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Depuis leur introduction au cours des années soixante, les benzodiazépines (BZD) ont remplacé progressivement les bromures, les barbituriques et certains autres agents plus toxiques comme le méprobanate et les antihistaminiques sédatifs dans le traitement de l’anxiété et de l’insomnie (Conseil facultatif de pharmacologie, 1997). Ces substances sont également administrées pour soulager les symptômes reliés au sevrage alcoolique et pour traiter certains troubles paniques ou états convulsifs (Journal de toxicomanie, 2001). Cependant, l’administration de BZD n’est pas sans inconvénient important. Elles provoquent aussi des troubles de mémoire, d’attention (Buffet-Jerrott et Stewart, 2002) et de la sédation. Sachant que les BZD peuvent produirent des effets indésirables, on peut dès lors s’interroger sur leur utilisation auprès de la population qui en consomme le plus, soit les personnes âgées. Cet article vise ainsi à faire le point sur l’utilisation clinique des BZD et de l’impact potentiel de ces dernières sur la mémoire de sujets âgés.

Taux et profil d’utilisation des benzodiazépines

Prescriptions et population

Le journal de toxicomanie et de santé mentale (2001) rapporte que les ventes de BZD se situeraient à $21 milliards par année, faisant de cette classe de médicament le plus grand succès commercial de l’histoire de la médecine. Ainsi, les BZD demeurent toujours actuellement parmi les médicaments les plus administrés dans le monde. Cohen et Cailloux-Cohen (AGIDD-SMQ, 1995) rapportent qu’entre 1980 et 1989, 265 millions de prescriptions ont été émises pour des BZD en Grande-Bretagne. Un Canadien sur dix rapporte en avoir consommé au moins une fois au cours de sa vie (Nelson et Chouinard, 1996). Le profil typique des gens qui consomment des BZD sont surtout des femmes ou des personnes de plus de 50 ans. Aux États-Unis, par exemple, 33 % des utilisateurs quotidiens ont plus de 55 ans.

Utilisation de BZD de manière prolongée : profil et risques associés

Certaines études ont suggéré l’existence d’un usage prolongé de BZD. Lagnaoui et al. (2002) estiment que les BZD sont des médicaments souvent prescrits aux personnes âgées qui en font souvent une surconsommation. Aussi, les gens les plus susceptibles de prendre des BZD de manière continue sont des personnes souffrant simultanément de maladies physiques et psychologiques, des personnes prenant plusieurs médicaments et des femmes plus âgées (Llorente et al., 2000). Or, le risque d’une consommation prolongée de BZD augmente progressivement avec l’âge et est indépendant des facteurs tels que le sexe, la condition médicale, l’anxiété, le fonctionnement cognitif et le médecin traitant (Egan et al., 2000). L’Association canadienne de gérontologie (2003) associe surtout la surconsommation de BZD à 6 facteurs : (a) l’inaccessibilité à d’autres types de soins thérapeutiques pour le traitement de l’anxiété et de l’insomnie ou autres ; (b) l’ignorance des risques associés à la consommation prolongée de cette classe de médicament chez les personnes âgées (accoutumance) ; (c) difficulté à interrompre la consommation du médicament (résistance de la part du patient et manque de temps du médecin pour faire de l’enseignement auprès de sa clientèle) ; (d) manque de dialogue entre le médecin et son client ; (e) la présence de plusieurs médecins et pharmaciens dans le dossier ; et (f) les caractéristiques socio-démographiques de la clientèle. Par conséquent, il est tout à fait possible de penser que les gens âgés qui surconsomment des BZD seraient plus sensibles aux effets iatrogènes liés à une consommation inappropriée de BZD (par exemple, chutes, accidents de voiture, etc.) (Llorente et al., 2000 ; Lassale et al., 2001). L’impact de ces effets iatrogènes se présenterait surtout sous la forme d’une augmentation du risque de problèmes cognitifs pouvant être néfastes pour la personne âgée et pourrait avoir un lien significatif et direct avec le nombre d’hospitalisation chez les personnes âgées (Lassale et al., 2001).

