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On peut distinguer deux acceptions de la notion d’intimité qui, d’une part, renvoie à ce qu’il y a de plus personnel, de plus profond dans l’individu (le Petit Robert[2], pour illustrer cette acception, évoque « l’intimité de la conscience ») et, d’autre part, désigne les relations étroites et familières, celles qui sont marquées par une grande proximité (« Parfaite intimité. Intimité conjugale. Vivre dans l’intimité, dans la plus grande intimité avec quelqu’un », précise le Petit Robert). Si l’intimité « personnelle » et l’intimité « relationnelle » constituent deux réalités différentes, elles n’en sont pas moins étroitement liées et leur interdépendance révèle des mécanismes qui sont au coeur du fonctionnement de l’intime. D’un côté, l’intimité relationnelle suppose l’ouverture de certains territoires et donc le partage de son intimité personnelle. De l’autre, l’intimité personnelle se nourrit de l’intimité relationnelle.

Cette dernière proposition est en phase avec les théories de l’identité (Taylor, 1998 ; De Singly, 1996) qui soutiennent que l’homme moderne, soumis à un impératif d’« authenticité », est à la recherche de « cette identité personnelle cachée au fond de lui-même » que l’on peut appeler le « Soi intime » (De Singly, 1996, p. 13). Cette quête identitaire n’est pas solitaire, cependant, mais dialogique. Ce n’est pas, en effet, en plongeant aux tréfonds de soi qu’il est possible de « découvrir » ce Soi intime : celui-ci se révèle, au contraire, dans les relations avec les proches. Aussi le rôle du conjoint, « autrui par excellence » selon l’expression de P. Berger et H. Kellner (1988), apparaît-il particulièrement important. F. de Singly le décrit comme un « Pygmalion » capable de révéler « l’identité latente », les « ressources cachées » de son partenaire (De Singly, 1996). D’autres auteurs soulignent qu’au début de la vie conjugale, certains traits de la personnalité jusqu’alors fluctuants ou virtuels se stabilisent, certaines potentialités de soi se réalisent : « Le nouveau soi qui change imperceptiblement chaque jour dans la dynamique de la relation évoluerait dans une direction différente dans le cadre d’une interaction avec une autre personne. Il s’agit donc non seulement de décider si nous sommes faits pour telle union mais si cette union nous fait tels que nous souhaitons être », écrit J.-C. Kaufmann (1994, p. 70), à la suite de P. Berger et H. Kellner (1988). Pareille reformulation de l’identité se trouve d’ailleurs étroitement associée au « contexte émotionnel » des premiers temps de la vie en couple : c’est parce qu’on accepte de se « rêver autre dans la tourmente de l’aventure relationnelle » que l’on devient effectivement autre (Kaufmann, 1994, p. 72).

C’est cette hypothèse d’un impact de l’intimité conjugale sur l’intimité « personnelle » (le Soi intime) que nous nous proposons d’explorer dans cet article, en la mettant à l’épreuve d’un contexte différent de celui de la formation des jeunes couples, plus ou moins explicitement mobilisé dans les travaux que nous avons cités : celui de la recomposition conjugale de personnes retraitées ou proches de la retraite. Plusieurs indices laissent supposer que ce phénomène de la formation d’un couple vers la soixantaine est aujourd’hui, en France, en expansion. Tout d’abord, le nombre de mariages de personnes âgées de 60 ans et plus augmente depuis une vingtaine d’années[3] — indicateur intéressant, mais qui reste partiel puisque nous verrons que bien des couples ne légalisent pas leur union. Ensuite, de plus en plus de couples âgés cohabitent sans être mariés et on peut supposer qu’une partie d’entre eux se sont formés à l’heure de la retraite (Caradec, 1996 ; Delbès, Gaymu, 2003). Enfin, la recomposition conjugale sur le tard se trouve en phase avec les nouvelles représentations de la retraite qui la conçoivent comme une nouvelle étape de l’existence, un temps de réalisation et d’épanouissement de soi — ce qui rend possible, et même encourage, les rencontres amoureuses et le renouveau de la vie conjugale. La formation d’un nouveau couple vers la soixantaine est ainsi devenue un sujet volontiers abordé par les médias : revues pour retraités, mais aussi publications d’informations générales, émissions de radio et de télévision, romans, livres pour enfants et films de fiction s’emploient à illustrer la possibilité de former un nouveau couple sur le tard, contribuant ainsi à rendre cette pratique plus légitime.

Pour étudier le Soi intime à la lumière de la recomposition conjugale « tardive » et observer dans quelle mesure il se transforme dans ce nouveau contexte conjugal[4], nous explorerons successivement la piste des sentiments pour le nouveau partenaire, puis celle de l’organisation de la nouvelle vie conjugale. La première montre que le contexte émotionnel de ces relations est plus souvent celui de la quiétude que celui de l’exaltation amoureuse et que la stabilité identitaire prévaut en général sur la révélation d’un nouveau Soi intime (1). La seconde permet d’observer à quel point la nouvelle vie conjugale porte l’empreinte du passé et se trouve marquée par la fidélité à soi (2).

1. Les sentiments pour le nouveau conjoint. Amour, amitié et transformation de soi

Longtemps, la vieillesse a été pensée comme n’étant pas compatible avec l’amour et la sexualité : l’âge était censé délivrer des sentiments violents, des passions et des désirs de la chair (Trincaz, 1998). C’est ainsi que les remariages de personnes âgées se sont trouvés régulièrement condamnés, que les vieillards concupiscents ont été ridiculisés dans les oeuvres littéraires ou encore que les médecins du xixe siècle conseillaient l’arrêt des rapports sexuels au moment de la ménopause pour les femmes et vers la cinquantaine — parfois un peu plus tard — pour les hommes (Corbin, 1984). Aussi la manière dont les médias associent aujourd’hui la vieillesse et l’amour apparaît-elle inédite. Cette association est d’autant plus remarquable que le sentiment dont il est question ne diffère guère de celui qui est prêté aux plus jeunes, la jeunesse et la vieillesse devenant même, dans des scénarios de fiction proposés à la télévision, les deux âges de prédilection de l’amour (Chalvon-Demersay, 1994, p. 129). C’est ce dont témoignent certains articles parus dans Notre temps : « Le désir n’a pas d’âge », indique l’un (n° 293, mai 1994) ; « L’amour, le coup de foudre, cette attirance pour l’autre dans lequel on reconnaît celui ou celle qu’on attendait peuvent nous surprendre à tout âge », annonce un autre (n° 205, janvier 1987). C’est aussi ce qu’illustre l’aventure de Marthe, le personnage du roman de Noëlle Châtelet, La femme coquelicot (1997) : à soixante-dix ans, elle connaît « ce degré d’amour qui autorise la déraison : “passion” » avec un homme de quatre-vingts ans qui la fait « s’éveille[r] aux couleurs de la vie, au rouge du désir ».

