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Et moi j’allais marcher à travers tous les déserts de ce monde et même morte je continuerais à te chercher toi, qui as été le lieu de l’amour.

Alejandra Pizarnik, Extraction de la pierre de folie. Mis en exergue dans Les trois Parques de Linda Lê

Linda Lê, écrivaine de langue française d’origine vietnamienne, a quatorze ans lorsqu’elle émigre en France avec sa mère française, à la fin de la guerre du Vietnam. Son père vietnamien meurt au Vietnam sans qu’elle ne l’ait jamais revu. Dans une série d’articles-vignettes pour le quotidien Libération, elle parle ainsi de la perte du sens et de l’errance : « Je pense à cet enfant vietnamien qu’on a découvert errant dans un centre commercial de l’est de la France. Il était atteint d’une maladie incurable et baragouinait quelques mots d’allemand [1]. » Chez Linda Lê, le langage de l’errance, de l’exil, est un langage où les mots ne font plus corps avec la réalité. C’est une langue coupée de l’enfance qui baragouine un monde inconnu. Les lieux alors, comme les mots, perdent leur point d’appui. Ils sont là comme par hasard. Leur sens réside ailleurs, un ailleurs qui reste impénétrable. L’exilé est un égaré suspendu entre deux mondes. Il reconnaît souvent l’un de ces mondes, car la langue qu’il y parle lui parle de l’enfance ; l’autre est un monde dans lequel il trébuche, car les mots y signifient toujours un ailleurs. Ce monde lui échappe, car les mots y déclinent un sens et une culture étrangers.

L’exil parfois commence avant la prise de conscience de la perte du lieu. L’être est alors aussi égaré dans le temps. Sartre ne l’ignorait pas, qui fera alors dire ceci à l’un de ses personnages : « … je savais déjà, moi, à sept ans, que j’étais exilé ; les odeurs et les sons, le bruit de la pluie sur les toits… je les laissais glisser et tomber autour de moi ; je savais qu’ils appartenaient aux autres, et que je ne pourrais jamais en faire mes souvenirs [2]  ». Écrivaine de l’exil, Linda Lê fait de la littérature son pays [3]. La tâche de l’écrivain, écrit-elle, est de produire « une parole déplacée, puisqu’elle se place au coeur de la douleur sans chercher à lénifier cette douleur avec la panacée des mots » (TEB, p. 13). Pour Hélène Cixous, familière, elle aussi, de l’exil, « écrire, c’est retrouver le pays perdu, le pays de la mémoire [4]  ». Elle dit encore : « pour qui a tout perdu… c’est la langue qui devient pays [5] … »

Mais pour l’exilé qui parle une langue qui lui est étrangère, quelle est cette langue « qui devient pays » ? Chez Linda Lê, l’étranger, l’exilé est le « métèque ». Elle dit d’elle-même et fait dire à ses personnages qu’ils sont pour toujours « métèques », des métèques parlant français. Le métèque, à l’origine l’étranger habitant Athènes et y jouissant de droits limités, est celui dont on ne veut pas : c’est l’indésirable, celui qui est toujours de trop. Il tente inlassablement de prendre appui sur le langage, de trouver dans les mots l’espace qui lui est nié :

Le métèque, quand il se regarde dans la glace ne voit qu’un moi falsifié, une identité niée, des manières d’enfant naturel […] Le métèque est un homme de trop… il abrite un démon qui le dote d’une jeunesse éternelle ; celle du voyageur sans famille, sans patrie […] mais ce même démon sape ses certitudes… et met au jour la maladie qui le ronge : la souffrance de n’être ni d’ici ni d’ailleurs […] D’où vient-il ? De quel droit est-il ici ? […] Depuis que l’étrangère avait eu la révélation de son être métèque […] les mots devaient être sa patrie, l’écriture tenir lieu de racines […] elle était devenue étrangère à elle-même […] car les mots lui avaient appris la vérité de son exil [6].

