Corps de l’article

Ce quatrième roman d’Ahmadou Kourouma raconte les tribulations de Birahima à travers une Afrique de l’Ouest ravagée par la guerre civile. Orphelin de père et de mère et convaincu d’être poursuivi par une malédiction pour n’avoir pas été tendre avec sa mère pendant sa longue et douloureuse agonie, Birahima va, en compagnie de Yacouba, féticheur et « bandit », à la recherche de sa tante Mahan, « qui devait [le] nourrir et [l’] habiller et avait seule le droit de [le] frapper, [l’] injurier et bien [l’] éduquer[1] », autant dire, à la recherche d’une enfance ordinaire.

De 1993 à 1997, Birahima arpente les villes et les villages du Liberia (« bordel au simple ») et de la Sierra Leone (« bordel au carré »), faisant l’expérience, en qualité d’enfant-soldat et de coadjuteur du féticheur Yacouba, de scènes plus atroces les unes que les autres : viols, assassinats, anthropophagie… Il est même témoin de la mort « par coupure en tranches » d’un chef d’État destitué, le sanguinaire général Doe. Au terme de ce voyage déshumanisant et riche en monstruosités, il prie sur la fosse commune où repose tante Mahan avant d’être emmené en Côte d’Ivoire par son cousin, le docteur Mamadou.

La situation d’énonciation de ce roman ressemble bien à une séance de psychanalyse. C’est en effet à la demande du docteur Mamadou que Birahima, qui en éprouvait déjà le besoin d’ailleurs, s’est « bien calé » et a commencé son « bla bla bla », comme pour exorciser sa conscience : « Petit Birahima, dis-moi tout, dis-moi tout ce que tu as vu et fait ; dis-moi comment tout ça s’est passé[2]. » Les nombreuses digressions du récit, corollaire des mouvements de cette conscience traumatique du héros-narrateur, donnent au romancier l’occasion de jeter un regard prétendument naïf mais critique sur l’Afrique moderne.

Avec de nombreuses mentions d’événements récents, des précisions sur les dates, les lieux et les noms des protagonistes connus pour leurs implications dans l’actualité convulsive de l’Afrique contemporaine, Allah n’est pas obligé apparaît comme un roman historique, comme un récit où la fiction semble bousculée par le réel. Cependant, ces faits étant bien connus, puisque déjà rapportés ailleurs, ils situent l’intérêt du roman moins dans le récit que dans la peinture du continent qui s’en dégage ; une Afrique victime de guerres d’intérêt et de croyances anesthésiantes.

La question de la corruption et de la cupidité des dictatures d’Afrique, celle de l’indolence du peuple croyant (crédule même) et malléable à souhait ainsi que celle des femmes victimes de rites moyenâgeux déjà présents dans Les soleils des indépendances (1976) et En attendant le vote des bêtes sauvages (1998), sont reprises ici comme pour mettre en exergue le thème de l’enfance tragique. Allah n’est pas obligé est d’ailleurs dédié aux enfants de Djibouti victimes de la guerre.

Birahima et ses comparses, d’abord enfants de la rue, puis enfants-soldats, sont conditionnés et exploités. Sans famille, sans éducation et donc sans ressources, ils sont travaillés psychologiquement par des rituels grotesques, les fétiches et la drogue avant d’être jetés dans cet univers infernal de la guerre où la rapine, le viol et le meurtre ne sont pas une abjection mais des activités. Endurcis, insensibles, maniant la kalachnikov tel un jouet, ils tuent ou se font tuer dans des guerres dont ils ignorent tout. L’enfance ne rime plus ni avec l’innocence ni avec l’insouciance, et la quête de Birahima ressemble à la recherche de ce paradis (perdu) de l’enfance qu’ont peint pendant la période coloniale les romanciers comme Camara Laye dans L’enfant noir ou Bernard B. Dadié dans Climbié. Kourouma range ainsi l’enfance à côté de la chefferie traditionnelle au tableau des victimes des « soleils des indépendances ».

Malgré l’aspect si pessimiste et même tragique des réalités décrites, le romancier n’adopte pas un ton grave. Il confie la narration à un enfant dont la naïveté feinte et la désinvolture débouchent sur l’ironie et l’humour, lesquels forcent le sourire et détendent une atmosphère de terreur qui, autrement, aurait été plus que tragique. À côté des portraits grossis jusqu’à la caricature et des événements que l’exagération transforme en légende, il y a la langue. Le jeune narrateur se sert de trois dictionnaires (français, anglais et particularités lexicales du français en Afrique) pour donner entre parenthèses l’explication de certaines expressions. Cette attitude du héros-narrateur rappelle, bien sûr, le problème de l’écrivain africain qui doit trouver l’alchimie linguistique nécessaire pour traduire en français une culture et une vision du monde que seule sa langue maternelle assume naturellement — problème déjà posé par Les soleils des indépendances et Monnè, outrage et défi (1990) —, mais elle contribue aussi à l’humour du texte et la dédramatisation du récit.

Roman du pouvoir, récit de guerre, Allah n’est pas obligé apparaît en définitive comme une tragicomédie où se joue la survie de « l’enfant noir » dans une Afrique déchirée par des conflits sanglants et soumise à la démence des « chefs de guerre ».