Les entretiens réalisés avec de nouveaux conjoints âgés permettent de s’inscrire en faux contre la représentation traditionnelle de l’incompatibilité de l’amour et de la vieillesse, mais aussi de nuancer les propos qui pourraient faire accroire que le désir et la passion sont au fondement de la formation des couples à cet âge de la vie. L’analyse des sentiments pour le nouveau conjoint, du moins tels qu’ils se trouvent exprimés au cours des entretiens[5], permet en effet de faire une double observation. Il apparaît, tout d’abord, que la nouvelle relation se trouve placée, en général, sous le signe de l’amitié, de la quiétude et donc de la stabilité identitaire. Par ailleurs, quelques cas — minoritaires — témoignent d’un possible renouveau du sentiment amoureux, qui se trouve alors associé à une transformation du Soi intime.

Une relation souvent placée sous le signe de l’amitié et de la stabilité identitaire

L’amitié et l’amour constituent deux modalités du lien social qui présentent bien des points communs. Ainsi, l’un et l’autre n’existent et ne perdurent que pour les satisfactions émotionnelles qu’ils procurent et constituent les deux archétypes de ce que Giddens (1991) appelle les « relations pures ». Par ailleurs, la rencontre amicale et la rencontre amoureuse sont toutes deux susceptibles de provoquer une transformation du Soi intime : les grandes amours « sont des moments d’enthousiasme au cours desquels l’individu se transforme, subit une mutation intérieure » (Alberoni, 1994, p. 112) ; l’ami, quant à lui, « peut nous révéler un de nos possibles dans lequel nous nous reconnaissons » (Alberoni, 1995, p. 22). Ces deux types de relations sociales sont cependant différents, comme le rappelle F. Alberoni : l’amour — le choc amoureux — est un sentiment entier, violent, qui « se joue dans le registre de l’extraordinaire » (Alberoni, 1981, p. 15), marque une rupture avec la tranquillité quotidienne et suppose extase et tourment ; l’amitié, au contraire, a « horreur de la souffrance », n’est « jamais conflictuelle » et « ne provoque ni anxiété, ni tension » (Alberoni, 1995, p. 13 et 103). Cette distinction s’avère particulièrement utile pour rendre compte des propos tenus par les nouveaux conjoints âgés : la plupart d’entre eux décrivent en effet leur relation conjugale actuelle en des termes qui l’apparentent à l’amitié et soulignent la nette différence entre le sentiment apaisé qu’ils éprouvent aujourd’hui et l’effervescence amoureuse qu’ils ont connue autrefois. À l’intérieur de ce cadre général, des variations intéressantes apparaissent : l’amitié pouvant recouvrir diverses significations (Bidart, 1991), les expressions qualifiant la relation actuelle vont de la « simple compagnie » à l’« amour profond » et si beaucoup valorisent l’exaltation du coeur et des sens qu’ils ont vécue autrefois, quelques-uns marquent leur préférence pour le sentiment actuel. Trois manières de dépeindre la nouvelle relation peuvent ainsi être distinguées : comme simple compagnie et soutien mutuel ; comme amitié affectueuse ; enfin, comme amour profond.

Pour l’avoir vécue, la plupart des personnes rencontrées connaissent bien la solitude à laquelle leur nouvelle relation conjugale leur a permis d’échapper. Dans certains cas, c’est avant tout cette présence du partenaire qui fonde leur relation et en constitue l’élément principal alors que l’attachement affectif reste apparemment ténu. Le conjoint vaut alors surtout par la compagnie qu’il procure, parce qu’il est une « assurance anti-solitude ». Un veuf de 69 ans, indique ainsi que « je suis très content d’avoir trouvé cette dame et de vivre pendant encore quelques années, le temps que ça voudra bien durer, on est bien tous les deux comme ça, voilà ». Et il ajoute : « Si on se quitterait ou il arriverait [sic] quelque chose, bon ben, j’aurais du chagrin, mais comme ça, pas plus » (couple n° 1). Cette présence peut s’accompagner d’un échange de services qui facilite la vie quotidienne, les hommes déléguant les tâches ménagères et les femmes profitant de la voiture de leur nouveau conjoint. « Puisque j’étais en pleine campagne et que j’étais isolée, sachant pas conduire, eh ben ça a... Il était honnête, bon garçon, célibataire, moi veuve, donc ça ne gênait personne. Libre de chaque côté ! », explique ainsi une veuve qui a rencontré il y a dix ans son nouveau partenaire (couple n° 3). La compagnie d’un conjoint peut aussi permettre un soutien « en cas de coup dur » : une chute, un malaise ou une maladie. Le conjoint — l’ami — est celui qui sera présent et donnera l’alerte si nécessaire, aidera dans les tâches quotidiennes, voire pourra assurer les soins journaliers. Alors qu’on lui demande si elle éprouve de l’amour pour son conjoint, une femme de 68 ans répond ainsi : « Non, on vit ensemble, c’est tout. [...] On s’entre-assiste, parce que lui est pareil, il est souvent malade... il a eu le cancer, il n’a plus d’estomac, il n’a plus de rate... donc on veille l’un sur l’autre » (couple n° 2). Souvent, les rapports sexuels sont absents de ces relations de couple. Et s’ils ne sont pas totalement exclus, ils ne sont jamais présentés comme un moment fort de l’intimité conjugale, plutôt comme une concession aux besoins sexuels du partenaire — masculin le plus souvent :

Moi, je le dis toujours : c’est pas pour ça que j’ai pris un homme, plutôt de la compagnie, mais pas pour ça. Ça... ça m’empêchait pas de vivre, hein [elle a vécu 22 ans seule après le décès de son mari]. Quand ça lui pique, je refuse pas, mais c’est tout, ça s’arrête là, je m’en passe très bien.

femme, 68 ans, couple n° 7

Parallèlement à ces conceptions très utilitaristes dans lesquelles les sentiments paraissent tenir peu de place, d’autres conjoints décrivent leur relation conjugale sous les traits d’une amitié affectueuse. L’affection transparaît tout d’abord dans le vocabulaire utilisé : c’est désormais de « grande amitié » qu’il s’agit, de « profonde affection » ou encore de « très grande tendresse ». Par ailleurs, la bonne entente semble particulièrement valorisée, les conjoints insistant sur l’aspect paisible de leur relation, l’absence de heurts et de disputes :

Ce qu’on recherche surtout à notre âge, c’est... trouver quelqu’un avec qui on s’entend bien, quoi ! C’est plus une question d’amour proprement dit... c’est... c’est un ensemble de tout quoi, si on veut. On n’a plus vingt ans ! Faut bien comprendre hein... Bon ben, c’est pas spécialement une question de sexualité, c’est une question de bonne entente.