Dans les textes de Linda Lê, un sujet parle, mais de quelles voix ? Un sujet s’exprime, mais qui ou quoi trahit sa langue ? Où se situe ce sujet qui se meut toujours « ailleurs » ? Les personnages de Lê tentent de retrouver le langage qui leur permettra de se dire. Ils semblent, en quelque sorte, avoir perdu la mémoire, évoluent dans un ailleurs, géographie mouvante de l’imaginaire qu’ils ne peuvent nommer qu’en traduction. Leurs quêtes sont pour « la lettre perdue » qui leur permettra de s’ancrer dans le temps, dans l’espace. Y a-t-il un lieu privilégié de la mémoire chez Lê ? Apparemment non, car les personnages se définissent dans l’errance, l’oubli et le rejet du passé. Y a-t-il ancrage linguistique ? Apparemment non, car les personnages rejettent la langue natale, et la langue de l’autre qu’ils tentent de s’approprier ne fait que répéter l’exclusion et l’exil.

La lecture que je propose entend suivre ce cheminement d’un sujet qui se dirige avec peine vers une histoire et un avenir, en tentant de trouver à la fois sa voix et sa voie [7]. Refusant la nostalgie de l’ailleurs, il se tient sur le seuil-frontière d’un monde hybride qui inclut toutes les possibilités du devenir et dans lequel la multiplicité des traductions se révèle. Au seuil de tous les possibles, le sujet, multiforme, ne se définit plus à travers l’abandon et l’attente, le manque et le désir. L’entre-deux devient le lieu recherché et trouvé. Les personnages de Linda Lê refusent alors d’être définis par la parole de l’autre, de faire partie d’une tradition. Comme leur auteur, ils ne se « sentent fils de personne, d’aucune patrie […] On reste en vie », dit-elle, « que si l’on manifeste un désir de résistance à tout très ancré en soi […] Je refuse de faire cause commune [8]  ».

Immigré souvent, déraciné toujours, le sujet est pris au piège de sa double ethnicité, de son identité multiple. De culture hybride, il s’exprime dans une langue d’emprunt et sa voix est celle de la trahison. Trahison du père, trahison du pays, du langage et de la mémoire : le sujet a oublié le chemin du retour. « Porteur d’un corps mort [9]  », il se meut dans les interstices du temps et de l’espace, espace hybride entre cultures, espace exilaire entre lieux, entre langues. Lê dira d’elle-même : « Je me sens étrangère au monde, au réel, à la vie, au pays dans lequel je vis, à mon propre pays [10]. » Ses personnages, de leur propre aveu, errent dans un espace flou qu’ils ne peuvent nommer, car cet espace sans nom ne se rattache ni au présent, ni au passé.

Les romans de Linda Lê sont caractérisés par un espace mouvant et intermédiaire, marqué par le changement et la solitude. Ils retracent l’errance des personnages et leur parole en fuite, fragmentée. Cette errance, à l’origine, semble liée à une attente qui n’est jamais comblée, une quête incessante pour un « toi espace », à jamais recherché, à jamais différé dans l’écriture : la perte, l’errance, dans le temps et dans l’espace, sont inextricablement liées au langage ou à son absence : « Je voudrais […] serrer contre moi ce fantôme qui pendant vingt ans m’avait écrit patiemment des lettres qui, mises à bout, formaient comme un fil me menant vers la maison de mon enfance [11]. » L’exilé(e) est pris(e) au piège de la famille, pris(e) au piège de son désir, désir multiforme de fusion avec l’autre toujours évanescent, pris(e) au piège d’une identité toujours à formuler et à reformuler. L’exil chez Lê est d’abord celui du nomade. Le nomade est l’être sans racines que définit le départ et dont les errances tracent une écriture qui n’aboutit pas, car chaque étape n’est atteinte que pour être bientôt abandonnée, le texte se défaisant au fur et à mesure qu’il s’écrit pour déboucher sur un autre texte, une autre écriture nomade.