Effet de la sénescence sur le fonctionnement mnésique

Certaines inquiétudes peuvent être soulevées concernant l’effet des BZD sur la mémoire des personnes âgées. Le vieillissement normal est souvent associé avec un déclin progressif des fonctions cognitives dont la mémoire. Sur le plan neuropathologique, un consensus existe concernant les changements du cerveau avec l’âge. Il y a une réduction relative du volume et du poids du cerveau. Sur le plan microscopique on note l’apparition de plaques séniles et des dégénérescences neurofibrillaires (Boller et al., 1996). En clinique, les plaintes les plus fréquemment rapportées par les personnes âgées concernent le déclin des fonctions mnésiques et la baisse des capacités d’apprentissage (Valdois et Joanette, 1991). En réalité, les composantes de la mémoire ne sont pas affectées de manière homogène et ne déclinent pas au même rythme. Or, certains processus et certaines composantes de la mémoire semblent plus fragiles aux effets du vieillissement (voir tableau 2). Les habiletés à traiter l’information en mémoire se situent sur un continuum. À une extrémité, on retrouve les processus sur-appris considérés comme résistants aux effets de l’âge. À l’autre extrémité, on retrouve les processus plus vulnérables qui nécessitent des ressources afin de planifier, organiser ou effectuer toutes autres manipulations cognitives (Hasher et Zacks, 1979). Actuellement, on se demande si le déclin cognitif associé à la sénescence ne refléterait pas plutôt un début très précoce de démence. À cet effet, une étude effectuée par Sternberg et al. (2000) rapporte qu’un nombre important de personnes âgées vivant dans la communauté souffrirait d’un début de démence qui ne serait pas diagnostiquée de manière officielle. Ces auteurs estiment que ces personnes seraient évidemment plus à risque de développer un delirium, de causer des accidents de circulation, de commettre des erreurs en ce qui concerne leur médication et de connaître des difficultés financières. Il en demeure pas moins que les personnes âgées présentent fréquemment des problèmes de mémoire qui seraient susceptibles d’être exacerbés par la prise de BZD. Ce phénomène est bien documenté par les études expérimentales évaluant l’impact de ces substances sur le fonctionnement de la mémoire.

Effet « amnésiant » des BZD

L’effet « amnésiant » des BZD a été découvert accidentellement par des anesthésistes qui utilisaient ces substances comme agent pré-anesthésiant (Clark et al., 1970 ; Sellal et al., 1994). Il s’agit d’une amnésie antérograde transitoire caractérisée par un oubli à mesure de l’information nouvelle. À cette époque, l’amnésie était perçue comme bienfaisante, car elle permettait d’oublier les procédures déplaisantes associées à la chirurgie. Le but principal des premières études sur l’amnésie était de trouver un dosage optimal permettant aux gens d’oublier la procédure opératoire déplaisante. Toutefois, l’intérêt pour l’amnésie a atteint son apogée au cours des années soixante-dix où la majorité des études cherchaient à préciser le profil d’amnésie aux BZD. Ces études ont fait ressortir certains facteurs pouvant influencer la durée et l’ampleur de l’amnésie : (a) le type de BZD administrées ; (b) la dose ; (c) la voie d’administration ; (d) les tâches de mémoire utilisées ; (e) le délai entre l’administration du BZD et l’évaluation de la mémoire et (f) les caractéristiques de la population.

Impact des benzodiazépines sur la mémoire chez des volontaires sains

Les études expérimentales portant sur l’effet des BZD sur la mémoire ont été effectuées majoritairement auprès d’une population de volontaires sains âgés en moyenne entre 20 et 40 ans en administration aiguë. Ces études ont réussi à préciser le processus impliqué dans l’amnésie aux BZD qui est caractérisé par une altération des habiletés à encoder de l’information nouvelle tout en préservant les processus de consolidation et de rappel (Ghoneim et al., 1984 ; Sellal et al., 1994 ; Vidailhet et Danion, 1996). Cependant, certaines critiques peuvent être formulées à l’égard de ces études. Tout d’abord, le fait qu’elles aient été conduites auprès d’une population de volontaires sains constituent leur plus grande faiblesse méthodologique, car il ne s’agit pas de la population qui consomme habituellement les BZD. Cependant, ces études ont permis de mieux identifier l’impact de ces substances sans l’interférence de pathologies qui compliqueraient l’interprétation des résultats. Il ne s’agit pas de la seule critique méthodologique. Généralement, ces études s’avèrent difficiles à comparer. Elles sont effectuées avec des BZD différentes avec des propriétés pharmacologiques différentes (liposolubilité, demi-vie, etc.) ; le moment d’évaluation de la mémoire diffère aussi. Ces problèmes méthodologiques limitent beaucoup la généralisation des résultats (Curran, 1986 ; Ghoneim et Mewaldt, 1990 ; Buffet-Jerrott et Stewart, 2002). Par contre, un profil d’amnésie spécifique à certaines composantes de la mémoire plus vulnérables aux effets des BZD a tout de même été identifié. Plus précisément, ces substances n’affecteraient pas la mémoire à court terme de type passive, tel qu’évaluée par la rétention de chiffres ou via l’effet de récence (Ghoneim et al., 1984 ; Hinrichs et al., 1984). La mémoire de travail semble aussi peu sensible à ces substances sauf lorsque la tâche demande davantage de ressources (Curran, 1986 ; Ghoneim et Mewaldt, 1990). Pour sa part, la mémoire à long terme qui est subdivisée en trois sous-composantes : épisodique, sémantique et procédurale, (Tulving 1972 ; 1985) (voir tableau 1), n’est pas affectée de manière homogène par les BZD. La composante sémantique ne serait pas touchée par ces substances. Il en est de même pour la mémoire procédurale faisant appel aux habiletés perceptivo-motrices. En revanche, la composante verbale de la mémoire procédurale (amorçage) peut être affectée par certaines BZD. La mémoire épisodique est la plus sensible aux effets des BZD. Une revue détaillée des effets des BZD sur la mémoire a été effectuée par Quevillon et al. (soumis).