homme, couple n° 7

Enfin, le nouveau conjoint est présenté comme un confident : il est celui à qui l’on peut dire ses problèmes, ses peines, et surtout avec qui l’on peut évoquer le passé, parler de l’époux ou de l’épouse disparus. Cependant, cette « grande amitié », cette « profonde affection » ne sont pas de l’amour. Deux éléments lui font défaut : la ferveur des sentiments et l’ardeur du désir. Car l’amour évoqué est l’Amour avec un grand A, le « grand amour », l’amour passion qui est l’apanage de la jeunesse :

Il y a une très très grande affection entre nous, mais vous dire que c’est l’Amour avec un grand A comme quand on a vingt ans... c’est plus pareil, hein. On a connu chacun de notre côté, si vous voulez, notre bonheur... Ben moi, je le prends comme ça ! Il me plaît, il m’a plu, c’est un fait sinon je ne serais pas avec lui. Mais le grand amour, non ! [...] J’aime bien Pierre, mais voyez, je vais pas vous dire : « Je l’aime », je vais vous dire : « Je l’aime bien ».

veuve, 61 ans, couple n° 10

Le troisième cas de figure apparaît proche du précédent en ce qui concerne la description de la relation actuelle — primat de l’affection, recherche de quiétude, échange de confidences — et la distinction très nette opérée entre le sentiment actuel et celui vécu à vingt ans. Il s’en différencie cependant par l’expression utilisée pour désigner la relation actuelle — un « amour profond » — qui dénote une appréciation plus favorable du sentiment présent.

C’est ainsi que Chantal, qui marque clairement la différence entre l’amitié pour son nouveau compagnon et l’amour qu’elle a éprouvé autrefois pour son mari dont elle est aujourd’hui séparée, souligne avec force les conséquences positives de cette moindre intensité du sentiment, ce que l’on gagne à vivre sa vie conjugale sur le mode de l’amitié plutôt que sur le mode de l’amour :

Le Grand Amour étant absent de notre vie commune, la hargne est du même coup exclue : c’est si terriblement triste, cela, dans la vie des vieux couples usés ! Ainsi, sans être esclaves de quoi que ce soit, nous sommes très attachés l’un à l’autre, et nos enfants nous considèrent comme une unité. Croyez-moi, c’est la sagesse, et c’est tellement reposant pour l’esprit, quand on n’a plus rien à fonder.

femme, couple n° 12

Et si elle indique qu’elle n’a pas trouvé, dans cette nouvelle relation, autant de satisfaction sexuelle que dans son ancienne vie conjugale, elle n’en reconnaît pas moins que « ces rapports nous ont tout de même permis une complicité affective qui nous a aidés à arrondir les angles ».

D’autres avouent même leur préférence pour la relation actuelle, moins passionnelle :

Je vais dire qu’en ce qui me concerne que, à vingt ans, on n’aime pas... Je parle pour moi... Il faut acquérir... je pense que, plus on vieillit... quand il y a de l’amour dans un couple, plus cet amour-là grandit... tandis que quand on a vingt ans, on désire bien plus qu’on n’aime.

homme, couple n° 13

Oh oui, c’est de l’amour. Mais ce n’est pas le même que quand j’avais vingt ans. On est moins fougueux, mais c’est peut-être plus profond.

femme, couple n° 14

En fait, ces discours reprennent l’opposition précédente — amour vs amitié, désir physique vs tendresse, exaltation vs quiétude —, mais en inversant les signes affectés aux termes de l’opposition : ce qui est valorisé, c’est désormais la sérénité, la stabilité, la profondeur du sentiment actuel que l’on oppose à l’impétuosité insouciante des sentiments à vingt ans ; c’est la tendresse qui devient la valeur suprême alors que le sexe est accusé d’être une entrave à la manifestation de l’amour véritable. Non pas que les relations sexuelles soient absentes de ces relations conjugales, mais à l’évidence elles n’occupent pas le devant de la scène.

Lorsque la nouvelle relation est placée sous le signe de l’amitié, elle semble s’accompagner d’une grande stabilité identitaire des conjoints, y compris lorsqu’une « profonde affection » ou un « amour profond » existe entre eux. L’absence de coup de foudre et d’exaltation amoureuse, la quiétude du contexte émotionnel de type amical en fournissent une première explication. Celle-ci est insuffisante cependant car, comme nous l’avons rappelé plus haut, un ami peut parfaitement jouer le rôle de « pourvoyeur d’orientation » (Kuhn, 1972) en accompagnant un processus de transformation du Soi intime. Évoquant cette éventualité, F. Alberoni insiste sur un point : c’est « par sa différence » qu’« un ami peut nous révéler un de nos possibles » (Alberoni, 1995, p. 22)[6]. Or, l’amitié, dans les couples âgés, se caractérise au contraire par la ressemblance des conjoints. Parallèlement à la tempérance des caractères et des humeurs, c’est en effet la proximité des goûts qui est recherchée car elle est censée faciliter l’harmonie conjugale et éloigner les conflits :

À notre âge, bon ben c’est l’union amicale et sentimentale, voilà si vous voulez. Que tout s’accorde bien ensemble, c’est vrai, du point de vue sorties, conversations. Comme là on n’a pas les caractères à aller discuter comme certains le font : tatati, tatata, Madame a fait ceci, Madame a fait cela. Non, cela n’existe pas chez nous. Nous, c’est amical et sincère [...] Ah, comme on dit : « Qui se ressemble s’assemble ! », hein, c’est vrai. On va pas vivre avec quelqu’un si on n’a pas les mêmes idées, si on n’a pas les mêmes goûts, hein !

homme, 70 ans, couple n° 8

On se sent bien ensemble, c’est ça surtout. Parce que si vous êtes avec quelqu’un que vous êtes toujours contracté, qu’il ne faut pas bouger, qu’il ne faut pas parler parce que vous avez peur de ne pas être à la hauteur...

femme, 63 ans, couple n° 9

D’ailleurs, c’est souvent tout à fait consciemment que les futurs conjoints s’efforcent, avant de s’engager dans la relation, de « discuter » afin d’évaluer la proximité de leurs goûts. Ainsi, le nouveau conjoint partage la façon d’être et les manières de voir de son partenaire. C’est pourquoi il joue davantage un rôle de confirmation de son identité que de révélation d’aspects inexplorés de sa personnalité.

Sentiment amoureux et transformation du Soi intime

Si la distinction entre amour et amitié permet de rendre compte de la situation affective décrite par la majorité des conjoints de notre corpus, elle perd dans certains cas de sa pertinence. Il est en effet quelques sujets de l’enquête qui dépeignent leur nouvelle relation comme une véritable expérience amoureuse, faisant même parfois état d’un coup de foudre au moment de la rencontre. Deux modalités de ce sentiment amoureux peuvent être distinguées et associées à une transformation du Soi intime : l’amour retrouvé, qui consiste à renouer avec un moi passé et l’amour révélé, qui marque la découverte d’une dimension de soi inexplorée.