Les lieux de l’exil

Dans l’oeuvre de Lê, l’espace, lieu réel ou imaginaire, dit l’abandon. Les lieux sont à la fois espaces nomadiques (lieux d’ouverture) qui débouchent toujours sur l’ailleurs, et espaces clos, espaces-prisons. Dans les deux cas, ils sanctionnent la perte. C’est toujours dans un lieu déterminé que la crise d’identité est vécue et les lieux sont tous lieux interchangeables de l’exil. Le sujet est localisé dans un espace exilaire à la géographie mouvante, dont le corollaire est un espace mental fluctuant qui s’exprime dans une parole fragmentée. Il évolue dans des espaces-prisons, lieux clos comme la chambre, l’hôpital, la bibliothèque et la maison familiale, ou ouverts, avec ces rues à travers lesquelles le narrateur erre et se perd, espaces réels et réinventés comme le pays perdu de l’origine du père. Les lieux sont à l’image des personnages, flous, sans nom, et se vident de leur sens à mesure que se déroule le texte.

Le lieu initial de l’exil est la famille. La famille a fait prendre à l’oncle le chemin de l’asile dans le roman Calomnies : « par chance la famille avait trouvé le moyen de faire quitter le Pays à [l’]oncle et de l’expédier dans cet asile en Corrèze [12]  ». L’oncle, cloîtré dans un asile par la famille, est le reflet de l’ancêtre mis en cage comme une bête (CAL, p. 25). Le milieu familial est la prison dans laquelle l’identité est réduite à la fonction familiale : on y est oncle, nièce, mère, père. Errant dans des espaces « occupés » d’abord par les autres et dont il/elle est fondamentalement exclu(e), le sujet est prisonnier d’un espace mental conçu et manipulé par l’autre, et la seule issue semble être la mort ou la folie [13]. Le corollaire linguistique de ces lieux d’exil est soit le langage des fous, dans lequel le sens bascule [14], langage incohérent d’une écriture qui n’aboutit pas [15], soit le silence dans lequel sont enfermés les personnages, qui s’épuisent à « rassembler tous les morceaux épars », à retrouver cette partie d’eux-mêmes qu’ils ont perdue ou qu’ils n’ont jamais connue [16].

Ce sujet qui se cherche, à la voix souvent inaudible, apparaît dans les textes de Lê sous la forme de la fillette, de l’adolescente ou de la femme au corps enfantin. Toutes ces enfants ont en commun d’être des « oubliées », des « abandonnées ». Trahies par le père, qui reste toujours au centre du discours autobiographique, elles sont condamnées à l’isolement, l’errance géographique, mentale et linguistique. La nièce, personnage d’enfant dans Calomnies, est condamnée à la perte par la parole mensongère : « À l’époque elle ne concevait encore aucun soupçon quant à ses origines… Elle se disait qu’elle avait un nom et un prénom, qu’elle n’était pas une enfant volée. » (CAL, p. 164) Ne pas avoir de nom signifie avoir perdu son origine, être condamné(e) à l’ailleurs. Le nom, habituellement garant de l’appartenance, est ici le garant de l’exil. L’appartenance est illusoire : « […] ses pères ne lui ont pas donné la vie, ils lui ont donné une raclée. Ils l’ont démolie. Le premier en l’affublant d’un prénom international, le second en y accolant son nom » (CAL, p. 165). Le prénom international la coupe de ses racines géographiques et le « nom », qui la définit en lui donnant une identité, efface le père biologique, la coupe de l’origine. L’un condamne à l’errance, l’autre au mensonge : « Nous sommes elle et moi des âmes errantes, nos racines sont à fleur d’eau », dira le narrateur. (CAL, p. 173)