Le Zolpidem et le Zopiclone induisent-ils aussi des troubles mnésiques ?

Mis à part les BZD, il existe des agents médicamenteux (non-benzodiazépines) pour le traitement de l’insomnie, par exemple, le zolpidem et le zopiclone. Il reste à voir si ces substances altèrent aussi le fonctionnement de la mémoire ou si elles constituent des alternatives de traitements sans cet effet néfaste. Le zolpidem semble présenté peu davantage thérapeutique par rapport au triazolam (Lobo et Greene, 1997). Selon certaines études (Mintzer et Griffiths, 1999 ; Canaday, 1996), le zolpidem aurait un profil « amnésiant » similaire aux BZD ou aurait le même pouvoir que les BZD d’induire une amnésie. Une autre étude rapporte aussi que le zolpidem produit un oubli de l’information qui est comparable à l’oubli produit par les BZD (Mattila et al., 1998). Cette même étude comparait à la fois le diazépam, le zolpidem et le zopiclone et n’a pas trouvé de différence sur le plan qualitatif par ces trois molécules au niveau de leur impact sur l’atteinte mnésique, outre un effet un peu moins marqué du zopiclone sur le fonctionnement mnésique.

Quant au zopiclone, il semble effectivement que l’impact sur la mémoire ne soit pas clairement identifié. Selon Terzano et al. (2003) et Billard et al. (1989), le zopiclone n’aurait pas d’effet délétère sur la mémoire ou du moins peu d’effet. En revanche, une méta analyse effectuée chez 2672 patients par Holbrook et al. (2000), comparant différentes BZD avec le zopiclone ne révèle pas de différence significative entre ces substances sur le plan de l’atteinte mnésique. Cette étude irait dans le même sens que celle de Vermeeren et al. (1998) qui rapporte la présence d’une atteinte de la mémoire suite à la prise du zopiclone pouvant perdurer jusqu’au lendemain matin. Ces deux études suggèrent ainsi que le zopiclone n’offre pas vraiment d’avantages comme substitut aux BZD pour le traitement de l’insomnie.

Tableau 1

Précisions sur les types de mémoires (définitions et tâches servant à l’évaluer)

Précisions sur les types de mémoires (définitions et tâches servant à l’évaluer)
1.

La mémoire de travail serait plus sensible aux effets du vieillissement car elle requiert des manipulations mentales (ex : réciter des séries de chiffres à l’envers ou essayer de se souvenir de quelque chose alors que la personne effectue une autre tâche en même temps).

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Mécanisme d’induction de l’effet « amnésiant » des benzodiazépines