L’amour retrouvé renvoie à un thème ancré dans l’imaginaire amoureux occidental : les retrouvailles avec celui ou celle que l’on a aimé dans sa jeunesse et que l’on n’a jamais pu oublier malgré de longues années de séparation. Il s’agit d’une variante du mythe de l’amour romantique dont l’une des caractéristiques essentielles est qu’il se nourrit des obstacles qu’il rencontre et se renforce dans la séparation (Rougemont, 1972). Diverses oeuvres littéraires et cinématographiques mettent en scène le thème de l’amour de jeunesse retrouvé[7]. On en trouve également une illustration fort intéressante dans un roman pour la jeunesse, Pépé la Boulange, qui situe le moment des retrouvailles à l’âge de la retraite. Le héros du livre d’Yvon Mauffret (1986) est un ancien boulanger, veuf depuis deux ans lorsque commence l’histoire. Le jour de son soixante-douzième anniversaire, Julien Granger annonce lors d’une réunion de famille sa décision de partir pour Belle-Île, le pays de son enfance qu’il n’a pas revu depuis cinquante ans. Thomas, son petit-fils de 12 ans, l’accompagne dans son voyage : ce sera pour lui l’occasion de découvrir son grand-père dont la personnalité avait été jusqu’alors quelque peu effacée par celle de son épouse. Il apparaît bientôt qu’un espoir secret a motivé le voyage de Julien : retrouver Valentine, la jeune fille qu’il a aimée dans sa jeunesse et dont il a été séparé par les aléas de la vie. Après l’avoir revue, il renoue avec le sentiment d’autrefois, mettant en quelque sorte sa vie conjugale entre parenthèses : « C’est quand je l’ai vue l’autre jour que j’ai compris que dans un certain sens je l’avais toujours aimée. Ce qui ne veut pas dire que je n’ai pas aimé ta grand-mère... Mon Dieu que c’est difficile d’expliquer tout ça ! » confie-t-il à son petit-fils (Mauffret, 1986, p. 99). Finalement, après quelque résistance de Valentine qui rétorque tout d’abord qu’« il est tard, beaucoup trop tard » (p. 100) et avec l’aide de Thomas, l’amour finit par triompher : Julien et Valentine décident de se marier. Dans notre corpus, l’histoire de Jacques et d’Emma (couple n° 17) suit le même canevas. Jacques est né en 1903, Emma en 1910. Ils se sont rencontrés pour la première fois en 1926 : Emma, d’origine anglaise, était venue passer quelques mois en France et avait séjourné chez les parents de Jacques. Le coup de foudre est réciproque. Mais, bientôt, Emma doit repartir pour l’Angleterre. Tous deux font alors leur vie de leur côté : ils se marient, Jacques a des enfants. Ils maintiennent, des années durant, un « affectueux contact » épistolaire. Cependant, au début des années 1960, ils cessent leur correspondance « parce que pour la famille, c’était assez gênant ». En 1972, la femme de Jacques décède : « J’ai tout de suite écrit à Emma, et on s’est retrouvés. Je lui ai dit : “Tu viens !”, et six mois après elle était à la maison », raconte-t-il. En effet, Emma, veuve depuis de longues années, n’hésite pas lorsqu’elle reçoit la lettre de Jacques : elle règle ses affaires, organise son déménagement et quitte définitivement l’Angleterre. Après quelques mois de vie commune, Jacques et Emma se marient : ils ont alors 70 et 63 ans. Ce qu’ils éprouvent l’un pour l’autre est de l’amour, et cet amour est le même que celui qu’ils ont connu ensemble autrefois, comme si la longue séparation avait préservé le sentiment : « C’est mon premier amour, et ça a toujours resté. On nous connaît dans la ville, on nous appelle “les amoureux”. C’est gentil ! » confie Emma. Quant à la sexualité, elle apparaît comme indissociable du sentiment : « Quand on est amoureux, vraiment amoureux, ça continue », déclare encore Emma.

Le côté fascinant de ces récits et la prégnance du mythe de l’amour de jeunesse retrouvé s’expliquent par le caractère décisif des choix faits à l’orée de l’âge adulte : comme nous l’avons indiqué plus haut, ceux-ci orientent la construction identitaire dans une voie particulière qui marque, en même temps, le renoncement à d’autres options de soi. En épousant une autre femme, en choisissant une orientation professionnelle différente, c’est une autre vie qui se serait engagée, d’autres potentialités de soi qui se seraient exprimées, un autre Soi intime qui aurait émergé. Certains, parce qu’ils ont beaucoup hésité lorsqu’il leur a fallu décider de l’orientation à prendre, ou parce que le choix qu’ils s’apprêtaient à faire s’est trouvé contrarié, ou encore parce qu’ils sont insatisfaits de leur vie actuelle, peuvent ainsi cultiver la nostalgie d’une autre vie, reposant sur d’autres choix et empruntant une autre voie[8]. C’est ce rêve de pouvoir revenir sur les choix passés qu’exprime et qu’entretient le mythe de l’amour de jeunesse retrouvé : il est un antidote au caractère irrémédiable des choix de l’existence. Quant à ceux qui retrouvent effectivement celui ou celle qu’ils ont aimé autrefois, ils peuvent ainsi avoir le sentiment de renouer avec une potentialité d’eux-mêmes restée inexplorée et laisser libre cours à des sentiments que leur imaginaire a parfois entretenus pendant des années.

Si la figure de l’amour retrouvé consiste à renouer avec un sentiment éprouvé autrefois et à le revivifier, celle de l’amour révélé se traduit par la découverte d’un sentiment jusqu’alors ignoré : l’amour véritable. Loin d’être seulement un ami, le nouveau conjoint est alors celui qui permet de vivre une expérience sentimentale restée inconnue et ainsi de découvrir une dimension de soi-même demeurée en friche. Ainsi, c’est l’histoire d’une double découverte, de l’Amour et d’elle-même, que raconte Yvette (couple n° 6) — et qu’elle raconte au passé car Étienne, l’homme qu’elle a aimé et qui est devenu son second mari, est aujourd’hui décédé. Elle était divorcée depuis de longues années et âgée de 60 ans lorsqu’elle a rencontré Étienne, de 5 ans son aîné, avec lequel elle a connu « un amour plus que parfait ». Elle se souvient aujourd’hui de la période qui a suivi leur première rencontre chez des amis communs, qui « a été le coup de foudre pour tous les deux » :

Nous étions comme deux tourtereaux, c’était vraiment le bonheur. Mes enfants l’avaient remarqué et n’arrêtaient pas de me taquiner. J’avais vraiment changé, c’était en quelque sorte une deuxième jeunesse. [...] Depuis que j’ai rencontré Étienne, je me suis sentie revivre, j’avais l’impression d’être quelqu’un d’autre. Étienne était le mari idéal que j’avais envie de rencontrer dans ma jeunesse et dont toutes les femmes en rêvent [sic].

