoigner de cette même carence ?

Dans un article abordant la question du génocide, Alain Brossat écrit, non sans porter atteinte à toute une doxa soutenant le lien entre totalitarisme et grand récit, que le propre de la logique génocidaire consiste plutôt à récuser la tonalité épique, à militer pour la fin du récit en portant un idéal machinique fondé sur l’organisation rationnelle de la disparition. Ainsi, le génocide rompt avec « la grande dramaturgie de la mise à mort de l’ennemi » (Brossat 2000, p. 55) à laquelle nous avait habitués la guerre traditionnelle. La guerre moderne, elle, rend « invisible ce seuil où se séparent la dépouille humaine et la charogne animale » (Brossat 2000, p. 56). Cette thèse rejoint le courant de pensée développé par Hannah Arendt au sujet de la banalité du mal, car sous le couvert grandiloquent de la mythologie nazie et de son épopée militaire, rien n’explique mieux le crime perpétré que cette invisibilité dont parle Brossat et qui confirme à son tour la conclusion que donne Shoshana Felman (1990, p. 61) à son étude sur la Shoah : les nazis ayant tout fait pour éliminer les traces des témoins oculaires, oblitérer les corps, enlever au mort le droit à sa mort et rendre invisibles les bourreaux autant que les Juifs assassinés, l’holocauste constitue « une attaque historique contre l’acte de vision », son rejet sans précédent hors du monde de la preuve, donc hors de tout testament.

Comment alors restituer l’acte de vision sinon en conférant à la singularité d’un regard la tâche de témoigner ? C’est précisément ce que fait Marker en supposant qu’il ne saurait y avoir un témoin absolu, et que le seul témoin possible est celui qui témoigne d’autrui et non de sa propre expérience. Marker ne montre-t-il jamais rien de lui-même outre le regard qu’il porte sur les choses et les êtres ? C’est déjà la leçon millénaire que donnait l’épopée de Gilgamesh, à savoir que devant l’événement inéluctable de la mort, seule la conscience de la mort d’autrui enseigne à vivre. Par conséquent, l’imaginaire de la fin du monde n’est toujours que l’imaginaire de la fin d’un monde : fin d’une relation à autrui, car quelqu’un doit bien rester pour témoigner. Servir de témoin consiste alors bel et bien à passer quelque chose de ce qui n’est plus à ce qui devient, de l’absent à l’autre, assurant le passage entre les temps comme le font les personnages markeriens.

Sans doute trouvons-nous là une définition de l’imaginaire en fonction de ce qu’il peut accomplir : l’établissement de relations entre ce qui est et ce qui n’est pas ou a cessé d’être. L’imaginaire de la fin s’attache donc davantage au manque et à l’absence, à la négativité de toute image pouvant s’inscrire en mémoire, dût-elle produire à son tour sa propre légende. Ainsi en est-il de la zone où la lumière fait tache et les ombres irradient leur fantomatique présence. Si le cinéma ne peut montrer Hiroshima — l’événement brûlant littéralement le regard — il se destine, à travers le prisme utopique de l’ordinateur, à le transfigurer, à le faire passer d’un regard à un autre. À la fin de son film, Marker énonce sa préoccupation pour le silence et pour l’écriture que permettent désormais les technologies de l’image dans lesquelles il place toute sa confiance, tels les « graffiti électroniques » de Yamaneko : « Au fond son langage me touche, parce qu’il s’adresse à cette part de nous qui s’obstine à dessiner des profils sur les murs des prisons, d’une craie, à suivre les contours de ce qui n’est pas, ou plus, ou pas encore. Une écriture dont chacun se servira pour composer sa propre liste des choses qui font battre le coeur. Pour l’offrir, ou l’effacer. » On ne peut alors s’empêcher de penser à la photogénie de l’événement lui-même, à ces traces qu’ont laissées les radiations et au fait que c’est sur la scène d’un crime que l’on trace à la craie les contours d’un corps. La zone ne combattrait-elle pas l’oubli de manière homéopathique ? Ne pouvant pénétrer le coeur de l’événement, le cinéaste imagine un dénouement qui permet à tous d’en assumer l’avenir : « À ce moment-là, la poésie sera faite par tous. »