À ce jour, le mécanisme par lequel ces substances produisent leur effet sur la mémoire reste mal connu. Les études actuelles sur les BZD visent maintenant à clarifier le mécanisme d’induction de l’amnésie. Quevillon et al. (données non publiées) ont vérifié l’impact d’une stratégie d’encodage lors de la phase d’acquisition de l’information en mémoire sur l’apparition de l’amnésie aux BZD. L’hypothèse était que les BZD interféreraient avec la capacité à utiliser des stratégies mnémoniques efficaces lors de la phase d’encodage en mémoire et, en fournissant une stratégie sémantique appropriée, l’amnésie aux BZD serait contrecarrée. Selon cette même hypothèse, l’incapacité d’utiliser une stratégie efficace pourrait être secondaire à une diminution de la vigilance (Coenen et Van Luijtelaar, 1997). Dans cette étude, soixante-douze volontaires sains sans histoire de maladie psychiatrique ou neurologique ont été recrutés dans la population générale par le biais des journaux locaux. Ces sujets ont été répartis en trois groupes, appariés pour le sexe, l’âge et le niveau éducationnel, en fonction de la dose de diazépam administrée (0, 5, 15 mg). Chaque groupe a été ensuite subdivisé en fonction de la stratégie d’encodage (libre vs structurée) dans le test des rappels indicés de Grober et Buschke. Cette subdivision vise à compenser l’effet « amnésiant » du diazépam. Les principaux résultats montrent que l’épreuve des rappels indicés (Grober et Buschke) est affectée par le diazépam. Les rappels libre et total étaient réduits en fonction de la dose de diazépam administrée. Ces déficits de mémoire sont également corrélés avec une mesure de vigilance sensible variant proportionnellement avec la dose de diazépam administrée. Ceci suggère effectivement que l’amnésie puisse être secondaire à la réduction de vigilance sous BZD. Cependant, les résultats de la présente étude n’appuient pas l’hypothèse selon laquelle le contrôle de la stratégie au moment de l’encodage serait suffisant pour compenser l’effet « amnésiant » des BZD. Ce phénomène serait en accord avec la réalité de la vie quotidienne où les associations sémantiques favorisent un encodage en profondeur et ce plus que la catégorisation sémantique (méthode utilisée dans cette étude). De ce fait, l’hypothèse privilégiée concernant le mécanisme d’induction de l’amnésie aux BZD, serait que ces substances interféreraient avec le processus d’association entre l’item à mémoriser et son contexte déjà présent en mémoire causé par un encodage superficiel (Brown et al., 1994 ; Duka et al., 1995). Cette conception pourrait être compatible avec l’idée qu’une diminution de la vigilance qui interférerait avec la capacité à créer des associations sémantiques solides et pertinentes (Joyce et File, 1995).

Selon cette nouvelle hypothèse, les associations mais non la catégorisation sémantique préviendrait l’apparition de l’amnésie aux BZD. Cette hypothèse irait dans le même sens que ce qui est rapporté par Gorissen et al. (1998) qui ont tenté aussi d’apporter des précisions sur le mécanisme d’induction de l’amnésie aux BZD. Leur recherche avait pour objectif principal de vérifier si les déficits en mémoire induits par les BZD ne résultent pas d’une atteinte au niveau de l’encodage contextuel, c’est-à-dire que les BZD interféreraient avec la possibilité de faire des associations entre les items à mémoriser et le contexte. Leurs résultats ont montré que l’encodage contextuel n’était pas en cause dans l’amnésie à ces substances. En revanche, ils ont noté que les sujets sous BZD avaient plus de difficulté à emmagasiner les items non sémantiquement reliés que ceux sémantiquement reliés. Donc, les études ultérieures devraient porter sur le degré d’association sémantique des items à mémoriser. Ceci permettrait de mieux vérifier l’hypothèse soulevée par Quevillon et al. (données non publiées) ainsi que Gorissen et al. (1998) voulant que les BZD altèrent l’apprentissage de mots non sémantiquement reliés, c’est-à-dire où l’on doit créer des nouvelles associations sémantiques et laisse intacte l’apprentissage avec associations sémantiques mieux établies dans le réseau mnémonique (associations sémantiques préexistantes). Or, l’apprentissage de mots explicitement reliés référant à des catégories sémantiques (encodage en profondeur) permettrait selon cette hypothèse d’outrepasser les effets des BZD sur la mémoire.

De l’approche expérimentale à la clinique quotidienne

Les résultats des études expérimentales révèlent la présence de déficits de mémoire chez des volontaires sains âgés entre 20 et 40 environ. De cette réalité expérimentale, peut-on trouver des indicateurs ou des arguments suggérant que ce phénomène puisse être généralisable à la population gériatrique qui en fait habituellement la consommation. Nous devons considérer la possibilité qu’il y ait aussi un impact de ces substances sur le fonctionnement cognitif des personnes âgées, si de jeunes gens sans problème développent un déficit en mémoire à la suite d’une administration d’une BZD. Il y aurait trois facteurs principaux qui soutiendraient l’hypothèse d’un déficit en mémoire chez les gens qui consomment habituellement les BZD. Cette hypothèse semble être appuyée par quelques études qui soulèvent l’idée que les personnes âgées seraient plus sensibles aux effets des BZD sur la mémoire que les plus jeunes, et que ces problèmes de mémoire pourraient perdurer au-delà de la période de consommation de la BZD (Rummans et al., 1993 ; Tata et al., 1994 ; Tonne et al., 1995 ; Nelson et Chouinard, 1996).