Puis elle raconte la demande en mariage d’Étienne, cette « grande déclaration d’amour » qu’il lui a faite, la façon dont elle a « rougi comme une jeune fille qui allait à son premier rendez-vous amoureux ». Quant à leur vie conjugale, elle a été « un véritable conte de fées, une réussite par rapport à l’autre. Étienne m’a fait connaître tout ce dont je rêvais. » Ce type de récit — proche de celui du roman de Noëlle Châtelet, La femme coquelicot, dans lequel on retrouve le même schéma de l’amour découvert sur le tard après une vie conjugale terne et décevante — est assez rare dans notre corpus. Seuls deux ou trois autres exemples s’en approchent, dans un registre cependant moins passionné que celui du récit d’Yvette : l’amour vécu avec le nouveau conjoint s’apparente alors à l’« amour profond » que nous avons décrit plus haut. C’est ainsi que le nouveau compagnon de Nicole lui a apporté le « bonheur parfait », ce qu’elle éprouve aujourd’hui étant « plus fort que tout ce que j’ai connu jusqu’alors ». En effet, explique-t-elle, « je suis plus heureuse avec lui que je n’étais avec mon mari. Mon mari était un égoïste, c’était toujours lui avant, alors que maintenant c’est moi avant... Et puis il me fait des déclarations d’amour que mon mari m’a jamais fait [sic]. Pour mon mari, j’étais sa bonne à tout faire. » Cependant, elle décrit l’amour qu’elle vit aujourd’hui non sur le mode de la passion, mais comme un « amour profond ». En témoigne sa réaction lorsqu’on lui demande si ce qu’elle vit aujourd’hui est de l’amour :

Ah ben oui, c’est de l’amour ! Je vous dirai que ce que je connais maintenant, je savais même pas que ça existait ! Moi j’ai connu l’amour quand on était jeune, quand on avait vingt ans, et puis bon c’est pas le même amour que maintenant parce que maintenant, bon ben, on est aux petits soins pour l’un l’autre que, quand on est jeunes, on fait pas attention [...] Maintenant, c’est la tendresse qui domine, l’amour... un amour plus profond... on a besoin l’un de l’autre.

couple n° 16

2. Organisation de la nouvelle vie conjugale et fidélité à soi

Les formes de vie conjugale adoptées par les nouveaux couples âgés apparaissent variées et, pour certaines d’entre elles, inattendues : sur les soixante couples que nous avons rencontrés, seize sont mariés, vingt-quatre vivent ensemble sans avoir légalisé leur union et vingt partagent leur temps entre deux résidences, chacun des conjoints ayant conservé la sienne. L’étude de ces modes d’organisation de la nouvelle vie conjugale permet une approche complémentaire de celle réalisée à partir des sentiments. Elle aide notamment à mieux comprendre ce qui limite les transformations de l’identité lors de la recomposition conjugale : la fidélité à soi — à ce que l’on a construit au cours de son existence, à celui ou celle que l’on a été par le passé, à son « moi conjugal » (de Singly, 1988). Cette fidélité à soi apparaît notamment lorsqu’on analyse trois phénomènes : le faible nombre de mariages, l’importance des couples ayant conservé deux résidences ainsi que la place importante occupée par les conjoints disparus dans la nouvelle vie conjugale.

La question du mariage : logique pragmatique et logique de fidélité

Dans notre corpus, le quart seulement des couples sont mariés. Notre échantillon ne saurait, bien sûr, prétendre à la représentativité, mais ce résultat laisse supposer que, parmi les couples qui se forment sur le tard, seule une minorité des couples légalisent leur union[9]. La tentation est grande d’expliquer cette faible propension au mariage par des raisons économiques : la pension de réversion étant supprimée en partie ou en totalité en cas de remariage, les nouveaux conjoints n’ont pas financièrement intérêt à convoler. Ainsi, E. Sullerot regrette que « des veuves qui auraient bien préféré se remarier concubinent plutôt, pour conserver la précieuse pension » (Sullerot, 1984, p. 178). S’il est exact que les avantages économiques liés à la vie conjugale non matrimoniale sont souvent évoqués dans les entretiens[10], il n’est guère tenable d’expliquer le comportement des plus âgés seulement par l’intérêt matériel en différenciant radicalement leurs motivations de celles des plus jeunes. Pour comprendre les raisons pour lesquelles nombre de conjoints âgés ne se marient pas — et aussi pourquoi certains se marient —, il faut restituer plus complètement le contexte de la nouvelle union, sans se limiter à ses aspects financiers, tout en faisant l’hypothèse que ces conjoints peuvent, à l’instar des plus jeunes, adopter une logique pragmatique à l’égard du mariage, c’est-à-dire l’envisager en pesant ses avantages et ses inconvénients (Léridon et Villeneuve-Gokalp, 1988). Mais il faut aussi reconnaître l’existence d’une autre logique : celle de la fidélité au mariage — qui est aussi fidélité à soi. Chacune de ces deux logiques peut, comme nous allons le voir, amener au mariage ou lui être défavorable.

Pour ceux qui l’examinent dans une optique pragmatique, le mariage apparaît le plus souvent comme une solution particulièrement coûteuse, non seulement sur un plan financier avec la perte de la pension de réversion, mais aussi en désagréments de toutes sortes. Se marier risque notamment de se traduire par une perte d’indépendance économique pour les femmes. Une telle décision est également susceptible de provoquer des tensions avec les enfants : ceux-ci peuvent reprocher à leur parent veuf de trahir la mémoire du disparu ou se sentir financièrement lésés par la nouvelle union. De ce point de vue, ne pas se marier permet d’adresser un double message à ses enfants : leur signifier, d’une part, que le nouveau conjoint ne prend pas la place de leur père ou de leur mère et les rassurer, d’autre part, quant à l’héritage — et rassurer du même coup les enfants du conjoint. En définitive, comme l’indique un répondant, « [se marier], cela serait surtout des trucs à histoires, et comme je ne veux pas d’histoires, eh bien on simplifie les choses, hein ! » (homme, couple n° 18). Cependant, la logique pragmatique n’est défavorable au mariage que dans la mesure où celui-ci apparaît coûteux et peut être source de complications et de conflits. Dans des contextes différents de ceux que nous venons d’évoquer, elle peut amener au contraire à percevoir le mariage comme avantageux. C’est ce qui s’est passé pour ce couple qui a choisi de convoler, l’absence d’enfants de l’un des conjoints et l’intérêt financier ayant fait pencher la balance du côté du remariage :

J’étais divorcée, donc je n’avais pas une grosse retraite, et mon mari qui n’a pas d’enfants et qui lui faisait bien [gagnait bien sa vie], comme il vient de vous dire, puisqu’il a terminé cadre... On s’est dit : Pourquoi après tout ne pas se marier et, tout au moins, s’il lui arrive quelque chose, je bénéficierai...