Deux autres adolescentes, êtres muets, apparaissent un instant dans Calomnies, puis s’évanouissent dans l’oubli du texte : « Fleur de sommeil » et le « papillon blanc ». Toutes deux exemplifient l’abandon et la trahison du père, dont la sexualité perverse condamne l’enfant à l’exil. Le psychiatre répondant au nom de « le moine » croit reconnaître dans sa jeune patiente « Fleur de sommeil », la fille qu’il a eue avec une prostituée. Quant au « papillon blanc », elle est la victime silencieuse de son père, qui la prostitue. Elle est l’être violé ou oublié dans et par la famille, abandonnée de tous et d’elle-même ; elle erre dans le texte, portant au dos le reflet de « deux ailes bleutées arrachées », et vit dans la déchirure. Toutes deux, comme la soeur bien-aimée de l’oncle, ont perdu la parole, et leur cri reste muet. Le lien entre les lieux de l’errance est le langage et ses silences, béances par lesquelles s’introduit l’autre du langage, le non-dit. Les lieux recèlent toujours une narration, une histoire à dire, ou à écrire, une histoire à raconter, une histoire à inventer. Le lieu définit l’identité du personnage et donne un sens au langage ou, au contraire, le vide de tout son sens.

Le langage de l’exil

L’oncle de Calomnies, prisonnier de sa chambre-cage en Corrèze, est avant tout prisonnier du langage de l’autre, prisonnier de la langue qu’il ne parle pas, ou que l’autre ne comprend pas. Dans le monde de l’exil, le langage et ses silences ne font que souligner la différence. Le signe de reconnaissance apporté par le mot souligne la non-appartenance en fonction de laquelle le sujet se définit, et l’illusion de toute appartenance : « C’est comme un ami que chaque matin je rencontre pour la première fois. Je me présente à lui, je ne suis pas d’ici. Il me répond, I am a stranger myself. Nous tournons le dos au monde, nous marchons dans la même direction, nous allons à la conquête du grand Nulle Part. » (CAL, p. 118)

Quelle que soit la langue dans laquelle il s’exprime, le sujet en exil parle toujours depuis un « ailleurs ». Il reste spectateur de lui-même et des autres, même lorsqu’il se place au centre de son discours. Le monde de l’origine reste absent et la réalité présente devient un univers que seul s’approprie le langage de l’autre. Le monde appréhendé dans l’exil reste un monde étranger dont le seul accès est la langue d’emprunt qui reste à jamais autre, excluant l’univers familier de la langue natale et restant impuissante à retranscrire l’expérience d’un sujet qui vit dès lors dans la fragmentation et dans l’aliénation : « C’est en parlant qu’on se fracasse contre son propre vide », dit l’un des narrateurs des Évangiles du crime (ÉDC, p. 20). De fait, les personnages de Lê sont très conscients que la langue d’emprunt ne leur donne qu’un accès illusoire au monde qu’ils côtoient. Quand l’oncle de Calomnies ne parle pas français, il est le « chinetoqué » (« chinetoque », terme raciste, et « toqué »), le chinois fou ; quand il s’exprime en français, il est le « métèque », c’est-à-dire celui qui, quoi qu’il fasse, restera toujours l’étranger mal venu — et ici, cet étranger est l’homme de couleur.

L’étranger ou l’étrangère, qui doit toujours « se situer en face du langage », pour reprendre une belle expression que Frantz Fanon utilise en d’autres circonstances [17], ne peut s’approprier le langage dominant. Cette langue d’emprunt souligne le manque. Le langage dominant, pour le sujet exilé, ne signifie qu’en tant qu’il signifie l’absence. Le sens réside ailleurs, dans ce que la parole d’emprunt ne peut dire. Cette impossibilité à se dire dans le langage de l’autre impose un dédoublement : le sujet n’existe qu’en tant qu’étranger sous le regard de l’autre et il porte un masque qui parle à sa place. Le français, pour les personnages de Lê, fonctionne comme tout langage colonisateur : on ne peut ni se l’approprier, ni le remplacer. Toujours en deçà de la réalité du sujet, il n’exprime ni la similitude, ni la différence, mais une identité écartelée, flottante : « Je suis un étranger ici,/je suis un étranger partout,/je rentrerai bien à la maison,/mais je suis un étranger là-bas. » (CAL, p. 32)