  1. Le premier argument appuyant cette idée concerne les changements pharmacodynamiques et pharmacocinétiques qui s’opèrent avec le vieillissement et qui augmenteraient la toxicité des psychotropes chez les gens âgés (Turnheim, 2000). Parmi ces changements on note un effet plus marqué au plan cognitif dû à une diminution du stockage dans les graisses (présence de moins de tissu adipeux avec l’âge). S’il y a moins de stockage dans les graisses, l’accumulation se fera dans des tissus pouvant emmagasiner ces substances, dont le cerveau. Un autre changement concerne le métabolisme des médicaments. Effectivement, les personnes âgées ne métaboliseraient pas les médicaments de la même façon que les gens plus jeunes ; on note un ralentissement avec l’âge. Ainsi l’administration de BZD à longue durée d’action serait fortement déconseillée à cause du moins bon métabolisme (métabolisme plus lent par le foie pour transformer la substance en métabolites actifs ou inactifs) pouvant entraîner l’accumulation de métabolites actifs dans les tissus. Ces métabolites actifs continueraient d’agir sur les cognitions et augmenteraient le risque d’intoxication. Par exemple, si on administre du dalmane (1/2 vie d’élimination = 45 à 90 heures) cela prendra pour un individu jeune et sain environ 270 heures pour une élimination totale de la substance, alors que chez une personne âgée cela prendra environ 540 heures pour effectuer cette même élimination (temps calculé en fonction de l’équation d’élimination qui tient compte de différents facteurs, pour plus d’information sur les facteurs influençant l’élimination des médicaments voir Bennet et al., 1990). Un dernier changement concerne directement l’élimination. L’élimination d’une substance médicamenteuse par l’organisme peut être influencé par des problèmes hépatiques, rénaux ou pulmonaires et la fréquence de ces problèmes est augmentée avec le vieillissement.

  2. Un deuxième point appuyant l’hypothèse d’un impact des BZD sur le fonctionnement de la mémoire chez les aînés fait directement référence aux quelques études ayant examiné les effets de ces substances sur le fonctionnement de la mémoire. Jusqu’à ce jour, peu d’études systématiques ont été effectuées concernant les effets des BZD sur la mémoire du sujet âgé. Dans sa revue de la littérature, Sellal et al. (1994) ainsi que Bourin (1989) rapportent seulement quelques études ayant traité de cet aspect dont celle de Pomara et al. (1985) suggérant que même une faible dose de diazépam entraînerait des troubles de mémoire plus marqués chez les gens âgés que chez les plus jeunes. Korttila et al. (1978) constatent qu’il y aurait une augmentation des déficits mnésiques associés à la prise de BZD avec l’augmentation de l’âge, et l’amnésie se maintiendrait plus longtemps chez les patients de plus de 60 ans. Une étude de Hinrichs et Ghoneim (1987) présente des résultats un peu plus nuancés. Ils rapportent eux aussi des altérations de la mémoire sous BZD. Toutefois, ces altérations de mémoire seraient explicables en partie par la performance de départ des sujets et non strictement à l’âge. Ils suggèrent donc que les déficits en mémoire chez les gens âgés soient plus facilement détectables en raison de leur moins bonnes performances mnésiques initiales. Des études plus récentes ont également examiné cet aspect et montrent que les BZD altèrent le fonctionnement mnésique chez les gens âgés (Hanlon et al., 1998 ; Paraherakis et al., 2001). Ces altérations sur le plan de la mémoire semblent varier proportionnellement à la dose (Hanlon et al., 1998).

  3. L’absence d’une tolérance complète aux effets des BZD sur la mémoire serait un autre fait appuyant l’idée d’un déficit de la mémoire. La tolérance aux effets sédatifs et hypnotiques des BZD est bien documentée dans la littérature (Lucki et al., 1986 ; File, 1985 ; Sellal et al., 1994). Toutefois, il n’y aurait qu’une tolérance partielle qui se développerait pour l’effet « amnésiant » des BZD (Lucki et al., 1986 ; Sellal et al., 1994 ; Gorenstein et al., 1994), laissant place à des effets délétères résiduels sur la mémoire des gens âgés. Un autre fait intéressant concernant la tolérance a été rapporté par Bertz et al. (1997) qui démontrent que la tolérance serait généralement plus lente à se développer chez les personnes âgées que chez les plus jeunes laissant encore une fois présager des effets prolongés sur le fonctionnement mnésique.