femme, couple n° 11

Alors que, dans la logique pragmatique, les conjoints pèsent le pour et le contre afin d’adopter la solution qui s’avère, dans leur situation, la plus avantageuse, la logique de la fidélité au mariage les fait apparaître sous un autre jour, désireux d’être fidèles à eux-mêmes, à leurs convictions et à leur passé. Cette logique de fidélité au mariage peut s’entendre cependant de deux manières, soit comme fidélité à un mariage particulier — l’union passée —, soit comme fidélité au mariage comme institution. La première forme de fidélité conduit à un refus du remariage au nom d’une représentation du mariage comme expérience unique, associée au grand amour vécu autrefois et qui n’est plus aujourd’hui d’actualité. Ne pas se marier, c’est ainsi se vouloir fidèle à son ancien conjoint, fidèle à la vie que l’on a eue avec lui et qui a été au coeur de son existence, fidèle en même temps à son « moi conjugal » comme en témoigne l’attachement manifesté par certaines veuves au nom qu’elles portent — celui de leur défunt mari. C’est ainsi qu’après avoir invoqué la logique pragmatique pour expliquer qu’elle n’a pas épousé son nouveau compagnon — « nous avons pensé qu’un remariage pourrait froisser nos enfants d’un côté comme de l’autre, et compliquer l’héritage » —, Chantal énonce un autre argument qui s’inscrit dans la logique de la fidélité au mariage passé :

En fait, nous sommes l’un et l’autre de ces gens qui croient que le mariage est un acte de grand amour avec tout ce que cela entraîne de construction pour l’avenir : et cela nous l’avons déjà fait. Nous essayons seulement de vivre encore un peu avec et pour quelqu’un d’autre.

femme, couple n° 12

Comme le soulignent plusieurs répondants, s’il est possible d’avoir une nouvelle compagne ou un nouveau compagnon, il n’est pas envisageable de « refaire sa vie ». De ce point de vue, ne pas institutionnaliser la nouvelle relation est symboliquement important : c’est signifier qu’elle ne se situe pas sur le même plan que l’union antérieure et que le nouveau conjoint ne remplace pas l’époux disparu. À l’inverse, ceux qui sont fidèles au mariage comme institution pensent que toute relation conjugale doit passer par les liens du mariage. C’est d’une autre forme de fidélité à soi qu’il s’agit ici : non plus à son « moi conjugal » antérieur, mais à ses convictions personnelles :

J’étais pas d’accord que mes enfants vivent comme ça. J’en ai... j’ai eu une éducation comme ça, et bon bah... j’me disais vivre comme ça quand y’a des enfants, bon bah ça pose des problèmes, j’aime autant le mariage... Alors euh, en ayant eu cette idée-là pour mes enfants, ça aurait été plutôt mal placé de... de vivre comme ça.

femme, couple n° 4

Oh bah ! On a décidé de se marier, bien sûr, oh oui, oui, oui, moi je suis catholique pratiquant, je n’accepterais pas de vivre en concubinage.

homme, couple n° 19

Dans ce cas, se remarier ne signifie plus trahir son ancien conjoint et renier son existence conjugale passée : la trahison consisterait plutôt à se comporter de manière contraire à ses convictions, par exemple en bénéficiant de la pension de réversion de son mari tout en vivant avec un autre homme.

Double résidence et fidélité à soi

Dans notre corpus, le tiers des couples rencontrés ont adopté un mode d’organisation conjugale dans lequel les deux conjoints ont conservé leur logement antérieur. L’ampleur du phénomène apparaît d’autant plus remarquable que la conjugalité non cohabitante reste marginale parmi les plus jeunes, sauf aux débuts de la vie en couple (Guibert-Lantoine et al., 1994 ; Villeneuve-Gokalp, 1997). Il convient de distinguer, parmi ces couples ayant conservé deux résidences, deux modes d’organisation différents : la cohabitation intermittente et la cohabitation alternée. La première — qui concerne douze couples sur les soixante de notre échantillon — correspond à ce que l’on entend généralement par conjugalité non cohabitante et à ce que les sociologues anglo-saxons désignent du nom de lat (Living Apart Together) : les conjoints ne vivent pas constamment ensemble, leur vie se partageant entre des périodes de vie commune et des périodes où chacun se retrouve seul dans son propre logement. Ce mode d’organisation peut prendre des formes diverses, la phase de cohabitation proprement dite pouvant être de quelques heures chaque jour ou consister en des séquences de plusieurs jours. Contrairement aux couples à cohabitation intermittente, les couples à cohabitation alternée — on en compte huit dans notre corpus — vivent continûment sous le même toit, mais alternativement chez l’un et chez l’autre. L’organisation de cette alternance est souvent liée aux contraintes d’entretien des logements ainsi qu’aux rythmes saisonniers (l’un des logements peut être plus confortable pour l’hiver, l’autre posséder un jardin et être proche d’activités dont on peut profiter l’été)[11].

Les couples à cohabitation intermittente et les couples à cohabitation alternée, tout en organisant leur vie conjugale de façon très différente, ont en commun d’être des couples à double résidence. Ce choix de conserver deux logements renvoie à des motivations diverses. Outre le fait que ce mode de vie est adopté, dans la grande majorité des cas, par des conjoints propriétaires de leur logement, l’incertitude quant à l’avenir est souvent évoquée : la mésentente est toujours possible et, au décès de l’un des conjoints, ses biens reviendront à ses héritiers. De ce point de vue, garder sa maison est une sécurité : « Avec Andrée, on s’entend bien. Mais on garde chacun notre chez-nous... Parce que... ben, on sait pas... on peut disparaître ou... que l’autre ne se retrouve pas dans la rue. Ben y’a quand même les enfants de chaque côté... Faut être prévoyant, quand même », explique ainsi un homme de 69 ans (couple n° 7). Deux autres motivations méritent d’être plus particulièrement soulignées car elles manifestent une volonté d’être fidèle à ce que l’on est et de limiter les changements identitaires que pourrait générer la nouvelle vie conjugale : d’une part, le souhait de rester indépendant, d’autre part, l’attachement à son logement.

Tout d’abord, un souci d’indépendance par rapport au conjoint est quelquefois affiché, essentiellement par des femmes ayant adopté un mode intermittent de cohabitation et qui mettent en avant leur désir de ne pas partager en continu la vie d’un nouveau conjoint. Elles souhaitent, en effet, conserver les activités et les relations personnelles qu’elles ont développées après leur veuvage ou leur divorce. Une forme « légère » de cohabitation leur paraît ainsi particulièrement adaptée. C’est une telle revendication que l’on trouve dans les propos d’une femme de 61 ans, divorcée de son mari : « J’ai vécu seule pendant dix ans avant de le rencontrer, et je suis d’une nature indépendante, j’aime faire beaucoup de choses, j’aime me retrouver avec des amies femmes et... je veux garder mon indépendance », explique-t-elle (couple n° 20). Une autre femme, veuve et plus âgée que la précédente (elle a 77 ans), insiste quant à elle davantage sur son refus de voir modifiées ses habitudes quotidiennes : « Je crois qu’à un certain âge, c’est même indispensable, c’est de garder sa liberté, de rester chacun chez soi, à mon avis, parce que, à cet âge-là, on a des habitudes... de toute façon, pour moi, c’est comme ça, hein, je veux pas aliéner ma liberté », indique-t-elle (couple n° 21).