Dans le regard des étrangers de Lê, la réalité environnante devient mouvante et bascule. Il y a décalage constant entre cette réalité et la parole, mais aussi décalage entre la réalité intime du sujet et le langage qui l’exprime. Ces décalages se trouvent dans l’interstice des mots et le sujet ne sait les nommer, car la parole n’est jamais sienne. Il reste aliéné à l’intérieur de la langue natale, qu’il rejette d’ailleurs, car cette langue porteuse de mémoire est celle qui confirme la marginalité. La disjonction entre l’appréhension du monde et les mots qui communiquent l’expérience reflète cette aliénation. La langue d’emprunt demeure impuissante à dire l’enfance, et la langue natale, trahissant le sujet, reste menace de mort. Comme le fou de Calomnies, perdu entre deux mondes, entre deux langues, il peut dire : « Je n’ai fait que m’asseoir au bord de la route, j’observe tous ces gens dont les yeux extasiés fixent un but. Je regarde dans la même direction qu’eux, je ne vois qu’un léger brouillard. » (CAL, p. 104) Le silence seul module l’expérience de l’exil.

Si les personnages de Lê reproduisent et expriment l’exil, ils subvertissent aussi la notion d’altérité, car le seul regard à l’oeuvre dans les textes, la seule parole exprimée est celle de l’exil, si bien que la parole de l’exclu se retrouve au centre du discours. On ne voit jamais le monde qui le rejette. Écrivain ou lecteur avide, il ou elle se tient au centre de son propre texte, à la manière du métèque ou de l’étranger dont parle Julia Kristeva et qui « occupe explicitement, manifestement, ostensiblement le lieu de la différence [et] lance à l’identité du groupe aussi bien qu’à sa propre identité un défi [18]  ». Ce défi lancé à l’altérité trouve son illustration dans le langage de la folie.

L’exil et la folie

Nombreux sont les textes de Linda Lê qui parlent de folie et expriment une fascination pour cet univers où les mots et les signes signifient au-delà de leur sens. Le langage de celui qui perd la « raison » est un langage codé dans lequel il est seul absolument, une langue sans visage dont le sens est toujours à inventer : « Je suis dans le noir, à lutter contre les voix qui suintent des murs, crient à mes oreilles, m’assaillent, me poursuivent, plantent leurs épines dans ma chair… j’allume des cigarettes que je laisse se consumer au bout de mes doigts comme si la fumée pouvait chasser ces voix épouvantables qui hurlent et que personne n’entend [19]. »

Voix, publié en 1998, est, comme le dit son auteur, le récit autobiographique d’une expérience de la folie qui suivit la mort du père au Vietnam. C’est un chant polyphonique, parfois cacophonique, qui se joue autour du motif de la fuite, fuite devant la mort, la mort réelle du père et celle, symbolique, de l’identité du sujet. Cette ou ces voix sont exprimées dans la multiplicité des silhouettes hagardes figurant sur la couverture du livre, formes à la bouche béante, hurlement muet, figé sur la page. Ce cri est celui du cauchemar dans lequel on est pris au piège et dont on ne peut se libérer, car le sujet reste sans voix, sans mots pour se dire. Sa signification, la terreur, vit au-delà de toute expression et ne peut se libérer en proférant un son, quel qu’il soit. L’espace, comme dans les autres textes, est non défini, et il n’y a plus de lieu d’ancrage : « Je ne sais pas où je suis. Dans un centre de crise, comme on m’a dit, ou dans un théâtre avec des comédiens qui jouent leur partie et m’enrôlent en me laissant le choix des répliques. » (VX, p. 7) Dans les deux cas, les mots n’appartiennent à aucun texte, ils ne sont pas enracinés dans le sens et celui-ci bascule dans la cacophonie des sons : « j’ai envie de te dessiner. J’entends, j’ai envie de t’assassiner » (VX, p. 7). Dans cet univers où les sons et le sens se multiplient, l’écriture, les livres qui étaient le lien entre le narrateur et la réalité environnante (comme dans Calomnies ou Les trois Parques) échappent à celui-ci : « Les ricanements s’échappent maintenant des livres, je vois danser devant moi des lettres gigantesques, des lettres noires ensanglantées, qui atteignent presque le plafond et se penchent sur moi. À mort !…. » (VX, p. 25) Les lettres écrites par le père à la narratrice, lettres restées sans réponse et qui hantent le sujet, jouent le rôle d’un pont qui relie entre eux les temps et les lieux : « […] je sors du tiroir la grande enveloppe qui contient les lettres de mon père, lettres écrites dans la maison de mon enfance et que j’ai gardées, relues des années après sa mort » (VX, p. 26).