Exacerbation à long terme des déficits de mémoire

La consommation de psychotropes par les personnes âgées constitue un facteur de risque pour le développement de troubles cognitifs tels que le délirium et l’apparition de syndromes démentiels (Bowen et Larson, 1993 ; Karlsson, 1999 ; Carter et al., 1996). Les BZD, les opiacées, les anticholinergiques et les tricycliques antidépresseurs sont parmi les plus néfastes (Gray et al., 1999). Foy et al. (1995) appuient aussi cette affirmation. Ils ont évalué le fonctionnement cognitif de gens âgés hospitalisés dans les 48 heures suivant leur admission. Ils conclurent que chez les aînés hospitalisés, l’utilisation de BZD était mise en cause dans 29 % des cas présentant des altérations cognitives (délirium). D’autres évidences semblent aussi appuyer cette conception. Paterniti et al. (2002) soulèvent la possibilité que les BZD puissent accélérer le déclin cognitif chez les gens âgés. Les résultats de leur étude montrent que, de manière indépendante des facteurs tels l’âge, le sexe, l’éducation, la consommation d’alcool, de tabac, l’anxiété, la dépression et la consommation d’autres psychotropes, les BZD constituent en soi un facteur de risque pouvant augmenter le déclin cognitif chez les personnes âgées. Selon l’étude de Laganoui et al. (2002), l’altération des fonctions mentales supérieures via l’administration de BZD pourrait précipiter le début d’un processus dégénératif (démence) ou le déclin cognitif. Toutefois, ces résultats restent toujours spéculatifs. Par exemple, une étude récente effectuée par l’équipe de Fastbom (1998) suggère que l’utilisation continue de BZD puisse avoir un effet protecteur contre les démences. Toutefois, il s’agit ici d’une étude n’ayant pas encore été répliquée alors que la tendance serait que les BZD, en conjonction avec la polypharmacie que l’on retrouve souvent auprès de la population gériatrique, pourrait constituer un facteur précipitant d’un délirium ou d’un début de processus dégénératif. Actuellement, il faut être prudent dans nos interprétations car le nombre d’études demeure relativement réduit. Les données actuelles ne montrent pas définitivement de lien causal entre la consommation de BZD et le début d’un processus démentiel. Toutefois, les altérations cognitives causées par les BZD, plus particulièrement les effets sur la mémoire miment de très près ceux observés dans la démence de type Alzheimer (DTA) (voir tableau 2) (Block et al., 1985). Dans le tableau 2, on remarque bien la similarité des profils BZD et DTA qui malgré des différences notables au niveau des processus touchés, présentent des profils « amnésiants » tout à fait comparable. Dans un avenir rapproché, des études doivent être effectuées afin de confirmer la présence ou l’absence d’association entre la consommation de BZD et le risque de d’apparition d’une démence.

Tableau 2

Tableau comparatif des performances mnésiques

Tableau comparatif des performances mnésiques

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Ceci pourrait avoir des conséquences importantes étant donné qu’il y a consommation excessive de BZD chez les gens âgés et une augmentation du risque d’apparition de la démence dans cette strate d’âge (Lagnaoui et al., 2002).

Discussion

L’administration de BZD aux personnes âgées devrait être faite avec la plus grande prudence. Cette éventualité nécessiterait uniquement d’être considérée comme une alternative de très courte durée. Sachant que la population est vieillissante et qu’un déclin normal du fonctionnement cognitif y est associé, nous nous devons de réduire ou de retarder l’apparition de troubles plus sévères et de types dégénératifs. Le but premier est de réduire le fardeau des familles et de l’état. Une prise de conscience collective dans le milieu médical doit être faite afin de réduire le nombre de prescriptions de ces substances en favorisant le dialogue entre les professionnels de la santé et les clients et entre les professionnels. Ce dialogue diminuerait de manière drastique le risque d’intoxication, de mauvaises prescriptions et même d’interactions médicamenteuses et par le fait même, augmenterait la qualité de vie des personnes âgées. Donc, des alternatives de traitement doivent être proposées (traitement psychologique, clinique du sommeil). Cette réduction des prescriptions de BZD est donc nécessaire dans le contexte actuel du maintien à domicile des aînés afin de minimiser les impacts à court, moyen et long terme sur le fonctionnement cognitif et conséquemment sur le maintien de l’autonomie.