Parallèlement à ce souci d’indépendance, la double résidence se trouve souvent justifiée par l’attachement de chacun des conjoints au logement dans lequel il vit et qu’il ne souhaite pas quitter. Le logement — le « chez-soi » — constitue en effet un espace que l’individu s’approprie, qu’il marque de son empreinte afin de s’y sentir lui-même (Bernard, 1998). Il est ainsi un repère pour l’identité (Veysset et Deremble, 1989, p. 31 sq.). Souvent habité depuis de longues années, il symbolise la personne dans sa continuité, le lien entre ce qu’elle est et ce qu’elle a été, notamment à travers la médiation des objets accumulés : ceux-ci relient au passé et contribuent au maintien du « moi conjugal » des veufs et des veuves (Caradec, 2001b). De plus, la maison est un bien particulier, qui représente parfois le labeur d’une vie : certains y ont investi leurs économies et s’y sont investis eux-mêmes à travers travaux de bricolage et tâches ménagères (Bonnin, 1991). Par ailleurs, la maison peut être le lieu de rassemblement de la famille, un espace auquel enfants et petits-enfants sont attachés et où ils peuvent se retrouver : y demeurer permet alors de continuer à jouer son rôle d’organisateur des réunions familiales et de préserver ces relations privilégiées avec ses enfants et ses petits-enfants. Enfin, le chez-soi ouvre sur un environnement plus large : un quartier dans lequel on a ses habitudes chez les commerçants ; un médecin que l’on connaît de longue date et en qui on a toute confiance ; le cimetière que l’on fréquente régulièrement pour rendre visite à son conjoint décédé ; un réseau de sociabilité auquel on est attaché. Il est certes toujours possible de se reconstruire ailleurs, dans un nouvel environnement, en y transportant ses objets les plus familiers. Le risque existe, cependant, de se sentir « dépaysé », « déraciné » dans une maison étrangère dans laquelle on ne se sent pas « chez soi », comme en témoignent certains regrets ou difficultés exprimés par ceux qui ont laissé leur logement pour aller vivre chez leur nouveau conjoint. C’est ce risque de rupture avec les repères spatiaux de l’identité que cherchent à éviter ceux qui préfèrent, plutôt que d’abandonner leur logement, opter pour un mode intermittent ou alterné de cohabitation :

Ses affaires, c’est ses affaires, et ici c’est les miennes. Y’a rien qu’a été bougé, heu... rien de changé là. Pour moi, j’dis : non, c’est tes affaires, j’y touche pas. Il a pas lieu de s’en séparer, heu... plus que moi. Ah non, et puis là ça fait vingt ans que j’habite ici, heu.... j’ai pas envie de partir là-bas, de toute façon, j’pourrais pas mettre mes affaires et lui pourrait pas mettre les siennes et il serait pas d’accord pour venir habiter définitivement là. Alors ça reste comme ça, chacun chez nous, un p’tit peu ici, un p’tit peu là-bas. Et, depuis cinq ans, c’est ce qu’on fait.

femme, couple n° 7

Il arrive d’ailleurs qu’une nouvelle relation achoppe sur la question de la résidence lorsque ni la cohabitation intermittente ni la cohabitation alternée ne sont souhaitées. C’est ce dont témoigne M. Robert, un veuf âgé de 79 ans[12] :

Ça m’intéressait assez bien [de retrouver une compagne] mais ça n’a jamais marché à cause que je ne voulais pas quitter ici. J’ai connu 4 ou 5 veuves [...] qui étaient veuves depuis quelques années, 5 ou 6 ans, mais qui avaient une maison et moi, j’avais une maison. Il y a jamais eu d’entente. On avait deux maisons ! (rires) [...] Elles ne voulaient pas quitter, je ne voulais pas quitter !

La place des anciens conjoints dans la nouvelle vie conjugale

Après le décès du conjoint, le « moi conjugal » perdure et reste, pour beaucoup de veufs et de veuves, une dimension centrale de l’identité (Caradec, 2001a, 2001b). Le plus souvent, la recomposition conjugale ne modifie pas ce rapport privilégié au passé : le refus de se remarier par fidélité à son premier mariage, le souhait de continuer à vivre dans la maison qui contient les souvenirs de sa vie conjugale en attestent. D’autres observations confirment que les conjoints disparus occupent une place importante dans la nouvelle vie conjugale. Ainsi, il n’est pas rare, dans les cas de cohabitation entre un veuf et une veuve, que les portraits de leurs conjoints respectifs soient exposés dans le salon ou dans leur chambre. De la même façon, parler de son ancien conjoint et échanger des souvenirs sur son passé conjugal semblent, pour autant que l’on puisse en juger, des sujets courants de conversation. Enfin, l’ancien conjoint reste présent à travers la projection de soi dans l’avenir, la très grande majorité des veufs et des veuves expliquant sans hésiter qu’ils seront inhumés avec lui. Si cette forte présence des anciens conjoints est souvent présentée comme naturelle, des difficultés surgissent parfois. C’est le cas lorsque le rapport au passé des nouveaux conjoints est différent, l’un souhaitant parler de ce qu’il a vécu au cours de son union précédente alors que l’autre préfère « tourner la page » ou entretient un rapport silencieux à ses propres souvenirs. Un veuf de 69 ans évoque un tel désaccord avec sa nouvelle compagne, veuve elle aussi : « On ne va pas tirer un trait sur le passé, ça serait idiot... [silence] Enfin, j’y pense [à son ancienne vie conjugale], mais j’en parle pas constamment. Alors que... euh... Anne-Marie, euh, elle en parle souvent. » Aussi considère-t-il qu’« elle pourrait essayer de voir, de faire autre chose » — alors qu’elle estime, de son côté, qu’il est « pas bavard, secret, renfermé » (couple n° 5). Ce type de divergence ou de déséquilibre peut notamment se faire jour lorsque l’un des conjoints est veuf et l’autre divorcé. Une telle configuration conjugale peut donner lieu à des scènes assez étonnantes, comme celles que relate Chantal, qui est divorcée et cohabite aujourd’hui avec un homme veuf. Chantal a accepté la dissymétrie de leurs situations : « Dès les premiers jours, j’ai su que sa femme, morte depuis 7 ou 8 ans, tiendrait toujours, dans sa vie, plus de place que moi vivante. Et je ne m’étais pas trompée. Mais je dois dire que je n’y attachais pas plus d’importance que cela. Je ne me sentais plus capable, moi non plus, de donner encore de l’amour à un autre homme. » Aussi est-ce avec humour qu’elle évoque certaines « maladresses » de son nouveau conjoint, racontant par exemple que « la semaine dernière, un de nos jeunes amis, voyant entrer dans son magasin mon compagnon avec les bras chargés de fleurs, me dit : “Vous êtes gâtée, aujourd’hui !...” Mais ces fleurs ne m’étaient pas destinées. C’était la sainte Lise et ces fleurs étaient pour sa tombe. » Elle reconnaît d’ailleurs qu’il lui arrive aussi de faire, avec les fleurs qu’elle cultive, des bouquets pour la tombe de l’ancienne épouse de son compagnon. Quant à la photographie « grand format » de l’épouse décédée, elle est restée pendant des années exposée dans la salle à manger. Jusqu’à ce qu’un jour, alors que de nouveaux amis devaient leur rendre visite, elle demande à son conjoint de bien vouloir la mettre « dans un endroit moins ostentatoire ». Ce qu’il a fait en la déplaçant dans la chambre et en la posant sur la table de nuit (couple n° 12).