L’errance mène au pays à jamais perdu où se mêlent, dans la perte et le non-sens, êtres et lettres : « Je suis au pays de mon enfance. Je cherche la maison aux volets bleus. Il ne reste qu’un tas de cendres. Des lettres brillent au fond, voyelles mutilées, consonnes aux jambages arrachés. Je plonge ma main, remue la cendre, d’où monte une voix, Tu l’as tué. » (VX, p. 47) Le chemin de l’errance, le chemin de la folie, ce « chemin couvert de neige [qui] semble ne conduire nulle part » (VX, p. 67), mène à « ce paradis de tristesse où tombent les grains blancs » (VX, p. 68). Dans la déchirure créée par la mort du père, dans cette faille ouverte sur le monde de la folie, s’introduira le sens ; l’errance alors devient amour, image enfouie du bonheur avec le père : « Mon père s’approche dans son manteau de feu… Patiemment, j’éteins le manteau rougeoyant en ramassant la poudre neigeuse que j’applique sur les blessures de mon père… Il sourit. Je danse autour de mon père… Une voix dit, Tu l’as sauvé. Je poursuis ma route… J’avance le coeur joyeux. » (VX, p. 68) Les Voix de l’exil qui semblaient ne mener nulle part débouchent sur un espace où s’affirme le sens.

Le chemin du retour

Le dernier texte de Linda Lê, Autres jeux avec le feu (2002), se démarque des autres oeuvres. On y retrouve certains thèmes chers à l’écrivain, comme l’enfance, l’égarement, la fragmentation, la perte ou la destruction (par le feu notamment), mais l’auteur y renoue avec un genre qu’elle avait pratiqué à ses débuts : celui de la nouvelle. Les nouvelles sont ici « fantastiques » à bien des égards. L’écriture y est ludique, se prête à un jeu ironique, parfois grinçant, mais la colère des textes antérieurs à Aubes (2000) en est absente. Le titre est évocateur, mais reste ambigu, le mot « jeux » s’y trouvant associé au « feu ». Cet amusement n’est pas sans péril. C’est aussi, par homonymie, le « je » sujet dans ses identités multiples, sous ses différents masques. Les « je/jeux » ne sont pas innocents, ils jouent avec le feu et s’y brûlent : « La maison de mon enfance s’est muée en chambre ardente. J’y serai soumise à la question puis condamnée [20]. » Les nouvelles traitent d’un autodafé, celui de l’écrivain, du livre, et de l’écriture. Le récit fantastique se prête particulièrement à ce travail sur la polyvalence du langage, au sens où le texte confirme le réel et évoque en même temps une réalité autre.