Ce n’est que très rarement que la vie conjugale antérieure des veufs et des veuves paraît s’effacer. Pour cela, il est nécessaire, semble-t-il, que les sentiments éprouvés pour le nouveau conjoint soient particulièrement forts. On peut reprendre ici les deux exemples que nous avons cités plus haut pour illustrer ce que nous avons nommé l’« amour révélé ». Yvette raconte ainsi que lorsqu’elle est venue s’installer chez Étienne, qui était veuf, « il avait rangé toutes les photos de sa femme dans un album et n’avait sur sa commode et son buffet que les photos de ses enfants où j’ai aussi rangé les miennes ». Quant au passé, il y avait accord entre eux pour ne pas l’évoquer : « Il n’en parlait pas, étant donné que moi, je lui parlais jamais de mon passé. Pour moi, le passé, c’était terminé, il ne fallait pas y revenir. Nous voulions partir sur de nouvelles bases, oublier le passé, ne pas se faire du mal en pensant à notre vie précédente » (couple n° 6). De la même façon, Jean-Michel, qui s’est installé — après une séparation douloureuse — avec Nicole, qui est veuve, a souhaité « refaire quelque chose d’autre » (couple n° 16). Aussi, explique-t-il, « dès qu’on s’est connus, j’ai dit : “ Ton passé et mon passé, c’est... ça s’arrête, quoi. Si on fait quelque chose à deux, on prend un départ, et puis on n’a pas à se retourner.” » Si Nicole a bien voulu fonder leur relation sur de telles bases, c’est parce que ce qu’elle vit avec Jean-Michel est « plus fort que tout ce que j’ai connu jusqu’alors ». Aussi a-t-elle accepté qu’il entreprenne d’importants travaux dans la maison et qu’il change une grande partie du mobilier — sauf les meubles de la salle à manger, qui viennent de ses parents. Surtout, elle a fini par consentir, non sans avoir hésité « par respect pour les enfants », à retirer la photographie de son défunt mari, désormais remisée dans un placard. Et c’est avec son nouveau compagnon, et non avec son mari, qu’elle souhaite être inhumée.

À la lumière de l’analyse des sentiments et de l’organisation de la vie conjugale des personnes qui, à l’âge de la retraite, s’engagent dans une nouvelle vie de couple, il apparaît que leur Soi intime est faiblement affecté par la recomposition conjugale. À l’inverse de ce que donnent à voir les descriptions théoriques (Berger et Kellner, 1988) et empiriques (Kaufmann, 1994) de la mise en couple — descriptions qui concernent en fait la formation des jeunes couples —, les recompositions conjugales tardives semblent, en effet, plus souvent associées à une stabilité qu’à une transformation de l’identité.

Pour rendre compte de cette différence, il convient d’observer que, du point de vue de l’intimité personnelle, la mise en couple n’a pas le même sens aux différents âges de la vie : la « révélation » du Soi intime par le conjoint concerne surtout la jeunesse, temps de l’incertitude identitaire et de la quête de soi, tandis qu’à l’âge de la retraite, l’enjeu semble d’un autre ordre. Il ne s’agit plus tant alors de découvrir qui l’on est que de persévérer dans son être et de préserver ce qui a été au coeur de sa vie passée. Ce qui émerge des entretiens, en effet, c’est la force de la fidélité au passé, qui est indissociablement fidélité à soi et fidélité à son ancien conjoint. Les quelques exemples de révélation de soi à travers le nouveau regard conjugal présents dans notre corpus semblent d’ailleurs renvoyer à une insatisfaction ou à des regrets par rapport à l’existence conjugale passée. Cette stabilité de soi tient à la fois au contexte émotionnel de la rencontre et de la nouvelle vie conjugale, dont le caractère paisible est peu propice à un bouleversement identitaire, et à l’ancrage de l’identité dans certaines réalités qui en assurent la permanence — l’espace domestique et l’environnement matériel ainsi que les souvenirs de l’ancienne relation conjugale qui perdurent grâce au travail de la mémoire.

On peut cependant se demander dans quelle mesure ces conclusions peuvent être étendues au-delà des cohortes que nous avons rencontrées. La plupart des personnes interrogées sont nées, en effet, dans les années 1920 et 1930 : elles ont pour modèle de vie conjugale une relation avec un conjoint unique, fondée sur le « Grand Amour » et maintenue sur le long cours. Or, ce type de représentation apparaît aujourd’hui sur le déclin. Sur le plan conjugal, le parcours de vie apparaît en effet moins « évident » et plus heurté qu’auparavant : l’imaginaire contemporain admet désormais qu’il puisse s’organiser selon une succession de séquences de vie avec des conjoints différents plutôt qu’en une phase unique. Quant à l’idéal de l’amour romantique, il se trouve déstabilisé par la revendication d’autonomie des individus, qui entre en conflit avec la quête fusionnelle propre à la passion amoureuse (Giddens, 1992 ; Kaufmann, 2002 ; Martuccelli, 2002). Parallèlement, l’idée que la retraite — du moins dans ses premières années — constitue non pas une étape radicalement nouvelle du parcours de vie, mais la continuation de la vie antérieure, et qu’il est encore possible de se « réaliser » au cours de cette phase de l’existence, cette idée s’affirme avec de plus en plus de force. On peut dès lors se demander si, dans les futures cohortes de retraités — qui auront plus souvent vécu une ou plusieurs séparations conjugales, seront moins imprégnés du modèle romantique et de la croyance en un amour unique et davantage désireux de poursuivre la « quête de soi » au cours de leurs années de retraite —, les recompositions conjugales ne seront pas moins marquées par le poids du passé, et donc plus facilement ouvertes à la transformation de soi, même si celle-ci tient davantage d’une évolution que d’un bouleversement de l’identité opéré dans les vertiges de l’amour fou.