L’étrange, dans le récit fantastique, ne concerne pas le sujet lui-même, mais plutôt les événements qui le touchent, ce qui l’entoure et qui ne répond pas à l’attente. Le monde n’offre plus le sens qu’on lui connaît. Ce qui importe alors n’est plus l’identité perdue ou bafouée d’un sujet qui se cherche, mais les événements qui jouent avec lui. Dans ces nouvelles, comme dans les oeuvres précédentes, le sujet narrateur est écrivain ou passionné de lecture, mais s’il est ici en marge du monde, c’est non pas parce qu’il est le « métèque », mais bel et bien parce que son texte lui échappe. Il perd la maîtrise du langage. Ses mots ne sont plus siens, ils créent une réalité qui ne lui appartient pas, qu’il ne reconnaît pas. Du texte naît le double qui « joue » avec l’identité du narrateur : « que cherchait-il à me dire, ce fantôme né de mes mots, cet étranger qui me ressemblait et qui avait surgi d’entre mes pages ? » (AJF, p. 34)

L’étrangère n’est plus l’exilée du pays natal, mais le moi intime du sujet : « la morte que je portais en moi, cette jumelle enterrée dans la maison de mon enfance et que j’avais tuée et retuée pour me donner un semblant d’existence s’était remise à vivre. Elle avait réussi à me chasser de moi » (AJF, p. 41). Le paradis de l’enfance, poursuivi dans Voix et un instant entrevu dans Lettres mortes et dans Aubes, s’est changé en « grenier », en « réduit », quand, aux paroles de l’enfance, se sont substitués « les mots bien rangés » de la langue française. La langue de Descartes, dont le rôle est d’ordonner le monde autour du narrateur, prend possession du corps du sujet : « Les mots ne passent plus à travers mon cerveau. Ils circulent dans mon sang, dans mes veines. Mon corps tout entier s’est fait mot… chaque fois que je couche un vocable sur le papier, il prend possession de moi et je deviens lui. » (AJF, p. 41) Si dans Voix la cacophonie des sons est signe de folie, si dans Calomnies le français est la marque de la raison, dans Autres jeux, la langue, garante de l’ordre, devient subversive et est source de désordre. C’est elle qui tente d’anéantir le sujet et de le conduire à sa perte. Le geste de fusion (« je ferai corps avec mes livres ») de l’oncle de Calomnies, qui à travers son suicide par le feu se libère du poids de l’autre, est ici acte voulu de métamorphose : « Je suis devenu le Livre par ma propre volonté […] Je vais détruire le Livre, je vais me détruire par le feu […]. » (AJF, p. 95) Le Livre n’est plus à écrire, l’écrivain est elle-même ce Livre qu’elle poursuivait sur le chemin de l’exil.

Née d’une perte à la fois géographique et linguistique, l’écriture de l’exil, ce langage qui module la mémoire de l’origine, prend alors possession du sujet. Le texte devient le double vengeur, il exprime le cri muet de celle qu’on a enterrée vivante, qu’on a laissée sans voix au pays. Le retour, comme but, répète la perte, car la « lettre perdue » n’est alors que « lettre morte ». De même que le feu anéantit les lettres du père, de même il détruit et anéantit l’identité d’un sujet qui se crée dans et par le texte. De ces cendres renaît un « je » qui joue avec le feu, et le « je » devient « jeu ». C’est dans cet intervalle ludique que le sujet peut se recréer. Comme le père dans Anatomie d’une illusion, il se fait « une nouvelle peau » (AJF, p. 121). Le monde macabre de la folie devient l’univers grinçant de l’ironie où êtres et lieux se font et se défont dans le sarcasme. Ainsi Brion, qui était pour tous « d’une gentillesse extrême » (AJF, p. 95) et dont la maladie incurable était de « voir la vie en rose », accumulait les crimes atroces, espérant « qu’à force de faire jaillir le sang, il repeindrait le monde dans une autre couleur » (AJF, p. 94).

Les « jeux » imprudents avec « le feu » illustrent ainsi la fluidité d’un sujet qui se meut sans attache à travers le temps et l’espace. La mémoire ne souligne plus le manque et la perte. Le chemin du retour trace un espace hybride entre représentation et présence, espace qui n’est ni nostalgie ni colère, mais espace-frontière où la multiplicité et la fluidité du sens peuvent enfin s’affirmer dans les interstices ironiques du texte.